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« Il n’y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin. »
PROVERBE TIBÉTAIN

 

— Avant de poursuivre votre audition, entama Denis Craig, nous voulons revenir sur le tragique épisode qui a coûté la vie à trois d’entre nous.

— Quatre ! intervint Spencer. Il y avait aussi une vie en devenir. Ne l’oubliez pas.

— Nous voulons savoir comment vous vous y êtes pris, poursuivit Craig.

— Une démonstration vous intéresse ? répondit Malhorne. À votre place, je ne m’y risquerais pas de sitôt.

Craig indiqua à Malhorne une paroi de son appartement. Juste à côté du nouvel écran plasma se trouvait une grille de ventilation.

— Pour contrer un autre tour de votre part, j’ai fait percer ce conduit d’aération. Je ne garantis pas que vous aimerez le rafraîchissement.

— Me tuer ?

— Non, comme vous y allez ! Je tiens beaucoup trop à vous pour me permettre de vous perdre. C’est seulement un gaz soporifique. Mais je vous avertis que les effets secondaires ne sont pas très ragoûtants. C’est à vous de décider si nous en arriverons là. Je crains aussi que votre matou n’y survive pas, si j’en crois les recommandations de Spencer en matière de dosage. Spencer, Michael et moi-même possédons une télécommande. Ce serait bien le diable si aucun d’entre nous ne parvenait à la déclencher.

— Je vois, apprécia Malhorne. Œil pour œil, n’est-ce pas ?

— Au moins connaissons-nous tous les principes de la loi du talion. Plus de surprise. Ni d’un côté ni de l’autre. Ceci clarifié, nous exposerez-vous votre méthode en matière de… comment dire ? Le terme de capacité extra-sensorielle, ou paranormale, vous convient-il ?

— Vous avez été capables de recevoir les messages que j’envoyais. Je ne vois rien de paranormal là-dedans. Ou alors pouvons-nous tous être suspectés de posséder de telles capacités. Ce n’est qu’une affaire d’entraînement, de persuasion et de temps. C’est peut-être sur ce dernier point que le problème se pose. J’ai eu plus d’une existence pour m’exercer. Ce qui n’est pas votre cas.

— Comment faites-vous ?

— Je vais reprendre mon histoire au point où je m’étais arrêté. Le Pacifique, si je me souviens correctement. J’y arrivais de toute façon. Je pourrai vous expliquer dans les détails cette « méthode » dont vous parlez.

— Comme vous voudrez, accepta Craig. Si ça peut nous aider à comprendre, je n’y vois pas d’objection.

Les lumières du bunker faiblirent. Connaissant la longueur des narrations de Malhorne, chacun s’installa le plus confortablement possible dans son fauteuil.

Malhorne prit une profonde inspiration et entama son histoire.

 

— L’homme dont Maïko, mon père, m’avait parlé, se trouvait devant moi, agenouillé dans la pénombre. Il gardait les yeux fixés sur la statue d’une Vierge grossièrement sculptée. Les traits épais de son idole ne semblaient pas le gêner. En comparaison avec les bouddhas immenses qui parsemaient l’île, son dieu faisait figure de primate. Je savais que ce prêtre n’en avait cure, il ne se prosternait pas au pied d’une pierre mais devant ce qu’elle représentait.

Je me tins silencieux dans un coin sombre, le temps qu’il finisse ses dévotions.

— Jansan ! dis-je doucement, alors qu’il se signait.

Le père Jean se retourna vers moi. Son visage était baigné d’une douce lumière ocre que filtrait l’unique vitrail de la chapelle.

Il parut surpris de me voir. Voilà trente ans que le père Jean s’était fait soldat du Christ en terre japonaise. Trente ans qu’il déployait des efforts considérables pour nous amener vers l’Église romaine. Et toutes ces années pour si peu de résultats. La chapelle du malheureux père Jean restait tristement vide. Bien souvent, il célébrait l’office dominical pour les chiens errants et les oiseaux qui nichaient au creux des poutres de la toiture.

— Je vous souhaite le bonjour, Jansan, répétai-je.

— Bonjour, mon garçon, répondit le père Jean dans un japonais très approximatif. Quel bon vent t’amène ?

— Le vent de la curiosité, Jansan.

Il m’invita à poursuivre ma visite, qu’il accompagna d’explications surréalistes sur l’ornementation de la chapelle. Son manque de maîtrise de l’idiome local lui faisait commettre de telles erreurs qu’il frisait souvent le non-sens. À l’entendre mâchouiller le nippon, son dieu était maître de la pluie, la Vierge et l’Enfant des extraterrestres et le Saint-Esprit un feu follet. Il n’était pas très étonnant que son église restât vide si chacune de ses démarches prosélytes se soldait par un tel ramassis d’élucubrations.

Un tour de la pièce unique qui constituait la chapelle me permit d’apercevoir ce que j’étais venu quérir. En bon ouvrier, le père Jean avait daté la pose de la première pierre sur le dallage du semblant de nef.

1641, pouvait lire le premier venu. À condition, bien sûr, qu’il maîtrisât les chiffres arabes.

Le maigre mobilier se composait d’une demi-douzaine de bancs presque neufs, d’un lutrin simplement ouvragé, de l’indispensable autel surmonté d’un Christ en croix et de la petite niche où se tenait la Vierge. C’était une humble chapelle, pour une minuscule paroisse.

Le tour du domaine achevé, le père Jean m’entreprit de façon éhontée sur les bienfaits du christianisme.

— Je ne peux pas croire qu’un tel homme ait désiré mon bonheur, lui dis-je bientôt pour éviter une nouvelle mélopée.

— Pourquoi donc ? s’insurgea le père Jean.

Je lui indiquai le Christ au-dessus de l’autel.

— Il n’a pas les yeux de mon peuple !

— Si notre Seigneur ne t’intéresse pas, que veux-tu ?

— Je suis venu vous souhaiter une heureuse nouvelle année, Jansan !

Touché par cette intention, le père Jean afficha un large sourire. Puis sa figure se figea.

— Mais… Comment peux-tu le savoir ? bafouilla-t-il.

— Comment ? Mais le plus simplement du monde. J’ai vu en passant ce que vous avez accroché sur la porte !

Le père Jean paraissait dépassé par les événements.

— Que… Quoi… Qu’y a-t-il sur la porte ?

Trois pas me menèrent jusqu’au portail, que j’ouvris en grand.

— Au gui l’an neuf, mon père. Au gui l’an neuf ! lui dis-je dans le plus pur français, quoiqu’un peu nasillard.

Le père Jean n’avait pas entendu la moindre parole en français depuis son arrivée dans l’île vingt ans plus tôt. Entendre sa langue par ma bouche lui fut un choc. Il manqua tomber et se retint de justesse au lutrin.

— Admettez que c’est un bien drôle de gui tout de même ! lui assenai-je en riant.

Lui expliquer qui j’étais ne fut pas une mince affaire. Le pauvre chapelain se refusait à croire ce qu’il considérait comme un prodige et un ramassis d’âneries en même temps. S’ils avaient été plusieurs à m’écouter, je pense que je l’aurais payé de ma liberté. Mais voilà, le père Jean se trouvait seul en terre étrangère. Son libre arbitre était galvanisé par l’absence d’une confrérie fortement dogmatisée.

Plusieurs séances me furent nécessaires pour le convaincre, mais, à la fin, il consentit à m’écouter sans pousser de hauts cris ni feindre de pathétiques évanouissements.

Si je sentais le soufre, seul le volcan éteint qui couronnait Ko Jima pouvait en être responsable. Ni Lucifer ni Bouddha ne trempaient dans cette affaire. Mais je pense que, malgré tout, sa foi en fut fortement ébranlée. Non sa foi en Dieu, mais sa croyance dans le dogme papal.

