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Malhorne repoussa la fille du pied, sans ménagement. Elle partit se réfugier dans un coin du cellier et le fixa sans un mot. Malhorne se retourna sur sa paillasse. Il savait qu’elle allait revenir, pour se blottir contre lui ou pour tenter de le chevaucher à nouveau. Il ferma les paupières et se laissa glisser vers cette torpeur attendue qui l’envahissait immanquablement une fois le coït atteint.
La fille couina une fois ou deux.
Quelque part dans les sous-sols de l’abbaye, des moines roulaient un tonneau. Malhorne pensa avec joie aux délices à venir. Au vin de l’année passée qui coulerait bientôt vers le fond de son gosier.
Il entendit des ongles gratter le sol dans son dos.
Quelques instants plus tard, la pointe des seins de la jeune femme vint s’écraser contre ses reins, puis une main fouilla la région de son bas-ventre pour secouer en vain son sexe ramolli.
Cette petite n’avait pas seize ans.
Malhorne brailla un chapelet d’injures et tendit un poing menaçant. Mais la fille poursuivait ses audaces. Le poing s’abattit avec force sur la nuque de l’effrontée, qui ne demanda pas son reste et disparut en glapissant.
Malhorne allongea le bras et tâtonna dans l’obscurité. Ses doigts rencontrèrent une bouteille. Il la souleva. Vide. La bouteille retomba sur la terre battue du cellier avec un bruit mat. Sa main repartit vers la nuit. Une seconde bouteille révéla un contenu aussi désespérant que la première. Agacé, Malhorne balaya l’obscurité d’un geste ample du bras. Plusieurs bouteilles tintèrent en s’entrechoquant mais aucune n’émit ce bruit plein si doux à son oreille. La mi-journée à peine atteinte, il avait déjà englouti cinq litres de vinasse. Plus que sa part quotidienne. La raison aurait dû lui conseiller d’en rester là mais cette fille lui avait donné soif.
Il s’adossa contre le fond de la barrique qui servait de repaire secret à ses heures voluptueuses et constata à la lueur d’une bougie l’état navrant de son stock. Une expédition s’imposait. Tant bien que mal, il parvint à se lever et partit en titubant vers le tonneau mis en perce la veille.
Deux bonnes bouteilles remplies du vin des moines dans chaque main, Malhorne retourna se caler contre le fond de la barrique. Il régla d’un trait le compte à la première, soulagea de son contenu la moitié d’une deuxième et sombra dans le sommeil.
Des bruits de pas et des cliquetis métalliques le réveillèrent peu après. Ensuqué par l’excès d’alcool, il crut d’abord rêver. Mais les appels qui résonnaient haut, scandant son nom sur un ton impérieux, le ramenèrent à la réalité. On le cherchait. Ce n’était pourtant pas un jour à se montrer. Malhorne avait décidé la veille qu’il séjournerait jusqu’à la nuit tombée au fond de sa barrique. La raison en était simple. Le cardinal Delapresle et ses sbires, le grand Inquisiteur et sa troupe de moines soldats, demeuraient entre les murs de l’abbaye depuis une décade. À grand renfort de Monseigneur par-ci, de Votre Éminence par-là, il avait exécuté les désirs de ces messieurs. Mais aujourd’hui, il lui incombait de procéder aux exécutions du tribunal, à lui, maître Malhorne, capitaine de la garde de l’abbaye fortifiée de Pierrefith. Si l’Inquisition traquait l’innommable sous toutes ses formes, jugeait ses adorateurs et condamnait les coupables, l’exécution des sentences, la basse besogne des festivités inquisitoriales, revenait quant à elle aux laïcs. Le sang ne pouvait être versé par l’Église.
Ainsi Malhorne avait-il organisé la garde des accusés, prêté assistance au bourreau dans la stricte application du Maleus maleficarum, organisé une partie de chasse pour égayer le cardinal et fait bâtir un grand bûcher qui pourrait rôtir jusqu’à six sulfureux, le tout sans piper mot. Avec même un zèle inattendu qui avait fort surpris le père abbé. Mais allumer le bûcher, non. Ce n’était pas là une affaire de soldat. Que les moines, les curés et les cardinaux lavent leurs problèmes de conscience entre eux. Et longue vie aux suppliciés s’ils n’y parvenaient pas.
Comme les appels se rapprochaient de lui, il souffla la bougie et se tint immobile.
Un seul de ses gens d’armes connaissait sa cachette. Un petit loqueteux au visage angélique qu’il avait failli déniaiser un soir de désarroi aviné. Louviers. Gaspard Louviers, un garçon, imposé par le père abbé, qui ne parviendrait jamais à manier la masse, tant sa musculature de chérubin lui interdisait cet effort.
Pas des hommes que j’ai dans ma troupe, pensait-il souvent. Des souffreteux oui. Des sauterelles. On verra un beau carnage le jour où les païens repasseront la Garonne ! Et rira bien qui rira le dernier.
Les bruits de pas s’estompèrent, puis la voix de fausset du petit Louviers tinta sous les voûtes du cellier.
— Maître Malhorne, sonnait-elle. Maître Malhorne, y a du grabuge au village !
