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Franklin Adamov ! avait-il articulé près du micro de l’interphone.

La porte en verre fumé s’était immédiatement ouverte pour leur livrer passage.

Franklin se souviendrait le restant de ses jours de la tête ébahie de Tara, lorsqu’elle l’avait aperçu dans le couloir, suivi par une troupe hautement cosmopolite qu’elle ne reconnut pas tout de suite. Son visage était ensuite passé du masque de l’étonnement à celui, plus cramoisi, de la stupéfaction, lorsque quelque chose de petit et de rougeaud avait bougé dans les bras de l’ethnologue, de façon indépendante.

Puis la porte grande ouverte de son appartement avait avalé la troupe entière, sans qu’il y eut un seul mot échangé.

Une drôle de compagnie pour une drôle de rencontre, dont le chat – qui avait eu l’instinct de monter avec la troupe – matérialisait l’esprit en arrondissant le bout de sa queue en point d’interrogation.

Ils s’étaient tous installés sur une grande terrasse pour discuter, à l’exception d’Acil, qui fouillait la cuisine de fond en comble en quête d’une nourriture ingérable par la petite.

Tara avait écouté. Au début, elle s’était risquée à certaines questions, mais l’ampleur de l’histoire était telle qu’elle y avait bien vite renoncé.

Si l’enquête qu’elle menait depuis des mois sur la disparition de Franklin, sa découverte au Brésil et les réseaux de la Fondation Prométhée lui avaient donné un avant-goût de mystère, la relation qu’elle entendit au cours de la nuit dépassa de très loin tout ce qu’elle avait pu imaginer.

Franklin lui raconta par le menu ce qu’il connaissait de cette affaire, pour l’avoir vécue de l’intérieur. Puis ce fut au tour des autres, le Rimpoché, Acil, le père Mac Conkey et, pour finir, Kinuyo, de raconter leur fragment d’histoire.

La tête lui en tourna. La somme de ces narrations constituait un tout irréel et pourtant tellement cohérent. Tara avait du mal à l’accepter. Elle commença par admettre, puis se laissa séduire.

— Toutes les preuves sont là-dedans, avait indiqué Franklin en montrant la mallette métallique. Il n’y a plus qu’à la faire parler !

— Sur ce point, j’ai ma petite idée. Mais nous verrons ça plus tard, avait conclu la journaliste.

Au petit matin, Tara prépara un copieux petit déjeuner puis, une fois disparue l’excitation de la veille, chacun s’installa pour dormir un peu. Les hommes, majoritaires en nombre, se firent de la place dans le salon tandis que Tara, Kinuyo et Machiko se partageaient la chambre. Un petit coffre en bois, qui servait à ranger le linge de maison, fut vidé et transformé en berceau pour le bébé.

— Alors comme ça, tu serais le lien des mondes ! murmura Tara, penchée au-dessus de l’enfant endormie. Il n’empêche que pour le moment, tu n’es qu’un petit bout de chou ! Qui a besoin d’une maman, pas de grands discours…

 

— Je vous présente Steven Prinsley, déclara Tara à ses hôtes. Nous avons travaillé ensemble sur Malhorne. Vous pouvez lui faire confiance.

Steven poussait devant lui un chariot sur roulettes qui cliquetait plus fort qu’un millier de criquets en été.

— Quelqu’un m’aide ? demanda-t-il à l’assemblée. J’ai encore plein de matériel à décharger…

Acil et Stuart disparurent dans le sillage de Steven et revinrent bientôt, les bras chargés d’ordinateurs, de périphériques et de pièces détachées.

Tara bouleversa son mobilier pour que Steven puisse s’installer convenablement, puis elle s’en alla, en compagnie de Stuart, retrouver son rédacteur en chef.

Marcussen écouta Tara sans broncher. Les muscles de son visage affichaient tour à tour l’étonnement ou le doute, et parfois même un air entendu, comme si ce vieux routard de l’information retrouvait dans cette histoire des terrains connus.

Un silence pesant remplaça la longue narration de Tara. Marcussen garda longtemps les yeux rivés sur les photographies qui égayaient son bureau.

— Vous ne pouvez pas garder tout ce monde chez vous, mon petit ! lâcha-t-il enfin. Vous êtes une connexion possible. Tôt ou tard, ils se pointeront chez vous. Vous pouvez en être certaine. Je suis même étonné que ça ne soit pas déjà le cas. Plus tôt vous quitterez votre domicile, mieux ce sera !

