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Des ondoiements vert vif se matérialisèrent au sommet de la résidence-colline de Denis Craig. Le soleil au zénith projeta l’ombre de son hélicoptère privé sur la croix blanche de l’aire d’atterrissage. L’appareil se posa doucement. Une porte coulissa, par laquelle Denis Craig sortit prestement. Puis il s’éloigna le dos courbé, attitude instinctive, bien qu’inutile au vu de la taille de l’hélicoptère, mais que toute personne sensée exécutait sous la menace de ce gigantesque sécateur. À distance respectable, il se retourna pour voir décoller le tout dernier modèle de la technologie CraigCopter. Il éprouva un sentiment de fierté lorsque le rotor accéléra et que les turbines se mirent à ronronner doucement. Le C22 était l’aboutissement de dix années de recherche, un bijou à l’état pur, le premier hélicoptère à franchir le mur du son. Invisible aux radars les plus sophistiqués, équipé d’un armement digne d’un croiseur, son ordinateur de bord était capable de vous ramener à bon port au travers d’une forêt ou d’une ville, à deux mètres du sol.

Le C22 disparut rapidement derrière l’horizon. Craig demeura immobile quelques instants. Tout ce qu’il embrassait du regard lui appartenait. Six mille hectares de collines boisées au milieu desquelles il avait posé sa maison, deux mille mètres carrés de marbre, de bois, de métal et de verre, encadrés par deux versants naturels et rafraîchis à la base par la Craig River. L’édifice reproduisait la forme d’une petite colline, percée d’une multitude de baies vitrées. Des arbres et des plantes variés couvraient ses pentes jusqu’au dernier quart de leur hauteur. La colline-résidence s’achevait à l’image de ses sœurs naturelles, par un tertre d’herbe épaisse où, seule marque humaine visible du ciel, une croix blanche indiquait l’aire d’atterrissage.

Son orgueil repu, Craig glissa une carte magnétique dans l’anfractuosité d’un rocher factice. Le contour d’une porte se dessina dans la masse puis, avec un bruit de succion, deux panneaux coulissèrent, dévoilant une petite cabine d’ascenseur. Craig descendit au deuxième sous-sol, dans l’abri antiatomique placé sous la rivière. Le luxueux bunker lui servait de bureau. Tout au moins en temps de paix, tant qu’aucune ogive destructrice ne sillonnait le ciel de la planète. Ce qui, pensait-il, n’était pas pour demain, malgré sa copieuse contribution à l’alourdissement du stock d’armes en tout genre.

Les portes de l’ascenseur coulissèrent à nouveau, au sous-sol cette fois, sans que Denis Craig pût réellement se rendre compte qu’il y ait eu un quelconque mouvement de la cabine, tant son mécanisme était doux. Les plafonniers s’allumèrent automatiquement dès qu’il esquissa un pas à l’intérieur de la pièce et le ronronnement familier de l’ordinateur parvint à ses oreilles.

— Bonjour Denis, dit au travers de la machine la voix reconstituée de Marlene Dietrich. Tu aurais dû me prévenir de ton arrivée, j’aurais passé une tenue plus aguichante.

Craig sourit de cet accueil programmé et attendu. Il aimait que les choses fussent comme elles devaient être. Comme il voulait qu’elles soient. Retrouver la voix de Dietrich en faisait partie. Il vouait une profonde admiration à cette prodigieuse actrice qui représentait l’un des rares fantasmes qu’il ne pourrait jamais s’offrir. Elle et Ava Gardner, dont les corps de déesse avaient hanté de rêveries érotiques les plus obscures de ses nuits. Au sein de ses nombreuses firmes, il avait repoussé bien au-delà des limites légales la technologie du clonage humain, mais les deux actrices étaient mortes trop tôt pour qu’il puisse en recueillir la moindre cellule vivante. Un regret qui le poursuivrait vraisemblablement jusqu’à la tombe.

