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Tara arrêta sa voiture sur le bas-côté de la route nationale, bien avant le croisement du chemin semi-carrossable qui menait à la Fondation Prométhée. Du coffre arrière, elle sortit un sac à dos, une paire de jumelles et une carte d’état-major de la région, qu’elle étala sur le capot.
— Voyons voir ! Où es-tu mon mignon ? dit-elle à voix haute, un doigt pointé sur la carte.
Quinze jours plus tôt, elle avait fait livrer un paquet à l’intention de Franklin Adamov. Le reçu, signé de la main de l’ethnologue, l’avait assurée de sa présence.
Tara n’avait pas voulu se prêter au jeu proposé par Marcussen. Se présenter au poste de sécurité de la Fondation en tenue légère, pour charmer les gardiens, lui semblait être la plus stupide des attitudes. C’était bien là l’idée que son patron se faisait des femmes. Et par conséquent des hommes. Un monde peuplé de stupides mal dégrossis qui ne fonctionnaient qu’à coup d’hormones. Charmant !
— Je te tiens ! continua-t-elle.
Elle entoura sa position d’un trait de marqueur puis suivit du doigt le sentier de randonnée qui serpentait dans la montagne. À la façon dont les courbes de niveau se serraient les unes contre les autres, Tara ne douta pas qu’elle allait en baver. Elle serra les lacets de ses rangers, condamna les portes de sa voiture et partit en sifflotant un air léger sur le sentier forestier.
Trois heures plus tard, trempée de sueur, Tara s’arrêta enfin. Le sentier longeait un promontoire qui dominait la vallée, puis repartait en pente raide vers le sommet. À une centaine de mètres en contrebas, la Fondation étalait ses bâtiments. Tara s’accorda quelques minutes de répit, puis ajusta ses jumelles. Ces petites merveilles d’électronique lui avaient coûté un bon prix, mais elle ne regrettait pas cet achat, même si Marcussen refuserait de les lui rembourser au titre de frais professionnels.
Le grossissement par cent était idéal.
Les yeux rivés sur les lentilles, Tara détailla les abords de la Fondation. Elle constata rapidement que toute tentative d’incursion par les côtés, ou l’arrière, était compromise par une double rangée de grillage. Sans point de repère, il était difficile d’en estimer la hauteur, mais elle jaugea la taille de la clôture entre quatre et cinq mètres. Il faudrait trouver autre chose.
Des caméras surveillaient le périmètre, sous tous les angles. Impossible de s’y introduire sans être immédiatement repérée.
En venant, Tara n’avait pas d’idée précise sur ce qu’elle pouvait chercher. Encore moins trouver, mais ses échecs répétés lui soufflaient de tenter quelque chose, ne serait-ce que de jouer au voyeur.
Elle suivit des yeux une voiture, du poste d’entrée jusqu’au bâtiment le plus moderne du site. Un personnage râblé en descendit, chargé d’un paquet anonyme. Il pénétra dans le bâtiment. Les portes battantes lui renvoyèrent un vague reflet de l’intérieur, trop fugace pour qu’elle détaille vraiment.
Une minute à peine après être entré, le type ressortit, suivit par un deuxième, plus grand et plus fin.
— Franklin Adamov ! siffla Tara. Vous êtes donc bien toujours des nôtres…
Les deux hommes montèrent dans la voiture et se dirigèrent vers l’extrémité ouest de la Fondation. Tara les perdit de vue plusieurs fois, au gré des bâtiments devant lesquels le véhicule circulait, mais elle finit par les rattraper, à la lisière du grillage d’enceinte. La voiture stoppa à nouveau, devant ce que Tara estima être un drôle de dôme en béton, dans lequel les deux hommes disparurent.
Il n’y eut ensuite plus aucun mouvement.
Tara se fatigua en vain les yeux pendant un temps, puis décida de rentrer. C’est en se levant pour repartir qu’elle aperçut un mince filet de fumée qui s’élevait au-dessus des arbres, à un jet de pierre de la Fondation. Elle décida que cela valait la peine d’aller se rendre compte sur place et quitta le promontoire.