Malhorne ne bougea pas. La lueur palpitante de torches en approche éclaira maigrement l’intérieur de la barrique.
— Maudit saligaud, ragea-t-il. Y va me faire repérer.
Le visage encadré de boucles blondes de Louviers apparut à l’entrée de son repaire.
— Il est ici, hurla-t-il. J’ l’a trouvé.
Malhorne n’eut pas le temps de vider le flot de bile qui lui montait aux lèvres. L’arrivée d’une demi-douzaine de ses soldats le tempéra un peu puis l’apparition du père abbé en personne le calma tout à fait.
On le cherchait effectivement. Mais pas pour la raison qu’il supposait. Une jacquerie menaçait l’abbaye. En quelques mots, le père abbé lui exposa la situation. L’heure était enfin venue pour lui de justifier sa solde.
Malhorne brailla un ordre de rassemblement et il emboîtait le pas à ses hommes lorsque le père abbé le retint.
— Nous discuterons plus tard des sanctions qui s’imposent, lui confia-t-il en fixant la barrique et les bouteilles vides. Pour l’heure, je veux que vous mettiez la salle du trésor à couvert.
Malhorne tenta une négociation qu’il savait inutile, puis il obtempéra devant le regard noir du père supérieur.
Il fila piteusement, surveillant tant bien que mal sa démarche titubante.
Avant d’exécuter cet ordre, Malhorne voulut s’assurer de la menace. Il monta au poste de guet, manqua s’affaler plusieurs fois et se campa fièrement contre la courtine. Puis il plissa les yeux pour se protéger du franc soleil d’août et observa la vallée. Tout au bas de l’éminence rocheuse sur laquelle reposait l’abbaye, un attroupement approchait des gués de la Tardoire. Un peu plus loin le long de la route, une grange brûlait. Deux charrettes remplies de foin suivaient à cent pieds derrière. Plus loin encore, quelques retardataires, des vieux ou des estropiés, fermaient la marche.
Des dizaines de paysans du comté semblaient s’être échauffé les sangs contre les moines. La collecte de la gabelle enfermée dans les sous-sols de l’abbaye ne devait pas être étrangère à cette vindicte.
Malhorne eut un rictus de mépris. Il aurait tôt fait de mater la piétaille.
Il redescendit du mur d’enceinte et s’engouffra dans un escalier qui menait aux sous-sols.
La torche, qu’il portait haut, éclairait à peine à un pas devant lui.
Il tourna dans un souterrain au plafond plus bas qui se terminait en cul-de-sac sur trois pièces minuscules. Cet espace, ordinairement occupé par deux coffres ouvragés, se trouvait pour l’heure presque rempli par une année de gabelle.
Des dizaines de sacs garnis ras la gueule laissaient miroiter la belle moisson d’or et d’argent des impôts royaux. Malhorne s’attarda un instant. Il plongea ses mains avides dans la masse compacte des pièces qui ne semblait s’ouvrir qu’à contrecœur. L’or était froid, presque glacial, malgré l’impression de chaleur qu’il procurait au regard.
Malhorne ressortit ses mains du sac pour empêcher cette autre ivresse de lui brouiller totalement l’entendement, puis il s’empara d’une masse posée contre le mur. De retour au précédent croisement, il s’assura que personne ne venait et s’employa à déloger de l’entrée du tunnel une poutrelle en bois qui servait de linteau. Puis il retourna dans le boyau principal et donna à un endroit où le mur était plus sombre un violent coup de masse. Au point d’impact, la pierre éclata, dévoilant une cavité d’où jaillit un torrent de sable. Malhorne laissa tomber la masse et s’en revint prestement sous un puits de lumière.
Lentement, la pierre faîtière du tunnel commença à descendre. En peu de temps, l’énorme bloc de calcaire obstrua complètement l’entrée du coffre, sans laisser la moindre trace du tunnel qui se trouvait derrière. Sa tâche accomplie, Malhorne retourna à l’air libre.
Il trouva une cour en pleine effervescence. En plus des soldats qui l’y attendaient, la quasi-totalité des moines s’y tenait en rang, attendant dans un silence épais au pied du bûcher. Le cardinal Delapresle fit un geste vers le nonce, qui entama la lecture de l’acte d’accusation.
— J’avais oublié ces oiseaux-là ! marmonna Malhorne.
Il rassembla toute sa lucidité pour établir un dispositif de contre-attaque et donna ses ordres. Une partie des soldats veillerait sur le mur de guet pendant qu’à la tête du gros de la troupe, il sortirait pour défendre les murs de l’abbaye. Puis il désigna Louviers pour le suppléer dans le rôle d’exécuteur.
— Et si tu plais au cardinal, tu deviendras peut-être sa petite créature…, lui susurra-t-il avec un air mauvais.
Il enjoignit alors à sa troupe de le suivre et se dirigea vers le portail.
En passant devant le bûcher, Malhorne jeta vers la suppliciée un regard de dépit. Il l’aurait volontiers culbutée au détour d’un chemin mais toutes les tentatives qu’il avait entreprises depuis des années s’étaient soldées par de lamentables échecs. La jeune femme s’appelait Ethen, une guérisseuse de la région qui allait périr pour avoir préféré au dogme papal celui des druides et des vouivres.
