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« Accomplis chaque acte de ta vie comme s’il
devait être le dernier. »
MARC AURÉLE, Pensées (IIe siècle)
Ce fut une horreur indescriptible.
L’acier froid s’est enfoncé à la base de ma nuque.
Tchac !
La foule entassée sur le parvis hurle.
Peut-être Harold est-il là, quelque part dans cette liesse, invisible et anonyme.
Je me souviendrai de ce bruit sec tout au long de mes existences à venir.
La veuve emporte dans sa chute le poids de mon corps, sectionne la moelle, découvre les tendons et la colonne.
À mon tour d’éclabousser les premiers rangs de mon sang devenu source jaillissante.
Hélas ! La vie ne s’évanouit pas tout de suite.
Il demeure dans le cerveau suffisamment de sang frais, suffisamment d’oxygène.
Une dernière fois mes paupières chassent la poussière de Paris de la surface déjà vitreuse de mes cristallins inutiles.
Ma tête rebondit une première fois sur le panier trop plein.
Puis sur le bois de l’échafaud.
C’est invraisemblable mais je le ressens parfaitement.
Sur l’échafaud, ma tête privée de bras et de jambes tourne comme une toupie, affolée.
Un défaut entre deux lattes de plancher et la voilà qui s’en va rejoindre le public. Ça fait rire les habitués et crier les enfants. Quelqu’un surgit derrière et envoie ce qui reste de moi voltiger dans les airs, d’un violent coup de pied.
Dernière douleur.
Depuis combien de temps cela dure-t-il ?
Une minute, deux minutes peut-être ? Sans doute pas davantage.
Le ciel s’obscurcit, mes oreilles se fanent. Je ne ressens plus la froidure du pavé.
Je ne ressens plus rien du tout. Mes sens se sont éteints. Il ne demeure plus de l’étincelle de la conscience que la perception d’être.
Un cerveau enfermé dans un crâne insensible, sourd, aveugle et muet.
Bientôt, jamais assez, mon sang coule dans le caniveau, ma vie part rejoindre les égouts…
Ce que j’aime bien quand il neige, c’est de rester dehors pour gober des flocons. Ça n’a pas de goût, mais c’est rigolo. Si vous mangez une poignée de neige, vous avez l’impression d’étouffer, et puis plus rien, disparu, comme ça !
Je comprends pas pourquoi, alors je recommence toujours. Jusqu’à ce que maman sorte et me crie dessus.
Elle dit comme ça :
— Jojo, arrête tout de suite sinon tu vas encore avoir la diarrhée !
Alors, j’arrête. Et puis le lendemain je recommence.
Et lorsqu’en été, le vent tiède murmure au travers du feuillage, j’entends le chant des bois. Alors je suis vraiment heureux. Je lève les yeux au ciel et je ris. Je ris si fort que la terre paraît trembler, si fort que ma mère me gronde.
— Jojo, elle me dit. Va pas encore t’esbicher à tourner comme un fou. Tu es trop grand pour jouer à ça !
Elle ne comprend pas, maman. C’est bon de se saouler de rire sous les arbres du pré.
Mais elle est si gentille, alors, je lui dis rien. C’est pas comme certains ! Ils me traitent de débile. Enfin, les plus braves.
Pour d’autres, je suis un monstre. Les femmes enceintes me fuient. Elles ont peur que je les contamine. Une fois, j’ai même reçu des cailloux parce qu’une vache du village voisin avait mis bas un veau comme moi.
Et puis, il y a mon père. Lui aussi il est méchant avec moi. Aussi avec ma mère ! Souvent, il lui dit comme ça qu’elle a le ventre endiablé à cause de moi. Du coup, moi, je suis le fils du diable alors ! Des fois, quand les gens m’embêtent, je leur dis. Ça ne rate jamais quand je leur parle de mon père à cornes. Ils se signent et s’en vont bien vite. Et moi dans mon coin, je rigole.
Souvent, je pleure aussi. Parce qu’ils sont méchants. Et puis j’oublie.
J’oublie vite, alors c’est pas si grave.
J’aime bien les papillons aussi ! C’est tout léger et c’est très beau. Je me rappelle d’une fois où j’en avais attrapé plusieurs pour les mettre dans une boîte. J’étais très content, mais le lendemain, ils étaient tous morts. Si bien que, finalement, j’étais très triste.
Maman m’a expliqué que les papillons, ça ne vit qu’une seule journée. Depuis, je n’ai plus jamais recommencé. C’est marrant mais il y a des choses dont je me rappelle et d’autres pas.
Les papillons, je préfère les regarder voler tout seuls, comme ça ils peuvent avoir des fiancées.
Moi aussi j’ai une fiancée !
Il n’y a pas bien longtemps, mais c’est fait.
Elle s’appelle Hélène. Elle habite à Mantes, c’est un village à côté. Les gens disent qu’elle aussi elle est pas normale, mais pas autant que moi. Souvent elle reste debout, immobile et les yeux dans le vague, la bouche légèrement entrouverte, parfois des heures entières. La plupart du temps, elle s’amuse à faire voler son mouchoir dans le vent et je ne comprends pas pourquoi les autres se moquent d’elle.
Moi, je la trouve très belle. Et j’aime bien la regarder.
Je l’ai même embrassée. J’ai trouvé ça bizarre mais il fallait le faire. C’est à ça qu’on voit si on est fiancé ou pas, quand on s’embrasse.
Avant-hier, on a même essayé de faire autre chose mais je n’y suis pas arrivé. Tant pis, on recommencera.
Et on a recommencé !
C’était mouillé et chaud, avec une odeur un peu écœurante en plus. Et comme Hélène riait aux anges, j’ai fait pareil. Finalement, ça a été très agréable. Alors, on l’a refait parce que moi, je sentais bien qu’il devait se passer quelque chose d’autre. C’est arrivé au bout de trois fois ! Tout à coup, j’ai eu l’impression de me vider en elle. Et en même temps, je volais comme les oiseaux, c’était divin.
— Jojo, t’as l’air bizarre ! elle m’a dit juste après.
Malhorne se réveillait. Ça devait se voir dans les yeux de Jojo.
Je me suis doucement retiré d’Hélène et puis je l’ai fixée intensément.
Elle était vraiment très jolie. Pour ça, les gars des villages alentour prenaient un point. Mais elle n’était pas que cela. Ce petit bout de femme totalement écervelée recelait tant de douceur, de générosité et d’innocence qu’elle en devenait lumineuse, et sa beauté plastique devenait secondaire. Mes vies précédentes m’avaient appris à ne pas m’arrêter aux apparences. Ni à ses reflets.
Je suis sorti de l’abri pour bestiaux, dans lequel nous avions établi notre nid d’amour, pendant qu’Hélène se laissait glisser vers le sommeil.
Dehors, le soleil déclinait dans des variantes rouge-orangé. Le pré où paissaient des charolaises descendait doucement vers la Seine, dessinant au bord de l’eau une sorte de plage de pelouse grasse. La pente du terrain guida mes pas vers l’onde. Le courant massif et lent emporta mon regard vers une quête de cohérence.
Pour la deuxième fois de mon histoire, je ne digérais pas immédiatement mon retour. Jojo était choqué de se savoir si important et Malhorne tentait d’incorporer à sa statue intérieure la curieuse humanité d’un mongolien.
Jojo regardait le monde au travers d’un regard neuf, plein d’une intention poétique, sans cesse habité d’une inégalable joie de vivre. Sans doute était-ce cela qui clochait. Cet optimisme invétéré contre lequel les vents et les marées de la terre entière se seraient brisés sans résultat. Mais ce qui se transformait chez Jojo en naïveté, immanquablement utilisée par les autres, devait m’apporter l’allant qui parfois m’avait manqué par le passé. Je renaissais avec la volonté de faire.
