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Fondation Prométhée
25 décembre 2010. 05 h 02 AM

 

Malhorne : Je me souviens de la première fois comme si c’était hier.

J’étais fort alors ! Et sot. Et vaniteux. Malhorne le braillard, Malhorne le soudard ! Malhorne le gagneur des concours de boissons.

Savez-vous seulement d’où me vient ce surnom ? Vous êtes-vous jamais demandé s’il recelait un sens caché ?

Les linguistes ne sont pas précisément la tasse de thé de cette prométhéenne fondation, n’est-ce pas ?

Sur ma terre de première naissance, on appelait orne un frêne à fleurs blanches, mais aussi le petit fossé qui sépare deux ceps de vigne. Vous voyez ce que c’est ?

De quelle définition croyez-vous que je tire mon surnom ?

J’avais tant l’habitude de rouler sous la table, les soirs de grande beuverie, qu’on me railla vite pour cette fâcheuse tendance.

Va encore s’esbicher d’un mal pas dans l’orne, le gars Passegrain, entendais-je siffler lorsque après un bon jéroboam de vinasse, les rougeurs me montaient sous les yeux.

La contraction fut vite trouvée et Malhorne vit le jour.

J’avais de plus le vin mauvais et je cherchais querelle à tout ce qui portait barbe sitôt mon content d’alcool atteint.

Ce surnom visait juste à plus d’un titre.

Nul dans les environs de ce temps-là ne me battait à la lutte.

Je n’avais peur de rien et le criais bien haut. Pour que tout le monde entende ma fierté. Et si ma voix avait pu porter jusqu’aux cieux, eh bien j’aurais souhaité que Dieu, les anges et Lucifer avec, écoutent mes péroraisons !

Moi, Guillaume Passegrain, si joliment prédestiné à porter ce surnom de Malhorne, je croque dans ce que la vie peut m’offrir. Vinasse et laideronnes, passes d’armes et souillons, banquets et pucelles…

Toutes ces joies terrestres n’ont-elles pas été données aux hommes pour qu’ils en profitent, et en abusent un peu ?

Ne serait-il pas un tantinet comique, s’il fallait croire les grenouilles de bénitiers, que ce paradis d’ici-bas n’existe que pour nous tenter, exciter la bête qui sommeille et voir qui gagnera ?

La bête ou l’esthète ?

L’homme d’alors trancha.

Les deux, mon capitaine ! La bête et l’esthète. À quoi bon, sinon…

Croquer, se moquer, pérorer… et peut-être réfléchir ! Si j’ai le temps, ou l’envie. Ce qui n’arriva guère.

Lorsque le Rouquin m’entailla si bien que je compris sur-le-champ que l’espoir de vivre encore me quittait, mes folles illusions s’éparpillèrent en même temps.

Parties les envolées lyriques sur l’art du bon vivant. Terminés les coups de tête au destin, la nique au bon Dieu. Salut mes inepties vaines d’ignare orgueilleux.

Passegrain regarde son sang couler. La terre se délecte et lui se pisse dessus. Est-ce le principe des vases communicants mais il lui monte des envies de pleurer, comme un nouveau-né, comme une drôlesse après qui l’on court un soir d’été, à la sortie d’une taverne.

L’angoisse qui s’ensuit n’est pas feinte. Elle se nourrit d’elle-même et enfle, se gonfle et se dilate si bien que des vomissements de bile vous montent à la gorge, acides et détestables. Si la providence se met en tête de vous torturer un court temps, alors une et une seule certitude vous fracasse l’esprit : Je ne veux pas mourir ! Mon Dieu, faites que je ne meure pas !

Vous êtes prêt à supplier, à jurer, à parjurer, à implorer au nom de tous les saints qu’un surcroît d’attention des cieux vous donnera la possibilité de vous amender.

Il vous vient l’envie de faire le bien, de partager, de donner…

Entendez-vous ce que je dis, monsieur Craig ? Le moment venu, il vous viendra l’envie de donner ! Votre empire contre un jour de plus. Pour grappiller quelques heures pitoyables, goûter un peu plus au plus extraordinairement simple des plaisirs : celui de respirer.

Mais il est trop tard, et vous le savez. C’est probablement la raison qui vous pousse à prier, parfois pour la première fois de votre vie.

Comme des milliards d’êtres avant vous, la réponse vous attend derrière ce battement de paupières. Allez ! Un dernier effort !

La mort n’est après tout qu’une expérience banale.

Chaque vie qui depuis passa m’a apporté son lot de vérités, de réponses, de certitudes… de mensonges, de questions et de doutes aussi.

Il faut que la balance s’équilibre, et peut-être alors commence à briller la lueur de la sagesse.

Si souvent j’ai souhaité mourir mais n’ai pu qu’assister à la disparition des autres.

Il y eut aussi des occasions où je désirais rester mais n’ai pu me battre contre la mort.

On ne se bat pas contre elle. C’est un combat perdu d’avance.

Pour une raison bien simple, d’ailleurs.

La mort n’existe pas. Pas vraiment. Pas sous sa représentation populaire.

Au moment critique de votre dernière heure, nul ange ne viendra recueillir votre ultime souffle. Aucune femelle hideuse drapée d’une cape et maniant la faux ne se présentera pour encaisser l’addition.

Comme ils voient naître, croître puis disparaître tout ce qui les entoure, les hommes ont déduit qu’avant la naissance et après la mort physique, il n’existait rien. Seule comptait l’existence.

Une théorie développe l’idée selon laquelle l’univers n’existe qu’à condition de l’observer. Plus les moyens d’observation modernes se perfectionnent et plus l’univers s’agrandit et vieillit, en quelque sorte.

J’avoue mon admiration devant une telle manifestation d’orgueil. C’est en tous points énorme !

Mais voilà ! Cela résume assez bien la position de l’homme devant la mort. De l’homme occidental, bien sûr. Mais n’est-ce pas là l’unique façon de bien penser ?

Les humains se sont globalement enracinés à la chair car ils ressentent par ce biais. Ils souffrent et jouissent, exultent et se mortifient au cœur de leur intimité charnelle.

Voilà quatre millions d’années que nous réagissons de la sorte. La matière prime sur l’esprit. Encore et encore.

Quatre millions d’années d’apprentissage me semblent plus que suffisant, non ? Il serait sans doute opportun d’envisager un stade supérieur. Ne serait-ce pas dans le cours naturel de la vie que d’évoluer, nous aussi ?

De l’inerte à la vie.

Du simple au complexe, toujours plus complexe. L’ordre provient du chaos. Nous évoluons, c’est inévitable.

Quel sera le prochain stade ? Voilà la question !

La matière nous a conduits vers la conscience. C’est inouï, mais indiscutable.

Dans quelle direction nous emportera la conscience ?

Le corps est un vecteur de l’âme.

Le corps n’est qu’un vecteur de l’âme.

 

Visionné par : D. Craig.

Commentaire : Le sujet montre qu’il connaît pertinemment la surveillance dont il fait l’objet.

D’inconvénient, faire en sorte que ce détail nous serve.

FP 10/12/25 (projeter cette bande aux autres membres)

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