Je lui racontai l’histoire de mes vies depuis Malhorne le premier, exactement comme je le fais aujourd’hui devant vous. S’il nia en bloc au début, ma maîtrise de la langue française – dans laquelle nous nous entretînmes dès lors – le dérouta suffisamment pour qu’il me prête attention. De sceptique il devint crédule, puis enthousiaste. N’était-ce pas là une preuve époustouflante de la puissance de son dieu, qui avait été le mien un temps.

— Arrêtez de tout rapporter à la religion ! lui dis-je un soir, éreinté par tant d’égocentrisme culturel. Ma quête n’est plus religieuse ! Elle est certes spirituelle et mystique, mais je ne recherche pas un dieu.

— Mais enfin, Malhorne ! Que serions-nous sans la volonté divine ?

— Des hommes, mon père ! Simplement des hommes.

Il se renfrogna, me traita de blasphémateur, mais finit par se taire.

Puis il poursuivit, animé d’une volonté plus positive.

— Admettons, mon fils, admettons ! Votre histoire me trouble grandement, mais il me faut être plus intelligent que borné pour admettre votre discours. Et ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Poursuivez, je ne vous interromprai plus. Vous me disiez avoir quitté cette terre d’Amérique en pirogue et vous être aventuré seul sur le Pacifique. Comment diable avez-vous réussi à rejoindre cette côte ?

— Je ne pourrai pas en faire un récit très détaillé. La qualité de mes souvenirs dépend en partie de mon éveil, et il semblerait d’après mes expériences passées que je ne recouvre la mémoire qu’après mon premier acte charnel. J’ignore pourquoi, mais c’est ainsi !

— Donner la vie, c’est perdre un peu la sienne, n’est-ce pas ? Peut-être y a-t-il là quelque sens profond caché dans le maillage du réel.

— Effectivement, mais comment le comprendre ? Depuis le début, je ne peux émettre que des hypothèses. Pas la moindre trace d’indice ! Rien. Je ne sais ni pourquoi, ni comment, ni à cause de quoi ou de qui !

— Sur ce dernier point, j’ai bien ma petite idée…, tenta le père Jean.

— Non ! assenai-je immédiatement, peu désireux qu’il attribue un miracle supplémentaire à son Église. Dans son infinie bonté, Il m’aurait donné au moins une clef pour comprendre !

— Peut-être ne la voyez-vous simplement pas…, hasarda encore le père Jean.

Mon regard lassé le stoppa plus sûrement qu’une flopée d’injures.

— Hum ! Poursuivez, je vous prie…

— Bien. Au départ, j’ai ramé quelque temps pour échapper au mouvement des marées. Puis j’ai tendu mon unique voile au vent arrière. Je n’avais de toutes façons plus assez de forces pour continuer ce travail de galérien. Mes mains saignaient et le sel dévorait les chairs à vif. Plus que le vent, il me semble qu’un vaste courant marin m’a emporté vers l’ouest. L’ouest d’abord, le sud-ouest ensuite. De ce voyage, je ne garde pas grand souvenir car le délire me prit bientôt toute raison. Des jours, des nuits, des aubes si longues et si blafardes se sont succédé et dont j’ai perdu le compte. J’ai dû mourir d’épuisement, si un vieillard de plus de quatre-vingts ans peut mourir d’autre chose. Quelque part au milieu de cet océan sans nom. Et je n’ai repris conscience de moi-même qu’ici, sur cette île, de l’autre côté de l’océan. J’ai su alors comment j’y étais arrivé. De quelle façon la providence s’y est-elle prise pour me faire renaître sur cette lointaine terre de négritude, je l’ignore, mais je revois comme premier souvenir ce sein noir et généreux qui apaise ma faim et mes cris de nourrisson. Mes premiers pas dans les rites africains, les jeux dans la poussière des villages engourdis par la chaleur, les histoires initiatiques des griots, à l’ombre des grands arbres… La terre d’Afrique, belle, savante et sauvage, et aussi divisée, enracinée dans sa faiblesse par d’incessantes guerres tribales.

Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour l’apprécier assez. J’avais une dizaine d’années quand des filets aux mailles épaisses se sont rabattus sur mon enfance africaine. Et sur la vie d’un grand nombre de mes compatriotes. Ensuite, l’existence se réduisit à la gueule béante d’une cale de navire. Des chaînes aux poignets et aux chevilles nous reliaient tous ensemble, vivants ou déjà morts. Parfois, une lanterne tenue par un poing blanc venait éclairer l’estomac de ce monstre de bois aux os recourbés. Des coups qui pleuvent comme par un temps d’orage, des cadavres laissés étendus des jours aux côtés des vivants, jusqu’à ce que l’odeur soit telle que le mouchoir imbibé de vinaigre de votre geôlier n’y suffise plus. Alors, on détache le corps. Parfois, le malheureux est mort dans une position si biscornue qu’il est impossible de lui enlever ses fers. Il faut lui casser les os pour le sortir, parfois l’amputer d’un ou deux membres, juste à côté de vous. Le sang ne coule pas, il a séché depuis longtemps. À sa place, c’est un jus noir et jaune qui suppure, ce qui fait dire aux assassins que les Noirs n’ont pas la couleur de sang qu’il faut. Et ils emportent votre frère, votre ami ou simplement votre compagnon de geôle avec des rires gras que vous souhaiteriez scrofuleux, pour qu’ils cessent. Une haine sans nom s’empare de votre esprit, une haine indomptable qui vous ronge et achève le travail de sape des futurs maîtres.

Je ne sais depuis combien de temps nous naviguions, ni quelle était notre destination, quand le bruit d’une bataille nous parvint depuis le pont. Je sentis l’odeur de la poudre pour la première fois à cette occasion.

Lorsque la pagaille cessa au-dessus de nos têtes, des hommes dévalèrent les escaliers de l’entrepont pour rejoindre les cales. Le saxon, que nous avions jusque-là entendu hurler, résonnait à présent différemment. De petits hommes à la peau jaune et au parler nasillard et sec fouillèrent les cales. Ils y prirent certaines marchandises, dont ceux d’entre nous qui tenaient encore sur leurs pieds, puis désertèrent le bateau qui coula bientôt. J’eus à peine le temps d’apercevoir le ciel et la lumière du jour. D’un fond de cale, nos nouveaux geôliers nous firent descendre vers un autre fond de cale. Cette fois, il n’y eut pas de chaînes, mais des gardiens en permanence.

Nos nouveaux maîtres furent arraisonnés quelque temps après par d’autres bandits de haute mer. Leur peau tendait vers un jaune similaire mais ils ne parlaient pas le même langage. Plus robustes aussi.

D’une centaine de captifs au départ des côtes africaines, une moitié seulement avait survécu au premier abordage. Le tri occasionné par le second réduisit notre groupe des deux tiers. La mort nous accompagnait fidèlement et, dans la maigre lueur de la cale ajourée où nous pourrissions, chacun de nous cherchait dans le regard des autres qui serait le prochain.

Trente-sept jours s’écoulèrent de cette façon. Chaque matin, un petit homme encadré par deux sbires descendait du pont supérieur pour nous ausculter. Contrairement à nos précédents tortionnaires, ceux-là nous accordaient une valeur marchande. Le petit homme nous tâtait les uns après les autres, sondait du regard l’œil de chacun, puis décidait qui devait continuer à vivre et qui recevrait le coup de grâce. Comme on sépare les fruits pourris de ceux restés sains.

C’est alors que les sbires entraient en action. Les gesticulations, les cris, les hurlements ou les plaintes ne servaient à rien. Celui ou ceux qui avaient été désignés par le chef étaient traînés dans l’escalier. Un plouf, suivi de rires, marquait la fin du malheureux.