Mon regard revint du lointain à contre-courant. Sans doute avait-il goûté aux premiers effluves salés de l’océan, car l’image de Morgane s’imposa à mon esprit sans que j’en sus la cause. Bien des années nous séparaient, mais j’avais la certitude aveugle qu’elle vivait toujours. Là-bas, au bout de ce fleuve, dans les lointaines Amériques.
Je tournai le dos à l’onde pour remonter vers Hélène lorsque j’entendis ses appels, à moitié étouffés par la déclivité.
— T’étais où, Jojo ? me dit-elle en se jetant dans mes bras. Tu dois pas partir comme ça ! Tu dois dire d’abord !
Avec d’infinies précautions, je la repoussai pour la regarder.
— Écoute-moi, Hélène, lui dis-je sur un ton qu’elle ne reconnut pas. Tu as confiance en moi, n’est-ce pas ?
— Mais qu’est-ce qui t’arrive, Jojo ? On dirait que c’est pas toi.
— C’est moi, je t’assure !
— Qu’est-ce t’es allé faire en bas ? ajouta-t-elle en lançant vers le fleuve un regard suspicieux.
— Réponds-moi Hélène, c’est important ! As-tu confiance en moi ?
Elle hocha la tête, comme une petite fille de vingt-quatre ou vingt-cinq ans.
— Je vais partir d’ici. Aujourd’hui même ! Veux-tu venir avec moi ?
— Tu veux aller où ?
— Loin d’ici ! Très loin d’ici !
— Et tu reviendras pas ? Hein ?
— Exactement, je ne reviendrai sans doute jamais. Alors, tu viens ?
Hélène regarda ses pieds quelques instants, le visage fermé par un effort de réflexion. Puis, comme si ses souliers lui avaient soufflé la réponse, elle releva la tête
— D’accord ! Mais d’abord, on retourne dans la cabane !
Deux jours plus tard, nous arrivions à Paris, par les chemins de halage qui longent la Seine. Je m’enquis aussitôt des bateaux en partance, de leurs destinations et de leurs tarifs. Cela ne fut pas chose facile. Aux yeux de beaucoup, je n’avais pas un aspect convenable. Je réussis malgré tout à obtenir l’information voulue et rejoignis Hélène, sous une pluie de quolibets imbéciles. Le Soleil d’Austerlitz, prochain navire à destination d’outre-Atlantique, appareillait sous un mois. Ce qui nous laissait sans doute le temps de gagner le prix de deux billets, aller simple.
Bien sûr, je ne dénichais que des travaux de manutentionnaire. Fût-il moine bouddhiste, compagnon de Saint-Jacques ou vénérable chaman kayapo, quelle brillante occupation pourrait-on confier à un trisomique ? Si ce n’est de soulever des charges ! Mais n’allez pas leur jeter la pierre, elle risquerait de vous revenir !
M’auriez-vous pris au sérieux si à ma place se tenait un bonhomme à la langue trop épaisse pour articuler correctement, aux bras trapus et trop courts, au faciès obtus, à la bouche jamais assez fermée pour retenir un trop-plein de salive ? Auriez-vous ainsi dépensé sans compter pour enregistrer chacun de mes faits et gestes, la moindre de mes paroles et jusqu’au plus inintelligible de mes grognements ?
Hélène gagna son pain dans une blanchisserie. Elle me retrouvait le soir, éreintée, les mains déformées par l’eau et le savon, méconnaissables tant les chairs blanchies et gonflées unissaient les doigts en une boule informe et peu ragoûtante.
À nous deux, nous pouvions espérer réunir la somme nécessaire en peu de temps. À la condition de prendre un autre bateau et surtout, en ne louant une chambre meublée qu’une fois par semaine, pour s’assurer de temps à autre une vraie nuit confortable. Aussi dormions-nous où nous pouvions. La paille infestée de parasites des relais de poste nous accueillait parfois et les bancs des églises nous cassaient les reins plus souvent que nous ne le goûtions. Mais la majeure partie de nos nuits, nous les passâmes sous les ponts de Paris, en compagnie des gueux, des boiteux et des estropiés des guerres européennes.
De cette façon, en un mois, nous avions réuni suffisamment d’argent pour acheter deux sauf-conduits pour la Louisiane. Dix jours nous séparaient encore du départ. Nous travaillâmes donc un peu moins et mîmes à profit le temps restant pour nous distraire.
C’est ainsi qu’au fil des conversations glanées au hasard des bistrots, je comblais peu à peu le trou de mémoire de Jojo. Cet heureux homme n’avait jamais rien entendu aux nouvelles de Paris. Il ne se préoccupait que des fleurs et des papillons.
J’appris donc la fin du roi Louis le seizième, avec un frisson dans l’échine, souvenir mordant de mon dernier trépas, et dus me persuader du bon fonctionnement de mes oreilles lorsque deux anciens grognards s’empoignèrent sur les qualités de stratège de leur empereur Napoléon.
Cela m’amena bien des réflexions sur la versatilité des hommes.
Un soir, alors que ma journée de labeur s’achevait par un bénéfice substantiel, j’emmenai Hélène à la fête des Loges, afin qu’à notre tour, nous participions à un jeu de massacre. En qualité de massacreur, pour une fois.
Hélène voulut visiter le stand des monstres de foire.
— Tu ne crains pas qu’ils nous gardent ? lui demandai-je en riant.
— Pourquoi Jojo ? chouina-t-elle, avec une telle expression de candeur qu’elle ne pouvait être feinte.
— Parce que nous sommes trop beaux, peut-être, mentis-je gentiment. Va pour les monstres de foire. Alors, qu’avons-nous là ?
Sur des panneaux en bois peint s’étalaient les représentations grossières d’êtres monstrueux, promesses plus ou moins attractives de ce que l’on pouvait découvrir à l’intérieur. Une femme à deux têtes, un homme gorille et son contingent d’homologues à poils et à plumes, les incontournables siamois et les avaleurs de sabres.
Hélène se décida pour l’homme gorille. Elle piétinait sur place. À croire que la promesse de voir une extravagante pilosité l’excitait terriblement. J’optai pour ma part pour le sorcier fossile. L’appellation ne me disait trop rien, et cela justement titillait ma curiosité.
Comme nous étions sur le point d’entrer, le taulier nous barra le chemin.
— Allez donc voir plus loin si vous trouvez pas vot’ bonheur. Vous me feriez fuir les clients, ma parole !
Et là-dessus, il s’apprêta à me botter l’arrière-train.
Je ne répondis rien mais ouvris une main, découvrant une belle pièce d’argent.
— Si tu me prends par les sentiments, alors !
Hélène pénétra tout de suite dans la galerie des monstres, qui se visitait en masse, tandis que je patientais devant la porte accédant au sorcier fossile, qui ne recevait qu’une personne à la fois.
La porte s’ouvrit bientôt sur le passage d’une femme rondelette qui ouvrait des yeux étonnés en grommelant des mots incompréhensibles.
— Entre ! m’invita une voix. Oublie le malheur de ta naissance, homme déformé, et viens connaître ton devenir.
Le taulier, ou l’un de ses sbires, avait certainement prévenu ce fameux sorcier de mon apparence pour m’épater ou me troubler d’entrée de jeu.
Cela commençait à m’amuser, alors je rentrai dans la pièce avec sur le visage un petit rictus de peur religieuse.
Il traînait dans l’air des volutes d’encens bleu-gris qui renforçaient l’impression de calme créée par l’absence d’ouverture et la lumière tamisée d’une lampe à pétrole. Des tapis recouvraient la pièce du sol au plafond et quelques couteaux tarabiscotés, aux lames drôlement incurvées, faisaient office de décoration.
