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Vous êtes certaine que tout va bien, Tara ? demanda le barman.
— Oui, oui, Max ! Ne vous inquiétez pas pour moi. Je suis juste un peu fatiguée, répondit-elle avec un sourire forcé.
Fallait-il qu’elle soit nerveuse pour que cela se voie à ce point, pensa-t-elle.
» Tara, ma fille, reprends-toi, et vite !
Elle commanda un deuxième scotch et alluma une cigarette. Lorsqu’elle « ramait » sur un dossier, Tara aimait venir dans ce bar. L’ambiance feutrée, deux ou trois verres d’alcool selon le cas et une salle pas trop remplie lui permettaient de faire le point. Elle inspira profondément la fumée. La nicotine la calmait. Le geste de fumer aussi, probablement.
La semaine n’avait pas été plus fameuse que les précédentes. Franklin Adamov s’était volatilisé, purement et simplement. Aucune trace de lui à l’université ni dans son appartement. Sa messagerie saturée ne prenait même plus un appel.
— Congé sans solde, ma petite dame ! lui avait-on répondu à l’université. Le professeur Adamov n’a pas encore indiqué la date de son retour. Repassez donc le mois prochain, on en saura peut-être davantage ! Je peux aussi vous mettre en rapport avec son remplaçant, s’il peut faire quelque chose pour vous.
C’est ça, ma cocotte ! Je n’ai que ça à faire ! avait pensé Tara.
Mais au lieu de le lui faire savoir, elle avait remercié la secrétaire chaleureusement, appuyant ses mots par un vrai beau sourire, et lui avait laissé sa carte de visite.
Règle numéro un : toujours faire croire à son interlocuteur qu’il est important.
Règle numéro deux : être sympathique, l’interlocuteur en question peut se révéler précieux, dans un jour, un mois ou un an. D’où l’importance de s’adapter le plus vite possible à l’image qu’il se fait de la sympathie.
— Porter l’habit du moine face à un moine est la meilleure approche pour recueillir des informations, mon petit ! répétait Axel Marcussen, son rédacteur en chef. Si tu considères ce principe comme le paroxysme de l’hypocrisie, change de métier ! Sinon, avec ta jolie petite gueule d’amour et une cervelle qui semble bien tourner, tu as de l’avenir dans mon journal !
Cette conversation datait de son arrivée à l’Independent, sept ans plus tôt. Tara avait rapidement reconnu en Marcussen le mentor dont elle avait besoin, elle, la jeune stagiaire.
Axel Marcussen s’exprimait par postulats. Vous étiez d’accord avec sa procédure et tout allait bien. Dans le cas contraire, les autres journaux ne manquaient pas. Certains à l’Independent le considéraient comme un despote, parfois à juste raison, mais c’était aussi un homme droit et un grand professionnel. Tara négligea ses mauvais côtés, au prix certains jours d’engueulades épicées, pour apprendre dans son sillage les ficelles du métier.
Lorsque Franklin Adamov avait rapporté d’Amazonie un récit qui sentait la chasse au trésor, Marcussen s’était empressé de lui confier ce dossier, à charge pour elle d’aboutir sur une belle série d’articles.
— Tu ne le lâches plus d’un pouce, c’est clair ! Et si tu dois pour ça coucher sur son paillasson, emporte un sac de couchage, mais fais-le ! lui avait dit son patron.
Et elle s’était exécutée. Seulement, pour des raisons qui lui échappaient encore, l’ethnologue ne donnait plus signe de vie.
Son appel à la Fondation Prométhée ne l’avait guère plus avancée.
— Je ne suis pas autorisé à communiquer le nom du personnel de la Fondation, mademoiselle, lui avait seriné son interlocuteur.
Impossible de laisser un message. Impossible, impossible…
Elle se heurtait sempiternellement à ce mot, et cela l’excitait et la déprimait en même temps.