La maladie, la malnutrition et, peut-être plus que le reste, le désespoir, eurent raison de mes compagnons. Ne vit pas longtemps celui qui a décidé d’en finir.

Un matin, on emporta inconscient mon dernier camarade d’infortune. La fièvre le hantait depuis la veille au soir et je crois qu’il ne se rendit compte de rien quand les eaux l’engloutirent. Je restais le dernier nègre vivant sur plus d’une centaine initialement capturés. À dix ans, c’est plus qu’il n’en faut pour vous secouer la cervelle, mais au fond de moi, quelque chose m’empêchait de lâcher la bride de ma raison.

Au trente-septième jour de mon décompte, le troisième bateau-prison fut à son tour la cible de ce que je pris tout d’abord pour de nouveaux flibustiers. Je portais sans doute la poisse à mes voleurs successifs car, cette fois encore, les assaillants eurent le dessus.

On me sauva in extremis de la noyade pour me hisser sur une jonque, beaucoup plus grosse que la précédente. Les matelots ne m’enfermèrent pas, ne me ligotèrent pas et ne me passèrent pas par-dessus bord. Il s’agissait de militaires car tous portaient un habit identique, à peu de détails près. Je le sais aujourd’hui, mais le petit Africain qui vécut cela jadis l’ignorait. On tenta de me soigner. Je me trouvais hélas au-delà de tout secours possible. Malgré ma résolution de rester en vie coûte que coûte, ces derniers mois de détention dans les conditions que vous savez m’avaient plus qu’affaibli. J’étais mourant.

La mort ne me prit pas avant d’avoir touché terre. Cette terre, c’était Ko Jima, à des milliers de kilomètres de mon sol natal. D’ailleurs, vous étiez déjà présent dans l’île à cette époque, mon père !

— En effet ! Je me souviens de cet événement, répondit-il. Ce jeune nègre fut à l’époque une curiosité pour les insulaires, qui n’en avaient jamais vu. Son corps a même été exposé aux visites ! Je m’étais insurgé contre une telle pratique, et j’en ai été pour un coup d’épée dans l’eau de plus. Les Japonais m’ont appris la patience.

— Ce peuple a plus d’une vertu mon père. Comme les autres.

— Sans doute… Ainsi vous êtes revenu, comment dire… enfin vous voilà de nouveau !

— Et dans la peau d’un Misushi ! Une enfance confortable ne constitue pas un rempart au mérite. Cela permet même un libre arbitre plus grand pour décider de son avenir.

La famille Misushi partageait l’île de Ko Jima avec trois autres familles régnantes. Armateurs, négociants, propriétaires terriens, les activités de ma famille rayonnaient à partir de notre petite île jusqu’en mer de Chine.

— Bien, maintenant que vous voilà de nouveau vous-même, quels sont vos projets ?

— Je n’en ai pas d’autre que de poursuivre ma quête. Mon père, vous n’êtes pas le premier homme de foi que je viens trouver. Bouddhiste de naissance, j’ai tout naturellement cherché le conseil auprès d’un moine de ma culture.

— Cela me semble aller de soi ! me confirma le père Jean. Vous a-t-il répondu quelque chose ?

— On considère une question selon son cœur et sa culture, mon père. Vous avez écouté mon histoire comme s’il s’agissait d’un conte, au début en tout cas. Kelsang, le moine que je suis allé trouver, croit en la parole du Bouddha. Renaissances et réincarnations font naturellement partie de sa cosmogonie.

— Et ?…

— Kelsang est un humble moine. À l’entendre, mon histoire dépasse sa sagesse. Il ne comprend pas le principe de mes réincarnations, cela n’aurait pas dû se passer. La réponse se trouve peut-être au pays des tulkus, le pays où vivent les réincarnés autour du dalaï-lama.

 

Le premier jour de la nouvelle année suivante, une année placée sous le signe du dragon, j’embarquai sur une jonque familiale en direction de l’océan Indien. Mon père, conscient des dangers qui sillonnaient cette mer, me procura une solide escorte. Je ressemblais à un prince de sang en route vers quelque royaume ami.

Ryushi, l’aîné de mes frères, me promit de veiller sur ma seule possession sur l’île et de lui prodiguer la protection nécessaire en cas de danger. Qu’il soit d’ordre sismique ou autre. C’est ainsi que la statue que vous avez trouvée sur Ko Jima fut préservée. Il déclara lieu interdit le sommet de l’île où trônait la troisième représentation de mon corps d’origine. Seuls quelques aigles eurent grâce à ses yeux, jusqu’à ce que les marines viennent y planter le drapeau américain.

Le vent gonfla les voiles et les matelots libérèrent les amarres. Lentement, la jonque sortit du port. Je restai à l’arrière, agitant mon bras en signe d’adieu, jusqu’au moment où mes yeux ne purent plus distinguer les silhouettes de ma famille parmi celles de la foule.

 

Après six mois de mer, nous pénétrâmes en Inde par le bras principal du Gange à son embouchure.

Loin d’en atteindre la puissance, ce delta me rappelait malgré tout le grand Amazone et cela me ragaillardit. Ce vaste et beau fleuve du sous-continent indien teintait ses eaux de jaune au contact des berges boueuses.

À l’approche des nombreux villages qui ponctuaient notre route, nous fûmes surpris par des colonnes de fumée qui s’élevaient lugubrement, emportant avec elles une poussière de suie fortement imprégnée d’une odeur de chair calcinée. Du centre du fleuve où nous voguions, nous apercevions des attroupements sur les rives. La plupart des gens ne nous voyaient même pas, trop affairés à bâtir d’immenses bûchers qui flambaient bientôt, mais lorsque quelques-uns se rendaient compte de notre présence, ils nous envoyaient de grands signes par trop évidents. Ils nous interdisaient d’accoster.

Selon la coutume hindoue, les morts étaient jetés dans le Gange après un rituel de purification par le feu. Il y en avait tant que le bois devait manquer car, bien souvent, des corps gonflés, sans trace de brûlure, venaient cogner contre la coque du navire et, parfois, nous suivaient quelque temps, happés par le sillage.

La face noircie de certains nous prévint du danger que nous encourions, si l’idée nous était venue de débarquer. Une épidémie de peste sévissait à terre.

Le même scénario se répéta jusqu’à la ville de Pabna, où devait me laisser la jonque. À cet endroit, le Gange s’élargissait au creux d’une vaste plaine, où il recevait les eaux d’un affluent descendu directement du Népal. Au milieu des eaux tourbillonnantes, plusieurs navires de toutes tailles avaient jeté l’ancre et déchargeaient leur cargaison. Afin d’éviter tout contact avec la population locale, les commerçants du fleuve avaient installé au-dessus de l’eau un système de va-et-vient auquel était attachée une barcasse.

Je persuadai le capitaine de me laisser monter sur le plus gros des bateaux, pour que je puisse débarquer à terre au moyen du va-et-vient.

— Ne buvez pas l’eau du fleuve, Seito San ! me dit-il au moment où j’allais partir. La mort vient par là.

Je voulus lui répondre que la mort ne m’inquiétait pas mais, par respect pour les malheureux pestiférés, je m’abstins.

— J’essaierai, me contentai-je de répondre. Partez maintenant. Moins vous resterez, moins vous risquerez de rapporter avec vous l’anéantissement qui rôde ici. Le voyage du retour sera une quarantaine plus que suffisante.

Je traversai une ville désolée sans m’arrêter. Les rues boueuses, déversant chacune un filet de miasmes, se rejoignaient en torrent pour descendre vers le fleuve.