Assis par terre devant une table basse d’inspiration orientale, un être poilu, entièrement roux, concentrait son attention sur un jeu de tarot égyptien. Apparemment, il ne portait pas de vêtements, et n’en avait nul besoin car cheveux et barbe mêlés descendaient si bien le long de son buste qu’ils en couvraient la totalité. À l’exception de la bouche, du nez et du pourtour des yeux, on ne voyait pas davantage de peau sur cet homme que sur un lévrier afghan. Son appellation de sorcier fossile lui venait probablement de cette pilosité hirsute, car il ressemblait à l’image de l’homme des cavernes qui courait à cette époque.
D’un geste, qui révéla un bras dénudé, il m’invita à m’asseoir face à lui.
— Qu’es-tu venu chercher ici ? Serait-ce la cause de ta difformité ? me demanda-t-il sans même relever la tête. Je connais les réponses, petit homme ! La science du tarot est l’écriture des sages, qu’il faut apprendre à décrypter.
Il réunit les cartes en un tas, tout en baragouinant dans un mélange d’anglais un peu guttural, de latin et de gaélique une série d’incantations, sans doute apprises par cœur.
Par la mémoire de Morgane et le sang de Merlin, cartes sacrées, montrez-moi le Graal de cet homme, répétait-il dans ce mélange absurde d’idiomes que je connaissais fort bien.
À court d’idées, car en somme, je n’attendais aucune révélation de cet imposteur, je m’entendis lui répondre :
— Demande à tes cartes le secret de la vie !
Il releva la tête vivement, et je découvris une paire d’yeux malins tapis derrière d’épais sourcils, tout autant broussailleux que le reste.
Grands dieux, me dis-je. Mais, ce regard !…
Avant que je puisse dire quoi que ce soit, le sorcier se leva pour fouiller dans un petit coffre que je n’avais pas vu. Quand je dis « se leva », c’est à défaut de connaître l’expression qui aurait davantage convenu à cette façon unique de se déplacer. Le gaillard était cul-de-jatte, si bien qu’il marchait sur les mains en se servant de son buste comme d’un balancier.
Je retins un cri de surprise, puis un sourire, car là encore, on ne voyait que des poils, et ce buste chevelu, dodelinant sur deux bras couverts de taches de rousseur, avait quelque chose de comique.
— Le secret de la vie, rien que ça ! Je t’en ficherai moi, du secret de la vie ! dit-il en se « rasseyant ».
Il fit alors trois tas de cartes qu’il disposa devant moi, puis me demanda d’en retourner autant que je le voulais, à concurrence de neuf. Je m’exécutai sans quitter ses yeux du regard, pour m’assurer que je n’avais pas eu la berlue.
Lorsque j’eus terminé de retourner les cartes, je n’avais plus aucun doute sur l’identité de mon interlocuteur.
— Bien. Pose-moi ta première question !
Toi, mon gaillard, tu ne vas pas être déçu du voyage ! pensai-je, me forçant à rester sérieux.
— On t’aurait guillotiné à l’envers, Harold ? demandai-je alors. Mais tu n’as pas perdu ta tête !
Ce fut à son tour d’ouvrir des yeux ronds.
— Qui es-tu, vaurien ?
— Serait-ce à moi de répondre aux questions, maudit Irlandais ? Tu dois pourtant avoir de l’expérience avec le jeu des devinettes. Et puis, maintenant que tu es un sorcier, tu n’auras peut-être plus de mal à croire ce que tu dénigrais hier !
Il arrondit une bouche stupéfaite, mais aucun son n’en sortit.
— Qu’est devenu Mangin, ce saligaud qui m’a vendu à la veuve ? Et ces gueuletons qu’on se payait au Cheval blanc ! Tu ne vas pas me dire que tu as oublié les meilleures tripes de Montmartre ?
— Mais, que…, se crut-il intelligent de préciser.
Il lui fallait un électrochoc et je me proposais de le lui servir.
— Je t’ai dit il y a une bonne vingtaine d’années que je n’étais pas seulement ce que je laissais paraître. Sacré nom de Dieu ! Il y a du granit dans cette caboche-là ! Je ne suis pas uniquement le baveux que tu vois, Harold Mac Conkey ! Je suis Malhorne, de retour. Dans un corps que je n’ai pas choisi, pas plus que les précédents, du reste. Et si tu veux mon avis, au moins, avec la trogne que j’ai cette fois-ci, on me fout une paix royale !
Harold écarquilla les yeux, ouvrit encore plus grand sa bouche, où ne traînaient plus que de rares chicots jaunâtres et tomba, inanimé, à la renverse.
Le taulier du petit théâtre des monstres fit irruption dans la pièce au moment précis ou la tête d’Harold heurtait le tapis.
— Foutredieu ! hurla-t-il. Qu’est-ce qui m’a foutu un merdier pareil ?
Il était temps de jouer mon rôle de trisomique. En tout cas, celui auquel s’attendait ce taulier ventripotent.
— Pas moi ! Pas moi ! criai-je en bavouillant un peu. Pas le bâton !
Ma réaction pitoyable déstabilisa le forain un moment. Il se contenta de rugir. Mais la tête d’Hélène apparut dans l’encadrement de la porte, bientôt rejointe par d’autres, anonymes. C’en était trop pour le taulier.
— Allez, ouste les deux débiles ! Du vent !
S’il ne s’était adressé qu’à moi seul, passe encore. Mais, traiter Hélène de débile, même si c’était indéniable, était plus que je ne pouvais tolérer.
Je ne ressemblais peut-être pas à grand-chose, mais ma carrure et mes poings serrés pouvaient, s’il le fallait, impressionner un adversaire.
— J’ vas vous envoyer la maréchaussée, moi ! cria le taulier sur un ton plus haut. On va bien voir si deux débiles vont faire la loi chez moi !
Et il disparut bien vite, sitôt sa phrase achevée.
— Quoi n’y passe, Jojo ? tinta la voix d’Hélène.
— Laisse ! Attends-moi dehors !
Je devais agir rapidement. Le taulier reviendrait à coup sûr accompagné par deux gendarmes.
En trois enjambées, je me trouvais au-dessus d’Harold, toujours évanoui.
— Réveille-toi, cossard ! lui dis-je rudement, accompagnant la parole de quelques gifles bien senties. T’es toujours aussi fainéant. Dès qu’on a besoin de toi, tu te défiles.
Comme, faute de place, je le giflais à même la barbe, je ne pus constater si des couleurs lui revenaient. Harold ouvrit à moitié un œil, puis l’autre.
— Alors, les Muses t’ont-elles bien conseillé ?
— Bo…, bo…, bégaya-t-il enfin.
— Bo quoi ? le pressai-je. Bonjour ? C’est tout ce que tu trouves à me dire ? Pas très original, après une aussi longue absence !
— Non, pas bonjour. Bo…, bonne année !
Et, satisfait de lui, Harold conclut sa phrase par un sourire benoît.
Sans lui demander son avis, je l’emportai dans mes bras et sortis rejoindre Hélène. Puis nous nous mélangeâmes à la foule sans apercevoir la tête du taulier ni la cape du moindre policier.
Comme c’était un dimanche, nous partîmes tous les trois dans la petite chambre meublée que nous avions l’habitude de louer.
Harold ne cessait de jacasser. Il approchait de la cinquantaine et sa voix, rendue rauque par des années de tabac, déversait un flot ininterrompu de phrases plus ou moins compréhensibles, régulièrement ponctuées de rots tonitruants et de borborygmes.
En faisant le tri nécessaire, je parvins à comprendre que ses jambes étaient restées dans les environs de Vienne, emportées par un shrapnel lors de la bataille de Wagram.
— Six juillet 1809. On a mis sa pâtée à l’archiduc ! Crois-moi ! C’était pas une répétition.
