11

 

 

 

 

 

 

Franklin rentra directement à son hôtel.

Il fit rapidement ses bagages puis descendit se décontracter au bar.

Lorsqu’il entra dans la salle, il ne fut pas très étonné d’y voir Stacey qui l’attendait, confortablement occupé à siroter un cocktail. Franklin commanda un verre et se vautra en face de l’archéologue.

— Je suis désolé mon vieux, dit Stacey. Tout ça n’aurait jamais dû vous arriver. En tout cas pas de cette façon ! Je me sens en partie responsable…

— Laisse tomber le protocole, tu veux ? le coupa Franklin. Vu les circonstances…

— Ma foi, répondit Stacey, tu m’enlèves les mots de la bouche. Mais tu ne me retireras pas de l’idée que j’aurais pu faire quelque chose.

— Pas la peine de t’en faire pour moi, Stacey, le rassura Franklin. Je ne supportais plus la vue de cet énorme connard. Il fallait que l’un de nous deux disparaisse de cette histoire. J’ai perdu. Remarque, le pronostic était facile.

— J’ai appris pour le chèque d’indemnité. Je trouve le geste élégant.

— Tu dis élégant ? C’est suicidaire, oui ! C’est précisément la somme nécessaire pour les traîner en justice !

— Tu comptes le faire ?

— Non, rien à foutre. Ce qui m’ennuie, c’est de perdre le contact avec les recherches. Et puis, engager un procès contre l’empire Craig, j’y gagnerais une barbe blanche.

— Écoute-moi, dit Stacey en baissant le ton. Dans la mesure de mes possibilités, je te tiendrai au courant de l’enquête, d’accord ?

— O.K., c’est gentil de ta part ! Mais ne mets pas ta situation à la Fondation en péril pour autant. Ça n’en vaut pas la peine, crois-moi !

— Je te dois bien ce minimum.

Ils burent quelques instants en silence. Les gorgées d’alcool chauffaient leurs corps et apaisaient leurs esprits.

— Que vas-tu faire maintenant ? demanda Stacey.

— Retourner à Baltimore et reprendre mes cours. Je n’ai que ça à faire, après tout. Et puis, avec ce chèque d’indemnité, je crois que je vais essayer de retourner auprès du chef Arinaou, pour un long voyage d’étude. Et si je suis chanceux, je trouverai le moyen d’en apprendre davantage sur Malhorne avant la Fondation.

— Ne te fais pas trop d’illusions là-dessus ! Nous sommes nombreux. Peut-être trop pour que tu puisses rivaliser.

— Va savoir. Je n’ai demandé l’aide de personne pour rencontrer la première statue. Qui te dit que la providence ne me sourira pas à nouveau ?

Ils burent d’autres verres jusqu’à une heure avancée de la nuit. Quand Stacey sentit qu’il avait son content d’alcool, il partit en titubant vers la sortie, manqua la marche et s’étala de tout son long. Franklin ne le vit pas s’affaler. Il était déjà arrivé à mi-parcours de l’ascenseur et ne maintenait son cap qu’au prix de toute son expérience de vieux bipède.

 

De fort bonne heure le lendemain, Franklin prit la direction de Baltimore, de son petit studio et de la routine des journées universitaires. Lorsqu’il fut lancé sur l’autoroute, il programma la vitesse de son véhicule et se laissa aller dans le siège, le volant calé entre les genoux.

Les paysages défilaient lentement, lui laissant tout loisir de repenser à sa situation. La veille, il avait menti à Stacey. Au fond de son cœur, il se sentait meurtri et furieux. Ce n’était pas tant l’éviction de la Fondation en elle-même qui le faisait bouillir à ce point, mais la façon de procéder de Spencer. Il avait été viré comme un malpropre.