Une indescriptible odeur de charogne et de misère flottait sur ce spectacle répugnant. Les maisons aux portes fermées laissaient échapper des bruits de deuil, des pleurs de femmes et des soupirs d’agonisants. La tentation était grande d’entrer dans l’une d’elles pour apporter un peu de réconfort à tous ces gens touchés dans leur chair. Je ne le fis pourtant pas. Pénétrer dans ces maisons signifiait côtoyer la mort, et peut-être l’attraper. Mourir représentait pour moi entre quinze et vingt ans de retard, vingt ans à attendre la réponse à mes questions. Je ne voulais pas me permettre ce luxe.

J’évitai avec soin les carrioles où s’entassaient des monceaux de cadavres et sortis de la ville.

Les campagnes adoucirent la noirceur de mon âme. Non que j’y visse des gens bien portants, mais l’absence de cadavres me soulagea le cœur.

Ma route était simple. Il me suffisait de suivre l’affluent du Gange, qui me conduirait sans erreur possible vers l’Himalaya.

Les trois premiers villages que je traversai étaient le théâtre des mêmes scènes morbides. La maladie courait à travers le pays comme une traînée de poudre. Je marchai ainsi deux jours entiers. D’un cimetière à ciel ouvert vers un autre.

Au matin du troisième jour, un comité de villageois me bloqua le passage par un jet de pierres. Armés de fourches et de piques, ils interdisaient à quiconque d’avancer sur leurs terres. D’ailleurs, je n’étais pas seul à être ainsi malvenu. À quelques mètres de là, plusieurs voyageurs et une famille entière attendaient dans les joncs, installés depuis plusieurs jours pour certains, arrivés le matin même pour d’autres. Sans insister davantage auprès des villageois, qui n’auraient de toute façon rien compris au japonais, je rejoignis le groupe des exclus. Un semblant d’abri fait de joncs entrelacés couvrait les femmes et les enfants échoués là et les protégeait des pluies battantes de la mousson. Le riche habit de soie que je portais et mes traits nippons les intriguèrent au plus haut point. Aux questions nombreuses qu’ils me posèrent, je ne pus répondre que par de vains mouvements de bras.

Les jours suivants, je me baignai dans le flot de leurs conversations et commençai à m’imprégner de cette langue. La maîtrise de quatre idiomes maternels et des rudiments de portugais me facilitaient l’écoute et favorisaient un apprentissage rapide de toute forme de langage nouveau.

Chaque matin, mes compagnons de hasard envoyaient un détachement en ambassade, jusqu’à la barricade élevée par les villageois.

Chaque matin, ils en revenaient couverts d’injures et de dénégations.

Notre communauté forcée semblait pourtant saine et la suspicion à notre égard nous apparut excessive.

Mais un premier bubon vint enlaidir la joue de l’un des nôtres. Le mal rôdait parmi nous.

Le malheureux porteur, un jeune enfant si je me souviens bien, fut jeté vivant dans la rivière. Ni les cris de sa mère ni les siens propres n’évitèrent cette abomination. Je ne tentai moi-même rien pour les arrêter. Ces pauvres diables essayaient de se préserver d’un mal invisible qui couvait déjà en eux.

Le soir venu, deux nouveaux malades furent écartés du groupe de la même façon. L’épidémie éclatait parmi nous.

Je vis disparaître les uns après les autres la plupart de ces malheureux dans les eaux boueuses. Malgré la promiscuité qui nous liait, je fus sauf. De notre groupe qui compta jusqu’à une trentaine de membres, un seul à part moi en réchappa. Je compris qu’il venait de Calcutta, où la peste tuait cinq habitants sur dix. Il avait lui aussi été malade mais, curieusement, en avait réchappé. Et il était notoire que la peste ne frappait pas deux fois au même endroit. Je dus peut-être mon salut aux conseils du capitaine car, à aucun moment je ne bus ni ne mangeai les mêmes aliments que les autres, me retenant malgré une faim aiguë. Les eaux abondantes de la mousson me désaltérèrent tout ce temps et je ne subsistai que grâce au produit de mes rapines dans les champs avoisinants. Bien souvent sous les jets de pierres des villageois.

La mousson faiblissant, les eaux se retirèrent peu à peu, découvrant de nouveaux chemins qui contournaient le village. Je repartis seul.

Ma lente remontée vers les montagnes traversait des contrées de moins en moins peuplées. Il s’en fallut de peu de jours de marche pour que la nouvelle même d’une épidémie soit inconnue des habitants des hauts.

La végétation se transforma rapidement. Des cultures en terrasses devinrent l’essentiel de mon environnement sur des dizaines de kilomètres. Du thé et des plantes à baies pour la plupart.

Par un col assez bas, relativement à cette gigantesque chaîne de montagnes, je longeai le Bouthan et laissai l’Inde derrière moi.

Le paysage changea de manière radicale. J’avais depuis peu rejoint la route de Lhassa et m’échinais sur sa rocaille. Elle serpentait en lacets aux longues courbes, permettant au voyageur de gravir doucement une déclivité qui semblait ne jamais devoir finir. Chaque col franchi laissait deviner le suivant, plus haut, plus raide, plus difficile que le précédent. Le Tibet ne s’offrait pas de lui-même, il fallait le mériter.

Je pris enfin pied sur ces hauts plateaux dont les Indiens m’avaient parlé en route. Un air frais et pur y courait. Un air si léger qu’il ne satisfaisait pas les poumons. La marche devenait lente et le cœur battait trop vite.

Je passai ma première nuit au Tibet sur l’un de ces plateaux, abrité du vent par un haut stupa de pierre. Un vent glacial souffla dès la fin du jour et, peu avant minuit, les premiers flocons tombèrent en silence. La violence du vent et la température en chute vertigineuse transformèrent bientôt la neige en petites billes de glace, dures et coupantes. Je m’emmitouflai dans les vêtements légers que je possédais sans parvenir à me réchauffer.

Je tentai d’allumer un feu avec un fagot que j’avais emporté de la plaine, sans succès. Mes mains gelées ne parvenaient pas à saisir ni à faire fonctionner mon briquet à mèche.

Au matin, je découvris un paysage désertique. Rien n’avait résisté à la tempête de neige. Plus de chemin, plus de repère. Même les pierres votives que les Tibétains entassaient les unes sur les autres avaient disparu jusqu’à la dernière. Le stupa émergeait encore un peu mais ne me servait à rien. Un seul repère n’indique pas un chemin.

Je ficelai mon baluchon, le lançai par-dessus mon épaule et tentai de sortir de cette soupe blanche dans laquelle je m’enfonçais jusqu’à mi-cuisses.

L’effort me réchauffa. Je réussis à atteindre une zone où le tapis de neige était moins profond. Le stupa contre lequel j’avais passé la nuit s’élevait au centre d’une dépression naturelle, de telle sorte que la neige s’y entassait plus qu’ailleurs.

La vallée principale où je me trouvais se ramifiait en amont en quatre plus petites et plus escarpées. Sans chemin pour me guider, je ne savais laquelle prendre. Inspiré par le seul hasard, je tranchai pour la vallée la plus orientale, qui possédait l’avantage d’être la moins élevée de toutes.

Le col franchi, je redescendis le cœur plus léger vers une autre vallée. Elle était beaucoup plus encaissée que la précédente et prenait la bonne direction, d’après ce que j’avais pu voir du chemin la veille. La neige s’y entassait tout autant mais l’orientation ouest de la vallée augurait une fonte rapide, si le temps se maintenait au beau.

Par des méandres invisibles depuis le col, la vallée tournait et retournait, si bien que je dus me retrouver au bas des cols que j’avais évités le matin même. Ces montagnes se jouaient de moi en me faisant tourner à leur pied.

Il me fallait agir rapidement car le soleil, alors au zénith, commençait à descendre vers le couchant. Je vis un passage entre deux à-pics et m’y engageai.