— Auriez-vous glané des renseignements ?… hasarda Tara.

— Une rumeur ! Ça bouge dans tous les coins. Le FBI est à la recherche d’un certain Adamov. Le motif invoqué est le vol de matériel hautement sensible, lié à notre défense nationale. La routine, en quelque sorte… On se croirait revenu en pleine guerre froide !

— De quel côté pouvons-nous nous tourner ? demanda Stuart. Cacher dix personnes n’est pas si facile. Inutile de nous tourner vers mon « entreprise », c’est trop risqué.

— On peut toujours compter sur la famille ! lâcha Marcussen d’un air mystérieux.

— C’est-à-dire ?…

— Mon ex-femme. Elle possède une propriété dans le Maine. Je ne crois pas qu’elle me refusera ce service.

— Bien ! On s’organise comment ?

— Le temps de la joindre et de la persuader. Disons dans deux heures ! Soyez prêts à partir en début d’après-midi.

— Merci…, commença Tara.

— Taisez-vous ! gronda Marcussen. Vous avez fait du bon boulot !

— Il m’est un peu tombé dessus sans prévenir…, s’expliqua-t-elle.

— Allons bon ! Vous n’allez pas rater le Pulitzer par excès de modestie ! C’est bon pour le tirage, le Pulitzer !

— Dans ce cas, si c’est pour le tirage…

— Une dernière chose ! précisa Marcussen. Coupez vos téléphones portables. Il n’y a pas mieux pour pister quelqu’un. Oubliez-les, même. Ces saletés nous pourrissent l’existence.

 

Le soir même, Marcussen les déposait dans le Maine, au cœur d’une vallée verdoyante battue par des vents d’ouest. Au milieu de la vallée, une mince rivière parvenait à entraîner les pales d’un vieux moulin, la propriété à proprement parler.

— C’est absolument charmant ! s’extasia Tara en sortant de la camionnette de livraison, aux couleurs de l’Independent.

— Un regret de mon défunt mariage. Sans doute le seul ! commenta Marcussen. Vous avez de la chance, Margret ne pourra pas vous rendre visite…

La maison, si un tel déploiement de pièces en enfilade pouvait encore recevoir ce nom, aurait pu héberger un séminaire de deux cents personnes. Le bâtiment, construit le long de la rivière, se présentait sous la forme d’un carré, égayé en son centre d’un jardin d’agrément. De sa fonction de moulin, il ne restait plus que la roue, qui tournait en pure perte. Le mécanisme n’existait plus, pas plus que les greniers à grain.

Marcussen leur proposa de s’installer où bon leur semblait et jeta pour sa part son sac dans une chambre aux proportions de salle des pas perdus.

— Elle a toujours détesté que je prenne celle-ci, confia-t-il en allumant un petit cigare. C’était la chambre de son premier mari. Pauvre homme !

— J’ignorais que vous aviez été marié, le taquina Tara.

— Que voulez-vous ! Personne n’est parfait…

Ils prirent tous une chambre dans la même aile de la demeure.

Steven redéploya son matériel dans le grand salon, où l’essentiel de la vie communautaire se déroulait.

Le bébé dormait beaucoup. En cela, il ressemblait à n’importe quel autre nouveau-né. Par contre, son acuité visuelle avait de quoi surprendre. Lors de ses courtes périodes de veille, il regardait les adultes parler entre eux, fixant son regard sur celui ou celle qui prenait la parole, et paraissait écouter. De temps à autre, le Rimpoché avait pour l’enfant des regards complices, qui semblaient partagés. Personne n’osa le questionner sur ce qui se tramait entre eux.

Le lendemain après-midi, un dimanche, Steven termina la réparation des câbles du bloc mémoire.

— Voilà ! On va pouvoir vérifier si tout fonctionne correctement ! lança-t-il à la cantonade.

Axel Marcussen fut le premier à se ruer vers Steven. Il attendait beaucoup des images volées par Franklin.

— Mais c’est un fichier énorme ! s’exclama Steven. Franklin ? Voyez-vous quelque chose de précis à nous montrer ? Une période particulière, n’importe quoi. On ne va pas regarder mille huit cents heures d’archives, ça prendrait des semaines !