— J’ai bien l’impression que tu y as laissé ta part, mon vieux, si tu me passes cette expression ! lui dis-je, dans l’espoir qu’il se taise un peu.
— Oh, mais c’est qu’on prend des airs ! brailla-t-il alors. J’ai dans l’idée que tu ne serais pas revenu entier non plus, mon gars Malhorne ! Sacré farceur ! Ferme ta bouche, on dirait que tu vas gober une mouche !
Quelque chose me disait que la Grande Armée n’avait pas uniquement gardé ses jambes. Au travers de son discours, la raison d’Harold vacillait ostensiblement entre deux pôles antagonistes.
Hélène restait silencieuse dans un coin. La présence de l’Irlandais semblait l’intimider. De temps à autre, elle lançait dans ma direction un Ben ça alors, mon Jojo, t’en as des relations ! puis se réfugiait dans ce mutisme habituel qui lui seyait davantage.
— Bon ! Et quels sont vos projets immédiats ? reprit Harold.
Hélène sauta de sa chaise où elle ruminait tranquillement des idées sans histoire en criant :
— On va en Mérique !
Harold eut un regard qui trahissait une incompréhension totale.
— Où ça perche cette affaire ?
— On part en Louisiane.
Et sans y avoir été invité de près ou de loin, il me répondit :
— J’en suis !
Puis il se lova sur un fauteuil pour attaquer un somme qui le mena jusqu’aux premières lueurs de l’aube.
À force de jérémiades, Harold nous persuada de transiter par l’Irlande, avant de franchir l’océan Atlantique.
— Comment reverrai-je jamais les miens si tu ne me sers pas de jambes ? Allez ! Sois chic ! Ça nous rallongera pas de plus d’une quinzaine. C’est quoi, quinze jours face à l’éternité ?
Somme toute raisonnable, son argumentaire était magistralement secondé par des regards canins et des cascades de trémolos dans la voix.
— Bon. C’est d’accord ! finis-je par lui répondre. Mais pas plus de quinze jours !
Malgré les regards d’Hélène où je lisais une totale désapprobation, je ne trouvai pas le cœur de refuser un service à cette demi-portion chevelue.
Et, puisqu’il possédait suffisamment d’argent pour nous payer à tous ce petit détour, j’acceptai.
Nous cessâmes de travailler. Harold ponctionna avec largesse dix années d’économies pour nous vêtir correctement et nous régaler des plaisirs de Paris. Il fit tailler à ses mesures un costume trois-pièces unique en son genre et consentit même à ramener sa chevelure épaisse à des proportions plus courantes. Mais jamais il ne daigna couper ne serait-ce qu’un seul poil de sa barbe rousse, qui descendait jusqu’à terre lorsqu’il se déplaçait sur les mains.
— Nul ne touchera à mon cache-sexe ! braillait-il en brandissant un poing, dès que la conversation dérivait vers son appendice broussailleux.
Et, mis à part lui, personne n’y toucha.
La veille du départ, Harold tint absolument à montrer la cathédrale de Paris à Hélène. Nous nous dépêchâmes donc en un curieux cortège qui ne passa pas inaperçu à travers la ville. Les gens s’arrêtaient tant et si bien sur notre passage, pour contempler notre trio digne de Barnum, que nous dûmes marcher au milieu de la rue. Nous calâmes notre circuit au cul d’une carriole, puis en changions lorsque notre destination variait de celle de notre guide. Ainsi nous réussîmes à approcher du parvis de Notre-Dame. Harold, qui pérorait sur mon dos, les bras passés autour de mon cou, m’intima de le poser à terre.
— Cette noble bâtisse mérite bien quelques efforts ! me dit-il d’un air très sérieux. Venez, Hélène. Prenons du recul pour ne pas nous tordre le cou.
Je les regardai s’éloigner en grognant sur le compte d’Harold. Non mais ! Qu’est-ce qui m’avait saucissonné un couillu pareil ! Je lui en ficherai des « venez Hélène » !
J’en étais encore à vitupérer in petto contre Harold, mais aussi contre Hélène, qui s’esclaffait à la moindre ânerie de l’Irlandais, lorsque je vis débouler sur la place un cavalier qui, manifestement, ne maîtrisait pas sa monture. Le cheval, en effet, cabriolait plus qu’il ne galopait, et ce curieux équipage se dirigeait à une fort vive allure en direction de mes amis. Hélène riait si fort qu’elle couvrait le bruit de la cavalcade et ces deux amoureux de l’art ne pouvaient voir le danger dans lequel ils se trouvaient, trop occupés à lorgner les gargouilles des tours de Notre-Dame. Juste à temps, je me précipitai vers eux et, sans ménagement aucun, parvins à les coucher sur le sol après une courte glissade.
J’entendis plus que je ne vis ce qu’il advint du cavalier. Son cheval hennit douloureusement, ses fers crissèrent sur le pavé et un bruit mat résonna derrière moi.
Au moment où, tout danger semblant écarté, je tournai la tête, le cavalier se relevait déjà et marchait vers nous.
— Vous n’avez aucun dommage, j’espère ? dit-il en me tendant la main. Quasimodo s’est emballé sans que je puisse rien y faire !
— Qui donc ?
— Mon cheval. C’est son nom. Mais là n’est pas la question, je suppose… Comment vous sentez-vous ?
Je me relevai sans mal et portai secours à Hélène, qui ne comprenait pas encore ce qui s’était passé. Harold tentait de se remettre seul sur ses mains, mais sa barbe coincée sous l’une d’entre elles l’en empêchait. La hargne de se sentir ridicule, plus que la douleur je pense, lui faisait sortir de la gorge des cris stridents. Le cavalier jeta un regard incrédule vers Harold et arrondit des yeux stupéfaits.
— Oh ! Grands dieux ! gémit-il. Je…
— Ne vous méprenez pas, monsieur ! l’informai-je aussitôt, comprenant sa méprise. Ce n’est pas à Quasimodo que mon ami doit cette diminution, mais à Napoléon Bonaparte !
L’homme me dévisageait curieusement. Il ne devait pas comprendre comment un être à l’allure aussi stupide pouvait s’exprimer d’une manière somme toute très convenable. Harold achevait de se relever tandis qu’Hélène replaçait ses cheveux en bon ordre. Le cavalier les scruta tour à tour, puis ramena son attention sur moi. Il avait un beau visage où brillait une intelligence vive. Une barbe courte lui cernait la bouche et l’implantation haute de ses cheveux lui sculptait un front magnifique. Rarement, j’avais rencontré une telle expression de vivacité d’esprit.
— Bien ! Puisque tout mal est à présent écarté, je vais aller fatiguer cette vieille rosse de Quasimodo ! dit-il en nous saluant avec élégance.
Remis de cette émotion, nous nous dirigeâmes vers le porche de la cathédrale. Avant d’y pénétrer, je me retournai vers la place et remarquai le cavalier qui, toujours immobile en son centre, nous accompagnait du regard.
— Partir à pied ! Tu te moques de moi ou t’as de vieux restes de ton passé débile ? m’injuria Harold, mi-sérieux mi-moqueur.
— Ni l’un ni l’autre, demi-portion ! Je te servirai de monture.
Il faut dire que j’avais alors un corps puissant, fort comme deux Turcs gaillardement bâtis. Et puis, Harold pesait à peine plus lourd que son ombre. Cela ne me serait donc pas difficile.
— Mais Hélène a des pieds si délicats ! poursuivit cet hypocrite à court d’argument.
— Que peux-tu donc bien savoir des pieds de ma belle, tordu ? Pour couper court à cette conversation inutile, je te rappellerai qu’Hélène, hormis sa condition de paysanne, est en outre fort robuste. Elle supportera très bien ce voyage !
Harold maugréa un temps, puis se renferma dans un silence inhabituellement long.