L’espace libre entre les deux parois ne devait pas excéder vingt mètres. Le ciel au-dessus de ma tête ne formait plus qu’un minuscule rectangle bleu pâle, à peine visible entre les falaises vertigineuses. De la roche irradiait un froid glacial et malsain. Je pressai le pas pour sortir au plus vite de ce guêpier minéral.

Ce canyon devait être un ancien lit de torrent. Je n’en ressortis qu’à la fin du jour, harassé. Ce qui m’attendait de l’autre côté me démoralisa.

Il n’y avait rien ! Ou plutôt, devrais-je dire, le vide.

À la sortie du couloir rocheux, un court plateau descendait doucement en escalier naturel, puis s’achevait brutalement sur une falaise d’une hauteur insensée.

Mon choix de la mi-journée se terminait en un splendide cul-de-sac. Le hasard me déposait sur ce promontoire. Je me fis une raison de cette circonstance, sans perdre patience. Juger de la réussite ou du succès d’une entreprise mérite réflexion. Bien souvent, les tenants et les aboutissants se succèdent en cascade, dont la pente tourmentée masque l’origine et la fin. Dans ma situation, j’étais bien incapable de dire si mon égarement se révélerait un bienfait ou une perte de temps.

Je m’installai dans un recoin du promontoire, le dos contre la paroi et le plus loin possible du couloir d’accès. J’ignorais si oui ou non un torrent de fonte des neiges y passait occasionnellement mais, dans le doute, il valait mieux rester prudent. De plus, le vent avait une fâcheuse tendance à s’y engouffrer.

À l’abri du vent, je parvins cette fois à allumer mon fagot, qui se consuma longuement, par petits morceaux. Il ne me servit pas tant à me réchauffer qu’à m’occuper l’esprit.

Le lendemain matin, le sentiment d’une présence à mes côtés me réveilla, avant le lever du soleil. Tout d’abord, je ne distinguai rien, puis les premières lueurs de l’aube mouillèrent de gris l’encre de la nuit pour me dévoiler un bien curieux personnage. Si je ne l’avais pas vu avant, c’est en raison d’une immobilité parfaite qui le faisait se fondre dans les ombres de la roche. Il se tenait assis en tailleur au bout du promontoire, dans une posture impossible qui le faisait ressembler à un insecte. Chacun de ses talons reposait sur le genou de la jambe opposée et la voûte de ses pieds recevait, comme un guide, ses avant-bras noueux, paumes des mains orientées vers le ciel. Il priait.

Ce qui me sembla curieux à ce moment-là, ce ne fut pas tant de voir cet homme en ce lieu, mais qu’il m’ait réveillé alors qu’un silence idéal emmitouflait l’aube.

Son corps était sec et pratiquement sans épaisseur. Nombre de ses os saillaient sous une peau tannée et ridée. Malgré son apparente vieillesse, il émanait de lui une force de concentration quasi palpable. Probablement l’origine de mon éveil prématuré.

Le disque rond et blanc du soleil apparut à l’autre bout de la vallée.

L’homme gardait les yeux fermés, le visage tourné vers la source de lumière. Lorsque le soleil fut entièrement apparu au-dessus des montagnes, il quitta sa position méditative et se tourna vers moi.

— Bienvenue à toi, vieil homme, me dit-il dans un hindi guttural.

Mes vingt-deux printemps étaient loin de faire de moi le vieillard dont il parlait. Je ne dis rien, le laissant se découvrir davantage.

Il joignit ses mains au niveau du plexus et s’inclina très bas.

— Nous t’attendons depuis longtemps ! Je suis bien heureux que cela arrive de mon vivant.

L’heure n’était pas aux présentations. L’homme entrait dans le vif de son sujet, je fis de même. Puisqu’il semblait me reconnaître, je n’allais pas le contredire.

— Je suis venu chercher la réponse, saint homme.

Ma phrase le fit sourire mais ne suscita pas de commentaire. Il se retourna et emprunta un étroit chemin de mule le long de la falaise. Avant de disparaître dans un tournant de la roche, il jeta un regard dans ma direction et m’invita à le suivre.

Le chemin n’allait pas très loin. Il tournait en épingle à cheveux pour monter en raidillon au-dessus du promontoire. Là s’ouvrait une grotte naturelle légèrement en retrait. J’y retrouvai le curieux bonhomme.

— Que fais-tu ici, saint homme ? lui demandai-je.

— J’assiste au bon déroulement des choses. Je suis un observateur, en somme !

Cela me sembla trop vague.

— Je ne comprends pas bien. À quoi peux-tu donc assister dans ce lieu désolé ?

Il secoua la tête longuement. À en croire sa longue mine dépitée, ma question ne devait pas être la bonne.

— La désolation est dans ton regard, pas dans le lieu que tu juges si vite ! Et quant à ce que j’observe, apprends ou souviens-toi, jeune attendu, qu’il n’est pas nécessaire de voir pour ressentir.

Mon visage dut demeurer interrogatif, car il poursuivit :

— Crois-tu que le soleil se lèverait si aucun homme n’était là pour le contempler ? Voilà trente-quatre cycles que je t’attends. Puis-je espérer connaître ton nom ?

Je me présentai sous mon appellation ancestrale, afin d’en perpétrer la trace au cœur de ces montagnes.

Le vieil homme répondait au titre de Rimpoché, et ne me donna jamais son autre nom, celui de sa naissance qui n’importait pas, selon ses dires.

— J’ai l’intention de partir pour Lhassa, Rimpoché. Je veux y rencontrer les tulkus. Eux seuls connaissent la réponse.

— Tu as hérité d’un pouvoir sans le connaître ni l’apprécier, me coupa-t-il. Partir pour Lhassa est une bonne idée mais tu n’y trouveras pas davantage que ce que tu quitteras en me laissant ici.

— Explique-moi enfin ce que tu connais de moi, Rimpoché. Tu parais en savoir sur mon compte plus que je ne saurais en dire moi-même !

— Je t’attendais ! Comme bien d’autres avant moi ont attendu ta venue. Nous sommes des gardiens, Malhorne. Les gardiens de la conscience du monde. Comprends ce que ta culture t’a déjà enseigné. Les hommes renaissent. Nous appartenons tous au cycle des renaissances. Tout être vit, meurt, et revient sous une forme différente. Rares sont les tulkus qui peuvent choisir la forme sous laquelle ils renaîtront.

— Je n’ai hélas pas choisi ! Revenir m’a été imposé.

— Je sais cela. Il y a longtemps que l’un d’entre nous a vécu en songe ta venue. Celle d’un réincarné malgré lui, d’un être prisonnier d’un destin au-dessus de lui, sans secours possible, condamné à revenir sans relâche et sans fuite possible vers l’oubli de la mort.

— Mais par qui suis-je condamné ? Et pour quel motif ? Qu’ai-je donc bien pu commettre de si terrible ?

— Il n’y a pas de qui, Malhorne ! Voilà une question bien curieuse qui te vient certainement d’ailleurs. Lorsque je dis condamné, je veux dire obligé. Le bien, le mal, ne sont pas des concepts cosmiques, mais terrestres et très enracinés. Ici, sur la tête du monde, il te faudra perdre ces amusements d’enfants.

— Et ce songe… ? hasardai-je. Qu’en est-il exactement ?

— En d’autres temps, mes prédécesseurs t’ont décrit différemment. Cela a toujours été un mystère pour nous. Celui que je remplace t’avait rêvé nu dans une caverne de lumière. Certains signes des songes nous sont inconnus. Il ne s’agit pas d’un livre ouvert mais d’une finesse d’âme. Plus la conscience du rêveur est pure et plus la clarté de ses songes est grande. Pour ma part, je t’ai vu une nuit. Tu n’étais alors qu’un petit enfant au bord d’un océan. Tu avais le visage des miens, ou peu s’en faut. Alors, j’ai espéré ton arrivée proche. Et te voilà !

