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LA BATAILLE DU CREUX DU COUPEUR
332 AR
Les bûcherons se tenaient à l’avant de la place. Couper des arbres et tirer des troncs avaient élargi leurs épaules et musclé leurs bras, mais certains, comme Yon Legris, n’étaient plus vraiment très jeunes, tandis que d’autres, comme Lindre, le fils de Ren, n’avaient pas encore atteint leur taille d’adulte. Ils étaient rassemblés dans un des cercles portatifs et serraient les manches humides de leurs haches sous le ciel qui allait s’obscurcissant.
Derrière les bûcherons, au centre de la place, on avait attaché les trois plus grosses vaches du Creux. Après avoir avalé le repas drogué de Leesha, elles dormaient profondément, debout.
Derrière les vaches se trouvait le plus grand cercle. Ceux qui étaient rassemblés à l’intérieur n’étaient pas aussi forts que les coupeurs, mais ils étaient plus nombreux. Pratiquement la moitié d’entre eux étaient des femmes, dont certaines n’avaient pas quinze ans. Elles se tenaient aux côtés de leurs maris, de leurs pères, de leurs frères et de leurs fils en arborant un air menaçant. Merrem, la femme charpentée du boucher Dug, avait un hachoir protégé à la main et paraissait prête à s’en servir.
Encore derrière eux, il y avait la fosse couverte de toile, puis le troisième cercle, posé juste devant les grandes portes de la Maison Sainte, où attendaient Stefny et les autres, trop âgés ou fragiles pour courir sur la place boueuse, de longues lances à la main.
Tous les villageois avaient une arme protégée. Certains, ceux qui avaient la plus petite allonge, portaient aussi des boucliers ronds fabriqués à partir de couvercles de tonneaux ornés de runes d’interdiction. L’Homme-rune n’en avait dessiné qu’une, mais les autres l’avaient plutôt bien copiée.
Le long de la barrière de l’enclos, derrière les poteaux de protection, l’artillerie était prête : des enfants à peine âgés d’une dizaine d’années et armés d’arcs et de lance-pierres. On avait donné à quelques adultes les précieux bâtonnets explosifs ou une des minces flasques de Benn, bouchées par un chiffon humide. Les jeunes enfants tenaient à disposition des lanternes protégées de la pluie pour allumer les armes. Ceux qui avaient refusé de se battre étaient tapis derrière, avec les animaux, sous l’abri qui empêchait les feux d’artifice de Bruna de prendre l’eau.
Plus d’un, comme Ande, était revenu sur leur promesse de se battre et avait récolté le mépris de leurs camarades en allant se cacher derrière les runes. Lorsque l’Homme-rune traversa la place, monté sur Danseur de l’Aube, il en vit d’autres qui regardaient l’enclos avec envie, la peur se lisant sur leurs visages.
Des cris retentirent lorsque les chtoniens s’élevèrent et beaucoup firent un pas en arrière, leur résolution vacillant. La terreur menaçait de vaincre les habitants du Creux avant que le combat démarre vraiment. Les quelques conseils de l’Homme-rune sur l’endroit et la façon de frapper faisaient pâle figure face au poids d’une vie entière de peur.
L’Homme-rune remarqua que Benn tremblait. Une des jambes de son pantalon était trempée, mais pas par la pluie, et collait à ses cuisses qui s’agitaient. Il mit pied à terre et se plaça devant le souffleur de verre.
— Pourquoi es-tu ici, Benn ? demanda-t-il d’une voix forte pour se faire entendre de tous.
— P-pour mes f-filles, bredouilla Benn en désignant, de la tête, la Maison Sainte.
On aurait dit que la lance qu’il tenait allait s’échapper de ses mains tremblantes. L’Homme-rune hocha la tête. La plupart des villageois étaient là pour protéger ceux qu’ils aimaient et qui étaient allongés, vulnérables, dans la Maison Sainte. Sans cela, ils seraient tous dans l’enclos. Il montra les chtoniens qui se matérialisaient sur la place.
— Tu as peur d’eux ? demanda-t-il encore plus fort.
— Oui, parvint à répondre Benn, des larmes se mêlant à la pluie sur son visage.
D’un regard, il s’aperçut que d’autres hochaient eux aussi la tête.
L’Homme-rune retira sa robe. Aucun des villageois ne l’avait encore jamais vu dévêtu et ils écarquillèrent les yeux en découvrant les tatouages inscrits sur le moindre centimètre carré de son corps.
