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Gönpo descendit les rues du village à toute allure, manquant de peu l’une des plus belles pirouettes de sa jeune existence. Au bas de la rue principale, la route virait à angle droit au pied des eaux, puis longeait l’onde jusqu’au pont, cent mètres plus loin. Il ne ralentit pas pour autant. Emporté par la descente, il dérapa sur la poussière du chemin et ne se rattrapa qu’in extremis aux tiges basses d’un saule.

Gönpo évita un bain forcé dans la rivière Kabbani mais son sac n’eut pas cette chance. Son trésor d’écolier coula très vite dans les eaux profondes de la Kabbani, où un courant tumultueux l’emporta hors d’atteinte.

Gönpo ne prit pas même la peine d’essayer de le rattraper. Une affaire urgente le retenait. Une affaire si importante qu’en comparaison, tous les cahiers du monde valaient bien peu de chose.

Gönpo n’avait pas encore fêté ses dix ans mais cela ne l’empêchait pas de distinguer une hiérarchie dans les événements du quotidien. Et ce qui se tramait ce jour-là relevait de l’exceptionnel : l’école bouddhiste de la colonie tibétaine de Kollegal n’avait plus de professeur.

Gönpo lâcha les tiges du saule et se massa les mains. Le frottement trop rapide des fibres végétales lui avait entaillé les paumes assez profondément pour que du sang apparaisse.

Il négligea ce détail et se remit à courir jusqu’au dispensaire de la Croix-Rouge, où il s’engouffra comme un diable.

— Docteur Anita ! Docteur Anita ! cria-t-il en entrant dans la pièce vide. Vite ! Docteur Anita !

Désemparé par l’absence du médecin, Gönpo tourna dans le dispensaire comme une âme en peine, à la recherche d’un indice. Sur une table, il trouva un morceau de coton qui sentait encore fortement l’éther. Le médecin ne devait pas être loin.

Il emprunta la porte de derrière, qui donnait sur un jardin, et aperçut un morceau de blouse blanche entre deux bosquets.

— Docteur Anita, vite, il faut venir ! se remit-il à brailler.

La blouse se retourna. Le jeune docteur Anita Espino qui, à ses heures perdues, endossait la panoplie de vétérinaire, acheva d’administrer un vaccin au bélier d’un villageois.

Son visage s’encadra entre deux ramures.

— Minute, mon bonhomme ! Dis-moi d’abord ce qui se passe. Ensuite nous aviserons.

— Le Rimpoché est malade, docteur Anita !

— Malade comment ?

Le garçon pencha la tête sur le côté, en signe d’ignorance.

— Que t’a-t-il dit exactement ? poursuivit-elle.

— Rien.

— Comment sais-tu qu’il est malade, alors ?

— Parce qu’il est étendu par terre et qu’il ne bouge plus !

— Bon sang ! Tu ne pouvais pas me dire ça plus tôt ! Où est-il ?

— Au temple ! Comme nous l’attendions pour la classe, je suis allé à sa rencontre. Jusqu’au temple. Et je l’ai trouvé !

— Bon, reprit le médecin. Va chercher Techung et rejoignez-moi ! Il faudra probablement le transporter.

 

Elle trouva le Rimpoché étendu derrière un grand bouddha en terre cuite. Le vieux religieux reposait sur sa robe de couleur safran et ne portait en tout et pour tout qu’un linge enroulé autour des hanches. Son teint très pâle inquiéta aussitôt la jeune praticienne. Le vieux moine arborait habituellement une mine tannée par le soleil et le masque présent ressemblait trop à celui de la mort.

Le docteur Espino s’agenouilla au chevet du vieil homme pour lui prendre le pouls. Elle ne sentit tout d’abord rien et pressa davantage l’intérieur de son poignet. L’artère vibra contre son pouce. Anita soupira et attendit une seconde pulsation. Celle-ci ne se produisit qu’après cinq à six secondes. Inimaginable !

Le cœur battait. C’était indéniable. Mais probablement pas à plus de dix pulsations par minute.

Pour s’assurer de l’authenticité du phénomène, Anita laissa la trotteuse de sa montre-bracelet accomplir une révolution complète autour de son axe.

Dix pulsations ! À peine.

Elle n’en revenait pas.

Des pas résonnèrent dans son dos, sur le sol dallé du temple.