Ils avaient pourtant passé un dîner très agréable. L’ethnologue lui avait même promis de la tenir au courant… Mais leur rencontre remontait à plusieurs mois.
Marcussen lui avait mis d’autres sujets en main, sans pour autant perdre de vue Adamov et sa découverte. Il ne supportait pas qu’un de ses journalistes tourne en rond.
— Ne lâche pas l’affaire ! lui répétait-il presque chaque semaine. S’il a disparu de la circulation, c’est que son histoire de statue est encore plus intéressante qu’on ne l’imagine, alors débrouille-toi pour le retrouver.
En général, Tara jaugeait assez bien ses contemporains. Elle avait cru déceler chez Adamov les traits du parfait honnête homme. Pourtant !… Quelque chose clochait, sans qu’elle parvienne à définir quoi.
Un homme vint s’asseoir au comptoir, juste à côté d’elle. Tara ne détourna pas la tête mais jura suffisamment fort.
— Alors, ma belle ! susurra-t-il. C’est pas bien de rester seule à votre âge.
Tara s’étrangla à moitié. La gorgée de scotch s’était perdue quelque part entre la trachée et l’œsophage.
— Allez, décoince ! Ce n’est que moi, s’excusa-t-il.
— Salut, Tony. Tu sais que tu as failli me tuer avec tes âneries ?
— On m’a dit à ton bureau que je te trouverais certainement ici ! Que se passe-t-il, tu nous fais un coup de déprime ?
— Ouais, un truc du genre. Tu as obtenu des informations sur ce que je t’ai demandé ?
— Eh bien ! Si je comprends, on verra plus tard pour les plaisanteries galantes. J’ai ce que tu voulais. Ou plutôt, je n’ai rien, mais c’est une réponse malgré tout !
Tara observa un temps d’arrêt. Elle s’attendait à un nouvel « impossible ».
— Raconte ! demanda-t-elle.
— Rien de plus facile. J’ai sorti tout ce qu’on possède au central sur ce Franklin Adamov. Mis à part un permis de conduire et des demandes de visa, c’est le noir complet. Il va de soi que je ne t’ai rien dit, comme d’habitude.
— Je ne m’attendais pas non plus à ce que tu me sortes le dossier d’un truand, dit-elle en se forçant à sourire.
— J’ai donc pris sur moi d’effectuer des recherches sur ses mouvements bancaires. J’espère que tu n’oublieras pas ce gros effort que j’ai fait pour toi. Figure-toi que ce petit contribuable a versé dernièrement pas moins de cent mille dollars sur son compte courant.
— Pas mal ! s’écria Tara. Et quoi d’autre ?
— Pendant une semaine après ce gros virement, il y a des traces en Floride, puis en Louisiane. Ensuite, motels et pleins d’essence jusqu’ici. Si tu veux mon avis, ton copain s’est offert des vacances.
Tara dédaigna la pique. Pour une fois, Tony avait eu une riche idée. Ce qui, chez le policier quadragénaire, relevait de l’acte rarissime.
— Autre chose, Tony ? demanda-t-elle sans montrer l’intérêt qui montait en elle.
— Non ! Depuis des semaines, plus la moindre trace. Pas même un retrait en espèces. Après sa virée, ton pote a dû se retirer du monde pour vivre une expérience extatique !
Et il ponctua sa plaisanterie par un gros rire plein de sous-entendus.
Tara lui offrit un verre, tout en réfléchissant aux implications de ses renseignements.
— Tony, rends-moi un autre service, tu seras un chou ! lui dit-elle, se forçant à adopter un ton plus câlin. Essaie de me trouver des informations sur la Fondation Prométhée. Tu te rappelleras ?
— N’aie crainte, ma belle, répondit-il sur un ton plus crâneur qu’authentique. Y en a là-dedans !
— Ça ! Je n’en doute pas, rit-elle en se levant. Excuse-moi, Tony. Je dois retourner au journal !