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Shannon se rhabilla et sortit de la cabine. Son ventre s’arrondissait si joliment qu’elle eut du mal à fermer le dernier bouton de son pantalon, pourtant quatre tailles au-dessus de sa garde-robe habituelle.
— Vous avez le bassin rêvé pour un accouchement en douceur, saviez-vous cela ? lui demanda le docteur Van Kriegs, le visage fendu d’un large sourire.
Shannon fit non de la tête et attendit la suite.
— On m’a recommandé de vous bichonner à partir de maintenant. Comme si j’avais l’habitude de vous torturer ! Enfin, ce doit être une nécessaire contrepartie à ma cadence de travail réputée…
— Pour ce que je fais ici… Si vous m’obligez à réduire encore mes activités, je vais devenir neurasthénique !
— Je comprends votre point de vue, la rassura Van Kriegs. Je ne pourrais pas, moi non plus, supporter de rester inactif.
— Il est toujours entendu qu’une fois la chose faite…
— Vous n’entendrez plus jamais parler de nous, c’est promis et, de plus, contractuel. Ne vous inquiétez pas pour ça ! Pensez plutôt à vous ménager…
— Avez-vous fixé une date ? s’enquit Shannon.
— Nous provoquerons l’accouchement dans un mois, si tout se passe bien d’ici là. Ainsi, l’enfant sortira encore plus facilement ! La vie n’est-elle pas aussi douce que possible ?
— Je vous le dirai lorsque ce sera fait, répondit Shannon, moins joviale à l’idée d’accoucher que le docteur ne semblait l’être. On n’appelle pas ça une table de travail, par hasard, non ?
— Allons, allons ! Avec une bonne péridurale, vous aurez la sensation de faire une séance d’abdominaux ! Un peu de sueur et d’énergie, rien de plus…
— Ce sont les hommes qui en parlent le mieux, à ce que je vois, le coupa-t-elle en riant de bon cœur. À demain, docteur Van Kriegs !
— À demain mon petit ! Et couchez-vous tôt. Le repos est source de sérénité et…
Shannon n’entendit pas la fin de la phrase. Elle avait appris, au cours des mois passés aux côtés du médecin, en quel danger on se trouvait si l’on restait passif devant ses monologues. La seule solution était la fuite. Ce n’était pas très poli, mais Shannon pensait qu’il continuait ses discours, sans s’apercevoir qu’il était seul.
Elle retourna en quelques pas dans son appartement et se fit couler un bain.
— Pas trop chauds, les bains !… entendait-elle encore dire Van Kriegs. C’est pas bon de se ramollir les chairs à votre âge !
Parle toujours, pensa-t-elle, ton histoire de température de bain doit concerner un tout autre sujet !
Shannon ajouta dans l’eau ses sels de bain favoris, puis elle disposa sur le lit une tenue plus élégante que ce pantalon grotesque.
Lorsque la mousse fut sur le point de déborder, Shannon ferma les robinets et se déshabilla.
Ensuite, elle rejoindrait Anita dans sa chambre et elles se prépareraient pour sortir. La veille déjà, un joli sourire au gardien de la porte d’entrée avait servi de sésame aux deux jeunes femmes. Ça avait été une soirée très réussie. Après sept mois passés entre les murs de la Fondation, le petit concert improvisé dans la forêt voisine leur avait paru une bulle d’oxygène. À vingt ans, on n’est pas prêt pour se terrer ! Et ce n’était pas la créature qui poussait dans son ventre qui allait y changer quelque chose.
Ce que les hommes peuvent être dociles, quand on sait y faire ! se dit-elle en se glissant dans l’eau délicieusement brûlante.
Une brume légère montait ce soir-là du sol tiédi par les premières chaleurs de mai. Franklin regardait par sa fenêtre ouverte les contours des bâtiments de la Fondation se tordre bizarrement sous l’effet optique de la condensation. Toutes les matières se ressemblaient, à présent, et les perspectives se fondaient en à-plats laiteux.
La brume envahissait autant son esprit que l’atmosphère. Elle tempérait le désarroi stupide dans lequel il avait la sensation de surnager. C’était presque parfait. Presque…
La décision des membres lui avait fait l’effet d’une douche froide.
