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« Qu’importent les pierres du chemin, si tu
trouves la voie. »
proverbe tibétain
Fermer les paupières sur une vallée indienne et les rouvrir l’instant suivant entre les seins d’une blonde, ça a de quoi surprendre, même si je pouvais m’attendre à ce genre de surprise. Soixante ans d’abstinence brisés sous les assauts d’une bonne délurée, c’est à la limite du déplacé. Cette pauvre fille se demanda longtemps pourquoi ses ardeurs me firent éclater de rire.
Mon âme moribonde avait élu domicile dans les entrailles d’une jeune Anglaise venue retrouver son mari en Inde.
Je revis la lumière du jour à Calcutta au printemps 1733 et rentrai avec mes nouveaux parents en Europe, aux frais de la Compagnie des Indes.
Une éducation tout à fait comme il faut, un nid douillet dans le Sussex et des activités de plein air avaient fait de moi un jeune homme très fréquentable. La fierté de ma mère, Emma Harringby.
Elle devait bientôt déchanter.
Dès ma virginité perdue, mon tempérament, si avenant d’ordinaire, changea de manière radicale. Emma chercha dans mes relations qui pouvait bien être responsable de la déplorable métamorphose de son fils chéri. Elle passa au crible de ses questions incisives tout ce qui dans notre maison portait jupon, ma sœur Susan et notre vieille nourrice exceptées. Ma mère, comme nombre de femmes, savait pousser à l’extrême l’art de prêcher le faux pour obtenir ce qu’elle désirait. La pauvre femme de chambre ne tint pas une minute devant le cuirassé Harringby. Elle s’effondra en larmes et fut aussitôt renvoyée.
J’appris les méandres de cette histoire par des indiscrétions de Susan, mais trop tard pour réconforter la donzelle.
Ma mère et moi eûmes une fameuse conversation. Emma sortit les charmes les plus ravageurs dont elle pouvait user avec son fils et joua même la scène du dernier acte, mais ni ses larmes, ni ses reproches, ni ses câlins maternels ne parvinrent à me faire fléchir.
— Nelson, me dit-elle. Si ton but est de voir couler le sang de ta mère, tu parviendras à tes fins !
Après les larmes, le chantage. Emma épuisait son stock d’armes.
— Mère ! Je veux juste voir un peu de pays. Il n’y a pas de mal à ça. Et puis, cette récente mésaventure me laisse déboussolé. Je ne souhaitais pas que vous chassiez notre femme de chambre.
Pour être honnête, je dois avouer que le sort de la bonne ne m’intéressait pas autant que je le lui fis croire. Les bonnes manières de la grande bourgeoisie, ses idées bien pensantes pétries d’une rare hypocrisie culturelle me repoussaient aussi radicalement qu’un vermifuge vient à bout du ténia. Je gardais sur le feu, depuis quelques siècles, des affaires bien plus importantes que la bonne façon de tenir sa cuillère.
La menace du retour de mon père ne fonctionnant pas non plus, Emma frôla l’hystérie, sa dernière arme. Puis elle capitula.
Le jeune homme de deux cent quatre-vingt-sept ans que j’étais alors supportait mal le discours moralisateur de cette femme à peine sortie de l’adolescence.
Je proposai à ma mère un compromis acceptable. Sous le couvert d’un penchant pour l’aventure, tout à fait compréhensible au vu de mon âge apparent, je m’engageai à rejoindre mon oncle Mortimer, frère de mon père, et surtout négociant installé à Bordeaux.
Retrouver le sol de ma première naissance m’était une douce pensée et, par-dessus tout, je tenais à honorer ma promesse à la famille du père Zach. Même si, comme je devais m’y attendre, plus personne aux alentours de la Macarine ne se souvenait de moi.
Je débarquai à Bordeaux à la mi-juillet de l’an de grâce 1751. L’oncle Mortimer ne vit jamais le bout de mon nez. Je partis sitôt le bateau amarré.