Gönpo arriva auprès d’elle le premier, bientôt suivi par Techung, plus âgé et plus essoufflé.

À l’aide d’une table de l’école toute proche, ils improvisèrent un brancard, grâce auquel ils descendirent le vieux moine jusqu’au dispensaire.

 

Le Rimpoché demeura dans cet état deux journées entières.

Anita n’aurait trop su dire de quel état il s’agissait précisément. Les bras et les jambes du vieillard restèrent froids tout ce temps. Cela ressemblait, pensait-elle sans rien y comprendre, à certains naufragés que l’on ressort d’une eau glacée. Le corps, dans certaines conditions exceptionnelles, recentre son énergie sur les organes vitaux, au détriment des périphériques. Mais là, le cas du Rimpoché dépassait ses compétences. Aux alentours du temple de la colonie de Kollegal, bien malin celui qui aurait pu trouver de la glace. Ou même de l’eau glacée.

Au matin du troisième jour, le premier geste qu’elle accomplit fut d’aller voir comment se portait son unique malade. Elle trouva les draps froissés et le lit vide. Le Rimpoché avait disparu.

Anita eut l’impression que son univers basculait, mais un fumet vint lui caresser les narines. Elle le suivit et sortit dans le jardin.

Sous la tonnelle, elle trouva le Rimpoché, assis sur une marche, qui finissait un bol de cacao.

— Je ne voulais pas vous effrayer, aussi ai-je attendu votre réveil avant de partir, docteur Espino ! Je vous remercie de vous être occupée de moi, bien que cela ne fût pas nécessaire, lui dit-il calmement.

— …, tenta-t-elle de dire sans que rien ne puisse sortir.

— Il reste du lait chaud, si vous aimez !

— Comment vous sentez-vous ? réussit-elle à articuler.

— Aussi serein qu’un matin de printemps, docteur. Ne vous inquiétez plus pour moi. Je n’étais pas malade, ajouta-t-il en se levant.

— Laissez-moi au moins vous ausculter !

— Ce sera pour une autre fois, docteur Espino. J’ai une très longue journée devant moi. Mais c’est promis. Dès que j’aurai accompli ce que j’ai à faire, vous pourrez prendre soin de moi. Pas avant.

Anita regarda le lama s’en aller. Voilà trois ans qu’elle travaillait pour la Croix-Rouge dans cette colonie tibétaine du sud de l’Inde. À maintes reprises, elle avait eu l’occasion de le rencontrer mais elle n’était jamais parvenue à se faire une idée sur cet homme. Il pouvait avoir soixante-dix ans, ou quatre-vingts, ou cinquante. Son visage semblait narguer le temps.

Sa peau renvoyait une image de terre cuite, ridée, tannée, et pourtant, il s’en dégageait une telle expression de jeunesse que son système de relation aspect-âge se perdait en conjectures. La réponse aurait dû se lire dans son regard, mais ses yeux ne se laissaient pas sonder. Par contre, ses deux billes noires d’un éclat brillant vous pénétraient au-delà de vos propres barrières. Anita avait une nature pudique et pourtant les incursions du Rimpoché ne l’avaient jamais dérangée. Sans doute parce qu’elle n’y avait jamais lu la moindre intention mauvaise.

Tandis qu’elle l’observait s’éloigner sur le chemin du temple, Anita se rendit compte que sa présence rendait l’air plus respirable, comme si le Rimpoché dégageait, au premier sens de ce terme, un flux d’énergie positive.

Elle se promit qu’à l’avenir, il faudrait lui consacrer beaucoup plus de temps et d’écoute. Les paroles de cet homme de foi ne pourraient que l’aider à progresser sur son propre chemin.

Le Rimpoché descendit du wagon en même temps qu’un flot de voyageurs dans la petite ville de Dagora, dans l’extrême nord de l’Inde. Après quatre jours et quatre nuits rythmés par le staccato des roues martelant les rails, il fut heureux de retrouver une assise convenable sur la terre ferme.

Dharamsala, la ville capitale des Tibétains en exil, ne se trouvait plus qu’à deux heures d’autocar. Le Rimpoché était sur le point d’atteindre son but. Son premier but.