Comment ne l’avait-il pas devinée plus tôt ! Comment s’était-il laissé berner aussi longtemps ! Une conversation qu’il avait eue des semaines auparavant avec Malhorne ne cessait de lui revenir. Il n’y a qu’une seule fin possible à tout cela. Je le savais avant même d’arriver ! Il doit être nécessaire d’en passer par là ! avait-il dit calmement.
Malhorne savait déjà et paraissait attendre ce dénouement avec philosophie.
Franklin n’avait même pas eu le cœur à dîner. La solitude de sa chambre lui convenait davantage.
Au spectacle mélancolique qu’il observait de sa fenêtre, Franklin préféra bientôt celui d’un roman. Une fiction lui permettrait peut-être de s’évader un moment du cours ténébreux de ses pensées.
Dès qu’il fut sorti de la réunion, Spencer regroupa ses hommes de confiance afin d’établir avec eux un plan d’action. Les idées les plus insensées lui avaient traversé la tête mais, gêné par les restrictions ordonnées par son patron, il s’était rabattu sur une voie médiane qui ne le satisfaisait pas entièrement. Spencer détestait par-dessus tout les compromis, quelle que soit leur nature, mais il ne pouvait pas contrevenir aux injonctions de Denis Craig.
— Enfumage de l’ennemi, déclenchement de feux aux abords de son périmètre et fausse propagande dans ses rangs ! Avec ça, si ces bandes de loqueteux résistent… Mais ça m’étonnerait.
Il distribua ensuite les rôles à chacun. Certains se chargeraient de déclencher un mouvement de foule en répandant des rumeurs d’incendies pendant que les autres allumeraient des petits feux de branchages. Le tout agrémenté par une importante quantité de fumigènes astucieusement placés, et le tour serait joué. La brume de chaleur les aiderait grandement dans la réussite de ce plan. Et puisque les éléments tournaient en leur faveur, Spencer n’avait plus aucun doute.
— On enverra aussi un hélico sur zone. Avec projecteur et diffusion d’un message de la police ! renchérit-il.
Puis il se tourna vers l’un de ses hommes, auquel il n’avait pas encore attribué de rôle dans son dispositif.
— Quant à toi, David, je suis désolé, mais tu ne seras pas de cette partie. Tu garderas l’entrée du bunker jusqu’à minuit. Personne ne doit approcher Malhorne, à part Denis Craig et moi-même. Est-ce clair ?
— Fort et clair, colonel ! brailla le dénommé David.
— Application immédiate de cette mission ! ordonna Spencer, ce qui envoya David au pas de course vers le bunker.
Le feutre du marqueur montait et descendait sur la paroi lisse du mur. Il décrivait de longues arabesques, virait à droite, puis à gauche. Il suffisait que la main de Malhorne lui applique une infime torsion pour que le trait s’épaississe ou, au contraire, devienne si fin qu’il en disparaissait dans la masse en béton. Lorsqu’il eut terminé sa prose, Malhorne recula d’un pas. Son travail le satisfaisait.
Il était temps de passer à l’étape suivante.
Il se déshabilla lentement, de façon méthodique. Chaque vêtement était plié et rangé avant qu’il n’enlève le suivant.
Enfin nu, Malhorne se contempla dans la glace. Il connaissait bien ce corps, sans l’avoir beaucoup usé ni abîmé. Il était fin et souple. Pas une trace de graisse superflue. Pourtant, au cours de cette existence, le sport n’avait pas été une priorité. Depuis ses jeunes années passées en Sibérie, il ne se souvenait pas en avoir pratiqué un seul. La dernière décennie, lentement égrenée auprès des bons soins du docteur Kibrov, lui avait permis de conserver cette silhouette de jeune homme.
Dommage ! Je n’aime pas gâcher…, pensa-t-il.
Puis il détourna son regard du miroir.
Cachée derrière les œuvres complètes du marquis de Sade, il attrapa une cordelette qu’il avait lui-même tressée à partir de bandes de draps découpés. Elle atteignait une longueur de trois mètres. C’était tout juste suffisant mais il n’avait plus le temps de la rallonger. Malhorne connaissait intuitivement l’urgence dans laquelle il se trouvait.
— Viens par ici, monsieur Pompon ! appela-t-il. J’espère que tout ira bien pour toi. Tu as été un bon compagnon.
Le chat se frotta contre ses jambes nues en poussant des miaulements inquiets. Malhorne le prit dans ses bras et lui parla à l’oreille. Il chuchotait des syllabes insensées, qui apaisèrent le félin rapidement. Puis il le reposa sur le lit, où monsieur Pompon s’endormit.
