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NUIT TOMBANTE

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— Regardez, regardez ! Je suis un Jongleur ! s’exclamal’un des hommes, le chapeau bigarré à grelots sur la tête, en caracolant sur la route.

Celui qui portait une barbe noire éclata de rire, mais leur troisième compagnon, plus grand que les deux autres réunis, ne dit rien. Tous souriaient.

— J’aimerais bien savoir ce que cette sorcière m’a lancé, dit l’homme à la barbe noire. J’ai plongé la tête dans le ruisseau et j’ai encore l’impression d’avoir les yeux en feu. (Il leva le cercle et les rênes du cheval avec un rictus.) Mais c’était une prise facile, de celles qui n’arrivent qu’une fois dans la vie.

— On n’a plus besoin de travailler avant des mois, ajouta l’homme au chapeau bigarré en faisant tinter la bourse remplie de pièces. Et on n’a même pas une égratignure.

Il sauta et fit claquer ses talons.

— Parle pour toi, dit le barbu en gloussant, mais j’en ai quelques-unes sur le dos ! Un tel cul valait presque autant que le cercle, même si, avec la poussière qu’elle m’a lancée dans les yeux, j’ai à peine vu ce qui rentrait dans quoi.

L’homme au chapeau éclata de rire et leur compagnon géant et muet applaudit en souriant.

— On aurait dû la prendre avec nous, dit l’homme au chapeau. Il fait froid dans cette grotte minable.

— Ne sois pas bête, dit le barbu. Nous avons un cheval et un cercle de Messager, maintenant : nous n’avons plus besoin de rester dans la grotte et c’est tant mieux. La rumeur à la Bosse va apprendre au duc qu’ils se sont fait attaquer juste après leur départ du village. Nous prenons la direction du sud dès demain matin, avant d’avoir les gardes de Rhinebeck à nos trousses.

Les trois hommes étaient tellement accaparés par leur discussion qu’ils ne remarquèrent pas immédiatement l’homme qui chevauchait dans leur direction, sur la route. Il n’était plus qu’à une quinzaine de mètres d’eux quand ils le virent. Dans la lumière déclinante, il ressemblait à un spectre, enveloppé dans une robe flottante et monté sur un cheval noir, se déplaçant à l’ombre des arbres sur le bord de la route de la forêt.

Lorsqu’ils l’aperçurent, leur hilarité laissa place à un air de défi. Le barbu était trapu et costaud, et des cheveux fins surmontaient sa longue barbe négligée. Il laissa tomber le cercle portatif, s’empara d’un lourd gourdin attaché à la selle du cheval et s’avança vers l’étranger. Derrière lui, le muet leva une massue de la taille d’un arbuste et l’homme au chapeau bigarré brandit une lance à la pointe ébréchée et émoussée.

— Cette route est à nous, expliqua le barbu à l’étranger. Nous voulons bien la partager, mais il faut payer une taxe.

Pour toute réponse, l’homme fit sortir son cheval de l’ombre.

Un carquois d’épaisses flèches était accroché à sa selle et l’arc se trouvait à portée de main. De l’autre côté, sous un bouclier rond, une lance plus grande que la normale était placée dans son harnais. Accrochées derrière la selle, plusieurs lances plus courtes dépassaient, leurs pointes menaçantes brillant à la lueur du soleil couchant.

Mais l’étranger ne prit pas d’arme. Il se contenta de laisser légèrement glisser sa capuche en arrière. Les hommes écarquillèrent les yeux et leur chef recula avant de ramasser le cercle portatif.

— Nous allons faire une exception et vous laisser passer, corrigea-t-il en jetant des coups d’œil aux autres.

Le géant lui-même avait pâli sous l’effet de la peur. Leurs armes toujours levées, ils passèrent au large du cheval géant avant de revenir sur la voie.

— Et qu’on ne vous revoie plus sur cette route ! cria le barbu lorsqu’ils furent à bonne distance.

L’étranger poursuivit son chemin, comme si rien de tout cela ne le concernait.

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Rojer combattait sa terreur tandis que leurs voix s’évanouissaient. Ils lui avaient dit qu’ils le tueraient s’il tentait encore de se lever. Il glissa une main dans sa poche secrète pour en sortir son talisman, mais il ne trouva que des morceaux de bois cassés et une touffe de cheveux blonds et gris. La poupée avait dû se briser lorsque le muet lui avait donné un coup de pied dans le ventre. Il laissa tomber les restes du talisman entre ses doigts engourdis, et ils atterrirent dans la boue.

Il entendit les sanglots de Leesha et eut peur de lever les yeux. Il avait déjà commis une fois cette erreur, lorsque le géant s’était levé de son dos pour aller prendre son tour sur Leesha. Un des autres l’avait rapidement remplacé, s’asseyant sur le dos de Rojer comme sur un banc, pour assister au spectacle.

Il n’y avait pas beaucoup d’intelligence dans les yeux du géant, mais si le sadisme de ses compagnons en était absent, son désir aveugle étant terrifiant à lui seul : les besoins d’un animal dans le corps d’un démon de pierre. Si Rojer avait pu, en s’arrachant les yeux, s’extraire de l’esprit l’image de cet homme sur Leesha, il n’aurait pas hésité.