— Regarde, dit-il à Benn, même si l’ordre s’adressait à tout le monde.
Il sortit du cercle et fonça jusqu’à un démon de bois de plus de deux mètres qui commençait juste à se solidifier. Il jeta un coup d’œil derrière lui et croisa le regard du plus grand nombre de villageois possible. Constatant qu’ils l’observaient attentivement, il cria :
— C’est de ça que tu as peur !
En se retournant brusquement, l’Homme-rune frappa durement la mâchoire du chtonien du plat de la main et projeta le démon au sol avec un éclair magique, juste au moment où il achevait réellement de se solidifier. Le chtonien hurla de douleur, mais se remit vite et enroula sa queue pour bondir. Les villageois, bouche bée, contemplaient la scène, certains que l’Homme-rune allait se faire tuer.
Le démon de bois se précipita vers l’avant, mais l’Homme-rune envoya une de ses sandales au loin et virevolta pour donner un coup de pied au chtonien. Son talon protégé heurta la poitrine caparaçonnée avec un bruit de tonnerre et le démon recula, titubant, le torse brûlé et noirci.
Un démon de bois plus petit se jeta sur l’Homme-rune alors qu’il partait à la poursuite de sa proie, mais il attrapa la créature par le bras, pivota pour se placer derrière lui et lui enfonça ses pouces protégés dans les yeux. De la fumée s’éleva en grésillant et le chtonien hurla, en chancelant et en se griffant le visage.
Pendant que le démon aveugle titubait, l’Homme-rune se remit à la poursuite du premier chtonien et l’attaqua de front. Il s’écarta de son chemin au dernier moment et, retournant l’élan du monstre à son avantage, s’accrocha à lui à son passage, lui entourant la tête de ses bras protégés. Il pressa le crâne du démon sans se soucier de ses tentatives futiles de le déloger et attendit que la rétroaction prenne de l’intensité. Finalement, le crâne de la créature explosa avec un éclair de magie et ils tombèrent dans la boue.
Lorsque l’Homme-rune se releva aux côtés du cadavre, les autres démons restèrent à l’écart, en sifflant, à la recherche d’un signe de faiblesse. L’Homme-rune grogna vers eux et les créatures les plus proches reculèrent d’un pas.
— Ce n’est pas à toi d’avoir peur, Benn le souffleur de verre ! déclara l’Homme-rune, d’une voix aussi forte qu’un ouragan. Ce sont eux qui devraient avoir peur de toi !
Aucun des villageois n’émit le moindre son, mais beaucoup tombèrent à genoux et dessinèrent des runes dans l’air. Il revint, en marchant, vers Benn qui ne tremblait plus.
— Souviens-t’en, la prochaine fois qu’ils feront naître la crainte en toi, dit-il en utilisant sa robe pour essuyer la boue sur ses runes.
— Le Libérateur, chuchota Benn.
D’autres se mirent à murmurer la même chose.
L’Homme-rune secoua vivement la tête en projetant de l’eau de pluie.
— Non ! C’est toi, le Libérateur ! s’écria-t-il en désignant Benn.
» Et toi ! hurla-t-il en se tournant vers un homme à genoux avant de le relever brusquement.
» Vous êtes tous des Libérateurs ! rugit-il en désignant d’un grand geste du bras tous ceux qui se tenaient là dans la nuit. Si les chtoniens ont peur d’un seul Libérateur, qu’ils tremblent devant une centaine de Libérateurs !
Il secoua le poing et les villageois poussèrent des cris.
Un moment, le spectacle tint à l’écart les démons qui venaient de se matérialiser. Ils poussaient de longs grognements en allant et venant. Mais leur pas se ralentit bientôt et ils s’accroupirent un à un, bandant leurs muscles en se tassant sur eux-mêmes.
L’Homme-rune observa le flanc gauche, ses yeux protégés perçant l’obscurité. Des démons des flammes évitaient les tranchées remplies d’eau, mais les démons de bois arrivaient par là, sans se soucier de l’humidité.
— Allumez ! cria-t-il en désignant la tranchée.
D’un mouvement du pouce, Benn enflamma un bâtonfeu, protégea la petite flamme du vent et de la pluie et la colla à la mèche d’un soufflet à feux. Lorsque la mèche grésilla et produisit des étincelles, il la lança vers la tranchée.
À mi-distance, la mèche acheva de se consumer et une extrémité du soufflet à feux explosa en un jet de flammes. Le tube enveloppé de papier tournoya rapidement comme un soleil embrasé et émit un sifflement aigu en touchant la pellicule d’huile dans la tranchée.
