26
Le monde était un miroir jaunâtre qui laissait pressentir sept cent soixante-dix-sept années de poisse si j’ouvrais un œil et l’autorisais à plonger dans l’obscurité de ma gueule de bois. J’ouvris un œil et le refermai. Trop tard. J’étais tombé dans le piège. Il était au moins cinq heures du soir, quelqu’un m’avait déshabillé et ma tête allait exploser pour maculer toute la chambre d’idées noires et saloper le travail de Nina qui essayait depuis deux heures de rendre la maison présentable. Ça sentait le propre, le pin ou le citron. “Pin”, me dis-je incertain. La voix cassée d’Armstrong rivalisait avec sa trompette pour voir laquelle des deux se déchirait la première.
J’ouvris les deux yeux. Nina passa devant la porte avec un sac-poubelle où tintaient des bouteilles. Elle portait une de ses tuniques flottantes d’intérieur. Elle était pieds nus, ses jambes brunes en pleine activité, les cheveux en queue de cheval. Elle entra, ramassa ce qui traînait par terre, ouvrit et referma des portes en faisant le plus de bruit possible. Elle était tout près de moi et son regard n’annonçait rien de bon.
— Quelle heure il est ? demandai-je.
— L’heure de se lever, ou tu vas manquer ton tour à la prochaine cuite.
Elle s’assit sur le lit, loin de moi.
— Écoute-moi, mon joli ! Et elle se lança dans une énumération implacable en détachant ses doigts de son poing serré : Que tu ne me fasses pas confiance, d’accord. Que ça te pète de te torcher jour après jour, c’est ton affaire. Que tu préfères gaspiller ton énergie auprès de cette andouille de Lidia, quand on voit ce que tu as devant tes yeux injectés de sang, c’est ton affaire. Mais ne t’attends pas à ce que je sois ta bonne et ton infirmière en permanence !
— Pourquoi m’as-tu déshabillé ?
— Parce que lorsqu’on se vomit dessus, il faut laver ses vêtements, gros cochon. Je t’ai traîné jusqu’à la salle de bains, et tu pèses un sacré poids, mon salaud. Je t’ai déshabillé et je t’ai lavé sans beaucoup de collaboration de ta part. Un monosyllabe par-ci par-là. Je t’ai amené au lit et comme il n’y avait pas de grue disponible, ça m’a coûté un rein de te coucher.
— Tu as gagné un nuage dans le plus beau quartier du ciel. Et ensuite ?
— Rien, dit-elle en mentant. Elle croisa les jambes sur le lit : Bon, et alors ? Tu voudrais peut-être m’accuser de viol ? Au pire tu pourras m’imputer une tentative… Je te trouvais si mignon, endormi comme ça ! Je t’ai d’abord caressé presque naturellement. Tu ronronnais. Tu répondais, mais pas beaucoup, et je t’ai couvert le corps de baisers. Je voulais t’aimer un peu, hors de ta méfiance et de tes putains de questions – elle réprima un sanglot. Et j’avais l’impression que tu reconnaissais mes lèvres…
Elle ramassa un flacon de nettoyant et au moment de quitter la chambre la rage l’emporta et elle me fusilla du regard en mordant ses mots.
— Et tu sais ce qui s’est passé quand tu étais sur le point de jouir, quand tu te tordais dans ton sommeil tout en étant très réveillé dans ma bouche ? Tu t’es mis à gémir : “Vas-y, négrillonne, continue ; continue, Lidia, vas-y”, avec ton putain d’accent argentin ! Voilà ce qui est arrivé, espèce de salopard, voilà !
Deux larmes perlèrent à ses paupières. Elle me jeta son flacon de nettoyant et sortit précipitamment. Elle me rata et le flacon rebondit sur le mur. Je le ramassai. J’avais raison : c’était au pin.
Je rassemblai mes forces pour récupérer un jeans et je l’enfilai sans mettre de caleçon. Le tanga de Nina que j’avais dans l’autre jeans était plié et propre, sur la table de chevet. Je le glissai dans ma poche et quittai la chambre. Elle remplissait une grande cafetière à la cuisine. Ses épaules tremblaient. Elle passa devant moi et se laissa tomber dans les coussins du salon. Je m’assis en face d’elle et elle baissa la tête. Elle était passée de l’orgueil escarpé au chagrin le plus pur. Je lui soulevai le menton.