Le bateau sur lequel nous comptions embarquer avait inopinément disparu dans les eaux fangeuses de la Seine, lors d’un récent incendie sur les quais. Le plus proche départ restait hypothétiquement situé quelque part dans l’avenir, à deux ou trois mois près.
— Faut aller à Rouen pour embarquer, mon gars ! m’avait renseigné le malheureux capitaine du navire abîmé. Si tu restes là à attendre une sortie de radoub, tu vas servir d’épouvantail à moineaux pendant encore des lustres ! J’ t’aurais prévenu !
Aussi décidai-je pour la troupe que nous userions nos souliers sur les chemins de halage.
Dès le lendemain, nous quittions Paris d’un bon pas, une fois de plus vers l’ouest, le cœur léger et le sourire aux lèvres. Hélène trottinait à mes côtés, tandis qu’Harold, du haut de mes épaules, annonçait aux derniers passants que « l’infernal trio » s’en allait outre-Atlantique promouvoir les tripes à la mode de Caen. À la tombée de la nuit, une maison d’éclusier nous offrit sa table et son toit, en échange de quelque menue monnaie.
Tout au long du jour, Harold avait tant et si bien râlé, à propos du mal de mer dont il souffrait à rester perché au sommet de ma personne, que je ne fus pas surpris par son subterfuge du lendemain.
— Hé ! Malhorne ! cria-t-il, alors que nous nous apprêtions. Ce gaillard-là nous propose gentiment de nous embarquer jusqu’à Rouen. C’est pas une bonne surprise, ça ?
Je jetai un rapide coup d’œil vers la péniche amarrée près de l’écluse. Dans la pénombre de la cabine, le capitaine vérifiait attentivement la paume de sa main. Je me trouvais trop loin pour voir de quoi il s’agissait mais il n’y avait pas à tergiverser sur l’objet de son attention.
S’il y avait une bonne surprise, c’est au marinier qu’elle revenait.
Nous embarquâmes ainsi sur la Marguerite, qui n’avait de champêtre que le nom car, outre son état de vétusté avancé, la vieille péniche transportait du fumier ras la gueule.
Après trois jours de navigation, passés essentiellement à la proue du navire pour échapper aux relents fétides qui montaient de la cale, nous découvrîmes au loin les clochers des églises de Rouen.
Sitôt débarqués, nous nous mîmes en quête d’un bateau pour l’Irlande.
Le Lady of Shannon quitta la ville le surlendemain, nous emportant vers la noble terre gaélique.
Après quarante-huit heures d’une mer houleuse dont Hélène ne vit rien, tant sa tête s’enfonçait profondément dans un seau d’aisance, nous entrions dans l’estuaire du Shannon. Puis, changement d’embarcation pour remonter le fleuve jusqu’à Limerick. Fin du voyage à la voile. La dernière partie se ferait à pied.
Lorsqu’il s’aperçut qu’une fumée bleutée s’élevait au-dessus du toit de chaume de sa maison familiale, Harold me demanda de le descendre à terre.
— Je veux terminer ce voyage par mes propres moyens !
Je le déposai donc sur le sol et retins Hélène d’une main. Harold ne s’aperçut pas de mon geste et partit seul en avant, semblant sur le point de tomber à chaque nouvelle brassée. Il avança cahin-caha jusqu’à la porte de la bâtisse trapue et tambourina dessus à coups d’épaule. Une tête, aussi hirsute qu’Harold l’avait été, apparut dans l’entrebâillement. Il y eut une effusion, que nous devinions joyeuse, et la porte se referma.
Une heure plus tard, Harold, accompagné de ses vieux parents, ressortit pour nous appeler. Dawn et Stuart vinrent même nous accueillir dans la cour, signe de grande hospitalité pour des Irlandais.
Des quinze jours initialement prévus, notre séjour dans la famille Mac Conkey se prolongea six mois. Dawn et Stuart, d’adorables petits vieux, nous avaient tant et si bien adoptés que, chaque semaine, nous repoussions notre départ. Bientôt, Hélène les appela maman et papa et regarda Harold de plus en plus affectueusement. Si au début elle me pressait de partir, il n’en fut alors plus question. Tout en se familiarisant peu à peu avec l’idiome local, Hélène suppléa Dawn dans la corvée des travaux ménagers. Pour la remplacer complètement en quelques semaines. Je crois qu’elle appréciait fort ces gens simples qui ne la jugeaient pas et qui, faute de bien la comprendre, ne pouvaient pas se rendre compte de l’étendue de sa stupidité.
Pour ma part, je partageais mon temps entre la visite des environs et la réfection de la maison Mac Conkey, qui nécessitait de toute urgence les soins les plus attentifs.
Je tombai très vite sous le charme de la campagne irlandaise. Des murets insensés couraient à perte de vue sur les pentes pierreuses, encerclant le promeneur d’un dédale mystérieux. Le chemin se répétait presque à l’infini quand soudain, au détour d’un bois, un plateau aride sortait de terre, sans que rien ne l’ait annoncé ni laissé prévoir. L’Irlande néolithique s’offrait alors au regard, sans pour autant dévoiler ses secrets. De prodigieuses pierres dressées, dont certaines, couchées, attestaient du vandalisme des chrétiens, obscurcissaient le paysage de leur masse de granit gris. L’atmosphère de ces hauts lieux de paganisme, jamais ailleurs je ne l’ai retrouvée.
C’est pourquoi j’y érigeai moi aussi une pierre, une pierre anthropomorphe tenant entre ses mains une large épée portant mon nom.
Alors, vint le moment de partir. Je pensais de temps à autre à Morgane en me disant qu’avec un peu de chance, elle vivait encore. Mais il valait mieux ne pas tenter le diable et rentrer au plus tôt.
J’annonçai ma décision un soir, dans l’éclairage d’une belle flambée. Cela jeta tout d’abord un froid dans la communauté puis, à les voir tous se regrouper face à moi, je compris qu’il me faudrait m’en aller seul. Oh, je n’en fus pas surpris outre mesure, la scission se tramait à mi-mots depuis plusieurs semaines. Les quitter m’attrista tout simplement.
— Souvent femme varie, avait dit François ier. Et c’était sans doute mieux ainsi. Je ne pouvais pas offrir de famille à Hélène et je savais qu’ici, elle recevrait tout l’amour possible. Je lui prodiguais au mieux de la tendresse, mais rien de plus.
À Cork, je trouvai un bateau pour New York. Le billet me coûta jusqu’à mon dernier penny, de telle sorte qu’en débarquant sur le sol américain, je dus travailler trois mois sur les quais new-yorkais pour payer mon passage vers la Louisiane.
De diligence en diligence, parfois à pied, parfois à l’arrière d’une charrette, je descendis lentement vers le sud.
Au printemps 1822, je retrouvais enfin la Nouvelle-Orléans, après trente-deux ans d’absence. La bourgade que j’avais connue, grossie par les arrivages quotidiens d’émigrants, se donnait des airs de ville à part entière. Dans la grand-rue, qui justifiait à présent son nom, je reconnus le saloon où Tom Slauter m’avait emmené. Sa façade fraîchement repeinte et les notes de piano qui sortaient par sa porte béante lui donnaient un aspect clinquant de nouveauté.
Plus loin, la banque des Macare étalait sa devanture sur plus de vingt mètres. De belles et hautes lettres dorées brillaient sur les vitrines, où se reflétaient au passage les robes compliquées des dames de la bonne société.
Je traversai la Nouvelle-Orléans en une demi-heure et remontai le cours du Mississipi.
Une diligence de la poste me déposa à moins de deux kilomètres de chez moi, si bien qu’il faisait encore grand jour lorsque j’y arrivai. Je ne reconnus pas les lieux immédiatement. Un mur ceinturait la propriété, trop haut pour ma courte taille. Une grille de fer permettait d’entrer, mais elle était fermée à double tour. Je dus faire le mur, dans ma propre maison.