Malhorne poussa alors une table au centre de la pièce. Il posa une chaise par-dessus et monta sur l’édifice. Même ainsi juché, il n’atteignit le plafonnier qu’à bout de bras, ce qui le mit dans une position très inconfortable, à la limite du déséquilibre.
Il arracha le plafonnier et fit une boucle avec les fils dénudés. Puis il passa la cordelette dans la boucle et l’y arrima solidement. Enfin, à tâtons, Malhorne confectionna un nœud coulant à la seconde extrémité de la corde, et le passa autour de son cou.
Son cœur battait trop vite, bien trop vite pour ce qu’il voulait faire ensuite. Il se calma. Le rythme cardiaque chuta à soixante pulsations par minute, puis à cinquante, pour se stabiliser aux alentours de trente-cinq.
Une fois calmé et désangoissé, il concentra toutes ses énergies mentales. Il sonda les environs psychiques, à l’intérieur de la Fondation. Il n’allait pas au hasard, il cherchait quelque chose de précis. Il cherchait quelqu’un. La moindre des personnes et la plus importante de toutes en même temps. Une personne en devenir, qui n’avait pas encore de nom ni de préjugés. Il cherchait l’enfant…
Lorsqu’il l’eut trouvé, il l’appela à lui du plus fort qu’il put. Du plus fort qu’il eût jamais essayé. Puis, quand le contact mental fut établi au-delà de tout retour, il laissa faire l’enfant.
Que la nature te guide ! Ce chemin t’est connu…
Au moment d’agir, il hésita encore, une dernière fois.
… Et puis, je déteste mourir, pensa-t-il.
Maintenant !
Il lança une jambe droit devant lui et sauta dans le vide…
Un vent ténu enroulait la brume en volutes, qui partaient au ras du sol en direction de l’attroupement.
— Parfait ! murmura Spencer. Tout est de notre côté !
Moulé dans une combinaison plus noire que la nuit, la tête couverte d’un bonnet sombre et le visage maquillé à la façon des commandos, Spencer se fondait parfaitement dans les broussailles. Seuls ses yeux auraient pu le trahir.
Il dégrafa son sac à dos et sortit plusieurs fumigènes qu’il disposa autour de lui. À ses côtés, quatre de ses hommes faisaient de même. Ils placèrent ainsi des dizaines de fumigènes sur une longueur avoisinant la centaine de mètres. Certains devaient entrer en action immédiatement après leur allumage, d’autres disposaient d’un retardateur. Calé de minute en minute, le dispositif enfumerait la partie de la forêt où se trouvait la foule pendant une demi-heure.
— Bien plus que nécessaire ! se félicita Spencer en regroupant ses hommes.
Dans quatre minutes, ils allumeraient les feux censés donner crédit aux rumeurs propagées par le deuxième groupe d’intervention. Il ne restait plus longtemps à patienter.
Spencer était heureux. La nuit, cette tenue qui le collait intimement, la sensation légèrement piquante du maquillage de camouflage, le bonheur de retrouver en une fraction de seconde de vieux réflexes de déplacements silencieux, tout cela contribuait à libérer dans ses veines de petites décharges d’adrénaline, seule drogue à laquelle il succombait.
Une poignée de secondes avant que le temps prévu ne soit écoulé, l’un des hommes du deuxième groupe quitta la foule pour rejoindre le groupe.
— RAS ! rendit-il compte à son chef. Ils seront faciles à manipuler !
— Décrivez-moi la situation.
— Pas mal d’alcool et de drogues légères, je pense. Il y a deux attroupements principaux, autour de musiciens, des jeunes pour la plupart. Et un autre moindre. Des gens en prière, ou en transe, je ne sais pas très bien…
— Parfait ! conclut Spencer. On va pouvoir passer à l’action.
L’homme retourna se mêler à la foule.
Sur un signe de Spencer, ses coéquipiers se dispersèrent dans les broussailles. L’épaisse fumée des premiers fumigènes commença à envahir la forêt. Le vent, pratiquement tombé à ce moment-là, poussa vers la foule une muraille de vapeur blanchâtre, légèrement scintillante dans la nuit. Au travers de ce rideau impalpable, des débuts d’incendies se voyaient déjà.