Toutes les explications du Rimpoché me paraissaient très vagues mais je ne poussai pas mes investigations plus avant. Les quelques années passées sous influence bouddhiste m’avaient éloigné du matériel plus sûrement qu’un long emprisonnement. Je ne me contentai pas du contenu de ses réponses, mais pris sur moi de m’en satisfaire pour un temps. La réflexion appelle les questions justes.

Le Rimpoché me laissa là. Non qu’il ait eu d’urgentes affaires, mais son travail d’éveillé occupait la majeure partie de ses journées et de ses nuits. Concentration, réflexion, recherche de perfection mentale et vision aiguisée du monde, voilà en mots simples à quoi il passait son temps.

Le lendemain de notre rencontre, je l’accompagnai sur le promontoire en contrebas pour assister au lever du soleil. L’astre monta majestueusement sur un fond de ciel limpide.

Le Rimpoché tarda un peu plus que la veille. Il ne se releva pas avant que le soleil soit haut dans le ciel. Lorsque enfin, il s’y décida, je me préparai à partir explorer le canyon qui m’avait conduit là.

— Je ne te conseille pas de t’en aller par là. Lorsque, comme aujourd’hui, le soleil réveille l’eau qui sommeille dans la neige, alors, le chemin que tu as pris hier se transforme en rivière. Et malheur à qui s’y trouve quand les eaux y déferlent.

Comme s’il commandait aux éléments, le mince filet d’eau qui coulait depuis la veille dans le couloir d’accès grossit soudain. Il ne s’agissait pas encore d’un torrent mais je gageai que les heures à venir se feraient un devoir de l’y amener.

— Mais que fais-tu de tes journées, dans ce cas ? lui demandai-je, surpris.

— Dans ce cas et dans tous les autres, rien d’apparent.

— Te nourris-tu du fruit de ta contemplation ?

— Cela dépend de l’acception de ce terme, Malhorne. Mais oui, dans un sens, je me repais de nourritures spirituelles. Quant à satisfaire les besoins de mon corps, les habitants de la vallée y pourvoient.

— Vivre sans rien faire ne me plaît pas. C’est un privilège anormal !

— Nous ne sommes pas une charge pour les gens qui nous nourrissent. Certains doivent travailler la terre, d’autres l’eau. Il est nécessaire de modeler tous les éléments pour que chaque graine germe. En oublier une seule et le monde sera bancal. Il en va de même pour les hommes. Nous sommes interdépendants, sans quoi il n’est pas de succès possible. Les hommes qui, comme moi, concentrent leurs efforts sur l’invisible sont nécessaires à la communauté. Et nous ne pouvons le faire qu’avec l’accord de tous. Chacun à notre tour, par le cycle des renaissances, nous devenons outils, matériaux ou modeleurs. Et nous passons par l’eau, la terre, l’air et le feu. Ainsi doit-il en être ! Jusqu’à ce que le monde change et évolue vers un niveau supérieur de conscience. Tu es peut-être l’un des modeleurs, Malhorne. C’est à toi d’en décider.

Comme je ronchonnais, il poursuivit.

— L’esprit anime le corps, reprit-il. Si tu l’y entraînes, l’esprit peut aussi animer la matière. Dedans ou dehors, c’est à chacun de décider. L’univers entier n’est qu’une extension de l’esprit, ce n’est qu’une affaire de point de vue et d’énergie pour y parvenir.

— Quelle sorte d’énergie utilises-tu ? Je n’en connais qu’une seule, celle de la sueur.

— Faire avec ses propres moyens n’est pas honteux, Malhorne. Mais se contenter de cela éternellement n’est pas une fin en soi. Tu dois sans cesse progresser, ou mourir.

— De ce côté, j’ai déjà réussi. Et pour le reste ?

— L’amour, Malhorne ! L’amour est l’unique source d’énergie dans laquelle nous puissions puiser. La seule qui dure et, surtout, la seule qui renvoie quelque chose.

À fréquenter des Asiatiques, on apprend la patience. Posez une question à un Asiatique et partez vous occuper de votre jardin. Peut-être pouvez-vous espérer obtenir une réponse à votre retour. Ma courte et récente éducation nippone m’y avait préparé mais le Rimpoché surpassait en la matière un grand nombre de ses contemporains.

Pourtant, comme pour me contredire, il poursuivit sa démonstration.

— Vois ! Et médite ! L’air est matière. Entre ce galet et moi, il n’y a pas rien, comme tu l’imagines pourtant. Il suffit de le décider !

Le Rimpoché avança la main vers un petit galet qui traînait sur le sol.

— Maintenant ! précisa-t-il.

Au même instant, le galet bougea, sans qu’il pût y avoir la moindre tricherie, comme mû par la volonté propre de ce morceau de roche inanimée.

— Par quel prodige…, balbutiai-je.

— Pas de prodige là-dedans ! Pas de mystère ni de sorciers non plus. De la volonté. De la volonté et de la concentration. L’amour est cela ! Tu dois apprendre.

 

Alors j’appris.

Que vous dire de plus sur ces années passées en compagnie du Rimpoché ? Si, faute de matière, elles ne peuvent être résumées, elles constituèrent pourtant l’étape la plus passionnante de mon existence. Et c’est précisément la matière qui occupa mon temps d’alors. La matière et l’énergie du mental. S’éloigner du matériel pour mieux retrouver la matière et son essence.

Chaque jour ressemblait à la veille. Et le lendemain au jour présent. Pas d’autre surprise que la neige, la pluie ou le vent.

Chaque jour, je progressais un peu plus. Le Rimpoché s’employa à chasser certaines idées parasites de ma tête, trop peuplée d’images et d’a priori culturels. Il m’enseigna les paroles de Bouddha et surtout, il m’en facilita la compréhension.

Peu à peu, je pénétrais des territoires qui n’étaient pour moi jusque-là que des mots. La contemplation, la vacuité, l’amour devinrent plus que des compagnons.

Cette vacuité si chère aux esprits asiatiques est un concept ardu, mal définissable. C’est une expérience qu’il faut vivre et non pas raconter. En résumé, très appauvri de sens, c’est pénétrer le vide sans que ce vide se remplisse. C’est être et ne pas être à la fois. Une réponse orientale à la question de Shakespeare.

Tous les matins, nous unissions nos consciences pour accueillir le soleil. Cela peut paraître anodin à qui survit dans le monde essoufflé d’aujourd’hui, mais la renaissance quotidienne de la lumière revêt une importance essentielle, a fortiori lorsque vous vivez au fond d’une caverne. La lumière ne vient pas seule. Avec elle se profilent les ombres de la connaissance.

Si chaque jour je pouvais constater des progrès, aussi infimes soient-il, des années passèrent avant que je maîtrise quoi que ce soit.

Déplacer un caillou par l’énergie de la volonté n’est pas une fin. Ce n’est qu’un exercice, et son apprentissage est fastidieux. Bien des fois je crus renoncer. Sans doute les parois de l’Himalaya résonnent encore de mes braillements de rage. Un écho si infime que plus personne ne peut l’entendre, mais néanmoins présent. Rien ne meurt vraiment, ce sont les apparences qui changent.

Pourtant, un beau jour, mon petit caillou blanc glissa presque imperceptiblement sur le sol lisse. Mais il glissa ! Un millimètre, c’est beaucoup en même temps que rien. Ce jour-là, ce fut un énorme millimètre.

Au comble de la joie, j’allai trouver le Rimpoché pour l’informer de mon succès. La nouvelle le laissa froid.

— Sous ton caillou se trouve la montagne, Malhorne, me dit-il d’un air distrait. Recommence avec la montagne et alors viens me trouver.