Les démons de bois hurlèrent lorsque l’eau qui leur arrivait aux genoux s’enflamma. Ils tombèrent, battant des bras dans les flammes, terrorisés, faisant jaillir l’huile et répandant le feu.
Les démons des flammes crièrent de plaisir en bondissant dans le feu, oubliant l’eau qui se trouvait dessous. L’Homme-rune sourit en entendant leurs hurlements lorsque l’eau se mit à bouillir.
Les flammes éclairèrent la place d’une lueur vacillante et les coupeurs restèrent bouche bée en voyant la taille de l’armée qui leur faisait face. Des démons du vent fendirent l’air, agiles malgré la pluie et le vent. Des démons des flammes alertes bondirent, les yeux et la bouche luisant d’une lueur rougeâtre, faisant ressortir les silhouettes des démons de pierre massifs qui hantaient les abords de la place. Et des démons de bois, si nombreux.
— On dirait que tous les arbres de la forêt se sont rebellés contre les bûcherons, dit Yon Legris avec effroi.
De nombreux coupeurs, horrifiés, acquiescèrent.
— J’ai encore jamais vu d’arbre que je pouvais pas couper, tonna Gared en brandissant sa hache.
Cette fanfaronnade circula dans les rangs et les autres bûcherons se redressèrent.
Les chtoniens retrouvèrent bien vite leur détermination et bondirent vers les coupeurs, les griffes en avant. Les runes de leur cercle les arrêtèrent et les bûcherons levèrent leurs armes, prêts à frapper.
— Attendez ! cria l’Homme-rune. N’oubliez pas le plan !
Les hommes se refrénèrent et laissèrent les chtoniens frapper les protections en vain. Les démons tournèrent autour du cercle, à la recherche d’une faiblesse, et les bûcherons furent vite submergés par une mer d’écorce.
Ce fut un démon des flammes pas plus grand qu’un chat qui remarqua les vaches le premier. Il hurla et bondit sur le dos d’un des animaux, y plongeant profondément ses griffes. La vache se réveilla et meugla de douleur lorsque le petit chtonien lui arracha un morceau de peau avec les dents.
Le bruit fit oublier les coupeurs aux autres chtoniens. Ils se jetèrent sur les vaches et les déchiquetèrent dans une explosion de tripes. Du sang giclait vers le haut, se mélangeant avec la pluie avant de retomber dans la boue. Un démon du vent plongea même pour arracher un morceau de viande avant de repartir dans les airs.
En un clin d’œil, les animaux furent dévorés, mais aucun des chtoniens ne parut s’en satisfaire. Ils se déplacèrent vers le cercle suivant dont ils frappèrent les protections, faisant jaillir des étincelles de magie.
— Attendez ! cria de nouveau l’Homme-rune alors que les gens autour de lui se crispaient de plus en plus.
Il gardait sa lance en arrière, prêt à l’abattre, observant les démons avec intensité. Dans l’attente.
Puis il remarqua un démon trébucher, perdant l’équilibre.
— Maintenant ! hurla-t-il, sautant hors du cercle pour transpercer la tête d’un chtonien.
Les villageois lancèrent un cri primal et chargèrent, se jetant sur les créatures droguées avec abnégation, les poignardant et les tailladant. Les démons hurlèrent, mais, grâce à la potion de Leesha, leur réponse manqua de nervosité. Comme convenu, les villageois travaillèrent par petites équipes, frappant les chtoniens par-derrière dès qu’ils portaient leur attention sur l’un des combattants. Des armes protégées s’embrasèrent et, cette fois, ce fut de l’ichor de démon qui jaillit dans les airs.
Merrem coupa le bras d’un démon de bois avec son hachoir et son mari Dug planta son couteau de boucher dans l’aisselle du monstre. Le démon du vent qui avait mangé la viande droguée s’écrasa sur la place et Benn le transperça de sa lance, faisant tourner la pointe protégée enflammée pour percer la chair du chtonien.
Les griffes des démons ne pouvaient pas transpercer les boucliers improvisés protégés que certains portaient ; lorsque les hommes en question s’en aperçurent, ils prirent confiance et redoublèrent de violence contre les chtoniens abasourdis.
Mais tous les démons n’avaient pas été drogués. Ceux qui se trouvaient à l’arrière luttaient pour arriver en première ligne. L’Homme-rune attendit, puis, quand l’avantage que leur avait conféré la surprise diminua, il s’écria :
— Artillerie !