Les arbres du parc avaient grandi. La bâtisse, fidèle à mon souvenir, était impeccablement tenue. J’entrai par la porte principale et commençai mes investigations. Un couloir, où je ne m’attardai pas, proposait une enfilade de tableaux médiocres. Je reconnus Morgane, plus âgée que dans mes souvenirs, ainsi que son frère Malhorne et sa femme. D’autres montraient des enfants et des jeunes gens élégants, sans doute les petits Macare à différents stades de leur évolution.
Voyons, où peut-elle bien être ? Certainement pas dans les champs ou en promenade ! À quatre-vingt-dix ans, elle doit aspirer au repos !
Cela indiquait deux lieux possibles : le salon ou la chambre.
Une brève visite du salon m’envoya au premier étage où, malgré d’infinies précautions, le parquet trahissait chacun de mes pas. Le palier desservait cinq portes et deux couloirs. Un mince courant d’air glissait à un mètre du sol depuis le couloir de droite. Je concentrai mon attention sur lui. Une petite voix étouffée chantonnait dessus, atténuée par la distance. Une petite voix d’enfant, ou de vieillard.
Je m’arrêtai devant la seule porte entrebâillée du couloir. La voix, plus forte, cessa d’ânonner la Complainte de Mandrin. Doucement, je poussai la porte, qui pivota sur ses gonds sans un bruit. Une vieille femme, assise devant une coiffeuse, lissait ses cheveux blanchis par les ans. Elle me présentait son dos recourbé, mais ses yeux me cherchaient au travers du miroir.
— Rose ? Est-ce toi ? balbutia-t-elle d’une voix tremblotante.
Je restai immobile et silencieux, pétrifié devant cette vision de Morgane racornie par l’insidieux agissement du temps. Dans la continuité de ma mémoire, cinq années seulement s’étaient écoulées depuis mon départ. J’avais encore un souvenir très précis de Morgane, du temps où elle vendait ses charmes. La retrouver dans un tel état de décrépitude physique me choqua. Bien sûr, l’expérience n’était pas nouvelle. Bien des fois, j’avais retrouvé sous ma nouvelle apparence des connaissances d’outre-tombe, mais jamais encore cette sorte de retrouvailles ne m’avait à ce point heurté. Tard, bien trop tard, je me rendais compte que mon cœur saignait pour cette vieille femme. Un sentiment d’impuissance mêlé de regrets m’envahit sans que je puisse le repousser.
— Je ne repartirai plus jamais, Morgane, dis-je sur un ton où je percevais mon propre désespoir.
Sur la surface neutre du miroir, le visage de Morgane se figea. Ses yeux voilés d’une cataracte, où je lisais à présent la cécité, brillèrent tant qu’une larme s’en échappa.
— Malhorne ? murmura-t-elle. Malhorne ! Enfin !
Comme je ne parvenais pas à formuler le moindre mot, je m’approchai d’elle pour lui caresser doucement la joue, de ma grosse main épaisse.
— Ton odeur a changé, Malhorne, me dit-elle après une pause. Serais-tu mort à nouveau ou est-ce ma mémoire qui défaille au point d’oublier le goût de ta chair ?
Je ne trouvais rien à dire, rien à répondre. Tout ce qui me venait à l’esprit semblait creux et misérable.
— Eh bien ! Serais-tu devenu muet ou la vie t’aurait-elle privé de repartie ?
Elle tendit les mains vers mon visage pour découvrir ce que ses yeux morts lui interdisaient de voir. Elle palpa mes traits du bout des doigts avec une tension sourde, presque de l’avidité.
— Je suis une vieille femme à présent. Et fort laide, si j’en crois ma solitude, mais mes rides sont la rançon d’une vie bien remplie. C’est dans l’ordre des choses. Les rouages du hasard ne t’ont pas servi comme il le faudrait, mon pauvre Malhorne ! Je ne sais pas très exactement à quoi tu ressembles, mais ça ne doit pas être beau à regarder.
— Peu m’importe, puisque tu es aveugle ! lui répondis-je entre deux sanglots. Ce que je suis à l’intérieur n’a pas changé.
— Si le visage est bien le miroir de l’âme, alors tu as dû beaucoup souffrir.
Lentement, sans volonté apparente, mon corps se plia. Je me retrouvai à genoux devant Morgane et, aussi naturellement qu’un enfant l’aurait fait, je déposai ma tête sur ses cuisses.
Morgane berça longtemps cet enfant trop grand, ou ce trop vieil amant, tellement et tellement attendu. Seul, le silence apaisait nos questions. Aussi la nuit tomba-t-elle sans qu’un seul mot fut échangé.
Malhorne, le fils de Malhorne le jeune, nous découvrit ainsi prostrés et fut diablement plus long à convaincre que sa tante sur ma réelle identité. Il me fallut énoncer mot pour mot notre protocole de retour pour qu’enfin il me saisisse à bras-le-corps et me soulève de son enthousiasme sincère.
Nous dînâmes de fort bonne humeur en compagnie de Maude, ma nièce par alliance. Leurs enfants ne résidaient pas sur place. Les études occupaient l’aîné à New York, quant à la fille, elle convolait depuis peu avec le fils prometteur d’un propriétaire terrien basé dans l’Arkansas. Le frère cadet de Morgane, Malhorne le jeune, était passé de vie à trépas onze ans plus tôt, entre les bras voluptueux d’une trop fraîche fille de bar. Son cœur septuagénaire n’avait pas résisté aux formes aphrodisiaques de cette jolie putain.
Belle mort que celle-là, pensai-je sans rien dire, car la salive des bonnes gens avait coulé bon train sur cet incident somme toute banal. Tant et si bien que sa femme en mourut de chagrin et de déshonneur une année plus tard.
Cinq années coulèrent doucement en compagnie de Morgane et de sa famille. Pendant tout ce temps, je ne quittai guère la propriété. Trop de sujets m’y retenaient. Morgane en premier lieu, mais aussi le repos auquel j’aspirais alors. Depuis deux siècles, je n’avais cessé d’aller et venir sur les routes du monde. Aussi fut-ce un réel plaisir que d’accompagner Morgane vers ses derniers jours.
Je lus avec passion des milliers d’ouvrages, dont certains à voix haute, pour Morgane. Dans les sous-sols de la propriété, je sculptai la sixième preuve de mon passage ici-bas tandis que des artisans réalisaient les cylindres en verre qui, un jour, recueilleraient mes nombreux restes. Je troquai mes vêtements contre une tenue de jardinier et concentrai mes connaissances en botanique sur la réalisation d’une roseraie. Après bien des tentatives plus ou moins heureuses, des centaines de bouturages et de croisements, parfois hasardeux, le printemps 1825 apporta ma première réussite : une petite rose blanche frangée de pourpre. Nacrée sous la lumière du soleil, elle accrochait si bien les reflets de la lune qu’on l’eût pensée phosphorescente.
En secret, je la baptisai Morgane.
Peu à peu, je repris possession des enseignements du Rimpoché. Une nourriture plus légère que les tripes à la parisienne, associée au temps de concentration nécessaire réveillèrent rapidement des réflexes en sommeil.
Mon esprit entra à nouveau en résonance avec la matière.
L’idée me vint alors d’élargir mon champ d’expérimentation sur les êtres vivants. Ce ne serait pas en harmonie avec les préceptes du Rimpoché mais je jugeais utile la possibilité d’agir sur mes contemporains.
Des décennies plus tôt, l’esprit du lama m’avait répondu lors de ce stupide accident. Ce qui a réussi une fois doit pouvoir se répéter, me dis-je.
Satisfait de ce postulat, je me mis à l’ouvrage, sans trop savoir par quel bout le prendre.