Le simple fait d’avoir formulé son ressentiment l’apaisa. Il en profita pour se concentrer sur ses moyens de contre-attaquer. Les qualifier de minces tenait encore du superlatif. La Fondation l’avait dépouillé de toute possibilité d’action, de toute preuve qu’il aurait pu faire valoir ou à partir desquelles recommencer. Les statues, le manuscrit, les cylindres renfermant les ossements, tout avait été concentré dans un entrepôt, dont l’accès lui était dorénavant interdit. Son unique point de recommencement se trouvait en Louisiane, dans la propriété Malhorne. Bien sûr, Stacey le tiendrait informé des avancées de l’enquête, mais ce n’était pas pareil. Seule la quête comptait, à présent qu’il avait goûté à l’excitation de la découverte. Entendre un résumé des épisodes écoulés manquerait de sel. Il eut un instant l’envie de contacter Tara Steamway, la journaliste de l’Independent, pour obtenir le soutien d’un média, mais quelque chose l’en dissuada. Un sentiment plus qu’un raisonnement. Il sortit de l’autoroute avant d’atteindre Baltimore et prit la direction de l’aéroport, où il embarqua dans le premier avion pour la Nouvelle-Orléans.

 

Au pied de la grille d’entrée, accroupi dans la position du tailleur de rosiers, Raymond ressemblait à un nain de jardin. Seul le bruit métallique du sécateur en action indiquait à Franklin qu’il avait bien devant lui le vieux cajun. Il frappa avec sa clef de contact sur la grille pour attirer son attention.

— Va mon gars ! lui répondit le gardien en guise de salut. Eh ben, je m’attendais pas à vous revoir de sitôt. Quel bon vent vous amène dans ma campagne ?

— Le vent de l’oisiveté, mon gars, répondit Franklin. Comment vous portez-vous, Raymond ? Ça fait du bien de retrouver un être humain.

— Oh, vous ! Y a quelque chose qui cloche, me dites pas le contraire.

— Non, trois fois rien. Je voulais savoir si vous me laisseriez à nouveau visiter la maison ? Pour être honnête, je dois vous prévenir que cette fois, je n’ai plus la loi qui m’accompagne. Alors, ce sera à votre guise.

— Dans ce cas…, commença Raymond. Ce sera avec plaisir ! J’ai l’impression que le gros rougeaud de la dernière fois vous a fait des misères, je me trompe ?

— Vous n’êtes pas très loin de la vérité…

Raymond posa son outillage et entraîna Franklin par l’épaule.

— Je suis pas contre le fait que vous entriez dans la maison, mais il n’y a plus grand-chose à voir.

Ils descendirent directement dans la nécropole.

— Vous voyez, y a plus besoin de torche pour venir ici. Ils ont installé l’électricité. Mais si j’avais connu à l’avance le prix qu’ils m’en demanderaient, j’aurais essayé n’importe quoi pour les en empêcher. Salopards !

Le sol présentait de nombreuses traces de pas. La nécropole ne portait plus ce nom que par le souvenir. Les cylindres et la statue avaient disparu. La roche qui formait le socle de la sculpture avait été purement et simplement tronçonnée.

— Ils l’ont sortie par le puits au-dessus, précisa Raymond. Elle ne passait pas par le souterrain, alors ils s’y sont tous mis là-haut pour la hisser avec des cordes. Moi, je me suis installé sur une fenêtre du premier étage, avec une bière fraîche à la main. Les voir suer comme des cochons pendant une bonne heure, ça a été mon lot de consolation. Parce qu’après, côté nettoyage, ça a pas été de la tarte ! Vous voyez ce que je vous disais ? Y a plus rien à voir ici. Ils ont aussi emporté cette jolie petite chose en or sur laquelle on est tombés l’autre jour, et puis aussi les tableaux à l’étage.

Franklin semblait dépité. C’était un véritable carnage. Un forfait digne de pilleurs.

— Je vous offre une bière, ça vous remontera ! lui dit amicalement Raymond.

Ils retournèrent dans la maison de gardien. Le réfrigérateur devait avoir assuré cinquante ans de bons et loyaux services et vibrait à tout rompre lorsque son moteur se déclenchait. Pourtant, les bières étaient étonnamment fraîches.

— Vous avez réussi à retrouver la trace de M. Stark ? demanda soudain Raymond.

— Oui, en effet.

— Et ?

— Il est en cure de longue durée dans un hôpital psychiatrique de New York.

Raymond, soulagé de le savoir toujours en vie, accusa le coup malgré tout.

— Rassurez-vous, Raymond. Il est en bonne santé, et quelque chose me dit qu’il y reste parce qu’il le veut bien mentit Franklin, ne sachant pas si Stark viendrait dans sa propriété.