En quelques jours, je marchai dans les pas qui, deux siècles plus tôt, m’avaient conduit dans les bras du père Zach. Çà et là, je reconnus certains croisements et calvaires, qui m’aidèrent dans le choix des directions. À la fin d’un après-midi exceptionnellement ensoleillé, je fis une halte dans la combe aux loups, me persuadant qu’un événement ne se produit pas deux fois au même endroit. J’y passai une nuit sans rêves, et sans loups. Le jeune hêtre qui me sauva jadis s’était magnifiquement développé. Il lançait sa frondaison si loin que la combe ne se distinguait qu’à grand-peine. Comme le temps semblait vouloir demeurer beau, je musardai la matinée entière, enroulé dans une couverture de laine. À vrai dire, je tournais et retournais une question sans me décider vraiment. Comment allais-je aborder les descendants du père Zach, si toutefois il s’en trouvait encore ?
Je ne pouvais pas me contenter de frapper à la porte de la Macarine et dire : Salut, je suis Malhorne et me voilà de retour !
Je laissai la question sans réponse et m’en remis aux aléas du hasard.
Mon cœur se serra lorsqu’en arrivant j’aperçus un mince filet de fumée s’échapper par-dessus le toit de la Macarine. Descendant du père Zach ou pas, quelqu’un se préparait à déjeuner.
Il y avait en retrait de la maison une grosse pierre que je ne connaissais pas. Je m’assis dessus en attendant que quelqu’un vienne. Cela ne tarda pas. J’entendis la porte s’ouvrir et une voix crier :
— Malhorne ! Viens manger !
Vous imaginez ma surprise, bien que ce mot ne convienne pas exactement à la situation. Je crus littéralement défaillir.
Je n’eus pourtant pas le temps de me remettre. Un jeune homme déboula à toutes jambes de la forêt et s’apprêtait à rentrer lorsqu’il me vit.
— Eh bien, que faites-vous ici ? me demanda-t-il sur un ton qui ne cherchait pas à connaître le but de ma visite.
— Ma foi, répondis-je poliment, je cherchais un peu de repos sur ma route, rien de plus.
— La forêt est suffisamment grande pour que vous trouviez votre bonheur plus loin, monsieur !
Sur ces bonnes paroles, il me tourna gentiment le dos et fit mine de rentrer.
— Vous n’êtes pas encore parti ?
— Vous ne m’en avez guère laissé le temps. Pour vous obéir, il me faudrait être plus rapide que l’éclair.
— À qui parles-tu ? demanda une voix féminine provenant de la maison.
— Reste à l’intérieur, Morgane, je m’en occupe !
Ladite Morgane pointa pourtant son nez à la porte.
— Que se passe-t-il, Malhorne ? On te croirait transformé en chien de garde !
— Il y a…, répondit-il, que ce monsieur rêvasse à je ne sais quoi sur le pas de notre porte et que je n’aime pas ça !
— Eh bien ! Tu n’as qu’à le faire entrer et il n’y aura plus de problème.
C’était d’une logique implacable et le jeune Malhorne ne sut que répondre. C’est de cette manière que je me retrouvai attablé à l’intérieur de la Macarine, en compagnie de ces deux jeunes gens dont la filiation avec le père Zach ne pouvait être mise en doute.
— Pardonnez le comportement de mon frère, me dit Morgane, qui semblait être l’aînée. Nous vivons isolés. La méfiance est pour nous un réflexe.
— C’est oublié ! À sa place, peut-être aurais-je agi de même. Permettez-moi de me présenter. Nelson Harringby !
— Vous n’êtes pas d’ici, monsieur Harringby, et vous portez un curieux prénom ! Et l’on n’a pas l’habitude de croiser pareille toison, dans notre Gascogne ! Seriez-vous un prince des royaumes du nord ?
Le sang de Guillaume le Conquérant marquait mon hérédité d’une blondeur normande, aussi farouchement pâle que mes hôtes étaient bruns.
— Ni prince ni franchement nordique, répondis-je. Je viens de Bordeaux. Et avant cela, de la lointaine Albion.
— Nous sommes les enfants Macare, les habitants de la Macarine, intervint Morgane, en réponse à mon regard.
Puis elle retira d’un chaudron une soupe odorante et fumante qu’elle nous servit copieusement.
— Vous avez là une fort jolie demeure ! m’exclamai-je.
— Je gage, vu votre habit, que vous devez vivre dans une maison bien plus grande que celle-ci.