— Je devais être vraiment bourré pour te confondre avec une autre, parce que tu es unique. Mais en marge de Lidia et de nous deux, il y a le reste, Nina. Et je ne peux plus me contenter de demi-mesures : ou je te fais confiance, ou je cherche tout seul une solution à ce merdier. Tu me demandes de t’aimer et ça me convient. Mais pour ça, j’ai besoin de rester en vie…
— On conclut un marché ? Je te raconte, tu me racontes et tant que cette histoire n’est pas finie, nous serons des camarades sans sexe. Sauf si tu me demandes autre chose… en disant s’il te plaît.
— Il ne faut pas non plus exagérer.
— Si, il faut exagérer, monsieur Sotanovsky. Vous avez repoussé mes attentions, et maintenant, si vous voulez goûter à ce mets – elle souleva sa camisole et ne portait rien en dessous –, il faudra dire s’il te plaît. Et insister.
Je haussai les épaules, comme si je me moquais bien de perdre ce “mets”.
— Je commence. Il est clair que vous blanchissez de l’argent, toutes les deux ; et que la Momie était un de vos distingués clients…
— Un client de Noelia, dit Nina avec le plus grand sérieux. Pendant assez longtemps j’ai ignoré ce qui se passait, parce que j’étais déconnectée pendant six mois. Son petit trafic était bien organisé. Mais j’étais maintenue à l’écart. Quand, il y a trois ans, j’ai découvert comment Noelia utilisait le cabinet, nous avons dissous la société. Mais j’étais mouillée dans l’histoire et elle, qui en était responsable, s’en est sortie indemne… comme toujours.
— Je l’admets, sous réserve. À l’époque, la Momie monta un coup et faucha presque un million d’euros à un établissement financier appelé Financur. Je sais, officiellement, le butin était ridicule. Mais voilà que ce type se laisse pincer sans un coup de feu et avec tout le pognon. Qu’en penses-tu ?
Elle pensa.
— Il y a deux possibilités : ou c’est un con, tout est possible, ou le fric de Financur sentait le roussi… Il y a des groupes financiers qui gèrent l’argent sale de la drogue, les magouilles politiques et je ne sais quoi d’autre. Ça ressemble à des affaires au bord de la ruine, mais elles brassent un tas de pognon qui ne figure sur aucun registre légal…
— C’est ça ! La Momie a entre les mains un butin dangereux et il se laisse arrêter avec la somme officiellement déclarée, après avoir dissimulé l’autre partie du fric, la plus grosse…
— Brrr ! Tu dis “la plus grosse” et je sens quelque chose qui me traverse le corps…
— Tu n’étais pas pour la camaraderie platonique ?
— Avec toi, Latino, avec toi. Mais il y a d’autres hommes, rappelle-toi ?
— Je continue mon hypothèse, ou bien on joue à se bombarder de flèches ? Je crois que la Momie a fait appel à Noelia, qu’il devait déjà connaître, et il lui a confié le fric. Il ne resterait pas longtemps sous les barreaux et comme ces affaires complexes n’étaient pas dans son style, sur qui retomberaient les soupçons ?
— Sur qui ? dit-elle en se penchant pour prendre une cigarette.