Les enfants dans l’enclos poussèrent un fort hurlement, placèrent les flasques dans leurs lance-pierres et les propulsèrent sur la horde de démons qui se trouvait devant le cercle des bûcherons. Le verre fin se brisa facilement contre leurs cuirasses et les couvrit d’un liquide adhérant à leur peau d’écorce malgré la pluie. Les démons grondèrent, mais étaient incapables de passer les poteaux de protection du petit enclos.
Alors que les chtoniens enrageaient, les porteurs de lanternes couraient en tous sens pour allumer les pointes de flèches entourées de tissu trempé dans la poix ainsi que les mèches des feux d’artifice de Bruna. Les archers ne tirèrent pas tous en même temps, comme on le leur avait demandé, mais cela ne changea pas grand-chose. La première flèche fit exploser le feu démoniaque liquide sur le dos d’un démon de bois et la créature hurla, se jeta sur une autre et répandit ainsi l’incendie. Des pétards, des pois fulminants et des soufflets à feux se mêlèrent à la volée de flèches, effrayant certains démons de leurs détonations et de leurs étincelles, en enflammant d’autres. Les chtoniens en feu illuminaient la nuit.
Un soufflet à feux frappa la mince rigole qui, face au cercle des coupeurs, s’étendait sur toute la longueur de la place. L’étincelle enflamma le feu démoniaque liquide qu’elle contenait, créant une grande muraille enflammée qui embrasa plusieurs démons de bois et isola les autres du reste de leurs congénères.
Mais entre les cercles et loin des feux d’artifice, la bataille faisait rage. Les démons drogués tombaient rapidement, mais leurs camarades n’étaient pas intimidés par les villageois armés. Les équipes se séparaient et certains des villageois, frappés de terreur, reculèrent, offrant aux chtoniens une ouverture.
— Coupeurs ! cria l’Homme-rune en embrochant un démon des flammes sur sa lance.
Leurs arrières en sécurité, Gared et les autres bûcherons grondèrent et bondirent hors de leur cercle, chargeant les démons qui attaquaient le groupe de l’Homme-rune. Même sans magie, la peau des démons de bois était aussi épaisse et noueuse que de l’écorce ancienne, mais les bûcherons coupaient des arbres toute la journée, et les runes sur leurs haches puisaient de la magie, leur donnant plus de force.
Gared fut le premier à sentir la secousse lorsque les runes heurtèrent la magie des démons, utilisant la propre puissance des chtoniens contre eux. Le choc remonta le long du manche de sa hache et fit frémir ses bras pendant la fraction de seconde où l’extase le parcourut. Il coupa la tête du démon et poussa un hurlement avant de fondre sur le suivant.
Pressés des deux côtés, les chtoniens subissaient des pertes. Des siècles de domination leur avaient appris que les humains, lorsqu’ils se battaient, n’étaient pas à craindre et ils ne s’attendaient pas à une telle résistance. Depuis les hautes fenêtres du chœur de la Maison Sainte, Wonda utilisa l’arc de l’Homme-rune pour tirer avec une précision effrayante, chaque pointe protégée frappant la chair des démons à la manière d’un éclair.
Mais l’odeur du sang imprégnait l’air et les cris de douleurs résonnaient à des kilomètres à la ronde. Dans le lointain, des chtoniens hurlaient pour leur faire écho. Des renforts arriveraient bientôt et les humains n’en disposaient pas.
Les démons se reprirent très vite. Même face à des adversaires privés de leur cuirasse impénétrable, rares étaient les hommes à pouvoir espérer tenir tête à un démon de bois. La force des plus petits se rapprochait plus de celle de Gared que de celle d’un humain normal.
Merrem fonça sur un démon des flammes aussi grand qu’un gros chien, son hachoir déjà noirci par de l’ichor de démon. Elle plaça son bouclier en position défensive et leva son bras armé.
Le chtonien hurla et cracha du feu vers elle. Elle leva son bouclier pour le parer, mais les runes qui y étaient peintes, sans pouvoir sur le feu, n’empêchèrent pas le bois de s’embraser. Merrem cria lorsque son bras s’enflamma et elle se laissa tomber par terre pour rouler dans la boue. Le démon sauta sur elle, mais son mari, Dug, l’attendait. Le gros boucher étripa le démon des flammes comme un porc, mais se mit lui-même à hurler lorsque le sang en fusion de la créature gicla sur son tablier de cuir et l’enflamma.