Je me préparais longuement, assis sur le parquet de ma chambre, dans une obscurité totale. Je voyageais par le souvenir dans la maison et ses abords, à la recherche de ses occupants. Les couloirs, les chambres, le jardin se matérialisaient comme dans un rêve. J’y traquais l’esprit de Morgane, de Malhorne ou de sa femme.
Ce manège dura des jours. La projection que j’obtenais de mon univers s’améliorait. Je me surpris même en découvrant des objets auxquels je n’avais pas cru prêter la moindre attention. Mais ce fut tout. La pensée de mes amis me restait inaccessible.
Une phrase de Traïmé me revint alors en mémoire.
Comme une plante coupée de ses racines meurt, un humain ne doit pas vivre ailleurs que sur la terre, avait-il observé après que je lui avais expliqué le mode de vie des Européens.
Ce devait être la raison de mon échec. La terre. Il fallait être relié à la terre.
Je repris le travail à zéro, au sous-sol, entièrement dénudé au pied de la statue.
En quelques heures, j’obtins un résultat. Maigre, mais malgré tout probant.
Je ne sais trop comment le décrire ou le nommer. Je captais un léger écho de l’enveloppe spirituelle des personnes présentes dans la maison, au-dessus de moi.
La communication n’était pas très claire. Au mieux pouvais-je savoir l’humeur dans laquelle se trouvait mon hôte. Mais ses pensées m’étaient interdites. Quant à agir sur lui, bernique !
Je recommençai chaque jour, changeai d’approche, d’hôte, d’heure ou de lieu. Au beau milieu de la nuit, je me levais pour concentrer mes efforts sur les dormeurs, supposant qu’un rêveur dressait moins de barrières qu’une personne éveillée.
Tant et si bien que mon visage se creusa de fatigue.
En désespoir de cause, je pratiquais mes investigations sur une poule, pensant que si l’animal possédait une psyché, elle devait se laisser pénétrer plus facilement.
La poule paniqua tellement de cette drôle de caresse mentale qu’elle ne pondit pas pendant des mois. Je suppose qu’elle ressentit mon intrusion, mais elle ne se laissa pas plus pénétrer que les humains.
La solution du problème se trouvait ailleurs. Malheureusement, sans maître pour me diriger, je ne savais plus quoi tenter.
La nature s’employa à parfaire mon éducation.
Une nuit où j’étais à m’user les méninges au pied de la statue, un orage déferla sur la Louisiane. La vasque placée sous le puits se remplit rapidement et déborda. L’eau imbiba la terre. Je reculai pour demeurer à l’abri mais l’orage grondait toujours. Il me sembla même qu’il grossissait encore. Bientôt, il n’y eut plus une parcelle de terre sèche.
Déconcentré, je faillis arrêter, puis décidai qu’il faudrait aux cieux plus d’une intempérie pour me faire renoncer.
Je me réinstallai au pied de la vasque, qui débordait de plus belle. Les rêves de Morgane déferlèrent en moi dès que j’eus fermé les paupières. C’était difficile à suivre. Les images, moitié souvenirs, moitié fantasmes, se succédaient à une vitesse vertigineuse, sans logique. Je me vis souvent, sous mon ancienne apparence ou celle, plus disgracieuse, que j’avais alors. Ce n’était du reste pas vraiment de mon visage dont rêvait Morgane, mais de la représentation qu’elle s’en faisait par l’intermédiaire de ses doigts.
L’orage m’avait apporté un succès entier.
Le conducteur n’était pas la terre, mais l’eau. Et plus cette eau était pure, mieux le contact s’établissait. Lisible, rapide, qu’il soit proche ou éloigné.
Pendant des mois, je consacrai les nuits à peaufiner mon apprentissage. La seule contrainte qui me resta bientôt fut de toujours veiller à avoir auprès de moi une bonne quantité d’eau. Ce détail n’était pas un problème en soi mais il m’empêchait de pratiquer mon art à l’improviste.
Peu à peu, je réduisis le volume d’eau nécessaire au contenu d’une fiole, que je portais en permanence. Je progressais. Souvent je sentis que quelque chose d’autre se cachait dans cet univers spirituel. Quelque chose d’énorme et de puissant, tapi là à la limite de ma perception et dont je n’ai jamais rien découvert.
La phase finale me vint en songe. Comme cela arrivait souvent, je m’étais endormi au cours de mes pérégrinations dans les rêves d’autrui, quand une vision m’assaillit. Une vision qui m’avait déjà hanté des siècles plus tôt.
La vouivre du père Zach, le dragon des chrétiens et le grand serpent de l’Amazonie s’y unissaient en un immense déferlement aquatique. Je me trouvais au centre de ce déluge en même temps qu’autour. Il était moi. J’étais lui. Nous formions un.
Je me réveillai couvert de sueur, une certitude en tête : l’eau est en moi.
Je n’ai depuis lors plus jamais eu recours à la fiole. Je disposais sans le savoir de bien plus, en permanence. Soixante-dix pour cent de mes corps me fournissaient cette eau dont je ne pouvais me passer.
La fiole doit encore se trouver en Louisiane, dans l’armoire où je l’ai remisée.
Morgane me parlait souvent de la vieillesse et de la mort. De la peur provoquée par cette dernière mais aussi du soulagement qu’elle apporte sans doute.
— Voici un point dont je ne puis me targuer, Morgane, lui dis-je un soir. J’aimerais moi aussi voir approcher le dénouement que tu redoutes. Trop de fois déjà elle m’a souri sans pour autant m’emporter tout à fait. Si mon destin pouvait servir quelqu’un, Morgane, que ce soit toi ! Je suis la preuve que demeurera vivant l’essentiel. Tu n’as pas à t’en effrayer. Si ta fin est douce, tu ne souffriras pas. Cela m’est déjà arrivé ! On ne ressent qu’une angoisse bien excusable. Exactement la même angoisse que celle ressentie par l’enfant sur le point de naître. On change de milieu ambiant, et cela fait un peu peur.
— Lorsque je serai disparue, tu fouleras une terre où je ne serai plus. Tu es bien plus à plaindre que moi.
— Il me suffit de penser que tu y as vécu pour apaiser un peu mon tourment. Cette terre demeurera à jamais belle, Morgane, grâce à toi !
— Tu es un flagorneur, Malhorne, mais un doux flagorneur, me dit-elle. Si ce n’était déjà fait, je penserais que tu vises mon héritage ! Laisse-moi, à présent. Je me sens si fatiguée. Dans une semaine, ce sera mon anniversaire et je voudrais être d’attaque. Le dernier, j’en ai peur. Je ne pourrai pas aller plus loin, c’est déjà inouï d’avoir tenu si longtemps. Va t’amuser un peu avec les autres, tu m’as assez supportée pour un seul jour !
La semaine suivante marqua le quatre-vingt-dix-septième anniversaire de Morgane. La famille Macare au grand complet se trouva réunie pour célébrer l’événement.
Morgane, vêtue d’une jolie robe en dentelle, qui la faisait ressembler à une poupée fanée, reçut de nombreux cadeaux, dont le plus utile, un fauteuil roulant, fut immédiatement mis à contribution. Après un déjeuner gargantuesque, les hommes partirent au salon somnoler autour d’une bouteille de brandy tandis que les femmes entraînaient les enfants vers une sieste obligatoire.
J’invitai Morgane à se promener dans les allées de la propriété.
— Cela fait longtemps que tu n’as pas vu le parc, Morgane, lui dis-je en poussant d’autorité son fauteuil vers la roseraie.
— Ce n’est pas très chic de ta part de te moquer d’une vieille infirme, Malhorne, me répondit-elle en souriant. À ton âge, je t’aurais cru moins impertinent. De ce parc, je n’emporterai que le souvenir des beautés d’autrefois et des senteurs d’aujourd’hui. Mais plus jamais le contraire.