Le mouvement laissa à découvert le “mets” pour lequel je devais supplier. Je déglutis et poursuivis :
— Sur le gérant de Financur. C’était lui qui devait conserver cet argent pour des gens qui n’admettraient aucune excuse. Le cambriolage était tellement niais que personne ne croirait qu’il n’avait pas été arrangé. Donc, la Momie met l’argent à l’abri, appelle les flics et se laisse prendre. Les propriétaires de l’argent croient que le gérant veut s’approprier le montant du vol, parce qu’ils arrivent aux conclusions que je viens de t’exposer pendant que tu écartais les jambes, basse provocation pour un homme qui sait respecter les pactes, mais ne les bouge pas, ça ne me dérange pas ; ils s’en prennent au gérant et lui, qui n’a rien à voir dans l’histoire, se fait sauter la cervelle parce qu’il ne voit pas d’autre issue. L’affaire, à la différence de tes jambes, est close pour un temps…
— Et Noelia empoche le pognon…
— Exactement. Pendant que la Momie est hors jeu, elle blanchit les millions, investit, se démène. Mais quand vient l’heure de rendre des comptes, elle change d’avis. Ou elle a fait de mauvais placements et a tout perdu…
— Je ne crois pas, elle ne donne rien sans rien, dit Nina, qui alla chercher quelque chose à la salle de bains. Ça te dérange que j’enlève ça ? Je veux m’épiler. Si ça te gêne, tu peux regarder ailleurs…
Elle se retrouva toute nue, sur le tapis. Je me dis qu’elle était belle, cruelle, sentimentale et moins dure qu’elle le croyait. Mais belle. L’épilateur répandait une odeur de cire aigre.
— Continue. Tu m’aideras, pour la face postérieure des jambes ? Je ne peux atteindre…
Je m’armai de courage et étalai la cire tout en parlant :
— La Momie allait sortir de prison et récupérer son fric. Noelia ne pouvait ou ne voulait honorer ses engagements. Ça fait mal ? Alors, elle a décidé de trouver un…
— Un gogo qui endosserait toutes les fautes, dit-elle sans pitié, toujours à plat ventre, supportant mes gestes maladroits.
— Plus ou moins. Un inconnu qui affronterait la fureur de la Momie pendant que Noelia, cachée, attendrait que les choses se tassent. Et où, maintenant ?
— La face interne des cuisses. Alors, d’après toi, Noelia t’a mis dans la ligne de mire de la Momie, qui pouvait très bien te descendre. Et elle, qu’est-ce qu’elle y gagne ?
— Du temps pour rassembler ce qui manque de l’argent de la Momie, ou pour que ce fric tombe entre les mains des vrais propriétaires de Financur.
— Je me mélange les pinceaux. Aïe, plus doucement ! C’est une zone sensible, tu ne le vois pas ?
— Bien sûr que je le vois. C’est pourtant facile à comprendre : le gérant se suicide, le pognon n’apparaît pas, et les types font leurs comptes. Ils ne savent pas si la Momie est mouillé dans l’histoire. Mais à tout hasard ils le surveillent quand il sort de prison. Peut-être est-il aussi pisté par un flic qui est arrivé aux mêmes conclusions et qui a envie d’empocher le butin. La Momie doit être aux abois, pour embaucher un type dans le genre de Serrano. Et même, je soupçonne que lui aussi a un délai pour retrouver le pognon. Ça y est, je ne sais pas ce que ça va donner, mais au moins tu as gardé ta peau.
Elle s’assit et me regarda avec application :
— Voyons si j’ai pigé : Noelia cherche un bouc émissaire, se cache et attend. Si la Momie tombe, elle peut rappliquer et profiter du fric sans problème…
— En gros, oui. Alors, qu’en penses-tu ?
Elle replia les genoux, y appuya les bras et la tête, réfléchit, la releva et dit, en écartant les jambes :
— Les poils de ma chatte sont trop longs. Si tu m’aides, je les rase aussi…
Ma main tremblait en maniant le rasoir. Elle récapitula :
— Noelia est capable de tout si elle espère des bénéfices. Et je ne suis pas étonnée qu’elle ait monté tout ça pour garder le pognon, eh, attention là, voilà, voilà, tu me chatouilles… Mais pourquoi toi ? Elle ne te connaissait pas !
— Justement. Elle a chargé trois détectives de chercher des Latinos ayant peu de liens ici et j’ai été choisi, à cause de mon air con… Écarte un peu les jambes, voilà… Mais pourquoi imaginer un plan aussi compliqué ? Elle aurait aussi bien pu me draguer, m’attirer ici quelques nuits et s’inventer un voyage urgent. Moi, je restais à l’attendre et quand la Momie rappliquait, je lui ouvrais la porte gentiment…
— Hi, tu me chatouilles ! Ah non, ne renonce pas, sinon je serai obligée de leur faire une frange – elle tortilla des hanches. Peut-être qu’avec toi sur place, ça aurait compliqué ses préparatifs. Ce qui t’emmerde, c’est qu’elle ne se soit pas donné la peine de te baiser avant de filer !
