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On se quitta à la porte. Elle m’embrassa sur la joue, surveillée par Jambon, mais sa main, qu’il ne pouvait pas voir, glissa entre mes jambes et imprima un mouvement continu que je n’étais pas près d’oublier.
— À bientôt, frérot, murmura-t-elle. Je t’attends au lit.
Elle me proposa de l’argent, mais je refusai. Elle n’insista pas. J’avais eu du mal à la convaincre de la nécessité de nous séparer pendant quelques heures. Elle glanerait de son côté des infos sur Noelia sans que ma présence suscite des questions. Je devais voir Lidia, qui était à une réunion fraternelle de journalistes argentins résidant à Madrid.
J’allais partir en quête d’un taxi quand on m’appela. C’était mon ami Jambon calibre 45. Il avait l’air déçu.
— Vous ne rentrez pas à la maison ?
— Non.
— C’est que… J’ai passé ma journée sur vos traces, avec les mêmes vêtements et… Il rougit : J’ai un rendez-vous.
— Coquin ! Voici ce qu’on va faire : je vous donne l’adresse du restaurant. Je vais y rester deux bonnes heures. Vous pouvez prendre une douche, briser deux ou trois cœurs et me retrouver là-bas.
— Vous êtes gentil. J’aurai de la peine si je dois vous liquider.
— Merci. Ça me rassure.
Je lui demandai l’heure, mais il n’avait pas de montre.
Je hélai un taxi. Quelque part on entendit des cloches, ou je les imaginai. Le taxi fendit l’obscurité déserte d’une rue secondaire et s’engagea dans une avenue que je ne connaissais pas. Un panneau d’information électronique mentait en annonçant la température et mentait aussi en décrétant qu’il était cinq heures du soir. Je jetai un œil sur le tableau de bord par-dessus l’épaule du chauffeur. L’écran de la montre digitale était illisible, aussi bronzé que le poignet du mec, victime du soleil de la vitre gauche. Pas trace de montre. Le type crut comprendre à mes mouvements que j’avais envie de bavarder.
— Lavapiés, vous dites ? Ah, quel sale endroit ! Pédés, junkies, dealers, Arabes, nègres… Il soupira. Du temps de Franco, ça n’existait pas.
— En effet, dis-je pour ne pas polémiquer.
Mais le type était bien décidé à continuer :
— Oui, un sale endroit. Mais vous m’avez dit que vous alliez à un restaurant…
Je lui répétai le nom. Ça ressemblait à la pâle imitation d’une auberge irlandaise, tenue par un Italien et sûrement financée par une banque japonaise.
— Ah oui. Bonne bouffe. C’est ce qu’on raconte. Moi, je ne mange que la cuisine de la bourgeoise, parce que dans les bars ça grouille de cochonneries et on ne sait jamais ce qu’on a dans son assiette.
Le type était intarissable et moi j’essayais de calculer l’heure. J’envisageai d’aller récupérer mes musettes et de filer à l’aéroport, pendant que le Jambon était à son rendez-vous romantique. Mais c’était peut-être un piège : si j’essayais de m’enfuir, ils pouvaient devenir méchants. Je devais absolument savoir l’heure. À un carrefour, un yuppie postmoderne gorgé de ripaille et d’alcool débordait d’amour pour lui-même et pour son iPhone en attendant de traverser la rue. Il leva le coude d’un geste sec et planta sur sa montre son regard d’aigle retranché derrière ses lentilles, gagnant ma haine éternelle. On le laissa sur place, un peu plus pollué, mais au moins il échappait au monologue de mon chauffeur de taxi.
— Excusez-moi, mais vous n’êtes pas d’ici ?
— Non. J’hésitai avant de poursuivre, car je savais ce qui m’attendait : Je suis argentin.
— Ah. J’ai un oncle en Argentine, vous le connaissez peut-être. Il vivait près d’une grosse cascade, elle est sur les cartes postales, merde alors, comment elle s’appelle… ?
— Les chutes d’Iguazú.
Il ne manquait plus que le fameux “quelle catastrophe, un si grand pays, si riche. Comment a-t-il pu tout perdre ?” Etc.