Il avait été idiot d’afficher ainsi leur itinéraire et leurs possessions. Trop de temps passé dans les hameaux de l’ouest avait endormi sa méfiance citadine naturelle envers les étrangers.

Marko Errant ne leur aurait pas fait confiance, pensa-t-il.

Mais ce n’était pas entièrement vrai. Marko se faisait toujours tromper et frapper sur la tête avec un gourdin avant d’être laissé pour mort. Il parvenait à survivre en gardant ensuite l’esprit vif.

Il survit parce que c’est une histoire et que tu en contrôles la fin, se rappela Rojer.

Mais l’image de Marko Errant se relevant et époussetant ses habits ne le quitta pas et, finalement, Rojer rassembla ses forces et son courage pour se redresser, à grand-peine, sur ses genoux. Tout son corps était endolori, mais il avait l’impression de n’avoir rien de cassé. Son œil gauche était si gonflé qu’il y voyait à peine et ses lèvres enflées avaient le goût du sang. Il était couvert de contusions, mais Abrum avait fait pire.

Cette fois, cependant, il n’y avait pas de gardes pour le porter à l’abri. Ni mère, ni maître pour se mettre en travers du chemin des démons.

Leesha gémit une nouvelle fois et la culpabilité déferla sur lui. Il s’était battu pour défendre son honneur, mais ils étaient trois, armés et bien plus forts que lui. Qu’aurait-il pu faire ?

J’aurais préféré qu’ils me tuent, se dit-il en s’écroulant. Mieux vaut mourir que voir ce…

Lâche, lança une voix dans sa tête. Lève-toi. Elle a besoin de toi.

Rojer lutta pour se remettre debout et regarda autour de lui. Leesha était recroquevillée dans la poussière, sur la route de la forêt, et pleurait. Elle n’avait même plus la force de couvrir sa dignité. Il n’y avait aucune trace des bandits.

Évidemment, cela importait peu. Ils avaient pris son cercle portatif et, sans lui, Leesha et le Jongleur n’avaient aucune chance. La Bosse des Fermiers se trouvait à un jour derrière eux et il n’y avait rien sur la route avant plusieurs jours de marche. La nuit tomberait dans un peu plus de une heure.

Rojer courut vers Leesha et s’agenouilla à ses côtés.

— Leesha, tu vas bien ?

Sa voix était brisée et il se maudissait pour cela. Elle avait besoin qu’il soit fort.

— Leesha, je t’en prie, réponds-moi, supplia-t-il en lui pressant l’épaule.

Elle ne fit pas attention à lui et se recroquevilla un peu plus, secouée par les sanglots. Rojer lui caressa le dos et chuchota des paroles réconfortantes, en rajustant discrètement sa robe. Quel que soit l’endroit où son esprit s’était retiré pour supporter un tel supplice, elle n’avait aucune envie de le quitter. Il tenta de la serrer dans ses bras, mais elle le repoussa violemment et se recroquevilla de nouveau avant de se remettre à pleurer.

Rojer la quitta et alla ramasser, dans la poussière, les rares objets qu’on leur avait laissés. Les bandits avaient fouillé leurs sacs, pris ce qu’ils voulaient et jeté le reste en se moquant, détruisant leurs effets personnels. Les vêtements de Leesha étaient éparpillés sur la route et Rojer trouva le sac à merveilles multicolore d’Arrick piétiné dans la boue. L’essentiel de son contenu avait été pris ou cassé. Les balles de jonglages en bois peint avaient été abandonnées sur le bas-côté, mais Rojer les y laissa.

Au bord de la route, là où le muet l’avait envoyé d’un coup de pied, se trouvait l’étui de son violon. Rojer se prit à espérer qu’ils survivent à cette nuit ; il se précipita et trouva l’étui ouvert. Toutefois, le violon était récupérable : il faudrait juste le raccorder et remplacer quelques cordes. Mais l’archet était introuvable.

Rojer chercha aussi longtemps qu’il l’osa, envoyant des feuilles et des broussailles dans toutes les directions avec une panique grandissante, mais sans succès. L’archet n’était plus là. Il rangea le violon dans son étui et étendit une des longues jupes de Leesha par terre, avant d’y rassembler les quelques vêtements qu’il pouvait encore récupérer.

Une forte brise vint interrompre le silence en faisant bruire les feuilles des arbres. Rojer leva les yeux vers le soleil couchant et se rendit soudain compte, d’une façon qui lui avait échappé jusqu’à présent, qu’ils allaient vraiment mourir. À quoi bon avoir un violon sans archet et quelques habits lorsque cela arriverait ?

Il secoua la tête. Ils n’étaient pas encore morts et il était possible d’éviter les chtoniens pendant une nuit, en gardant son sang-froid. Il pressa l’étui de son violon contre lui pour se rassurer. S’ils passaient la nuit, il pourrait couper une mèche de cheveux de Leesha et confectionner un nouvel archet. Les chtoniens ne pouvaient pas leur faire de mal tant qu’il avait son violon.

Des deux côtés de la route, les bois semblaient sombres et dangereux, mais Rojer savait que les chtoniens préféraient s’attaquer aux hommes plus qu’à toute autre créature. Ils chasseraient sur la route. Les bois représentaient leur meilleure chance de trouver une cachette ou un endroit isolé où préparer un cercle.

Comment ? demanda de nouveau cette voix qu’il détestait. Tu n’as jamais pris la peine d’apprendre.