Il vida sa bière d’un trait et éructa discrètement.

— Je dois rentrer chez moi, dit-il d’un air abattu. Une longue route m’attend d’ici là.

— Et c’est où chez vous ?

— Là-haut. Baltimore.

— Ben dites-moi. Ça vous fait un bon détour pour une visite de courtoisie.

Raymond l’accompagna jusqu’à la grille d’entrée et lui serra longuement la main.

— Je ne vous dis pas au revoir, Raymond. Je doute que nos routes se recroisent jamais, mais allez savoir. Je vous remercie de m’avoir accueilli après ce qui s’est passé. Une dernière chose, attendez-vous à les voir d’ici peu. Ce serait assez logique qu’ils fourrent à nouveau leur nez dans le coin.

— Cette fois-ci, je les attends de pied ferme !

Franklin monta dans sa voiture de location et fit vrombir le moteur.

— Eh ! Attendez un instant, l’interpella Raymond. J’ai reçu cette carte hier matin et je ne la leur donnerai pas, alors si ça peut vous aider. Allez, bonne route et au plaisir. Comme vous dites, on ne sait jamais !

Franklin lui fit un signe de la main. Puis il reporta son attention sur la carte postale. Elle représentait une vue du bassin principal d’un parc aquatique de Tampa. Franklin retourna la carte, où deux lignes d’une belle écriture noircissaient le carton blanc.

 

« Cher Julian,

Les dauphins n’ont toujours pas livré le secret de leur langage.

Bien à toi,

Malhorne. »

 

La carte portait la date de l’avant-veille.

Franklin hocha la tête de contentement et partit d’un grand éclat de rire. Il ne connaissait pas ce Julian Stark mais, déjà, il nourrissait à son égard une estime peu commune. Ce type s’était laissé enfermer plus de dix ans dans un hôpital psychiatrique, inscrit sous son nom, au su de tous, et il avait choisi le jour où des dizaines d’hommes s’intéressaient à lui pour s’éclipser.

À vol d’oiseau, Tampa devait se trouver à moins de cinq cents kilomètres, de l’autre côté du golfe du Mexique. Par la route, l’aventure était sensiblement plus longue, trois fois la distance, à vue de nez. En comptant les arrêts et les limitations de vitesse, Franklin estima la durée du voyage à quelque vingt-quatre heures. Plus d’un se serait laissé tenter par l’avion, mais Franklin adorait la route, tout particulièrement la nuit. De fait, rien ne le pressait. Il était, avec Raymond, le seul homme au monde à savoir où se trouvait Julian Stark.

Franklin arriva en vue du parc aquatique le lendemain en milieu d’après-midi. La Ford Twister modèle 2009 l’avait mené à bon port sans aucun incident. Il se gara devant la porte principale du parc et se dégourdit les jambes quelques minutes. Puis il s’adressa à l’accueil.

— Désolé, monsieur. Nous allons fermer, lui annonça le guichetier.

— Mais ce ne sont pas les horaires que vous indiquez à l’entrée, protesta Franklin.

— Je vais être honnête avec vous, monsieur. Quand bien même je vous laisserais entrer, vous reviendriez me voir en me traitant de voleur.

— Que se passe-t-il ?

Derrière son comptoir, le guichetier soupira.

— Ça fait deux jours que nous n’avons pas d’exhibition à montrer à nos visiteurs. Les dauphins, les marsouins et les orques refusent de se plier au jeu. Il ne reste plus que les phoques pour amuser la galerie. Or, vous le savez ou vous ne le savez pas, mais en général, les gens viennent ici pour voir des dauphins sauter à travers des cerceaux. Ça peut vous sembler étrange, mais c’est ainsi !

— Ils ont des revendications précises ? plaisanta Franklin.

— Pas la moindre idée, mon bon monsieur ! répondit l’employé du parc, qui ne semblait pas pratiquer le même humour.

— Soyez chic, mon vieux ! insista Franklin. Je viens tout droit de la Nouvelle-Orléans pour visiter le parc.

— Non, désolé !

 

Franklin glissa discrètement un billet de cent dollars dans la main de l’employé, qui fixa un instant le billet vert, puis le fourra dans sa poche.