Un démon de bois plongea à quatre pattes pour éviter le violent coup de hache d’Evin, se releva et prit l’homme au dépourvu en le clouant au sol. Evin cria lorsque les crocs s’approchèrent de lui, mais un aboiement retentit et ses chiens-loups s’attaquèrent aux flancs du démon pour le repousser. L’homme se reprit rapidement et abattit le chtonien couché par terre, mais celui-ci avait eu le temps d’étriper un des grands chiens. Evin hurla sa colère et lui donna un dernier coup avant de se retourner face à un autre adversaire, une lueur farouche dans les yeux.
C’est alors que la tranchée de feu démoniaque cessa de brûler et que les démons de bois bloqués de l’autre côté reprirent leur avancée.
— Bâtonnets explosifs ! hurla l’Homme-rune en piétinant un démon de pierre sous les sabots de Danseur de l’Aube.
À ce cri, les aînés de son artillerie s’emparèrent de ces précieuses armes instables. Il y en avait à peine une dizaine, car Bruna avait été avare sur leur fabrication, de peur qu’on abuse de ces puissants outils.
Des mèches s’enflammèrent et les bâtonnets furent lancés sur les démons à l’approche. Un villageois fit tomber dans la boue son arme rendue glissante par la pluie et se pencha aussitôt pour la ramasser, mais il ne fut pas assez prompt : le bâtonnet explosa dans sa main et le réduisit, lui et le porteur de lampe, en morceaux dans un tonnerre de feu. Le souffle jeta à terre quelques autres personnes présentes dans l’enclos et elles hurlèrent de douleur.
Un des bâtonnets explosa entre deux démons de bois. Ils furent tous les deux projetés au sol et mutilés par l’impact. L’un d’entre eux, la carapace en feu, ne se releva pas. L’autre, dont les flammes avaient été étouffées par la boue, s’agita et tenta de se relever en posant une griffe par terre. La magie guérissait déjà ses blessures.
Un démon de pierre de presque trois mètres attrapa dans une griffe le bâtonnet qu’on lui avait lancé et penchait la tête vers l’objet pour l’examiner de près au moment où il explosa.
Mais lorsque la fumée se dissipa, le démon était toujours debout, imperturbable, et continuait à avancer vers les villageois sur la place. Wonda lui décocha trois flèches, mais il se contenta de crier et poursuivit son chemin, encore plus en colère.
Gared le rejoignit avant qu’il atteigne les autres et répondit à son hurlement par un de ses propres grognements. Le bûcheron massif évita le premier coup de son adversaire et planta sa hache dans le sternum de la créature, savourant la montée de magie qui parcourait son bras. Le démon s’effondra enfin et Gared dut lui grimper dessus pour retirer l’arme de son épaisse carapace.
Un démon du vent descendit en piqué et ses griffes recourbées coupèrent presque Flinn en deux. Depuis la fenêtre du chœur, Wonda poussa un cri et tua le chtonien d’une flèche dans le dos, mais le mal était fait et son père s’effondra.
Un démon de bois trancha la tête de Ren qui roula loin de son corps. Sa hache tomba dans la boue au moment où son fils, Linder, taillait le bras du démon en question.
Près de l’enclos, sur le côté droit, Yon Legris reçut un coup oblique, mais suffisant pour le faire tomber au sol. Le chtonien le suivit tandis qu’il pataugeait dans la boue en essayant de se relever, mais Ande poussa un cri étouffé, bondit hors de l’enclos protégé, s’empara de la hache de Ren et l’enfonça dans le dos de la créature.
D’autres suivirent son exemple, leur peur évanouie, et quittèrent la sécurité de l’enclos pour prendre les armes des morts ou pour mettre les blessés à l’abri. Keet enfonça un chiffon dans la dernière flasque de feu démoniaque, l’alluma et la jeta sur la gueule d’un démon de bois pour protéger ses sœurs qui tiraient un homme jusque dans l’enclos. Le chtonien s’enflamma et Keet se réjouit, jusqu’à ce qu’un démon des flammes bondisse sur le dos de la créature immolée et crie de joie en savourant le feu. Keet fit demi-tour et partit en courant, mais la créature lui sauta sur l’échine et le cloua au sol.
L’Homme-rune était aux quatre coins de la bataille, tuant des démons de sa lance, mais aussi de ses mains et de ses pieds nus. Danseur de l’Aube restait près de lui et frappait avec ses sabots et ses cornes. Ils se précipitaient là où le combat faisait le plus rage et éparpillaient les chtoniens, laissant les autres les achever. Il perdit le compte du nombre de fois où il empêcha des créatures de donner un coup mortel pour permettre à leurs victimes de se reprendre et de retourner au combat.