Il retourna voir Leesha et s’agenouilla précautionneusement à ses côtés. Elle tremblait toujours et pleurait en silence.

— Leesha, dit-il doucement, il faut quitter la route.

Elle ne l’écoutait pas.

— Leesha, il faut trouver un endroit où se cacher.

Il la secoua. Toujours pas de réaction.

— Leesha, le soleil se couche !

Les sanglots cessèrent et la jeune femme leva des yeux apeurés et écarquillés. Elle considéra Rojer, son air inquiet et son visage couvert de bleu, et elle se remit à pleurer.

Mais il était conscient de l’avoir touchée pendant quelques instants et il refusa d’abandonner. Il ne parvenait pas à imaginer beaucoup de choses pires que ce qu’elle avait subi, mais se faire déchiqueter par des chtoniens en faisait partie. Il l’attrapa par les épaules et la secoua violemment.

— Leesha, il faut que tu te reprennes ! cria-t-il. Si nous ne trouvons pas bientôt un endroit où nous cacher, nous serons éparpillés sur la route lorsque le soleil se lèvera !

C’était une image crue qu’il avait choisie intentionnellement et elle eut l’effet escompté sur Leesha : elle leva la tête pour respirer, toujours haletante, mais cessa de pleurer. Rojer sécha de sa manche les larmes de la jeune femme.

— Qu’allons-nous faire ? glapit Leesha en lui serrant le bras jusqu’à lui faire mal.

Encore une fois, Rojer invoqua l’image de Marko Errant et, cette fois, elle lui vint facilement.

— Pour commencer, nous allons quitter la route, dit-il d’une voix faussement confiante.

Comme s’il avait un plan alors qu’il n’en avait pas. Leesha acquiesça et le laissa l’aider à se relever. Elle grimaça de douleur et cela lui fendit le cœur.

Rojer aida Leesha à quitter la route et ils gagnèrent le bois en titubant. La lumière déclina de façon spectaculaire sous la canopée de la forêt, et les branches et les feuilles sèches craquèrent sous leurs pieds. L’endroit avait l’odeur douceâtre de la végétation en décomposition. Rojer détestait les bois.

Il passa en revue les histoires qu’il connaissait sur des gens ayant survécu au cœur de la nuit, faisant défiler les passages qui lui semblaient véridiques, à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, qui aurait pu l’aider.

D’après tous les récits, les grottes étaient les meilleurs endroits. Les chtoniens préféraient chasser à ciel ouvert et une grotte munie de simples runes devant l’entrée valait mieux que n’importe quelle tentative de se cacher. Rojer se rappelait au moins trois symboles successifs de son cercle. Peut-être suffiraient-ils à protéger l’entrée d’une grotte.

Mais Rojer ne connaissait pas de grottes dans les parages et n’avait aucune idée de l’endroit où chercher. Il fouilla en vain et perçut un bruit d’eau courante. Il entraîna aussitôt Leesha dans cette direction. Les chtoniens chassaient en se guidant à la vue, au son et à l’odeur. Sans possibilité de se mettre à l’abri, le meilleur moyen de les éviter était de masquer ces éléments. Peut-être qu’ils pourraient creuser dans la boue sur les berges du ruisseau.

Mais lorsqu’il découvrit l’origine du bruit, il ne s’agissait que d’une source qui coulait, sans berge à proprement parler. Rojer prit un caillou poli dans l’eau et le lança en grognant de frustration.

Il se retourna vers Leesha qui, accroupie dans le liquide qui lui arrivait aux chevilles, pleurait et prenait de l’eau à pleine main pour s’en asperger. Le visage. Les seins. L’entrejambe.

— Leesha, il faut partir…, dit-il en tendant la main pour lui prendre le bras.

Mais elle cria et s’éloigna de lui, puis se pencha pour puiser de nouveau de l’eau.

— Leesha, nous n’avons pas le temps ! cria-t-il en l’attrapant et en la tirant pour la remettre debout.

Il la ramena dans les bois sans avoir aucune idée de ce qu’il cherchait.

Il finit par abandonner en repérant une petite clairière. Ils n’avaient nulle part où se cacher et leur seul espoir était de dessiner un cercle. Il lâcha Leesha et se précipita vers la clairière où il déblaya un lit de feuilles pourrissantes pour dégager le sol doux et humide en dessous.

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La vision de Leesha restait floue, mais devenait de plus en plus nette alors qu’elle regardait Rojer ôter les feuilles sur le sol de la forêt. Elle s’appuya lourdement contre un arbre, les jambes encore faibles.

À peine quelques minutes plus tôt, elle avait cru qu’elle ne se remettrait jamais de son supplice. Mais elle s’aperçut, presque reconnaissante, que les chtoniens sur le point de surgir représentaient une menace si immédiate qu’ils l’empêchaient de se repasser la scène en esprit, comme elle l’avait fait depuis que les hommes l’avaient souillée et étaient partis.

Sur ses joues pâles couvertes de terre, ses larmes avaient creusé des sillons. Elle tenta de lisser sa robe froissée afin de retrouver un semblant de décence, mais la douleur entre ses jambes lui rappelait constamment que sa dignité était marquée à jamais.

— Il fait presque nuit ! gémit-elle. Qu’allons-nous faire ?

— Je vais dessiner un cercle dans le sol, dit Rojer. Tout ira bien. Je vais m’en assurer.