— Je ne sais pas, je ne vois pas pourquoi, après s’être donné cette peine, elle revient rôder autour de moi et courir le risque d’être repérée par la Momie…
Elle partit d’un éclat de rire sonore.
— Tu ne connais pas les femmes. Enlève-moi cette mousse, j’en ai plein la chatte. Tu pourrais peut-être en faire un métier ? Je te trouverai des clientes, si tu me réserves la priorité…
— Si je survis, Nina. Pourquoi Noelia est-elle revenue, puisque tu le sais si bien ?
— Parce que dans ses prévisions, un détail lui a échappé ! Elle pensait qu’après la première visite de la Momie tu retournerais épouvanté dans ton pays. Et si tu ne parvenais pas à t’enfuir, tant pis pour toi… Alors, ça donne quoi ? ça te plaît ?
— Ça vaudrait le coup de l’encadrer. Pourquoi est-elle revenue se jeter dans la gueule du loup ?
— Parce que je risquais de me pointer ! s’exclama-t-elle triomphalement.
— Mais tu ne m’as pas été d’un grand secours pour la retrouver…
— Elle est revenue parce qu’elle était jalouse. Un mec qu’elle ne pourrait pas me piquer ! Et impossible de t’approcher, de te foutre à poil, toujours persuadée que je te pompe jour et nuit…
— Ne vient-on pas de dire que je n’étais pas grand-chose ?
— Tu n’as pas grand-chose à y voir, mon chéri – elle fit une grimace et étudia le résultat de mon travail. Tu es adorable, mais c’est une histoire entre Noelia et moi.
— Encourageant. Je m’en vais, sauf si tu veux aussi que je fasse la manucure. Jambon doit poireauter en bas…
— Il n’est pas là. Il a appelé vers une heure et a laissé ce numéro – elle me tendit un bout de papier –, en me disant que tu étais au courant. Chez sa veuve. Je n’ai rien compris.
— Les veuves sont à la mode, Nina. Le noir te va ?
— Ça dépend. J’ai connu un Sénégalais qui…
— Je sais que la seule chose que tu n’as pas eue entre tes jambes c’est un mec à rayures. Mais je n’ai pas envie de déconner.
— D’accord. Puisque tu ne veux pas de mon aide…
— Je ne l’ai pas eue. Il n’y a que moi qui ai parlé.
— Je n’avais rien à dire, Nicolás. Mais si Noelia est à Madrid, je peux t’aider – elle s’approcha, douce et nue. Je ne sais pas pourquoi, mais je veux que tu restes en vie.
Elle prit sa douche pendant que je fumais, toujours au lit. Elle traversa le salon, ruisselante, et m’adressa un geste de complicité. Elle était belle et je savais que je finirais par céder. Mais je lui savais gré aussi de ce repos forcé. Depuis que Nina était apparue derrière le sac du Corte Inglés, ma vie sexuelle s’était multipliée et je ne savais plus si mes jambes tremblaient de peur ou de faiblesse.
Elle réapparut, habillée, si tant est qu’on ait pu appeler s’habiller sa façon d’enfiler des transparences. Je pensai à Lidia. En cela, elles étaient différentes. Mais Nina, même en soutane de nonne, répandrait toujours une sensualité naturelle. Du côté de Lidia, c’était sans doute plus fort, ça sortait aussi de l’intérieur, mais ça ressemblait à une amère revanche contre tous en général et contre elle en particulier, sous forme de désir homicide.
— Je vais chercher une voiture pour nos déplacements. Je reviens.
Elle souffla un baiser. J’entendis la clé dans la serrure, la porte s’ouvrir, et un silence lui succéder. Puis, très nette, la voix de Nina :
— Putain de merde !
L’écho de ses pas précipités se rapprocha, elle fit irruption dans la chambre et s’écria :
— Noelia est venue ici !
Elle tenait une enveloppe dans la main, comme celles qu’on utilise pour les cartes postales.