Il accéléra le pas, trop heureux d’échapper à cette besogne qui le rebutait.
Le nonce achevait sa lecture.
— Pour ces abominations, aggravées des propos blasphématoires que vous n’avez cessé de proférer au cours de ce procès, l’Ordre vous condamne à périr sur le bûcher. La sentence sera exécutée aujourd’hui même, 25 août de l’an de grâce 1491, en l’abbaye de Pierrefith. Ethen, née Justine Machefer, fasse que Dieu ait pitié de vous.
La herse retomba derrière la troupe.
Sans se retourner, Malhorne entendit monter les litanies sourdes des moines. Puis Louviers cria. Sans doute se faisait-il prier pour déposer sa torche sur le bois imbibé de graisse.
Enfin, le bûcher s’enflamma.
Quand, à la tête de sa minuscule armée, il atteignit le bout du promontoire qui dominait les gués, Malhorne vit monter vers lui une masse humaine beaucoup plus importante que ses pires estimations. Des essarteurs s’étaient joints aux paysans, de grands lascars habitués à manier la hache à longueur d’année.
Il n’en changea pas pour autant de tactique. Tirant vivement son épée du fourreau, il brailla un « haro » à ses hommes et chargea bille en tête.
Ce fut un massacre. Tout d’abord repoussée, la troupe régulière fut bientôt encerclée, puis décimée. Malhorne et une poignée de soldats se retrouvèrent isolés dans la masse grouillante de leurs adversaires. Le capitaine de la garde allait lancer sa dernière bravade lorsqu’un cri s’éleva des rangs ennemis. La masse des paysans se fendit sur la silhouette d’un grand gaillard armé d’une hache d’abattage. L’homme s’approcha de Malhorne et le toisa.
— Donne-lui ton arme, dit-il à l’un des soldats encore debout.
Malhorne lâcha la garde de son épée, qu’il venait de briser sur le crâne d’un bougre, et s’empara de celle que lui tendait le fantassin.
— Le Rouquin ! brailla-t-il, l’écume aux coins des lèvres. Fi’ de garce…
Les deux hommes chargèrent au même instant. Plus petit et considérablement plus gras, Malhorne eut beaucoup de difficultés à arrêter la charge puissante du Rouquin. L’excitation du combat ne suffisait pas à contrecarrer les effets abrutissants de la vinasse qui surchargeait ses veines. Il ne dut son salut provisoire qu’à une prise de main peu louable. Le Rouquin poussa un cri de douleur sous les violents élancements que lui envoyait son entrejambe et lança en retour le manche de sa hache dans le nez de son adversaire, qui cassa net. Obnubilés par la douleur, les deux hommes cessèrent un instant de combattre, chacun protégeant son appendice meurtri.
Le Rouquin ne permit pas à Malhorne de lui rejouer un pareil tour. Il attendit que son adversaire le charge à nouveau et, fermement campé sur ses jambes, il abattit le tranchant de sa hache sur l’épaule de son ennemi, en pivotant sur lui-même. La lame s’enfonça profondément dans la chair de Malhorne, de la base du cou à la moitié du poumon. Puis le Rouquin retira son arme de la plaie béante. Dégagée du fer qui l’obstruait, la carotide entièrement sectionnée émit à un rythme rapide des giclées d’un sang carmin qui venaient frapper son visage. Malhorne se retrouva à genoux, l’air hébété. Puis il tomba face contre terre.
Le Rouquin s’approcha de lui, le retourna du bout de sa botte, et vint planter son regard dans le sien.
— Voilà qui lavera l’honneur de ma sœurette, lui dit-il.
Malhorne parvint à gargouiller quelques mots à peine audibles.
— Allez tous au diable, semblait-il dire.
Le Rouquin tourna les talons et, à la tête des paysans, se dirigea vers l’abbaye.
Laissé pour mort, Malhorne sentait le précieux liquide se répandre sous lui et imbiber la terre, comme le sang d’un porc que l’on sacrifie aux fêtes de printemps. Il tourna le regard en oblique, pour voir disparaître les dos de ses assassins. Par-dessus le mur d’enceinte, Malhorne distinguait nettement les flammes du bûcher en train de dévorer le corps d’Ethen.
La bande de paysans contourna l’abbaye, se dirigeant vers un endroit où le mur s’était écroulé lors du dernier orage. Malheureusement pour les moines, la présence de l’Inquisiteur en avait différé la réparation.
Était-ce le sang qui colorait sa vue ou l’approche du continent des morts, Malhorne l’ignorait, mais ce qu’il voyait était teinté d’une curieuse lueur. Il entendit la créature en flammes pousser un cri inhumain, puis le bûcher s’effondra sous son propre poids et Malhorne ne vit plus rien. Ses yeux grands ouverts basculèrent vers le ciel, la pupille entièrement dilatée. Sa cage thoracique se souleva une dernière fois puis ses poumons se vidèrent à jamais.
Malhorne rendit son âme au Tout-Puissant, le 25 août 1491.