Il y a des jours où les sages rendent nerveux.

Avant de m’attaquer à cette montagne, je décidai qu’un millimètre était finalement bien peu. Je redoublai d’efforts pour maîtriser le caillou.

Quelque temps après mon arrivée, j’avais dû creuser ma propre caverne. Aux dires du Rimpoché, la condition d’ermite se devait de respecter la solitude. En clair, il me fallait trouver un autre nid. Je crois en fait que le vieux bonhomme, depuis trop longtemps habitué à son isolement, envisageait d’un mauvais œil l’arrivée d’un deuxième larron dans son univers immédiat. Car après tout, ne m’attendait-il pas depuis toujours ?

La paroi qui surplombait le promontoire, et dans laquelle se trouvait la grotte de mon maître, recelait de nombreuses anfractuosités susceptibles de me recevoir, après certains aménagements. Je repris donc le statut de tailleur de pierre. Le bruit engendré par la naissance de mon habitat me valut quantité de regards noirs de la part du Rimpoché, qui perdait ce calme chéri si assidûment recherché.

À partir du seuil de sa grotte, je taillai des escaliers le long de la paroi, sur une trentaine de mètres, jusqu’à atteindre le site que j’avais repéré du promontoire. À cet endroit, la roche esquissait un repli, lui-même engendrant un surplomb. Je jugeai cette base de travail idéale à mes projets et mis en pratique les lointains conseils de Gauthier. Pour commencer, je taillai dans la roche deux couloirs en V, dont la pointe naissait à l’extérieur. Le V achevé, je le transformai en triangle en reliant ses deux extrémités.

Le gros du travail était terminé. Je m’attaquai alors à la décoration de mon petit intérieur. Ma pièce, unique et, admettez-le, peu pratique, se composait de trois couloirs, axés autour d’un pilier central. J’eus vite fait de le transformer en statue. La seule difficulté que je rencontrai fut de retrouver la constellation étalon. La couronne de montagnes qui entourait le promontoire me voilait la portion de ciel où venait rôder la Vierge, si bien qu’il me fallut grimper sur le sommet de l’une d’entre elles.

J’inaugurai ma nouvelle demeure par une pendaison de crémaillère, comme il se doit. Mon seul voisin admira la qualité de la construction mais sembla tiquer lorsqu’il découvrit la statue.

— Tu es un réincarné en errance et cette particularité vaut bien une entaille dans la règle ! Va pour la statue. Mais ne t’embarque pas plus loin. Pas de bestiaire sur la falaise.

Je remisai mes outils et me consacrai corps et âme à l’éveil de ma conscience.

Mon caillou apprenait à bouger et la terre à tourner. J’apprenais de mon côté à prendre ma place dans le mouvement général.

 

À chaque nouvelle lune, j’empruntais le canyon pour aller chercher la nourriture que les habitants de la vallée déposaient pour nous. C’était ma seule distraction et j’en étais venu à l’attendre.

Je partais en général le matin de bonne heure et revenais pour le coucher du soleil. Dix à douze heures de marche. Je rentrais épuisé, mais heureux, un sac de toile rempli de galettes de tsampa et de pots de laitage.

En une occasion pourtant, je décidai de partir deux jours entiers. J’avais repéré dans le canyon principal de nombreux embranchements, plus petits, qui piquaient ma curiosité. Je prévins le Rimpoché de mon projet et partis, décidé à explorer les gorges sur le chemin du retour.

Je découvris au cours de cette incursion dans le monde minéral de véritables splendeurs géologiques. Année après année depuis le début du monde, les eaux de ruissellement avaient magnifié la roche, la portant sans conteste au rang de chef-d’œuvre. J’étais en comparaison un bien piètre sculpteur. Par des hasards de l’attraction et de la porosité des différentes roches, la pierre se tordait, se retournait, s’incurvait en vagues immobiles pour former des rouleaux cristallins. À certains endroits, le roc avait entièrement disparu. Ne subsistaient plus que les précieuses gemmes de quartz dont certaines, intactes, conservaient la structure arborescente de leur genèse. Un délice pour le regard ! Une journée durant, j’admirai ces splendeurs.

Les gorges communiquaient par un réseau de siphons et de cascades. Ce labyrinthe naturel aurait facilement pu se transformer en piège s’il n’avait indiqué de lui-même la direction de la sortie : le sens de la pente.

Gavé de merveilles pour longtemps, je pris le chemin du retour.

Inhabituellement fatigué ou encore trop fasciné par ce spectacle incomparable, je manquai une escalade et tombai. À m’écouter, vous pourriez croire que je tombe encore. Ma dégringolade n’avait pourtant rien de catastrophique. Deux ou trois mètres, pas davantage. Un petit saut de rien du tout.

L’un de mes fémurs ne ressentit pas la même chose, lorsqu’il se brisa sur l’arête d’un rocher. L’angle droit qu’offrit aussitôt ma cuisse au regard et la violente douleur qui m’aveugla un instant me firent comprendre la tournure tragique que prenait mon expédition.

Le Rimpoché ne se trouvait pas très loin de là mais pourtant hors de portée. De voix comme de main.

Il n’était pas question de paniquer. J’étais certes amoindri et dans l’impossibilité de bouger, mais je ne manquais pas d’atouts pour me sortir de là. Pour la première fois, mon apprentissage auprès du Rimpoché allait me servir concrètement.

Tout d’abord, je devais me débarrasser des sensations parasites que m’envoyait ma cuisse. La douleur resterait bien réelle, mais elle serait bloquée au niveau de l’émetteur.

Ce simple exercice exécuté, je concentrai mon énergie mentale sur l’image de mon maître. D’abord doucement, puis de plus en plus violemment, répétant ainsi nos innombrables séances d’entraînement. L’esprit du Rimpoché se laissa pénétrer tout de suite, comme s’il attendait mon appel au secours.

À peine deux heures plus tard, il me retrouvait et m’aidait à regagner le promontoire.

De cet accident, je gardai une jambe en forme de virgule et une foi rajeunie dans le pouvoir de l’esprit.

 

La force vient en l’exerçant. Je repris l’entraînement. Comme un athlète se prépare à concourir.

Mon caillou obéissait à présent à mes moindres désirs, et je cherchais sans y parvenir à obtenir de la montagne les mêmes réactions.

— C’est impossible, finis-je par conclure.

— L’impossibilité réside dans ton esprit, Malhorne, me répondit le Rimpoché. Ce que tu sais faire avec ton caillou, tu peux aussi le réaliser avec n’importe quoi ! Le poids est une préoccupation des sens, pas de l’esprit.

Facile à dire !

Je repris pourtant mon travail avec méthode, mais sans grande confiance.

 

Le Rimpoché s’en rendit compte et vint me trouver.

— Après le lever du soleil, demain matin, je te montrerai ce que tu ne veux pas croire !

À l’heure dite, je le retrouvai sur le promontoire. Passé le moment des prières, le Rimpoché m’entraîna sur le bord de la falaise. Il s’assit en tailleur auprès des gravats charriés par les eaux et des blocs de roche que j’avais extraits de la falaise pour creuser ma grotte.

— Maintenant, accepte ce que tu vois et reproduis-le. Puisqu’il te faut des preuves, je vais t’en donner.

Le Rimpoché se concentra quelques instants et commença la démonstration.

Tour à tour, il bougea une petite pierre, puis une plus grosse, et ainsi de suite. À mes yeux, déplacer un bloc de plusieurs tonnes, ne serait-ce que d’un centimètre, relevait du prodige. Mais le Rimpoché ne s’arrêta pas là.

Il relâcha une seconde la tension qui l’animait puis se concentra à nouveau. Cette fois, les pierres se soulevèrent du sol les unes après les autres et restèrent en l’air.