Craig s’assit devant la console de l’ordinateur qui occupait le centre de la pièce. Il tapa sur le clavier une série de chiffres et patienta quelques instants. Le fin rayon d’un scanner affleura à la surface de sa pupille. Des rires d’enfants résonnèrent dans la pièce.

— Je n’avais aucun doute sur ton identité, Denis ! dit encore la voix de Marlene. Commande, et je t’obéirai !

Craig adorait cette illusion de totale soumission. Et encore plus l’impression de sincérité qui s’en dégageait.

— Rapport en mon absence ! intima-t-il.

Dans le fond de la pièce, les écrans d’un mur d’images s’allumèrent. L’ordinateur régla l’intensité des plafonniers en conséquence et entama son rapport. Rien de particulièrement notable. Une légère crue de la Craig River, stoppée par un pompage en amont, et l’arraisonnement d’un avion civil un peu trop insistant.

— Qui était-ce ? demanda Craig.

— Un certain Peter Yott, journaliste, accompagné d’un photographe. Ils ont tous les deux été raccompagnés aux limites du domaine par la force des armes.

— Rien d’autre ?

— Je te gardais le meilleur pour la fin. Tes nouveaux joujoux sont arrivés hier dans la matinée. Beaux spécimens, n’est-ce pas ?

Les visages tuméfiés des deux hôtes indésirables se fondirent dans de nouvelles images. On y voyait, en gros plans, trois paires de jambes descendre d’un hélicoptère et, empruntant le sentier de la colline-résidence, se diriger en de longues foulées élastiques vers les appartements du rez-de-chaussée, près de la piscine.

— Tu n’as rien de plus affriolant ? demanda Craig.

Un bref brouillard magnétique envahit l’image puis une vue de la piscine, où le trio féminin se prélassait, lui succéda. Les jeunes femmes étaient grandes, fines, sensuelles. Les lèvres épaisses et les seins lourds. Chacune d’origine ethnique différente mais correspondant aux canons esthétiques de Craig, au gré des dominances génétiques et des métissages hasardeux depuis le fond des âges. Trois superbes représentantes de leur genre, l’une africaine, l’autre eurasienne et la troisième slave.

Craig sentit un frisson remonter de son bas-ventre et irradier ses tripes et sa poitrine.

— Nous verrons ça plus tard, pensa-t-il. Où sont-elles actuellement ?

La voix de Marlene Dietrich se fit plus suave qu’à l’accoutumée.

— Ce que tu vois est le temps présent, Denis. Et je gage que tu vas encore préférer ces créatures à ta Marlene.

— Ne m’en veux pas, mon chou, mais j’ai parfois besoin de sentir le contact d’un corps ferme sous ma paume.

Fasciné par la grâce des trois corps parfaits, il laissa errer son regard sur le mur d’images, jusqu’à ce que Marlene le rappelle à la réalité en y substituant le logo de la Craig Incorporation.

— Retour sur terre, Denis, émit-elle d’une voix rieuse. Je suppose que tu n’es pas descendu me rendre visite uniquement pour jouer au voyeur ! Commande, et je t’obéirai !

— Tu as raison. Branche-toi sur le serveur personnel du père Fontorbe, en émission brouillée.

La communication via le réseau satellite fut établie immédiatement. L’image du père, vêtu d’une authentique soutane noire, remplaça le logo Vatican.com.

— Qui d’autre que vous peut bien me visiter sur mon e-mail en communication brouillée ? Comment allez-vous, Denis ?

— Bonjour mon père. Je vous remercie de vous soucier de ma santé. Je vais on ne peut mieux.

Le visage poupon du père Fontorbe se fendit d’un sourire généreux. Ce sourire devenu célèbre faisait croire à ses interlocuteurs qu’ils étaient à l’origine de cette joie bonhomme. C’était, venant après cette intelligence vive et froide qui l’animait, l’atout médiatique majeur dont le père usait avec largesse. Cette fausse joie communicative l’avait hissé au premier plan des responsabilités et des intrigues vaticanes, au poste de conseiller du Pape, attaché aux relations extérieures. Il suffisait de regarder le père Fontorbe sourire pour vous juger meilleur que nature et vous alléger le portefeuille de quelques dons aussitôt réinvestis pour le bien-être de votre âme. Le meilleur commercial de l’Église catholique romaine.