— Tu sais comment faire, au moins ? demanda-t-elle.

— Bien sûr… enfin, je crois, reprit Rojer sur un ton peu convaincant. J’avais ce cercle portatif depuis des années. Je me souviens des symboles.

Il ramassa un bâton et se mit à tracer des lignes sur le sol, jetant de temps en temps des coups d’œil au ciel qui s’obscurcissait, sans jamais cesser de travailler.

Il faisait preuve de courage pour elle. Leesha regarda Rojer et se sentit coupable de l’avoir emmené là. Il prétendait avoir vingt ans, mais elle savait qu’il exagérait de plusieurs années. Elle n’aurait jamais dû le prendre avec elle dans un voyage si dangereux.

Il était comme la première fois qu’elle l’avait vu : le visage bouffi et couvert de bleus, du sang coulant de son nez et de sa bouche. Il l’essuya de sa manche et fit semblant de ne pas être affecté. Leesha voyait qu’il jouait la comédie et savait bien qu’il était aussi paniqué qu’elle, mais ses efforts étaient tout de même réconfortants.

— Je ne crois pas que tu t’y prennes comme il faut, dit-elle en regardant par-dessus son épaule.

— Ça ira, rétorqua sèchement Rojer.

— Je suis sûre que les chtoniens vont adorer, répliqua-t-elle, agacée par son ton dédaigneux. Car ça ne les bloquera pas le moins du monde. (Elle regarda autour d’elle.) Nous pourrions grimper à un arbre.

— Les chtoniens grimpent mieux que nous, dit Rojer.

— Et si nous trouvions un endroit où nous cacher ?

— Nous avons cherché aussi longtemps que possible. Nous avons à peine le temps de faire le cercle, mais il devrait nous protéger.

— J’en doute, dit Leesha en regardant les lignes tremblantes sur le sol.

— Si seulement j’avais mon violon…, dit Rojer.

— Ne recommence pas avec ces conneries, l’interrompit Leesha, une brusque irritation faisant remonter l’humiliation et la peur. Tu peux te vanter à la lumière du jour, devant des apprenties, de pouvoir charmer les démons avec ton violon, mais à quoi bon apporter ce mensonge dans ta tombe ?

— Je ne mens pas ! insista Rojer.

— Comme tu veux, dit Leesha en soupirant avant de croiser les bras.

— Tout ira bien, répéta Rojer.

— Par le Créateur, tu ne peux pas arrêter de mentir pendant au moins une minute ? dit Leesha en pleurant. Tout n’ira pas bien et tu le sais. Les chtoniens ne sont pas des bandits, Rojer. Ils ne se contenteront pas de…

Elle baissa les yeux sur ses jupons déchirés et sa voix se brisa.

Rojer grimaça de douleur et Leesha comprit qu’elle avait été trop dure. Elle voulait se défouler d’une manière ou d’une autre, mais s’en prendre à Rojer et à ses promesses exagérées était trop facile. Au fond de son cœur, elle savait qu’elle était bien plus responsable que lui de cette situation. Il avait quitté Angiers pour elle.

Elle leva les yeux vers le ciel de plus en plus sombre et se demanda si elle aurait le temps de présenter des excuses avant de se faire déchiqueter.

Un mouvement dans les arbres et les broussailles derrière eux les fit se retourner, effrayés. Un homme portant une robe grise s’avança dans la clairière. Son visage était caché dans l’ombre de sa capuche et, même s’il ne portait pas d’armes, Leesha parvenait à voir, à son maintien, qu’il était dangereux. Si Marick était un loup, celui-ci était un lion.

Elle se prépara, le viol encore frais dans son esprit, et se demanda honnêtement pendant un instant ce qui serait pire : un autre viol ou les démons.

Rojer se leva aussitôt, l’attrapa par le bras et la poussa derrière lui. Il brandit le bâton devant lui comme une lance, le visage déformé par un grognement.

L’homme fit comme si de rien n’était et s’approcha du cercle de Rojer pour l’inspecter.

— Il y a des trous dans ton maillage, ici, là, et là, dit-il en les montrant, avant de donner un coup de pied dans une des runes grossières. Ça, ce n’est même pas une rune.

— Vous pouvez le réparer ? demanda Leesha avec espoir, s’écartant de Rojer pour s’avancer vers l’homme.

— Leesha, non, chuchota immédiatement Rojer.

Elle ne lui prêta aucune attention, mais l’homme ne leur jeta même pas un coup d’œil.

— Nous n’avons pas le temps, répondit-il en désignant les chtoniens qui commençaient déjà à s’élever aux abords de la clairière.

— Oh, non, gémit Leesha, soudain pâle.

Le premier à se solidifier fut un démon du vent. Il siffla en les voyant et se ramassa comme pour bondir, mais l’homme ne lui en laissa pas le temps. Sous le regard stupéfait de Leesha, il sauta droit sur le chtonien et lui attrapa les bras pour l’empêcher de déployer ses ailes. La peau de la créature siffla et se mit à fumer à son contact.

Le démon du vent hurla et ouvrit une gueule remplie de dents aussi pointues que des aiguilles. L’homme rejeta sa tête en arrière, faisant glisser sa capuche en arrière, puis envoya le sommet de son crâne chauve contre le museau du chtonien. Un éclair d’énergie explosa et le démon recula sous le choc. Il heurta le sol, assommé. L’homme raidit ses doigts et les planta dans la gorge du chtonien. Il y eut un autre éclair et de l’ichor noir jaillit.