Dans le chaos, un groupe de chtoniens traversa tant bien que mal la ligne centrale et passa derrière le deuxième cercle, arrivant sur la toile. Ils tombèrent sur les piques protégées disposées au fond de la fosse. La plupart d’entre eux s’agitèrent frénétiquement, empalés sur les pieux magiques, mais un des démons était parvenu à les éviter et sortit de la fosse en l’escaladant de ses griffes. Une hache protégée lui coupa la tête avant qu’il puisse retourner au combat ou s’enfuir.
Mais les chtoniens affluaient toujours et, une fois que la fosse fut dévoilée, ils la contournèrent habilement. Un cri retentit ; l’Homme-rune se retourna et découvrit qu’un violent combat avait lieu devant les grandes portes de la Maison Sainte. Les chtoniens sentaient l’odeur des malades et des faibles à l’intérieur et mouraient d’envie d’entrer pour perpétrer un massacre. Les runes dessinées à la craie avaient disparu, effacées par la pluie incessante.
L’épaisse graisse appliquée sur les pavés devant les portes ralentit légèrement les chtoniens. Plus d’un tomba sur sa queue ou glissa jusqu’aux runes du troisième cercle. Mais ils plantèrent leurs griffes pour garder leurs appuis et poursuivirent leur chemin.
Les femmes placées devant les portes les frappaient de leurs longues lances, tendues hors du cercle de protection, et elles tinrent bon pendant un long moment. Puis la pointe de l’arme de Stefny resta fichée dans la peau noueuse d’un démon. Le chtonien la tira vers lui et ses pieds se prirent dans la corde du cercle. En un instant, les runes sortirent de leur alignement et le maillage se disloqua.
L’Homme-rune se déplaça aussi vite qu’il pouvait, sautant par-dessus la fosse de trois mètres cinquante, mais il n’arriva pas assez rapidement pour empêcher le massacre.
Lorsque la mêlée s’acheva, il se retrouva, haletant, avec les quelques femmes encore en vie dont, étonnamment, Stefny. Elle était couverte d’ichor, mais paraissait indemne, et son regard était plein de détermination.
Un grand démon de bois fonça sur eux. Ils se retournèrent en même temps pour lui faire face, mais le chtonien se ramassa hors de leur portée et bondit par-dessus eux pour atteindre le mur de la Maison Sainte. Ses griffes trouvèrent facilement une prise entre les pierres et il grimpa hors d’atteinte avant que l’Homme-rune ait pu attraper sa queue.
— Attention ! cria l’Homme-rune à Wonda.
Mais la fillette était trop concentrée sur les cibles qu’elle visait avec son arc et elle ne l’entendit pas avant qu’il soit trop tard.
Le démon l’attrapa entre ses crocs et la jeta par-dessus sa tête comme s’il ne s’agissait que d’un nuisible. L’Homme-rune se précipita, se laissant glisser à genoux sur la graisse et la boue, et attrapa le corps ensanglanté et fracturé de la fillette avant qu’il touche le sol. Pendant ce temps, le démon passa à travers la fenêtre ouverte pour entrer dans la Maison Sainte.
L’Homme-rune s’élança vers l’entrée sur le côté, mais s’arrêta en glissant après avoir passé le coin du bâtiment. Une dizaine de démons, étourdis par les runes de confusion, lui barraient le passage. Il gronda et sauta parmi eux en sachant qu’il ne parviendrait jamais à arriver à l’intérieur à temps.

Les cris de douleur résonnaient dans la Maison Sainte, et les hurlements des démons devant les portes mettaient les nerfs de tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur à rude épreuve. Beaucoup pleuraient sans se cacher ou se balançaient d’avant en arrière, tremblants de peur ; d’autres divaguaient et s’agitaient.
Leesha fit de son mieux pour garder son calme. Elle réconforta les plus raisonnables et drogua les autres pour les empêcher de s’arracher leurs points de suture ou de se blesser dans un accès de fureur dû à la fièvre.
— Je suis capable de me battre ! insista Smitt, le grand aubergiste, en traînant derrière lui le Jongleur qui essayait, en vain, de le retenir.
— Tu n’es pas en forme ! cria Leesha en se précipitant vers lui. Si tu sors, tu vas te faire tuer !
Sur le chemin, elle vida une petite bouteille sur un chiffon. Si elle le pressait contre son visage, les vapeurs le feraient vite dormir.