— Voilà, maintenant, tu sais que c’est possible. Alors fais-le et ne brouille plus ton esprit pour réaliser ce dont ton corps n’est pas capable !

Une fois de plus, je me remis à l’ouvrage. C’est en années qu’il faut compter mes efforts pour y parvenir. Je me suis exercé sur des objets de plus en plus volumineux et, tout comme mon maître, je parvins à les soulever par un simple mécanisme de concentration. Chaque réussite abaissait graduellement mes réticences. De telle sorte qu’un jour, je me sentis prêt à soulever la montagne.

Et, aussi incroyable que cela paraisse, j’y parvins !

Concrètement, la montagne ne bougea pas. Il n’y eut aucun mouvement de la masse gigantesque qui constituait mon univers. Par contre, mon corps se souleva à une dizaine de centimètres au-dessus du sol. Plus, mentalement, j’exerçais une pression sur la roche, plus je prenais d’altitude. Tant et si bien que j’en fus pour une bosse. Le plafond de mon ermitage me ramena à la dure réalité de la matière.

Pour utiliser un terme occidental, j’étais parvenu à léviter. Mais c’est une notion mal comprise en général, car léviter ne signifie pas s’élever dans les airs. C’est autre chose, d’infiniment plus complexe.

On ne lévite pas, c’est la matière qui se retire devant l’esprit.

Le Rimpoché mourut de vieillesse par un tranquille matin d’hiver.

Il attendait cet événement depuis plusieurs jours et s’y était préparé par un jeûne purificateur. Toute sa vie avait tendu vers cet acte de passage.

Nous veillâmes sa dernière nuit terrestre ensemble. Il semblait apaisé et prêt à partir. Au matin, je fermai ses paupières et murai l’entrée de sa grotte.

Vingt-sept années s’étaient écoulées depuis mon arrivée. En disparaissant, il m’enlevait son amitié et sa présence me manqua. Pourtant, je n’en éprouvai aucun chagrin. Son être repartait se fondre dans l’unité du monde. Il n’y avait pas là sujet à tristesse, mais plutôt à la fête.

Sept ans passèrent.

Un collège de moines vint un jour me trouver. Ils accompagnaient un jeune tulku sur son lieu de vie précédente, lieu qu’il avait lui-même désigné, comme le veut l’usage. Le collège procéda alors à l’identification formelle du jeune garçon. Ils l’installèrent devant un parterre d’objets, dont certains avaient appartenu au Rimpoché, et observèrent ses gestes. J’y avais ajouté mon caillou de travail.

Sans une hésitation, le garçon s’empara du moulin à prières du Rimpoché. Le vieux moulin traînait au milieu d’autres, plus neufs et plus brillants. Il prit ensuite l’écuelle usée de mon ami et maître, puis hésita entre deux clochettes en bronze.

Les moines se félicitèrent de ses choix et l’accueillirent en tant que réincarné. Le garçon me regarda alors, le visage éclairé d’un sourire désarmant.

— Reprenez votre fétiche, mon maître, dit-il en me tendant le caillou. J’en trouverai certainement un autre !

Les moines repartirent en laissant l’enfant sous mon autorité. Il n’est pas de meilleur professeur que celui choisi par son élève. Et j’avais indubitablement été désigné comme tel.

Le Rimpoché s’installa dans ma grotte les premiers temps. Il découvrait d’un œil neuf tout ce qui l’entourait. La statue l’intrigua longuement. Le long nez de mon modèle le fit beaucoup rire.

— Ça ne se peut pas, me disait-il. Un homme affublé d’un tel appendice ne pourrait pas respirer.

Ah ! La naïveté de la jeunesse !

D’élève, je changeai pour le rôle de professeur.

Le Rimpoché fit montre d’un éveil peu commun, eu égard à ma connaissance limitée des enfants. Mais aussi doué fût-il, la somme de ses connaissances passées s’était enfuie au moment de sa mort, ou de sa naissance. Tout était à réapprendre et je savais pour y être passé avant lui qu’une trentaine d’années, au minimum, seraient nécessaires à asseoir la base de ce qu’il avait été jadis.

Le Rimpoché quitta la terre de l’enfance, puis celle de l’adolescence. Il conserva adulte ce tempérament enjoué, et ses rires ensoleillèrent magnifiquement la vieillesse qui me gagnait.

Et puis vint le temps du départ. Toutes ces années d’enseignement passées au service de mon unique élève m’avaient comblé. Je n’étais pourtant nullement immortel et la mort s’annonçait. Ce genre de rendez-vous ne se diffère malheureusement pas.

— Tu reviendras et je t’enseignerai ce que tu m’as appris, maître Malhorne, me dit-il, après que je lui eus annoncé la nouvelle.

Comme je ne répondais rien, le Rimpoché devint grave.

— Ton service en ce monde n’est pas de revenir au même endroit, reprit-il enfin. Va, mon ami, et ne désespère jamais. Ce qui n’est pas clairement lisible arrivera pourtant. Adieu, Malhorne. Adieu, mon maître ! Puisse ta roue tourner éternellement !

Je partis par une belle et froide matinée. Mon vieux corps ne tiendrait pas plus de deux ou trois jours, j’en avais la certitude. Aussi agrandis-je mes pas pour forcer mon allure incertaine. Malgré tous mes efforts, je ne ressortis du canyon qu’à la fin du jour.

Le lendemain me mena au stupa qui, soixante ans plus tôt, m’avait protégé du vent en même temps que menacé du gel. Je me contentai de quelques gorgées d’eau fraîche et m’endormis au pied de l’édifice.

La rosée me réveilla très tôt. Une rosée givrante et vigoureuse, apportée par les ailes du printemps sur le point de naître. Une belle journée commençait.

Ma dernière journée sur la terre tibétaine.

Je rejoignis aussi vite que possible le col de basse altitude qui ouvrait l’Himalaya sur les vallées indiennes. Lorsque j’y parvins, le spectacle me coupa le souffle. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas vu autant de vert. C’était splendide. J’entendais autour de moi le bruit de nombreux torrents de montagne couler vers leur devenir. En bas, ils s’unissaient en rivière et fécondaient la vallée.

L’endroit me parut bon. Je quittai le chemin et pris la ligne de crête, qui montait fort heureusement très doucement. J’avais marché une heure à peine lorsque je vis en contrebas une haute pierre, dressée comme un menhir. Elle me servirait de dossier, et probablement de tombe.

J’y gravai maladroitement un heptagone et ne pus m’empêcher d’y ajouter une croix, sans doute par superstition. Ensuite, à bout de forces, je m’assis contre elle et me laissai enfin aller. L’heure approchait. Le soleil en fin de course basculait derrière la terre dans une immense gerbe de couleurs délavées. Cela aussi, il y avait soixante ans que je ne l’avais pas vu.

Malgré mes multiples expériences de ce moment, la mort réussit encore à me faire peur. Mon cœur battait la chamade et sans doute cela accéléra-t-il le processus.

Le soleil disparut dans les brumes qui rasaient l’horizon. Mon cerveau enregistra cette dernière image mais ma vieille poitrine ne se soulevait plus.

La vie passe ainsi.

Les jours s’écoulent comme des grains de poussière à travers l’entonnoir du sablier.

Au début, ils sont tellement nombreux qu’on s’imagine éternel. Alors, les gaspiller n’est rien.

Et puis on prend de la bouteille et il est temps de s’apercevoir que la vie est précieuse, que les jours sont comptés.

Parfois, on se prend à regretter, mais il est déjà trop tard et tout retour devenu impossible. La carcasse s’étiole, comme les vents d’automne emportent les feuilles vers la morsure de l’hiver. On aspire au repos et la braise d’antan devient un piètre feu, qui couve à peine.

Alors il est temps de mourir…