— En quoi puis-je vous être utile, mon cher Denis ? poursuivit-il sans se départir de ce sourire angélique.

— La Fondation Prométhée vient de lever un joli lièvre. Sans doute êtes-vous déjà au courant de l’affaire…

Le père hocha la tête, ce qui eut pour effet d’imprimer un mouvement de balancier au crucifix argenté qui ornait sa poitrine.

— C’est exact. La Congrégation des Pénitents Prieurs sur internet m’a rapporté les messages d’information et les avis de recherche que vous avez lancés. Mais je ne sais pour l’instant pas de quoi il s’agit. Vous ratissez large et de longue date. C’est la raison de votre appel, j’imagine.

— Tout juste, l’interrompit Craig. Votre business possède plus d’agences locales que les bureaux d’aide pour l’emploi du monde entier. S’il est une organisation ici-bas qui risque de posséder une trace de ce Malhorne, c’est bien la vôtre.

— Vous savez ce qu’on dit des voies du Seigneur…

— Je ne conteste pas la qualité d’impénétrabilité de votre patron, mais je n’en dirais pas autant en ce qui vous concerne… Sauf le respect que je vous dois…

Craig faisait allusion à certaines cassettes, enregistrées à l’insu du père, dans lesquelles il interprétait un rôle moins sacerdotal qu’à présent.

— Allons, allons, Denis. En arriverions-nous jamais à de telles extrémités ?

— Je ne le pense pas. Mais notez que c’est en partie entre vos mains, si vous me passez ce jeu de mots.

— J’y parviendrai, conclut-il en entremêlant ses doigts potelés. Je regrette de n’avoir pas été plus prudent ce jour-là.

— Il faut bien accumuler quelques erreurs pour ne pas garder la sensation d’une totale liberté en ce monde, mon père. Un peu de contrainte ne nuit pas, rajouta Craig sur un ton apaisant.

— Et pour en revenir à votre affaire ?

Craig se renversa au fond de son fauteuil, il touchait au but.

— Je veux que vous lanciez des recherches approfondies sur Malhorne dans vos archives, dans toutes les directions et dans le monde entier. De l’extrait de naissance ou de décès aux bans, en passant par les baptêmes et les communions. Je veux tout !

— Vous vous représentez la quantité d’hommes qu’il me faut pour un tel travail ? supplia presque le prêtre.

— Sans aucune difficulté ! Mais je n’ai pas la moindre crainte à ce sujet. Vous disposez d’une énorme troupe de bergers inemployés, faute de brebis nouvelles. Ça leur fera une saine occupation.

— Mais ce monde est vaste et l’humanité approche les huit milliards d’individus…

— Ils ne sont pas tous chrétiens, loin s’en faut. Je ne vous demande pas l’impossible, mon père. Contentez-vous de prospecter dans votre chapelle et je vous en serai reconnaissant.

— Il me faut plus d’informations pour que ces recherches soient rapides et je…

— Axez le début de vos recherches en Europe, xve et xvie siècle.

— C’est déjà beaucoup plus restreint, ironisa le père Fontorbe.

— C’est tout ce que je peux vous dire pour le moment. Vous en saurez davantage en temps voulu, soyez-en certain. Il y va également de mon intérêt que vous aboutissiez à quelque chose de tangible. À bientôt, père Fontorbe.

Craig coupa la communication alors que le père grognait un début de réponse, sans doute une protestation quelconque, mais il n’en connut jamais la teneur. Le logo de la Craig Incorporation avait remplacé l’image de l’homme d’Église.

