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La clairière où le Rimpoché avait élu domicile ressemblait à présent davantage à une aire de camping qu’à un ermitage. Plusieurs tentes de couleurs vives s’y dressaient et les arbres, qui délimitaient le pourtour de la clairière, servaient de tuteurs naturels pour tendre des cordes à linge.

En fin d’après-midi, une neige fine, tardive pour la saison, s’était abattue sur la région, précipitant le niveau de mercure en dessous de zéro.

Un feu brûlait joyeusement, projetant des gerbes d’étincelles vers la frondaison naissante. Des rondins de bois, disposés en cercle autour du foyer, servaient de sièges à la plus hétéroclite assemblée que l’on puisse imaginer.

— Ainsi, c’était vous, le joyeux équipage qui nous a dépassés vers midi en véhicule tout-terrain, dit Stuart Mac Conkey. Vous avez manqué de peu nous renverser.

— Si seulement nous avions su que vous veniez ici, nous nous serions arrêtées, lui rétorqua Kinuyo, visiblement désolée. Cela vous aurait évité une pénible marche de plus de vingt-cinq kilomètres.

— La marche n’est rien pour celui qui connaît son but, gronda la voix gutturale du Rimpoché.

— Nous n’en savions rien, rétorqua Stuart. Nous ne supposions qu’une chose, Acil et moi, c’est que nous n’en étions plus très éloignés…

Stuart n’osa pas poursuivre sa pensée plus avant. Arrivé en fin de journée dans la clairière, en compagnie d’Acil, ils avaient été accueillis sans réserve. Mais sans question ni éclaircissement non plus. Il ignorait d’ailleurs pourquoi exactement Acil et lui avaient marché de conserve, bifurquant sur les mêmes routes sans se concerter.

Pas une seule fois le nom de Malhorne n’avait été évoqué entre eux. Il n’était certain que de deux choses : Malhorne ne se trouvait pas loin et il pouvait compter sur ces récents compagnons comme sur des amis. Comment le savait-il ? Aucune importance à ses yeux, il le savait. C’était suffisant. Depuis cette étrange nuit où il avait entendu l’appel, Stuart se fiait moins à sa raison qu’à son cœur.

— J’ai une question qui me brûle les lèvres ! dit-il sans autre préambule. Pardonnez-moi mais je ne tiens plus. Notre rencontre est trop surréaliste pour conserver un quelconque protocole… Qu’est-ce que chacun d’entre vous fait ici ? Je veux dire, qu’est-ce que trois moines bouddhistes, un prêtre catholique, un enseignant kenyan et deux Japonaises peuvent avoir en commun pour partager cette nuit ?

Un frisson parcourut l’assemblée. Cette question, aussi attendue que redoutée, occupait les esprits depuis l’arrivée de chacun, exception faite du Rimpoché.

— Puisque je pose la question, je vais moi-même y répondre ! résonna à nouveau la voix du prêtre. Je suis venu pour répondre à l’appel de ma foi ! Ainsi qu’à l’image d’un ancêtre… Je suis venu aider Malhorne !

À l’évocation de ce nom, un soupir de soulagement passa sur la petite assemblée.

Assis aux côtés de Stuart, le Rimpoché prit la parole.

— Il est bon d’ouvrir nos esprits les uns aux autres. Notre prêtre a raison ! Jigmé et Tubten m’ont accompagné pour une raison analogue. À une différence près. Malhorne n’est pas un de mes ancêtres, Malhorne est un ami de longue date. De très longue date !

Kinuyo se racla la gorge. Les regards se braquèrent sur elle.

— Mon amie Machiko et moi sommes mandatées par notre famille, dit-elle d’une voix douce. Le culte des anciens fait durer la mémoire des générations. Malhorne est l’un des nôtres !

— Je n’ai jamais entendu parler de cet homme, émit timidement Acil, lorsque arriva son tour de parole.

Tous les regards convergèrent vers lui. Sa réponse résonnait dans l’air du soir avec l’incongruité du blasphème.

— Un songe m’a guidé jusqu’ici, bredouilla-t-il. L’esprit de mes ancêtres, ou la force de ma terre natale… C’est difficile à préciser. Je n’ai…

Acil n’acheva pas cette phrase. Conscient de la difficulté de faire admettre à son auditoire la raison de sa présence en ce lieu, à des milliers de kilomètres de son village, il extirpa un brandon du feu et entreprit de dessiner une figure dans la cendre mêlée de boue.

Après avoir terminé son travail, il l’éclaira du faisceau d’une lampe torche.

— La rencontre de l’esprit avec la matière, comme dit le vieux sage de mon village. Une figure géométrique… Un heptagone renfermant un cercle ! Ceci doit vous sembler obscur…

— Un même symbole est gravé sur la tombe d’un esclave affranchi, sur mon île ! intervint Kinuyo. Une tombe très ancienne que nous honorons à l’égal des nôtres !

— Les sept font partie de l’énigme, articula lentement le Rimpoché sans préciser davantage.

Acil se détendit alors. Même si la matérialisation de sa vision ne ressemblait pas à celle des autres, il savait à présent qu’un but unique les réunissait.

Une foule de questions se pressaient dans sa tête. Acil ignorait tout de ce Malhorne et voulait comprendre. Il s’apprêtait à parler lorsqu’un bruit provenant de la forêt les fit se retourner.

Une petite tête poilue, où deux yeux brillaient comme des billes transparentes dans la nuit, se détacha à la limite de la lumière dansante du foyer. Au centre de la fourrure, une tache blanche en forme de point d’exclamation séparait le crâne en deux parties sombres.

Le chat avança vers le groupe et poussa un miaulement joyeux.

Il grimpa sur les genoux du Rimpoché et se frotta contre le menton du moine. Puis il répéta cet affectueux manège avec chacun.

Lorsqu’il eut accompli le tour de l’assistance, il s’avança prudemment vers le feu et s’installa confortablement au centre de l’heptagone dessiné par Acil, à quelques centimètres des flammes. Du poitrail du chat s’éleva alors un extraordinaire ronronnement de bonheur animal.

— Tout est maintenant pour le mieux ! conclut le Rimpoché. Il sait que nous sommes réunis…