— Vous me sauvez la mise. Dieu vous le rendra !

— Ne dites pas de sottise. Dépêchez-vous avant que je ne change d’avis ! Vous avez une heure devant vous. Après quoi, je fais fermer les portes.

Franklin disparut derrière les portillons métalliques et suivit les flèches indiquant la direction du grand bassin.

Les allées du parc étaient quasiment désertes. Franklin scrutait attentivement les rares personnes qu’il croisait.

Le seul accès au bassin principal se faisait par des escaliers. Du sommet des gradins, Franklin reconnut la vue de la carte postale, mais les dauphins n’y jouaient pas le même rôle. Ils nageaient paisiblement par paires et ne manifestaient aucun désir de caracoler. Un couple de visiteurs venu admirer le spectacle se leva et remonta les gradins en direction de Franklin. Lorsqu’ils le croisèrent, le jeune homme lui adressa la parole :

— C’est cher payé pour voir nager des poissons, lui dit-il. Si vous voulez un conseil, ne restez pas, c’est tout ce qu’il y a à voir.

Franklin les regarda s’éloigner en souriant.

Il est vrai que payer pour voir ces bêtes douées d’une si vive intelligence singer de gentils toutous serait autrement plus excitant, songea-t-il.

Il descendit au bas des gradins pour admirer d’un peu plus près les gracieux animaux. De l’autre côté, un balayeur nettoyait les abords de la fosse. Trois dauphins l’accompagnaient de cris stridents et venaient à tour de rôle poser leur museau à ses pieds. Franklin les observa quelques instants, puis revint à sa préoccupation majeure.

Pas la moindre trace de Julian Stark !

Il s’assit au bord de l’eau, sur la première rangée de fauteuils, et prit son mal en patience.

Il régnait dans l’enceinte du bassin une atmosphère de profonde tranquillité, bercée par les cris des dauphins et le rythme régulier du frottement du balai sur le sol. Franklin, pour avoir trop longtemps conduit sans repos, s’assoupit en quelques minutes.

Il s’éveilla en sursaut, en proie à une attente lourde. La luminosité avait baissé et les bruits de frottements s’étaient tus. Franklin se redressa sur son siège et regarda autour de lui.

Le balayeur se tenait debout juste devant son fauteuil et l’observait fixement. Un sentiment de panique prit en une seconde possession de sa raison. Toute son attention, toute son intelligence fut happée par une paire d’yeux qui le transperçait, les yeux qu’il avait croisés à la clinique, les yeux noirs de Julian Stark.

Sans ce regard acéré, jamais Franklin n’aurait pu reconnaître celui qu’il cherchait dans ce balayeur en combinaison blanche. Stark n’avait plus ni ongles ni cheveux démesurément longs et son visage s’était empourpré de couleurs humaines.

Franklin ne fut pas capable d’émettre le moindre son. Ce fut Stark qui rompit le silence.

— Docteur Adamov, je présume, dit-il d’une voix profonde.

Franklin se souviendrait de cette rencontre le restant de son existence. Stark avait prononcé cette courte phrase, puis un très long moment s’était écoulé avant qu’il ne parle à nouveau. Pas plus d’une minute sans doute, mais Franklin en garda le souvenir d’un long supplice. Les yeux dans les yeux à un mètre de distance, Franklin eut l’impression que des doigts fouillaient à l’intérieur de son cerveau, à la recherche de ses pensées les plus intimes. Pétrifié sur son siège, il ne parvint pas à déterminer si ce balayage systématique de son psychisme était désagréable ou non. Une expérience extraordinaire en tous points. De cet examen minutieux, il ne garda qu’une seule pensée consciente : Qu’ai-je bien pu faire de si dégueulasse que je ne pourrais pas lui cacher ?

Ensuite, et c’était peut-être là ce qui l’étonna le plus, Stark lui avait pris la main.

— Que diriez-vous d’un bon hot dog ? Il y a deux jours que je traîne dans le coin. J’ai eu le temps de repérer le meilleur vendeur du quartier !

La situation était à ce point décalée que Franklin accepta sans discuter.