Il prit une collation auprès d’un vendeur ambulant devant la gare, puis attendit l’heure de départ du car. Plusieurs moines en robe safran étaient déjà installés dans l’abri réservé aux voyageurs en attente. Le Rimpoché se mit à l’aise à même le sol, auprès d’un jeune apprenti moine qui ne devait pas avoir plus de sept ans. Le garçon l’étudia un instant, puis reprit tranquillement son jeu sous le regard de son aîné.

Le Rimpoché en profita pour organiser ses idées pour le prochain discours qu’il devrait tenir devant le plus haut personnage de sa religion. Il disposerait de peu de temps, même s’il connaissait bien le dalaï-lama, et la plus grande clarté lui serait nécessaire.

Il aperçut les toits de Dharamsala par le pare-brise du car en fin de journée, alors que le soleil se cachait derrière les montagnes. Un hôtel miteux lui servit de logis pour la nuit et les deux suivantes. Le dalaï-lama ne pouvait pas le recevoir avant quarante-huit heures. Ce qui, somme toute, était un délai très court.

Le Rimpoché se présenta donc, le matin du troisième jour après son arrivée en ville, au siège du gouvernement tibétain en exil, où il attendit d’être introduit auprès de Sa Sainteté.

D’un geste de la main, le dalaï-lama signifia à son entourage de quitter la pièce. Lorsque la porte de l’antichambre se referma, le Vénérable descendit de son haut siège et se pencha vers son visiteur.

— Relève-toi, Sonam, mon ami, dit-il de sa voix profonde. Que de lunes ont passé depuis le temps où nous courions sur les terrasses du Potala !

Le vénérable chef spirituel des Tibétains se racla la gorge de plaisir au souvenir de son enfance révolue.

— Tu n’as pas parcouru ce long chemin pour parler de notre jeunesse !

— Je dois répondre à un appel, Votre Sainteté, dit alors le Rimpoché. Un tulku m’est venu en songe. Un tulku qui n’est pas bouddhiste et que j’ai bien connu autrefois.

— Qu’attends-tu de moi, Sonam ? Accours à la rencontre de l’ami qui t’appelle ! Tu n’as pas besoin de mon conseil. C’est autre chose, non ?

— Cet homme pourrait aussi bien être pris pour le Messie des juifs que pour le plus grand des mécréants.

— Est-il un tulku ou non ? Il ne peut être les deux à la fois.

— Il l’est, Votre Sainteté. Et plus et moins en même temps ! C’est un réincarné, mais il ne l’a jamais décidé. Il n’est pas le résultat d’un patient travail. C’est un réincarné malgré lui, si l’expression est correcte.

— Pourquoi pas, il est parfois nécessaire de faire avancer notre vocabulaire.

— Il a été mon élève et puis devint mon maître…

Le Rimpoché raconta tout ce qu’il connaissait de Malhorne au dalaï-lama. Leur vie commune dans un lointain passé, dans l’isolement du Tibet libre d’alors. Après une heure de conversation passionnée, le dalaï-lama entraîna le Rimpoché dans les jardins.

— Il est dit qu’un tel homme se manifesterait peut-être un jour, Sonam. Mais tu ne l’ignores pas et, en écoutant ton histoire, j’apprends que tu en sais plus long que moi sur ce sujet. Apprendre offre une belle journée.

— Malhorne peut être une chance de révélation pour tous les humains et je sais qu’il est en grand besoin d’entourage amical.

— Je ne peux malheureusement pas t’accompagner. Cela poserait d’inévitables problèmes diplomatiques. Mais ne souffre pas de délai pour répondre à cet appel. Et si le besoin venait, tu pourras compter sur le soutien de notre communauté de New York.

— J’agirai selon Votre volonté, en accord avec mon cœur.

— Ne pars pas seul. Emmène avec toi quelques compagnons. Ce voyage leur apprendra beaucoup en même temps qu’ils te seront un soutien utile.

 

Trois jours plus tard, le Rimpoché s’envolait de New Delhi en compagnie de deux jeunes moines de l’Institut bouddhiste de Dharamsala. Pendant que les passagers endormis rêvaient à leurs vacances ou à leur voyage d’affaires à venir, le Rimpoché tendit sa conscience vers Malhorne, prêt à se laisser investir de nouveau. Il sentit une volonté plus forte encore que la première fois, plus proche…

Le Rimpoché ne douta pas un seul instant. Il se dirigeait dans la bonne direction.