Il est vrai que je portais une pittoresque chemise de soie pour un lieu si rustique. Fort sale, je l’admets ! Voilà une quinzaine qu’elle n’avait goûté à l’eau de lavage, mais elle dégageait tout de même un parfum de bourse bien remplie. Au cœur des landes de Gascogne, on ne pouvait apercevoir de la soie que sur le corps d’improbables nobles, au hasard d’une chasse à courre ou d’une équipée royale en route vers une province.
— C’est pourtant vrai, mais c’est terminé. Je n’ai dorénavant plus de toit.
— Seriez-vous survivant d’une sombre histoire ? questionna Morgane.
— Si l’on peut dire, oui. Mais brisons pour le moment, voulez-vous ? Je vous ai entendu appeler votre frère il y a quelques instants. Est-ce bien Malhorne ?
— Exactement ! Pourquoi cette question ? me demanda-t-il, soudain plus attentif.
— J’ai connu un Malhorne, il y a bien longtemps !
— Vu votre minois, cela ne peut pas faire aussi longtemps que vous le dites ! me dit Morgane en riant.
— Jeune fille, ne vous fiez pas uniquement à ce que votre regard vous dicte ! C’est parfois source d’erreur.
Devant l’absurdité apparente de ma réponse, ils se lancèrent un regard interrogatif.
— Je dois vous sembler bien sentencieux, repris-je en m’excusant. Mais ce que je dis est véridique. Par exemple, je sais qu’il y a ici plus qu’il n’y paraît.
Le jeune Malhorne se leva d’un bond et me fit face.
— Cette fois expliquez-vous ! Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
— Asseyez-vous donc, le calmai-je. Et rassurez-vous par la même occasion. Je ne vous veux aucun mal. Mais je prends les choses à l’envers, comme la phrase gravée sur votre cheminée.
Instinctivement, ils regardèrent le linteau de la cheminée, mais le texte était recouvert d’un linge en train de sécher.
— Comment le savez-vous…, balbutia Morgane.
— Tais-toi ! lui ordonna son frère. Ce monsieur va nous éclairer sur-le-champ.
— Interrogez-vous, jeunes gens ! Éliminez les solutions impossibles et il vous restera la seule envisageable. Savez-vous, jeune homme, pourquoi vous portez ce prénom inusité ?
— Oui, j’en connais la raison. Mais je ne vois pas en quoi cela peut bien vous concerner.
— On va arrêter ce petit jeu ! dis-je, un ton plus haut. Pour le moment, je pose les questions et vous répondez. Ensuite, on renversera les rôles et je vous éclairerai, comme vous le disiez si bien, toute la nuit s’il le faut !
— Et pourquoi ferions-nous cela ?
— Admettez que votre curiosité est piquée au vif, n’est-ce pas ?
Ils ne répondirent rien.
— Laissez parler votre légende familiale. Alors, répondez à ma question !
Le jeune homme fixa longuement sa soupe, espérant sans doute y trouver la réponse. En fin de compte, Morgane vint à son secours.
— Dans notre famille, dit-elle, l’usage veut que le premier enfant mâle s’appelle Malhorne.
— Savez-vous pourquoi ?
— C’est en mémoire d’un ami de notre famille, il y a longtemps.
— Je suis cet ami, lâchai-je enfin, me demandant bien comment ils allaient prendre la nouvelle. Je sais que ce qui est gravé sur la cheminée doit être lu à l’envers. Et je sais aussi pourquoi. J’ai connu vos parents d’il y a huit générations. Je suis ce Malhorne. Le premier !
Imaginez quelqu’un se présentant chez vous pour vous apprendre que Jésus-Christ est votre cousin et qu’il vous en donne la preuve. Mes paroles ne leur firent pas moins d’effet, mais ils finirent par admettre l’impossible vérité. Plus vite que vous ne le ferez jamais sans doute. À cette époque, les gens croyaient encore aux vouivres, aux miracles et aux fantômes, alors pourquoi pas aux revenants de mon acabit.
Quatre mois après cette première rencontre, nous nous approchions ensemble de l’abbaye de Pierrefith.
J’avais persuadé Morgane et Malhorne de m’accompagner sur les lieux de ma première vie ici-bas. L’extraordinaire apparition d’un personnage quasi légendaire avait contribué à les convaincre. L’espoir d’un avenir qui vaille la peine aussi. Et je pense que la description que je leur fis des sous-sols de l’abbaye eut raison de leurs derniers doutes.
Ils fermèrent la Macarine à regret et nous prîmes les chemins du nord.