— Ma Stefny est là dehors ! cria Smitt. Mon fils et mes filles !
Il para le bras de Leesha qui portait le chiffon et la repoussa violemment sur le côté. Elle tituba contre Rojer et ils tombèrent tous les deux. Smitt s’approcha de la barre qui bloquait les portes principales.
— Smitt, non ! hurla Leesha. Tu vas leur permettre d’entrer et tous nous faire tuer !
Mais l’aubergiste, rendu fou par la fièvre, n’écouta pas l’avertissement, saisit la barre à deux mains et la souleva.
Darsy l’attrapa par l’épaule et le fit virevolter avant de lui coller son poing dans la mâchoire. Smitt fit un tour de plus sous l’impact et s’effondra par terre.
— Parfois, une approche plus directe marche mieux que les herbes et les piqûres, dit Darsy à Leesha en secouant sa main.
— Je comprends pourquoi Bruna avait besoin d’un bâton, dit Leesha.
Les deux femmes relevèrent Smitt en le soutenant chacune par un bras et le portèrent jusqu’à sa paillasse. Derrière les portes, la bataille faisait rage.
— On dirait que tous les démons surgis du Cœur essaient d’entrer, marmonna Darsy.
Un fracas résonna au-dessus de leurs têtes, suivit d’un cri de Wonda. La balustrade du chœur se brisa et des poutres en bois vinrent s’écraser au sol, tuant le pauvre homme qui se trouvait juste en dessous et en blessant un autre. Une gigantesque silhouette tomba parmi eux en hurlant et atterrit sur une autre patiente, dont elle arracha la gorge avant qu’elle se rende compte de quoi que ce soit.
Le démon de bois se redressa sur toute sa hauteur, immense et effrayant, et Leesha sentit son cœur s’arrêter. Darsy et elle se figèrent, séparées par le poids mort que représentait Smitt. La lance que lui avait donnée l’Homme-rune était posée contre un mur, hors d’atteinte, et même si elle l’avait eue entre les mains, elle doutait qu’elle aurait pu faire grand-chose pour ralentir le chtonien géant. La créature poussa un hurlement vers elle et elle sentit ses genoux se liquéfier.
Puis Rojer apparut, s’interposant entre elle et le démon. Le chtonien siffla vers lui et il sentit sa gorge se serrer. Son instinct l’incitait à aller se cacher en courant, mais il cala son violon sous son menton et posa l’archet sur les cordes pour emplir la Maison Sainte d’une mélodie triste et obsédante.
Le chtonien grogna vers le Jongleur et lui montra des crocs longs et aussi affûtés que des couteaux à découper, mais Rojer ne ralentit pas la cadence. Le démon de bois s’immobilisa, releva la tête et le regarda avec curiosité.
Au bout de quelques instants, le Jongleur commença à se balancer d’un côté à l’autre. Le démon, le regard rivé sur le violon, se mit à faire de même.
Encouragé, Rojer fit un pas vers la gauche.
Le démon l’imita.
Il avança d’un pas vers la droite et le chtonien le copia.
Rojer continua et marcha lentement autour du démon de bois en dessinant un grand cercle. La bête hypnotisée se tourna pour le suivre jusqu’à se retrouver dos aux patients choqués et terrifiés.
Leesha avait eu le temps de reposer Smitt et de prendre sa lance. L’arme ne paraissait pas plus longue qu’une épine et bien plus petite que l’allonge du démon, mais elle s’avança tout de même en sachant qu’elle n’aurait pas de meilleure occasion. Elle serra les dents et chargea, enfonçant de toutes ses forces la lance protégée dans le dos du chtonien.
Il y eut un éclair de puissance et une explosion d’extase remonta, par le biais de la magie, le long de son bras. Puis Leesha fut repoussée. Elle regarda le démon hurler et se débattre pour essayer d’enlever l’arme luisante encore plantée dans son dos. Rojer s’écarta lorsqu’il s’écrasa, à l’agonie, contre les grandes portes, qu’il ouvrit en brisant les battants avant de tomber raide mort.
Des démons hurlèrent de plaisir et s’engouffrèrent dans la brèche, mais ils furent accueillis par la musique de Rojer. La mélodie réconfortante et hypnotique avait été remplacée par des bruits aigus et discordants qui poussaient les chtoniens à se griffer les oreilles en reculant.
— Leesha !