Ils sortirent du parc et marchèrent sur la route le long de la plage, jusqu’à ce qu’ils butent sur une baraque à frites.

— Eh bien, je vois que vous avez enfin retrouvé votre ami ! fit, derrière son comptoir, une mégère grasse des pieds à la tête.

— Tout arrive, mademoiselle ! lui répondit Stark, un sourire aux lèvres. La même chose que ce matin mais en double, et à emporter, s’il vous plaît.

Un sac de papier kraft en main, ils descendirent sur la plage. L’après-midi touchait à sa fin et les derniers baigneurs repartaient vers une soirée plus habillée. Ils n’eurent aucune difficulté à trouver un coin tranquille.

Leur collation engloutie, ils admirèrent sans un mot le soleil qui disparaissait derrière la ligne convexe de l’océan, comme deux vieux amis qui repensent, chacun de son côté, à des souvenirs communs.

— Vous n’avez pas idée du mal que vous m’avez donné pour parvenir jusqu’à vous ! dit enfin Franklin qui cherchait à présent des réponses à ses questions innombrables.

Stark sourit doucement.

— Je m’en doute un peu, ça n’a pas dû être simple. Mais je peux vous retourner le compliment. Je crois que vous êtes loin d’imaginer le temps que, moi, je vous ai attendu.

— Vos réponses sont-elles toujours des énigmes, Julian ? poursuivit Franklin avec une pointe d’impatience dans la voix.

— Si la vérité se fait attendre, Franklin, c’est qu’elle se mérite peut-être. Commencez par m’appeler Malhorne et vous ferez un pas.

— Redites-moi ça ! s’exclama Franklin.

— Vous avez parfaitement entendu.

— C’est une boutade, je suppose.

— Comprenez ce que vous voulez. Si vous préférez y voir une boutade, allez dans ce sens, mais je doute que vous ayez accompli tout ce chemin pour entendre des plaisanteries.

— Je n’ai pas dit ça. Mais vous appeler Malhorne ne m’avance pas.

— Sauf si vous pensez autrement…

— Je ne vous suis pas.

— Avez-vous apprécié ma musique ?

— Assez, je dois dire.

— L’avez-vous interprétée… entièrement ?

— Un informaticien de notre équipe y est arrivé, pourquoi ?

— Eh bien, ce simple fait devrait vous aider à comprendre qu’il y a souvent plus à observer que les simples apparences.

Franklin commençait à se demander si le patient de la chambre 101 n’avait pas quitté prématurément la clinique.

— Je ne suis pas fou. Si c’est la question que vous vous posez, poursuivit Stark.

— Pourquoi avez-vous quitté la clinique après notre visite ?

— Toujours à cause de la musique et des apparences, Franklin. Nous tournons autour de ce que vous cherchez.

— Permettez-moi de vous interroger franchement.

— Je vous en prie, mais je ne vous garantis pas de répondre à toutes vos questions.

— Avez-vous écrit cette partition musicale ?

— Oui.

— Vous affirmez qu’elle est de votre main, qu’elle est une musique originale signée Julian Stark ?

— Malhorne ! Signée Malhorne.

— Admettons. Signée Malhorne. Dans ce cas, vous connaissez l’existence des sept statues et leurs emplacements géographiques ?

— Évidemment.

— Alors, que signifie tout ce mystère ?

— Plus tard, Franklin. Nous aborderons ce sujet plus tard, si vous me le permettez.

— Je préférerais pas. Mettez-vous à ma place, Julian…

— Appelez-moi Malhorne. Faites-moi cette fleur.

— Pourquoi pas ? Mettez-vous à ma place, Malhorne. J’ai découvert une statue en Amazonie il y a maintenant plusieurs mois. À mon retour, j’ai appris qu’il en existait une deuxième, puis une troisième et ainsi de suite, jusqu’à en réunir sept. Beaucoup trop pour laisser la moindre place au hasard. Dans votre propriété près de la Nouvelle-Orléans, nous avons découvert une nécropole, puis votre existence. Sans cette partition, vous seriez resté sans rapport avec nos recherches. Mais vous savez ! Alors, la seule question qui me brûle les lèvres, c’est : quel est votre rapport avec tout ça ?