La route consomma l’automne jusqu’à sa lie, si bien que Pierrefith nous accueillit dans les froids de décembre.
J’avais craint une reconstruction du site, par quelques bandes de moines désœuvrés, mais toutes mes peurs s’envolèrent à partir des gués de la Tardoire. Les champs avaient disparu sous une couverture d’arbres et même le chemin pavé, qui montait autrefois à l’abbaye, disparaissait à présent sous un enchevêtrement de feuilles et de racines. En de nombreuses occasions, j’avais constaté des changements sur notre parcours. La plupart du temps, la civilisation avançait, les villages devenaient bourgs, les chemins de terre s’étaient recouverts de pavés carrossables, les hommes avaient prospéré. Mais ici, plus de marques humaines. Les seigneurs du comté s’étaient désintéressés de ce lieu où tant de sang marquait encore la terre.
Des murs de l’abbaye, il ne demeurait que la marque sur le sol. Seule la chapelle dessinait encore, sur le ciel grisâtre de la fin de journée, un semblant d’architecture.
— Au moins, nous ne serons pas dérangés dans nos fouilles, dis-je en posant ma besace.
— Quoi ! C’est ici ? me demanda Malhorne, incrédule. Je ne vois pas trace d’abbaye.
— Regarde mieux, dans ce cas !
Lorsqu’ils furent enfin persuadés de la réalité du lieu, nous nous installâmes dans la chapelle, unique rempart contre la bise que nous pûmes trouver.
Les fouilles commencèrent dès le lendemain matin. Je voulais qu’elles se déroulent le plus rapidement possible. En premier lieu parce que le climat ne poussait pas au farniente et puis, tout se sait à la campagne, et plus vite qu’on ne le croit. Je ne tenais pas à ce qu’un malandrin vienne nous demander des comptes, au moment où nous ressortirions du trou, les mains chargées d’or.
Un bref tour de ce qui fut l’abbaye de Pierrefith me conforta dans mon idée première : l’accès aux souterrains ne pouvait plus se faire par les escaliers prévus à l’origine. Emprunter les voûtes, partiellement écroulées, représentait un risque trop grand et le seul accès praticable pénétrait sous terre à l’opposé de la salle du trésor. J’avais déjà fait cette visite deux cent cinquante ans plus tôt mais l’usure du temps, invisible et sourde, n’avait épargné aucune pierre. Certaines galeries, entièrement effondrées, ne permettaient pas même de s’y glisser. Quant aux autres, le salpêtre qui blanchissait le contour de la plupart des moellons ne me disait rien qui vaille.
Mieux valait s’attaquer aux soubassements par l’extérieur. Dans mon souvenir, la salle du trésor se trouvait derrière un croisement des souterrains, lui-même situé au-dessous de la chapelle. Précisément sous l’autel.
Armés d’une pioche et d’un piolet, nous nous attaquâmes aux dalles du saint lieu et, le soir venu, nous avions dégagé une zone suffisamment large pour descendre. Nous pûmes, cette nuit et les suivantes, dormir dans le relatif confort du souterrain, à l’abri du vent et du gel.
La suite du plan était simple. Nous devions nous mesurer à un monolithe d’un mètre d’épaisseur, et le tour serait joué.
La pierre nous résista quatre jours.
À tour de rôle et quinze heures par jour, nous enfonçâmes le burin dans le roc, qui ne se livrait que par petits éclats. À la fin de ce travail harassant, nous avions ouvert dans la pierre un étroit passage, si étroit qu’il ne servit d’ouverture qu’à force de reptations et seule Morgane parvint à s’y glisser. Mais nos efforts furent récompensés plus que leur réelle valeur. La salle du trésor, inviolée depuis deux siècles, nous propulsa dans les bras de la fortune.
D’authentiques écus d’or et d’argent attendaient la lumière tremblante de nos flambeaux pour revenir à la vie. Dix mille, vingt mille, peut-être davantage.
Trop pour perdre du temps dans des comptes fastidieux.
Cette monnaie n’avait plus cours, aussi la fondîmes-nous en lingots, en même temps que les crucifix et les calices, tous faits du même précieux métal.
— Qu’allons-nous faire de tout cet or, maintenant ? me demanda Morgane. Nous n’avons pas le parler qui convient. On nous prendra pour des voleurs et on nous pourchassera bientôt.