L’homme se retourna brusquement et essuya le sang de ses doigts en passant devant Rojer et Leesha. Elle parvenait à voir son visage, à présent, même s’il n’y restait plus grand-chose d’humain. Toute sa tête était rasée, y compris ses sourcils, et des tatouages remplaçaient les cheveux. Ils encerclaient ses yeux, recouvraient le sommet de son crâne, bordaient ses oreilles et cachaient ses joues. Il en avait même sur la mâchoire et autour des lèvres.

— Mon campement n’est pas loin, dit-il sans prêter attention à leurs regards. Venez avec moi si vous voulez revoir l’aube.

— Et les démons ? demanda Leesha alors qu’ils partaient à sa suite.

Comme pour souligner ses propos, deux démons de bois noueux, au corps ressemblant à de l’écorce, apparurent devant eux pour leur bloquer le passage.

L’homme retira sa robe et se retrouva en pagne. Leesha s’aperçut que les tatouages ne se limitaient pas à sa tête. Des runes parcouraient ses jambes et ses bras puissants pour former des motifs complexes, s’agrandissant aux coudes et aux genoux. Un cercle de protection recouvrait son dos et un autre gros tatouage barrait le centre de sa poitrine musclée. Chaque centimètre de son corps était protégé.

— L’Homme-rune, souffla Rojer.

Ce nom rappelait vaguement quelque chose à Leesha.

— Je m’occupe des démons, dit l’homme en tendant sa robe à Leesha. Prends ça.

Il courut vers les chtoniens, fit un saut périlleux et, de ses talons, frappa les deux démons au torse. La magie explosa sous l’effet des coups et éjecta les chtoniens de leur chemin.

La fuite dans les bois parut floue à Leesha et Rojer. L’Homme-rune maintenait une cadence brutale, nullement entravée par les chtoniens qui surgissaient devant eux de partout. Un démon de bois sauta sur Leesha depuis un arbre, mais l’homme l’intercepta et planta un coude protégé dans son squelette avec une force explosive. Un démon du vent s’abattit pour planter ses griffes sur Rojer, mais l’Homme-rune le repoussa en donnant un coup de poing qui traversa une de ses ailes et le cloua au sol.

Avant que Rojer puisse le remercier, l’Homme-rune était déjà reparti et leur montrait le chemin à travers les arbres. Le garçon aida Leesha à se relever et démêla ses jupons lorsqu’ils se coincèrent dans des broussailles.

Ils sortirent de la forêt et Leesha vit un feu de l’autre côté de la route : le campement de l’Homme-rune. Entre eux et l’abri se trouvait un groupe de chtoniens comprenant un immense démon de pierre de deux mètres quarante.

La créature gronda et frappa son épaisse poitrine cuirassée de ses poings gigantesques, sa queue battant de droite à gauche. Il frappa les autres chtoniens pour les éloigner et se réserver les proies.

L’Homme-rune s’approcha du monstre sans afficher la moindre peur. Il émit un sifflement haut perché et planta fermement ses pieds, prêt à bondir lorsque la créature attaquerait.

Mais avant que le démon de pierre puisse frapper, deux grandes piques surgirent de sa poitrine en grésillant et en étincelant sous l’effet de la magie. L’Homme-rune frappa rapidement en enfonçant ses talons protégés dans le genou du chtonien, le faisant ainsi tomber au sol.

Une fois le chtonien à terre, Leesha vit derrière lui une silhouette noire et monstrueuse. Celle-ci donna des coups de patte dans le vide et libéra ses cornes, avant de les lever en hennissant et de planter ses sabots dans le dos du chtonien avec un craquement magique tonitruant.

L’Homme-rune chargea les démons restants, mais les chtoniens s’éparpillèrent à son approche. Un démon des flammes cracha du feu dans sa direction, mais l’homme leva les mains et l’explosion se transforma en un vent froid lorsqu’elle passa entre ses doigts protégés. Tremblant de peur, Rojer et Leesha le suivirent jusqu’à son campement et entrèrent dans son cercle de protection avec un énorme soulagement.

— Danseur de l’Aube ! cria l’Homme-rune avant de siffler de nouveau.

Le grand cheval cessa d’attaquer le démon à terre et galopa vers eux pour sauter à l’intérieur du cercle.

Comme son maître, Danseur de l’Aube semblait tout droit sortir d’un cauchemar. L’étalon était immense : c’était le plus grand cheval que Leesha ait jamais vu. Une armure de métal couvrait son pelage épais d’un noir brillant. Le chanfrein avait été équipé d’une paire de longues cornes métalliques sur lesquelles étaient inscrits des symboles magiques, et des runes avaient même été gravées, puis peintes en argent sur ses sabots noirs. L’imposant animal ressemblait plus à un démon qu’à un cheval.

Plusieurs harnais destinés à des armes pendaient de sa selle de cuir noir. Il y avait là un arc en if, un carquois rempli de flèches, de longs couteaux, un bola et des lances de diverses tailles. Un bouclier en métal poli, circulaire et convexe, était accroché au pommeau de la selle, prêt à être levé en un instant. Sur son pourtour étaient gravées des runes aux motifs complexes.