— Malhorne. Le lien, le sens, le tenant et l’aboutissant, c’est Malhorne. Le trait d’union des mondes, si cela vous dit quelque chose. Il n’y a pour le moment rien à ajouter. Franchir trop d’étapes à la fois vous ferait douter de ma santé mentale.

— De ce côté, je ne franchis pas la limite trop rapidement, commença Franklin. Mon métier m’a habitué à étudier des comportements humains que l’on pourrait a priori taxer de déments.

— Pourtant, vous l’avez pensé tout à l’heure.

Stark s’allongea sur le sable, le regard perdu dans le ciel bleu nuit où des étoiles commençaient à briller.

Franklin en fit autant. Il avait besoin de réfléchir. Stark et Malhorne, une seule et même personne, cette idée répondrait à toutes ses questions mais le plongeait en même temps dans un abîme de réflexions. Et il devait bien s’avouer la peur primale qui commençait à remonter de son bas-ventre.

Cette solution faisait partie des hypothèses émises par Stacey et Franklin. Les statues pouvaient avoir été sculptées par un groupe d’hommes qui se transmettaient une tradition, un symbole ou un signe. Soit cette passation s’était faite dans la même ethnie, soit dans une même obédience, ou encore au sein d’une idéologie non religieuse… les possibilités étaient nombreuses. Et pour achever cette liste, Stacey avait proposé sur un ton désinvolte que la solution idéale, c’était qu’un seul homme soit l’auteur des sept. Réponse idéale, mais hélas impossible.

 

Une nuit sans lune descendit bientôt autour d’eux.

Au-dessus de leurs têtes, la Voie lactée déroulait ses bras neigeux. Une douce chaleur montait du sable et tempérait la fraîcheur du serein. Franklin pensa que Stark-Malhorne s’était assoupi, tant sa respiration était lente et régulière, mais il n’osa pas s’en assurer.

— Quel âge avez-vous, Franklin ? demanda soudain Malhorne.

— J’ai trente-huit ans. Pourquoi ?

Malhorne ne répondit pas immédiatement.

— Trente-huit ans…, apprécia-t-il, laissant sa phrase en suspens. C’est l’enfance de la vie. Imaginez que l’instant de votre naissance ait provoqué une étincelle de lumière. Cette étincelle voyage en ce moment aux alentours de l’étoile Arcturus, à trente-huit années-lumière de notre système. Si je m’applique la même comparaison, l’étincelle de ma naissance a dépassé depuis plus d’un demi-siècle l’étoile Mimosa, dans la constellation de la Croix du Sud.

— J’avoue mon ignorance dans le domaine de l’astronomie, lui répondit Franklin. Où se trouve cette étoile ?

— À cinq cent cinquante années-lumière de notre terre, approximativement.

Franklin ne répondit rien.

— Acceptez l’impossible ! ajouta Malhorne. Il n’existe pas d’autre explication qui tienne la route. Pensez-vous raisonnablement que des hommes se soient transmis à travers les âges la responsabilité de sculpter des statues identiques ?

— Ce ne serait pas la première fois qu’une tradition se perpétue.

— Autour du monde ? Parmi des cultures si différentes les unes des autres ? À des époques où les uns ne connaissaient pas l’existence des autres ?

— Il est vrai que je ne connais pas un tel exemple, mais ne pas connaître ne signifie pas que ce soit impossible.

— Et pourtant, c’est ainsi.

— Vous me demandez d’accepter l’invraisemblable.

— Faites-le ! Ce n’est qu’une question de point de vue.

Franklin tentait de s’y résoudre, mais sa culture occidentale faisait bloc contre cette idée dérangeante.

— J’envie cette perspective ! dit-il enfin.

— Oh ! Vous enviez. Ne dites pas ça trop vite. Je ne suis que le lien de deux mondes et je ne fais que subir ce privilège, si toutefois c’en est bien un. L’esprit du divin est en moi. Ni plus ni moins qu’en vous, mais je ne suis pas divin.

Franklin décida d’en rester là. Des dizaines de questions tournaient encore dans sa tête mais les réponses de Malhorne le déstabilisaient tant qu’il lui était nécessaire d’observer une pause pour en digérer le contenu.