— Calez-vous sur le mois de novembre de l’année dernière ! Il s’est passé quelque chose de très particulier qui vous intéressera certainement.

Steven s’exécuta.

— Voilà ! On y est. Vous pouvez passer en lecture, précisa Franklin.

Il leur fit un bref exposé de ce qu’ils allaient voir. La séance d’audition habituelle avec Malhorne, le dérapage de Spencer et ce qui s’en était suivi. Cette hallucination collective où chaque personne présente avait cru vivre une phobie intime.

Ils regardèrent le déroulement de la scène en silence, comme on apprécie un film. Franklin détesta revivre ces images pénibles mais se garda d’en parler.

— Qu’aviez-vous l’impression qu’il se passait ? lui demanda Marcussen. Vous étiez curieux, debout sur la pointe des pieds pendant que ça canardait dans tous les sens…

— Je me noyais…, répondit sobrement Franklin.

 

Ils dînèrent dans la cour intérieure. La protection qu’elle offrait contre le vent rendait plus agréable l’air encore frais de ce début de mai. Marcussen et Steven, avides d’images, mangèrent en vitesse et retournèrent devant les écrans d’ordinateurs.

À la fin du repas, Franklin se décida à aborder le seul sujet que tout le monde évitait soigneusement.

— Nous devons discuter de la suite, dit-il en fixant le lama plus particulièrement. Je ne pense pas que cette décision dépende de moi seul…

— Que vous dicte votre cœur ? lui répondit le Rimpoché, en lui renvoyant un regard bienveillant.

Franklin ne s’attendait pas à cette réponse. Il réfléchit un court instant.

— J’ai commencé à mettre au jour l’existence de Malhorne, je suppose que je dois poursuivre moi-même…

— Et avez-vous une idée de cette suite ? le relança le vieux moine.

— Retourner en Amazonie, je crois. C’est là que la première pierre a été découverte… Et puis, ils l’attendent. Je veux dire, Arinaou et les siens. C’est probablement la seule population humaine qui le protégera. Contre vents et marées.

Tara revint du salon portant le bébé.

— Le quatrième biberon de la journée ! lança-t-elle joyeusement. À qui le tour ?

— Attendez un instant, intervint le Rimpoché. Asseyez-vous à côté de Franklin. Il a quelque chose à dire à l’enfant.

Franklin eut un air terriblement gêné. Il ne savait si le moine se moquait de lui ou non.

— Je… je propose de te ramener auprès d’Arinaou… au pays de Maoré…, bégaya-t-il, le visage cramoisi.

La petite fille, qui n’avait jusqu’alors pas reçu d’autre nom que celui de « Bout de chou », esquissa un sourire, puis elle se mit à rire franchement, en cascade chevrotante.

— Tout le monde a l’air d’être de votre avis ! commenta le père Mac Conkey. C’est bon signe, vous ne pensez pas ?

La question fut ainsi réglée. Franklin et « Bout de chou » quitteraient le territoire américain pour celui, plus hospitalier malgré les apparences, de l’Amazonie sylvestre.

Le bébé dévora son quatrième biberon de la journée, pendant que les adultes discutaient de la meilleure façon de quitter les États-Unis discrètement.

Les idées les plus folles furent lancées. Des idées directement issues de films d’espionnage, difficilement réalisables dans la réalité. La proposition qu’ils retinrent, pour loufoque qu’elle soit, fut avancée par Kinuyo.

— Vous pourriez partir par container, dit-elle timidement. Personne n’ira fouiller un container de marchandises.

Ses compagnons la regardèrent comme une illuminée, mais elle s’expliqua, avant que l’un d’entre eux n’exprime ce que leurs visages trahissaient.

— Ma famille possède de nombreuses entreprises dans ce pays. Dont une compagnie de fret maritime. Dans ces conditions, il n’y a rien de plus facile que de faire aménager spécialement un container pour recevoir deux personnes pendant une assez longue période. Il pourrait venir jusqu’ici par camion, et repartir chargé de la même façon jusqu’à son port d’embarquement.

— Ça risque d’être long ! répliqua Franklin.

— Pas plus d’une semaine, je pense, répondit Kinuyo, tout sourire. Nous sommes un peuple travailleur ! C’est bien connu.