Danseur de l’Aube resta tranquille le temps que l’Homme-rune vérifie si l’animal était blessé, sans se soucier du démon qui ne se trouvait qu’à quelques mètres de là. Lorsqu’il fut certain que sa monture était indemne, l’Homme-rune retourna près de Leesha et Rojer qui se tenaient au centre du cercle, nerveux, encore sous le choc des événements dont ils venaient d’être les témoins.

— Attise le feu, dit l’homme à Rojer. J’ai de la viande que nous pourrons cuire et une miche de pain.

Il se dirigea vers ses provisions en se frottant l’épaule.

— Vous êtes blessé, dit Leesha en sortant de sa torpeur.

Elle se précipita pour l’examiner. Il avait une coupure sur l’épaule et une balafre plus profonde sur la cuisse. Sa peau était dure et striée de cicatrices, ce qui lui donnait une texture rugueuse, mais pas désagréable au toucher. Elle sentit un léger picotement au bout des doigts à son contact, semblable à de l’électricité statique.

— Ce n’est rien, dit l’Homme-rune. Parfois, un chtonien a de la chance et une de ses griffes atteint la chair avant que les runes le repoussent.

Il tenta de se dégager tout en lui reprenant sa robe, mais elle ne se laissa pas faire.

— Les blessures de chtoniens ne sont jamais bénignes. Asseyez-vous, je vais les bander, ordonna-t-elle en l’emmenant s’asseoir sur une grosse pierre.

En réalité, elle avait presque aussi peur de l’homme que des chtoniens, mais elle avait consacré sa vie à aider les blessés et une tâche familière détournerait ses pensées de la douleur qui menaçait de l’engloutir.

— J’ai une bourse d’herbes dans cette sacoche, dit-il en la désignant.

Leesha ouvrit le sac et trouva le sachet. Elle se pencha près du feu pour fouiller son contenu.

— J’imagine que vous n’avez pas de feuilles de pomm ? demanda-t-elle.

L’homme tourna les yeux vers elle.

— Non, répondit-il. Pourquoi ? Il y a plein de tordylium.

— Ce n’est pas grave, marmonna Leesha. Je vous jure, vous autres Messagers, vous croyez que le tordylium est le remède universel.

Elle prit la bourse, un pilon, un mortier ainsi qu’une outre d’eau, puis elle s’agenouilla près de l’homme pour concasser le tordylium et quelques autres herbes afin d’en faire une pâte.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis un Messager ? demanda l’Homme-rune.

— Qui d’autre pourrait être seul sur une route ? demanda Leesha.

— Je ne suis plus un Messager depuis des années.

Il ne tressaillit pas lorsqu’elle nettoya ses blessures et appliqua la pâte piquante. Rojer plissa les yeux en la regardant étendre le baume sur ses muscles épais.

— Es-tu une Cueilleuse d’Herbes ? demanda l’Homme-rune lorsqu’elle passa l’aiguille au-dessus du feu avant d’y faire passer un fil.

Leesha acquiesça sans quitter des yeux son travail, repoussa une épaisse mèche de cheveux derrière son oreille et s’apprêta à recoudre la blessure de sa cuisse. Comme l’Homme-rune n’ajouta plus rien, elle leva la tête pour croiser son regard. Ses yeux étaient noirs et les runes autour des orbites leur donnaient un aspect émacié et lugubre. Leesha ne put soutenir longtemps ce regard et baissa rapidement la tête.

— Je m’appelle Leesha, dit-elle, et celui qui prépare le dîner, c’est Rojer, un Jongleur.

L’homme salua Rojer d’un hochement de tête mais, comme Leesha, le garçon ne parvint pas à soutenir son regard très longtemps

— Merci de nous avoir sauvé la vie, reprit Leesha.

Pour toute réponse, l’homme se contenta de grogner. Elle s’arrêta quelques instants, attendant qu’il se présente à son tour, mais il n’en prit pas la peine.

— Vous n’avez pas de nom ? finit-elle par demander.

— Aucun dont je me sois servi récemment, répondit l’homme.

— Mais vous devez bien en avoir un, le pressa Leesha.

L’homme se contenta de hausser les épaules.

— Bien, alors, comment devons-nous vous appeler ? demanda-t-elle.

— Je ne pense pas que vous ayez besoin de m’appeler.

Il remarqua qu’elle avait fini de recoudre la blessure et s’écarta d’elle, avant de revêtir la robe grise qui le couvrait des pieds à la tête.

— Vous ne me devez rien, reprit-il. J’aurais aidé quiconque dans votre situation. Demain, je vous accompagnerai jusqu’à la Bosse des Fermiers.

Leesha regarda Rojer près du feu puis de nouveau l’Homme-rune.

— Nous venons juste de quitter la Bosse, dit-elle. Nous devons absolument rejoindre le Creux du Coupeur. Vous pouvez nous y accompagner ?

La capuche grise fit un mouvement de gauche à droite.

— Retourner à la Bosse nous coûtera au moins une semaine ! cria Leesha.

L’Homme-rune haussa les épaules.

— Ce n’est pas mon problème.

— Nous avons de quoi payer, bredouilla Leesha.

L’homme lui jeta un coup d’œil et elle détourna le regard d’un air coupable.