Ils se font un petit Woodstock ou quoi ? pensa Tara en découvrant de loin la clairière.
Cachée derrière un tronc d’arbre rugueux, elle observait d’étranges résidents, sans parvenir à comprendre leur manège. Cinq d’entre eux étaient assis sur le sol, jonché des feuilles du précédent automne, dans une position qui évoquait le lotus des bouddhistes. Un sixième se recueillait à part et un septième, plus pragmatique, alimentait le feu de camp.
En y regardant de plus près, Tara se rendit compte que trois des cinq personnes assises portaient des robes safran de moine bouddhiste, et que l’homme isolé devait être un prêtre.
— Des moines, un prêtre, deux nanas et un Black en boubou, balbutia-t-elle en sourdine. On nage en plein délire…
Tara resta immobile derrière l’arbre pendant de longues minutes. Il ne se passait rien. Seul l’homme noir s’affairait un peu, et ce qu’il faisait n’avait rien d’excitant. Il disparut bientôt de son champ de vision.
Corvée de bois, supposa-t-elle.
Bientôt, des fourmillements montèrent le long de ses jambes. D’abord légers, ils devinrent rapidement insupportables. Elle tenta de changer sa position mais l’épais tapis de feuilles sèches sur lequel elle se trouvait l’en dissuada.
— Je peux savoir ce que vous observez ? lui demanda la grosse voix d’un homme qu’elle n’avait pas vu venir.
Surprise dans cette posture, Tara se sentit plus ridicule qu’effrayée.
— Vous n’êtes pas du coin ? répondit-elle, à court d’idées plus pertinentes.
— Vous non plus ! rétorqua l’homme aussitôt. On n’a pas idée de s’asperger d’une telle dose de parfum pour se balader en forêt.
Tara se releva et sautilla sur place. La sensation de fourmillements dépassait son seuil de tolérance.
— Je me baladais, effectivement, reprit-elle enfin. Et vous m’avez semblé, comment dire ça… curieux.
Elle jeta un regard vers le groupe assis pour indiquer le sujet de son étonnement.
— Vous n’avez jamais vu quelqu’un prier, mademoiselle ?…
— Tara ! souffla-t-elle.
— Mademoiselle Tara, cette forêt est un bon endroit pour se recueillir.
— Vous ne priez pas vous-même ?
— Je n’en ressens pas le besoin. Pas de cette façon, en tout cas. La prière ne nécessite pas une position particulière.
— Mais pourquoi ici ? Si vous me permettez de vous poser cette question.
— Bien entendu ! Nous nous sommes retrouvés dans ce lieu car il dégage la meilleure vibration.
Tara pensa qu’elle avait affaire à une bande d’allumés de premier choix et commençait à regretter son détour.
Opération de repli immédiat ! pensa-t-elle.
Mais la curiosité l’emporta.
— De quel ordre, ces vibrations ? ne put-elle s’empêcher de demander.
— Malhorne, mademoiselle. Malhorne ! répondit l’homme sur un ton grave.
Puis il tourna les talons et ne s’occupa plus d’elle.
Tara ne parvint pas à partir immédiatement. Le spectacle de ces six personnes en prière était fascinant. Elle essaya de tourner la réponse de cet homme dans tous les sens possibles mais, quelle que soit l’option choisie, cela n’avait aucun sens. Bien sûr, elle se souvenait de ce nom gravé sur la statue qu’Adamov avait rapportée d’Amazonie. Et alors ? Quel rapport y avait-il entre ces prieurs, la statue, Adamov et la Fondation Prométhée ?
Comme la lumière faiblissait, elle prit le chemin du retour.
En redescendant le raidillon qui menait à sa voiture, Tara décida qu’elle ne pouvait passer sous silence ce qu’elle venait de découvrir.
— Je vais pondre un article qui sera aussi énigmatique pour les lecteurs que ces gens-là le sont pour moi, décida-t-elle en montant dans sa voiture.
Elle délaça ses rangers pour masser ses orteils, meurtris par le cuir trop rigide. Puis elle démarra en trombe et disparut sur la route nationale.