— Ne te laisse pas trop tourner les sangs par ces créatures vieillissantes, Denis, lui dit la voix de Marlene alors qu’il quittait l’abri. Leur désir pour toi est factice.

 

Debout derrière une baie de verre teinté, Denis Craig se perdait dans la contemplation des trois jeunes femmes, allongées dans l’ombre à peine rafraîchissante d’un vieil acacia. Un vent chaud soufflait sur sa vallée, sans apporter le moindre réconfort aux corps. Cette chaleur devait provoquer une abondante sudation et ce n’était pas pour lui déplaire. De l’endroit où il se tenait, il ne pouvait pas le constater mais il savait que ces femmes à l’allure sophistiquée gagnaient en animalité par cette parure brillante, ce fin suaire de transpiration auquel il irait bientôt se mêler.

— Leur désir pour toi est factice se répéta-t-il.

Marlene faisait partie des ordinateurs à fonctionnement trinaire de la deuxième génération, reléguant au rang de vulgaires bouliers les computers de type binaire. Cette troisième possibilité d’écriture, assimilable à un hypothétique, avait décuplé la puissance et la rapidité de ces machines. Ce « peut-être » qu’elles maniaient dorénavant mieux qu’un enfant de dix ans, donnait ses lettres de noblesse à l’expression depuis longtemps usitée « d’intelligence artificielle ». Mais cela n’allait pas sans quelques perversions et Denis Craig se demanda si Marlene ne devenait pas réellement jalouse.

Et puis, tu te trompes. Leur désir n’est pas feint, il est conditionné, nuance ! pensa-t-il encore.

Et la nuance était de taille. Craig louait les services de ces jeunes femmes auprès d’agences spécialisées du monde entier. Elles se seraient de toutes façons prêtées au moindre de ses caprices, mais il voulait davantage que ce marchandage scabreux. Il voulait que ces femmes le désirent réellement.

Les agences de call-girls les livraient toujours au moins vingt-quatre heures avant son arrivée. Le temps nécessaire pour qu’agisse en profondeur un cocktail de chimie fine que le majordome additionnait à leurs repas. L’effet produit était invariablement réussi : chute des inhibitions comportementales et décuplement des pulsions sexuelles. Pour diriger leurs fantasmes exacerbés sur la personne de Craig, Marlene entrait en scène. L’ordinateur diffusait sur les innombrables écrans de la résidence des images subliminales de Craig dans des attitudes suggestives. Il lui suffisait alors de se montrer pour déclencher la liesse parmi ces femmes transformées en femelles surexcitées.

Il arrivait parfois que le plus grand de ses plaisirs soit justement de leur refuser l’objet de leur convoitise. Non pas l’argent qu’elles en retireraient, mais sa propre personne. Le plaisir malsain d’un homme trop puissant à qui rien n’était jamais refusé.

Craig pria le personnel de la résidence de se retirer et se déshabilla entièrement. Il plongea dans la piscine, la traversa en apnée pour en ressortir du côté où le trio se tenait allongé. Elles l’attendaient, les paupières mi-closes, engourdies par la chaleur et la profondeur de leurs rêves. Le corps ruisselant, il fit dégoutter de ses doigts écartés une pluie de perles transparentes sur les reins de l’Eurasienne, allongée au milieu. Son petit postérieur se convulsa à plusieurs reprises lorsqu’il étala de sa main fraîche les gouttes réunies dans le creux de sa cambrure. Craig s’agenouilla près d’elle et l’attira vers lui. Il n’eut pas à la forcer. D’elle-même, elle saisit son sexe déjà orgueilleux et l’engloutit à pleine bouche. Un musc enivrant montait de l’entrecuisse de la jeune femme, qui commençait à se trémousser de tout son corps. Craig se laissa tomber en arrière, attirant vers lui la femme noire dont les lèvres charnues rejoignirent aussitôt les siennes. La troisième call-girl ne se fit pas prier. Bientôt, les quatre corps n’en firent plus qu’un.