La porte sur le côté s’ouvrit avec un grand fracas et Leesha se tourna pour découvrir l’Homme-rune, couvert d’ichor de démon et de son propre sang, se précipiter dans la pièce en regardant frénétiquement autour de lui. Il vit le démon de bois mort et croisa le regard de la Cueilleuse. Son soulagement était palpable.
Elle voulait se jeter dans ses bras, mais il se retourna et fonça sur les portes brisées. Rojer tenait l’entrée à lui tout seul, sa musique repoussant les démons aussi sûrement qu’un maillage de protection. L’Homme-rune poussa le cadavre du démon de bois sur le côté et en retira la lance qu’il redonna à Leesha. Puis il disparut dans la nuit.
Leesha remarqua alors le carnage sur la place et son cœur cessa de battre un instant. Des dizaines d’enfants étaient morts ou mourants dans la boue, alors que la bataille faisait toujours rage.
— Darsy ! appela-t-elle.
Lorsque la femme la rejoignit, elles partirent en courant dans la nuit pour traîner les blessés à l’intérieur.
Wonda haletait par terre lorsque Leesha arriva près d’elle. Ses vêtements étaient déchirés et ensanglantés aux endroits où le chtonien l’avait griffée. Darsy et Leesha tentaient de la soulever quand un démon de bois les chargea. La Cueilleuse tira une fiole de son tablier et la lança vers lui. Le verre mince se brisa sur le visage de la créature qui hurla lorsque le solvant lui rongea les yeux et les deux femmes s’échappèrent avec leur fardeau.
Elles déposèrent Wonda à l’intérieur et Leesha hurla des instructions à l’une de ses assistantes avant de repartir. Rojer resta à l’entrée, les crissements de son violon formant un mur de son qui bloquait le passage aux démons et protégeait Leesha et les autres tandis qu’ils ramenaient les blessés à l’intérieur.

Tout au long de la nuit, les combats gagnèrent en intensité et faiblirent par cycles, permettant aux villageois épuisés de retourner dans leurs cercles ou dans la Maison Sainte pour reprendre leur souffle ou boire quelques gorgées d’eau. Une heure entière se déroula pendant laquelle on ne vit aucun démon, mais, au cours de la suivante, une grande meute qui avait dû parcourir plusieurs kilomètres s’abattit sur eux.
La pluie finit par s’arrêter, mais personne ne put se rappeler exactement à quel moment, tout le monde étant trop occupé à attaquer l’ennemi et à aider les blessés. Les bûcherons formèrent un mur devant les grandes portes de la Maison Sainte et Rojer parcourut la place, repoussant les démons avec son violon pour que l’on puisse ramasser les blessés.
Lorsque les premières lueurs de l’aube apparurent à l’horizon, la boue de la place avait été transformée en un affreux mélange de sang humain et d’ichor de démon. Les cadavres et les membres arrachés étaient disséminés un peu partout. Beaucoup eurent un sursaut effrayé lorsque le soleil frappa les cadavres des démons et enflamma leur chair. Comme si des explosions de feu démoniaque liquide avaient lieu aux quatre coins de la place, le soleil mit un point final à la bataille en incinérant les rares créatures qui remuaient encore.
L’Homme-rune regarda les visages des survivants, au moins la moitié de ses combattants, et fut surpris de constater la force et la détermination qu’il y trouva. Il lui paraissait impossible qu’il s’agisse des mêmes personnes qui étaient brisées et terrifiées la veille. Ils avaient peut-être beaucoup perdu cette nuit, mais les habitants du Creux étaient désormais plus forts que jamais.
Le Confesseur Jona sortit sur la place en s’aidant de sa béquille.
— Le Créateur soit loué, souffla-t-il en dessinant des runes dans l’air tandis que les démons brûlaient dans la lumière matinale.
Il s’avança jusqu’à l’Homme-rune.
— C’est grâce à vous, lui dit-il.
L’Homme-rune secoua la tête.
— Non. C’est vous qui avez fait ça, dit-il. Vous tous.
Jona acquiesça.
— C’est vrai, convint-il. Mais seulement parce que vous êtes venu et nous avez montré la voie. Vous en doutez toujours ?
L’Homme-rune fronça les sourcils.
— Revendiquer cette victoire comme la mienne reviendrait à déprécier le sacrifice de tous ceux qui sont morts durant la nuit, dit-il. Garde tes prophéties, Confesseur. Ces gens n’en ont pas besoin.
— Comme vous voulez, dit Jona en s’inclinant bien bas.
Mais l’Homme-rune sentit que le sujet n’était pas clos.