— J’ai pourtant une surprise pour toi. Laisse-moi te guider vers ton cadeau d’anniversaire.
La tiédeur de l’air et l’inclinaison des rayons du soleil rendaient le moment idéal. La roseraie, parfaitement illuminée, dégageait un si capiteux parfum qu’à vingt mètres de distance, nous le percevions déjà.
J’arrêtai le fauteuil au beau milieu des roses, à l’ombre d’une tonnelle recouverte de glycine.
— Je ne me souvenais pas qu’il y ait eu tant de roses dans le jardin. Est-ce un tour de ta part ?
— Appelle ces fleurs un tour si ça te chante, j’y vois de mon côté le cadeau d’un amant pour sa belle.
— Décidément, tu manies aujourd’hui la flagornerie plus qu’à l’accoutumée ! Mais continue un peu, c’est loin d’être désagréable.
— Pense très fort à moi, Morgane ! lui intimai-je.
— Que prépares-tu ? Ces choses-là ne sont plus de mon âge !
— Eh bien, Morgane ! La moindre occasion est bonne à ce que je vois. Tu es loin d’avoir tout perdu. Mais renonce, au moins pour cette fois, et concentre ton esprit sur moi.
Elle s’exécuta sans plus de commentaires. L’effort de concentration plissa son visage de quelques rides supplémentaires et allongea ses lèvres d’une moue de petite fille capricieuse.
— Joyeux anniversaire, Morgane, dis-je lorsque je fus prêt.
Son cerveau ne résista pour ainsi dire pas. Je ressentis le flot de mes pensées couler en elle si facilement que je crus un instant avoir échoué. Mais en regardant son visage se détendre et prendre une expression de surprise intense, je mesurai l’ampleur de la réussite. Morgane voyait à présent au travers de mes propres yeux. Je laissai errer mon regard sur la roseraie, puis bifurquai sur la glycine et le parc, pour achever ce voyage sur son visage étonné.
— Oh ! Mon Dieu…, gémit-elle tout bas. Je ne saurais dire si je suis divinement comblée ou meurtrie, Malhorne. Quel est ce prodige ?
— Ces roses sont le fruit de quatre années de travail. Elles n’existent nulle part ailleurs ! Et elles sont pour toi. Cette nouvelle variété de roses porte ton nom.
— C’est si… délicat.
Des larmes coulaient à présent sur ses joues, mais je fus certain à cet instant que seul un bonheur trop grand les forçaient à jaillir de ses yeux éteints.
— Cesse de me regarder, s’il te plaît. Retourne sur les roses, elles valent infiniment mieux !
Le soir venu, Morgane tint à ce que je reste auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
— J’ai voulu qu’il y ait beaucoup de miroirs dans ma chambre. Ainsi, si je ne vois plus, mes reflets, eux, en donnent l’illusion. Ne vois là qu’une coquetterie de vieille dame, point de symbole dans ma caboche. Non, point de symbole, je te laisse l’usage de ces choses compliquées.
— Ne dis pas cela, ma belle. Je suis par rapport à toi un agneau de simplicité. En toute franchise, tu m’as surpris beaucoup plus souvent que tu ne le crois.
Son sourire de connivence me força au silence. Morgane laissa passer l’ange avec courtoisie, puis elle poursuivit.
— Il n’y aura pas de quatre-vingt-dix-huitième anniversaire, Malhorne ! N’est-ce pas ?
— Je ne crois pas, en effet.
— Bien, reprit-elle. J’apprécie ton honnêteté. Et je préfère que cela se passe ainsi. Je suis encore valide et pour rien au monde je n’aurais supporté que tu me voies redescendre vers l’enfance des vieux. Elle est beaucoup trop misérable.
— Tu n’auras pas à la vivre, je te le promets.
— J’ai eu une belle vie, Malhorne. Bien remplie, malgré tout. Et grâce à toi, je n’ai plus peur de l’achever.
Je sais que nous nous reverrons là-haut, si tu daignes un jour t’y attarder quelque temps.
— Je l’espère aussi, Morgane. Si cela plaît à la providence !
Le lendemain matin, la femme de chambre trouva Morgane immobile dans son lit. Elle tenait dans une main la rose que je lui avais coupée. Ses longs cheveux blancs dénoués s’étalaient impeccablement sur le traversin. Son visage reflétait une expression de paix profonde, à la limite du sourire. Jamais, je crois, on ne lui avait vu une telle sérénité.
Son corps fut porté en terre au milieu de la roseraie. Sur la pierre tombale, je fis graver l’adage d’Honorine Macare, sa lointaine parente. Quiconque y passe peut encore lire aujourd’hui : Contente-toi de peu, amuse-toi de tout. Peut-être ce passant repart-il le cœur plus léger. Peut-être a-t-il su lire au travers de cette phrase que sa fin est inéluctable, qu’il lui faut profiter d’aujourd’hui et ne pas se remplir uniquement d’espoir.
La disparition de Morgane me laissa désemparé. J’escomptais quelques mois encore, au pire quelques semaines.
Jamais je n’avais imaginé que sa perte me viderait à ce point. Maude fut la seule à s’apercevoir du désarroi dans lequel je me trouvais. Elle alla demander l’aide de son mari et lui intima de me porter assistance.
Nous discutâmes longuement sur la meilleure façon d’utiliser mon temps et je promis d’y réfléchir. Un mois passa sans qu’aucun changement ne survienne. Malhorne revint me voir, cette fois équipé d’une panoplie de journaux de toutes provenances.
— L’Europe se prend d’orientalisme ! me dit-il, enthousiaste. Connais-tu l’Égypte, mon oncle ?
— Ma foi non, répondis-je, plus laconique que je ne l’aurais voulu. Je n’y suis jamais mort.
Je me parais rarement derrière la protection du cynisme, aussi Malhorne en perdit-il toute contenance.
— Mais enfin ! s’emporta-t-il. Tu ne ramèneras pas Morgane en t’apitoyant sur toi-même. Tu ne peux pas…
— Stop ! le coupai-je net. Je suis un imbécile, nous sommes d’accord ! Ton idée est excellente et mérite de s’y arrêter. Pour quand le prochain départ ?
Quelque temps plus tard, j’embarquai pour Lisbonne. Revoir cette ville me fit du bien. Ses venelles étaient hantées par les fantômes de connaissances depuis si longtemps disparues qu’ils me permettaient de relativiser la mort de Morgane. Mon lot était-il autre que de poursuivre mon chemin ? C’était certes infiniment plus difficile quand j’avais aimé mais, dans mon malheur, je n’avais souffert qu’une seule fois en près de quatre siècles. Plutôt que de larmoyer, je remerciai la providence de m’avoir à ce point épargné.
Après Lisbonne, un second courrier m’emporta vers Alexandrie, au fin fond de la Méditerranée. Jamais depuis lors je n’ai connu de pires conditions de navigation. Sitôt passé le détroit de Gibraltar, les creux roulèrent le bateau comme un fétu. Et le ciel déversa sur nos têtes le trop-plein d’une décennie de sécheresse. Tapi au fond d’une cabine, je remplissais les seaux d’aisance les uns après les autres. J’étais si manifestement misérable que le personnel oublia bientôt le chemin de ma cabine. Ces laquais ne désiraient pas trop s’embarrasser avec le débile de la neuf.
Mon corps se déshydrata bien vite.
Indisposés par la puanteur qui se dégageait de mon antre, des clients se plaignirent et cela faillit me sauver, car le médecin du bord tenta l’impossible pour raviver ma santé moribonde.
Il en fut quitte pour un patient de moins.
Je rendis l’âme alors que notre bateau entrait dans le port d’Alexandrie.