— Pas maintenant, évidemment, corrigea-t-elle. Nous avons été attaqués par des bandits sur la route. Ils ont pris notre cheval, notre cercle, notre argent et même notre nourriture. (Sa voix s’adoucit.) Ils nous ont tout pris. (Elle leva les yeux.) Mais lorsque nous serons au Creux du Coupeur, je pourrai payer.

— Je n’ai nul besoin d’argent, dit l’Homme-rune.

— S’il vous plaît ! le supplia Leesha. C’est urgent.

— Je suis désolé, dit l’Homme-rune.

Rojer les rejoignit et fronça les sourcils.

— C’est bon, Leesha, dit-il. Si ce cœur de pierre ne veut pas nous aider, nous irons par nos propres moyens.

— Et par quels moyens ? l’interrompit Leesha. En nous faisant tuer pendant que tu tentes de repousser les démons avec ton stupide violon ?

Rojer se détourna d’elle, vexé, et elle reporta son attention sur l’Homme-rune. Lui aussi s’éloignait déjà d’elle, mais elle lui saisit le bras et reprit sur un ton suppliant :

— Je vous en prie. Un Messager est arrivé à Angiers, il y a trois jours, pour nous apprendre qu’une fièvre ravageait le Creux. Elle a tué une dizaine de personnes jusqu’à présent, dont la meilleure Cueilleuse d’Herbes qui ait jamais vécu. Les guérisseuses qui sont encore au village ne peuvent pas soigner tout le monde. Elles ont besoin de moi.

— Vous voulez non seulement que j’abandonne ma propre route, mais en plus que je me rende dans un village ravagé par une fièvre ? demanda l’Homme-rune d’un ton tout sauf complaisant.

Leesha se mit à pleurer et tomba à genoux en empoignant sa robe.

— Mon père est très malade, chuchota-t-elle. Si je n’y vais pas bientôt, il risque de mourir.

L’Homme-rune tendit une main hésitante et la posa sur son épaule. Leesha ne savait pas trop comment, mais elle avait l’impression de l’avoir touché.

— Je vous en prie, répéta-t-elle.

L’Homme-rune la regarda fixement pendant un long moment.

— Très bien, finit-il par dire.

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Le Creux du Coupeur était à six jours de cheval d’Angiers, à la lisière sud de la forêt angierienne. L’Homme-rune leur expliqua qu’il leur faudrait encore quatre nuits avant d’atteindre le village, trois s’ils avançaient vite. Il chevaucha à côté d’eux, ralentissant son grand étalon pour suivre leur allure.

— Je vais partir en reconnaissance sur la route, dit-il au bout d’un moment. Je reviendrai d’ici une heure.

Leesha sentit un frisson de peur la parcourir lorsqu’il talonna son étalon et partit au galop sur la route. L’Homme-rune l’effrayait autant que les bandits et les chtoniens, mais, au moins, en sa présence, elle ne craignait ni les uns ni les autres.

Elle n’avait pas dormi du tout et sa lèvre inférieure la lançait, conséquence de toutes les fois où elle l’avait mordue pour ne pas pleurer. Elle avait frotté chaque centimètre carré de son corps une fois les deux autres endormis, mais se sentait toujours souillée.

— J’ai entendu des histoires à propos de cet homme, dit Rojer. J’en ai raconté quelques-unes moi-même. Je croyais qu’il n’était qu’un mythe, mais il ne peut pas y avoir deux hommes peints comme lui qui tuent des chtoniens à mains nues.

— Tu l’as appelé l’Homme-rune, dit Leesha en s’en rappelant.

Rojer acquiesça.

— C’est ainsi qu’il est nommé dans les contes. Personne ne connaît son vrai nom. J’ai entendu parler de lui pour la première fois l’année dernière, lorsque l’un des Jongleurs du duc est passé dans les hameaux de l’ouest. Je croyais que c’était juste une histoire de taverne, mais, visiblement, l’homme du duc disait la vérité.

— Et que disait-il ? demanda Leesha.

— Que l’Homme-rune erre au cœur de la nuit et chasse les démons. Il évite les contacts humains et n’apparaît que lorsqu’il a besoin de nourriture, qu’il paie avec de l’or ancien. De temps en temps, on entend raconter qu’il a secouru quelqu’un sur la route.

— Eh bien, nous pouvons en témoigner, dit Leesha. Mais s’il peut tuer les démons, pourquoi personne n’a essayé d’apprendre ses secrets ?

Rojer haussa les épaules.

— Selon les récits, personne n’ose. Les ducs eux-mêmes ont peur de lui, surtout après ce qui s’est passé à Lakton.

— Comment ça ? demanda Leesha.

— On raconte que les maîtres des quais de Lakton ont envoyé des espions pour voler ses runes de combat, expliqua Rojer. Une dizaine d’hommes, avec armes et armures. Ceux qu’il n’a pas tués sont handicapés à vie.

— Par le Créateur ! souffla Leesha en se couvrant la bouche. Avec quel genre de monstre voyageons-nous ?

— Certains disent qu’il est en partie démon, reprit Rojer, et qu’il est né après le viol d’une femme par un chtonien sur la route.

Il s’interrompit en sursautant, le visage rougissant, se rendant compte de ce qu’il venait de dire, mais ses mots irréfléchis avaient eu l’effet opposé : ils rompirent le cycle de la peur chez la jeune femme.