Un sentiment l’envahissait peu à peu : le vertige. Franklin se compara aux hommes qui, du jour au lendemain, avaient dû se familiariser avec une terre ronde, inscrite dans un système, alors que tous leurs sens leur montraient une apparence autre. « C’est une question de point de vue », avait dit Malhorne. Ça avait l’air simple, si simple. Il suffisait de changer de point de vue.

 

— Que comptez-vous faire à présent ? reprit-il au bout d’un moment.

— Vous voulez parler de la Fondation Prométhée ?

— Comment êtes-vous au courant ? s’exclama Franklin.

— Le docteur Kibrov est un grand bavard, a fortiori lorsqu’il est le seul à parler. Il m’a suffi d’un regard pour lui délier la langue. En ce qui concerne la Fondation, je vais vous y accompagner !

— Pour quoi faire ?

— J’ai besoin de son concours.

— Qu’est-ce que ça va vous apporter ?

— Peut-être rien, peut-être ce que je recherche…

— Parce que vous recherchez quelque chose ? Excusez-moi, mais j’ai dû sauter une étape !

— En effet, plaisanta Malhorne. Votre problème est d’ordre digestif, je suppose.

— Moquez-vous mais ce sera votre seule arme si vous décidez d’aller là-bas. Ces hommes ont du pouvoir, plus que vous ne l’imaginez peut-être…

— De ce côté, je ne suis pas dépourvu. J’ai beaucoup d’imagination, Franklin.

— Le nom de Denis Craig vous dit quelque chose ?

— Il devrait ?

— La Fondation lui appartient.

— J’aurai dans ce cas le plaisir de le rencontrer…

— Ne plaisantez pas, le coupa Franklin. Denis Craig dirige un empire militaro-industriel. C’est un homme extrêmement puissant et, si vous voulez connaître le fond de ma pensée, je ne crois pas que l’on puisse fabriquer des armes avec des états d’âme.

— Plus la Fondation aura de pouvoir et plus elle me permettra d’arriver à mes fins.

— Vous cherchez quoi exactement ?

— À me faire connaître. La Fondation Prométhée me paraît être un bon moyen. Si je doutais encore, ce que vous me dites me conforte à présent dans ce choix.

— Écoutez-moi un instant, Julian. Pardon, Malhorne ! Je vais avoir du mal à vous appeler ainsi pendant quelque temps… Je ne pense pas avoir grand-chose à vous apprendre mais je ne partirai pas d’ici avant de vous l’avoir dit.

— Allez-y toujours.

— Ces types auxquels vous allez vous livrer, en quelque sorte. Eh bien, ce ne sont pas des enfants de chœur, loin de là. Pour savoir qui vous êtes, ou ce que vous êtes, ils seront prêts à pratiquer toutes les expériences possibles. À vous découper le crâne, à vous fouiller les tripes à la main s’il le faut ! Et peut-être même pire. Vous me comprenez ?

Malhorne se tut un instant. Les perspectives qu’envisageait Franklin, bien qu’exagérées, manquaient de séduction.

— Sans doute, sans doute ! lâcha-t-il pourtant. Bien que ce pire auquel vous faites allusion ne soit pas pour moi aussi terrible que vous semblez l’imaginer. C’est l’appréhension de la première fois qui vous fait fantasmer, Franklin ! Je suis terriblement conscient de ce qui m’attend, mais je ne le redoute pas. J’ai préparé ce moment depuis tant d’années ! Ne vous inquiétez pas.

— Puisque c’est votre décision, je dois malgré moi m’incliner ! Mais j’ai collaboré avec eux depuis le début et cela n’a pas toujours été une mince affaire, poursuivit Franklin. Particulièrement avec l’un d’entre eux.

— Il s’appelle ?

— Karl Spencer. Un type carré dans tous les sens du terme.

— Un membre de la soldatesque ?

— Précisément. Un beau spécimen, par-dessus le marché !

De l’extrémité de l’index, Malhorne caressa la pulpe de sa lèvre inférieure.

— Franklin, reprit-il un instant après. Je note chez vous une certaine aigreur au sujet de cet homme. Il ne serait pas bon de laisser ce sentiment en l’état.

Malhorne n’en dit pas davantage. Son esprit était reparti dans les méandres d’une rêverie lointaine.