J’avais une idée depuis mon départ d’Angleterre mais jamais encore nous n’avions abordé ce sujet.
— Ma foi, dis-je sur un ton enjoué, ce qui fut une bonne idée doit toujours l’être, n’est-ce pas ?
— Ça dépend de qui elle provient à l’origine ! précisa Malhorne.
— Nous allons suivre le vieux conseil de votre aïeul, le père Zach.
— Et quel est-il ? me pressa Morgane.
— L’ouest ! Toujours vers l’ouest !
Ils me jetèrent un regard perplexe.
— Et puis après ? commenta Malhorne, visiblement déçu par ma réponse. À l’ouest, nous trouverons la mer, et ça ne changera rien au problème.
— Tu te trompes, mon jeune ami. À l’ouest, nous trouverons l’Amérique !
Un trois-mâts dont le nom s’est égaré dans le passé nous mena vers les nouvelles frontières du monde civilisé. La Nouvelle-Angoulême, rebaptisée plus tard New York, sortait à peine de terre. C’était en réalité une bourgade faite de masures en bois et de palissades délimitant des rues. Une population cosmopolite y grouillait, parlant toutes sortes de langues européennes, avec tout de même une dominante anglo-saxonne. Notre premier domicile fut un hôtel, où nous ménageâmes à trois. Morgane et son frère ne s’y plurent pas. Trop froid l’hiver !
En 1755, les colons acadiens descendirent vers la Louisiane depuis le Canada, chassés de leurs terres par les Britanniques. La fratrie Macare me persuada de les suivre vers le sud où, disait-on, on devenait propriétaire du simple fait d’être sur place.
— À quoi bon ramasser ce qui ne coûte rien puisque nous sommes riches à millions ?
Mais leur cause fut entendue. Les enfants Macare mouraient d’envie de retourner vivre auprès des leurs et ces Acadiens incarnaient sur le sol américain ce qui approchait au plus près le bouillon culturel de leurs origines.
La Nouvelle-Angoulême n’était pas réellement une ville, mais la Nouvelle-Orléans, en comparaison, ressemblait à un village.
Nous y fîmes construire une maison, en plein cœur du bourg, puis Malhorne ouvrit un saloon et Morgane une banque. De mon côté, je ne fis rien. Je n’avais pas vraiment le cœur à commercer. Par contre, la région n’eut bientôt plus de secret pour moi.
Leurs affaires prospéraient. La Nouvelle-Orléans grandissait, au rythme des bateaux venus du nord ou d’Europe. Les nouveaux colons fraîchement débarqués avaient besoin de trois choses : boire un verre dans une taverne, déposer dans un coffre leurs valeurs et chercher un coin où s’installer. Depuis qu’ils avaient achevé la construction d’un hôtel, mes petits Macare pourvoyaient aux trois sans rechigner.
Malhorne se maria le premier. Le saloon servit de salle de fête, où toute la ville s’entassa. Le whisky coula à gogo. Il y eut quelques échauffourées, vite réglées. Morgane ne voulut danser qu’avec moi et je sentis bien, aux drôles de regards qu’elle me jetait, un certain attachement pour ma personne.
Elle était jolie fille et possédait tout ce qu’un homme pouvait désirer chez une femme. Elle faisait montre d’un caractère enjoué et son intelligence vive flirtait souvent avec le registre de l’impertinence. Charmante, amusante, vive d’esprit, Morgane rassemblait tout ce que je pouvais rechercher chez une compagne. Mais allez savoir pourquoi, l’idée de renverser l’arrière-arrière-arrière-petite-fille du père Zach me gênait.
Je réussis à mourir au bon moment, pour une fois.
Sitôt le banquet terminé, je remis le derrière en croupe et m’éloignai dans le soir tombant. Puis, délaissant mon cheval, je pris les voies du bayou, où je traînais souvent.
Je passai la nuit sur une île et c’est le lendemain que ma vie tourna court. Un mauvais mouvement pour accoster et je versai dans l’eau saumâtre. Il y grouille tout un tas de saletés à écailles contre lesquelles la lutte est inégale. J’ai senti des dents goûter ma chair avec appétit. Ma bouche, poussée par un cri, s’est ouverte, et l’eau a pénétré par baquets.
Et puis quelqu’un a éteint la lumière.