— Quelle catastrophe, l’Argentine, un pays si riche. Comment a-t-il pu tout perdre ? Comment se fait-il qu’il soit presque dans la misère ? Je crois que…
Je me jurai d’acheter une montre si je sortais de ce guêpier. Une jolie montre noire avec un cadran digital, l’heure de dix pays, agenda téléphonique et une alarme qui joue Le Printemps de Vivaldi pour me rappeler qu’on ne m’attendait nulle part.
À un carrefour très éclairé, trois jeunes fouillaient dans une benne à ordures comme s’ils espéraient y dénicher l’avenir. Leur méthode ne différait guère de la mienne. Ils extrayaient des objets de ce container en métal, les examinaient soigneusement, les cataloguaient et les passaient à un gros type qui les empilait dans une fourgonnette mi-carrosse mi-corbillard. Un feu rouge nous arrêta à leur hauteur. Un des gamins plongea dans la benne et on ne vit plus que ses jambes qui gigotaient, enthousiastes ou excitées. Je me rappelai la vidéo expérimentale et je me demandai si les mâchoires en métal gris n’allaient pas l’avaler tout rond. Le gros et les autres gamins retenaient leur souffle. Moi aussi. Même le chauffeur de taxi observa une minute de silence.
Dans le container, le garçon lança ses jambes en l’air, décrivit un demi-cercle dans le vide et retomba sur le sol. Cri de victoire. Il montrait son trophée à bout de bras, à la lueur du réverbère. Un téléviseur portable, avec une décalcomanie du Real Madrid sur le côté, pour cacher les rayures. Le feu passa au vert, tout se remit à bouger et le chauffeur reprit son discours. On en était à l’histoire du bateau argentin chargé de blé et autres souvenirs de l’après-guerre.
— Quand j’étais petit, mon père parlait des bateaux argentins qui arrivaient à Málaga, chargés de patates, des patates noires. Et de blé argentin. À l’époque, tout ce qui arrivait n’était pas très…
Il regardait devant lui, mais à la raideur de son cou et à la lenteur de son véhicule, je savais qu’il se moquait de la chaussée qui nous attendait, il surveillait le passé qui venait à sa rencontre. Une quadragénaire déguisée en adolescente arpentait le carrefour suivant, le sac collé au côté et la solitude cousue à son dos. La coiffure était si naturelle et moderne qu’on aurait dit une perruque volée à une nièce complice. Elle portait une robe aussi courte que son espoir d’être enlevée par un prince Azur ou pour le moins Céleste. Le décolleté montrait un peu ses seins oubliés, et beaucoup son désespoir que personne ne s’en souvienne. J’ordonnai au chauffeur de s’arrêter au moment où il s’en prenait aux bijoux d’Eva Perón et comme elle était belle, “une vraie dame”. Celle-ci me regarda avec moins de peur que d’enthousiasme. Je la détaillai avec galanterie et lui dis de ma voix la plus suave :
— Bonsoir, beauté. Je peux te demander un service ?
Le tutoiement la soulagea. Elle devait en avoir marre d’imaginer des aventures avec des jeunots qui se collaient contre elle dans le métro au hasard de la promiscuité, et qui à la station Sol lui lançaient l’insulte suprême, à savoir : “Vous descendez à la prochaine, madame ?” avant de lui passer délicatement sous le nez, comme si elle était la momie de Néfertiti prête à se décomposer en poussière millénaire. Dans sa réponse, elle s’abstint de mots, mais ses yeux disaient déjà OUI à tout. Je lui demandai donc :
— Tu peux me dire quelle heure il est ?
Elle me le dit.
— Merci. Au revoir.
Le taxi s’éloigna avec la solennité d’un paquebot et elle resta au carrefour, se demandant si elle devait revenir à la réalité des fleurs en pot et des romans solitaires, ou tisser la fable d’une folle nuit d’amour avec un inconnu aux cheveux et à la barbe en bataille. Une histoire à raconter le lundi suivant au bureau. J’ignore ce qu’elle choisit. On s’engagea dans des rues étroites et baignées d’ombre. Le chauffeur de taxi revint à la charge. Mais je ne l’écoutais plus, adieu la politesse.
Minuit vingt, avait dit la femme.
Mon premier jour de sursis avait pris le large.