 

Kinuyo et Machiko quittèrent le Maine le lendemain matin. Elles avaient estimé être plus utiles à la supervision des travaux d’aménagement du container qu’à attendre dans l’ancien moulin.

Il restait aux autres une charge de travail suffisante pour les occuper tous. La décision avait été prise de télécharger les mille huit cents heures d’archives de la Fondation vers des sites internet capables de les stocker. L’idée était partie de Marcussen, qui connaissait plus que tout autre le pouvoir planétaire de ce média. Steven, le père Mac Conkey et le rédacteur en chef de l’Independent se chargèrent de dresser la liste de leurs futurs correspondants.

De leur côté, Tara et Franklin passèrent de longues heures sur la rédaction d’un texte de présentation des archives. Même si ces images pouvaient parler d’elles-mêmes, il fallait impérativement les différencier d’une fiction. On voyait de telles choses sur internet !… Mieux valait être prudent, l’occasion ne se présenterait pas deux fois.

Le Rimpoché, ses deux aides et Acil occupèrent leur temps à veiller sur le bébé, à profiter du lieu et, lorsque le besoin se faisait sentir, à aider les uns ou les autres.

Neuf jours après le départ des deux Japonaises, un semi-remorque descendit l’allée qui menait au moulin. Du camion, qui s’arrêta sur le gravier de la terrasse principale, descendit un homme d’origine asiatique.

L’homme les salua en silence, puis fit le tour de son camion. Il ouvrit les portes du container, où apparurent, radieuses, Kinuyo et Machiko.

— On a voulu le tester, dirent-elles en chœur. Deux jours, ce n’est pas très long, mais ça permet quand même de se rendre compte.

Le container mesurait dix mètres sur quatre et avait été aménagé comme un mobil-home. Tout le confort possible s’y trouvait, à l’exception d’ouvertures sur l’extérieur. Vu du dehors, il ressemblait à un banal container. Le symbole « déchets toxiques » avait été peint sur les parois.

— Vous disposez de deux mille litres d’eau, décrivit Kinuyo. Ça fait plus de trente litres par jour, si le « séjour » durait deux mois ! Bien sûr, pas de bain et douches rationnées. Les toilettes, c’est… stocké. Il y a plusieurs prises d’air pour parer à tout dysfonctionnement. Et, en cas de danger, on a fait aménager une trappe de sortie sur le côté ! Question nourriture, il y a de tout, et à profusion ! Ce n’est pas Versailles, mais qu’auriez-vous fait de Versailles ?

— J’ai toujours détesté le camping ! plaisanta Franklin. Ça tombe bien !

 

Le lendemain matin, leurs maigres bagages étaient alignés dans la cour. Franklin faisait durer les adieux. Il rechignait à quitter la lumière du jour pour une période qui risquait d’être longue.

— Occupe-toi bien de la petite, Franklin, lui glissa Tara à l’oreille. Tu es papa, maintenant !

— Oui ! Et sans les emmerdements qu’un tel statut comporte en général…

— Ce qui signifie ?

— Tu as vu une femme quelque part dans cette charmante caravane ? répondit-il, un sourire en coin

Marcussen l’attrapa par l’épaule, avant que Tara n’ait eu le temps de répondre.

— Adieu Franklin ! Je reste ici. Le journal a besoin de moi, et moi de lui. Et puis, je pourrai être utile à votre aventure, si je reste ici ! Je ne suis pas très doué dans la jungle !

— J’espère à un jour prochain, Axel ! Je ne pourrais jamais vous remercier assez pour l’aide que vous nous avez apportée…

— Eh ! Un Pulitzer ! Ça demande bien quelques efforts ! le coupa Marcussen en le poussant dans le container.

Franklin regarda ses compagnons du haut de sa position. Le bébé dormait dans ses bras, en toute confiance. Il poussa un long soupir.

— Vous êtes certains qu’il n’y avait vraiment pas d’autre solution ? gémit-il à moitié.

— Rendez-vous dans le port de Guayaquil ! Tu verras bien là-bas, après quarante-cinq jours de solitude, si tu ne t’émerveilleras pas de la simple présence d’une femme !

La porte double se referma en grinçant. Franklin constata qu’un rai de lumière filtrait encore à leur point de jonction et se dit qu’il pourrait au moins, grâce à cette infime ouverture, différencier le jour de la nuit. Mais le conducteur du camion actionna des leviers de pression, et toute lumière disparut.