— C’est ridicule, dit-elle en secouant la tête.

— D’autres disent qu’il n’a rien d’un démon, poursuivit Rojer, mais qu’il est le Libérateur lui-même, venu arrêter le Fléau. Les Confesseurs le louent dans leurs prières et demandent sa bénédiction.

— Je trouve moins difficile de le croire à moitié démon, dit Leesha même si elle ne paraissait pas vraiment en être sûre.

Ils voyagèrent dans un silence gêné. Pas plus tard que la veille, Leesha n’avait pas réussi à avoir un moment de paix de la part de Rojer, le Jongleur essayant constamment de l’impressionner avec ses histoires et sa musique, mais à présent, il gardait les yeux baissés et broyait du noir. Leesha savait qu’il avait mal et une partie d’elle voulait lui offrir du réconfort, mais une autre partie, plus importante, avait elle-même besoin de ce réconfort. Elle n’avait rien à offrir.

Peu après, l’Homme-rune revint.

— Vous marchez trop lentement, dit-il en mettant pied à terre. Si vous voulez éviter de passer une quatrième nuit sur la route, il faudra parcourir cinquante kilomètres aujourd’hui. Montez à cheval. Je courrai à côté de vous.

— Vous ne devriez pas courir, dit Leesha. Vous allez déchirer les points de suture sur votre cuisse.

— C’est guéri, dit l’Homme-rune. J’avais juste besoin d’une nuit de repos.

— Balivernes, dit Leesha. Cette balafre faisait plus de deux centimètres de profondeur.

Comme pour prouver ses dires, elle s’approcha de lui, s’agenouilla et souleva la robe sur sa jambe musclée et tatouée.

Mais lorsqu’elle retira le pansement pour examiner la plaie, elle écarquilla les yeux de surprise. Une bande rosée de chair nouvelle avait déjà recouvert la blessure et ses points de suture étaient enfoncés dans de la peau saine.

— C’est impossible, dit-elle.

— Ce n’était qu’une égratignure, dit l’Homme-rune en glissant une lame aiguisée sous les points pour les arracher un à un.

Leesha ouvrit la bouche, mais l’Homme-rune se redressa, retourna près de Danseur de l’Aube, prit les rênes et les donna à la femme.

— Merci, dit-elle d’un air hébété en les saisissant.

En un instant, tout ce qu’elle savait sur la guérison venait d’être remis en question. Qui était cet homme ? Qu’était-il ?

Danseur de l’Aube partit au petit galop sur la route et l’Homme-rune courut près de lui à grandes enjambées, sans paraître se fatiguer et suivant facilement l’allure du cheval tandis que ses pieds protégés avalaient les kilomètres. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque Rojer et Leesha le demandaient, jamais à son instigation. La jeune femme l’observait discrètement à la recherche de signes de fatigue, mais n’en trouvait pas. Lorsqu’ils établirent enfin le campement, il nourrit et abreuva son cheval, la respiration calme et régulière, alors que Rojer et elle grognaient et frottaient leurs membres endoloris.

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Un silence gêné régnait sur le campement. La nuit était tombée depuis longtemps, mais l’Homme-rune se déplaçait librement aux alentours, que ce soit pour ramasser du bois pour le feu, pour retirer le harnachement de Danseur de l’Aube ou pour brosser le grand étalon. Il passait du cercle du cheval au leur sans se soucier des démons de bois qui hantaient les environs. L’un d’entre eux, caché derrière des broussailles, bondit sur lui, mais l’Homme-rune ne lui prêta aucune attention lorsqu’il se heurta aux protections, à quelques centimètres à peine de son dos.

Pendant que Leesha préparait le dîner, Rojer faisait les cent pas à l’intérieur du cercle, en boitant, les jambes arquées, pour tenter de se défaire de la raideur d’une journée de cheval.

— Je crois que je me suis froissé les bijoux de famille à cause de tous ces cahots, grommela-t-il.

— Je vais jeter un coup d’œil si tu veux, dit Leesha.

L’Homme-rune ricana. Rojer jeta un regard contrit à Leesha.

— Ça ira, parvint-il à dire en continuant à marcher.

Il s’arrêta soudain, quelques instants plus tard, en contemplant la route.

Ils levèrent tous les yeux en apercevant la sinistre lueur orange des yeux et de la bouche d’un démon des flammes, bien avant que le démon lui-même apparaisse en hurlant et en courant à toute vitesse, propulsé par ses quatre pattes.

— Comment se fait-il que les démons des flammes ne brûlent pas la forêt tout entière ? se demanda Rojer en observant les petites volutes de fumée dans le sillage de la créature.

— Tu es sur le point de le découvrir, dit l’Homme-rune.

Rojer trouva son ton amusé encore plus perturbant que sa voix monocorde habituelle. À peine avait-il fini de parler que des grognements annoncèrent l’arrivée d’un groupe de trois gros démons de bois qui fonçait sur la route à la suite du démon des flammes. Un des congénères de ce dernier pendait mollement dans la gueule d’un des démons de bois et de l’ichor noir s’en écoulait.

Le démon des flammes était si occupé à échapper à ses poursuivants qu’il ne remarqua pas que d’autres démons de bois se rassemblaient dans les broussailles au bord de la route. Puis, l’un d’entre eux bondit, clouant l’infortunée créature au sol avant de l’éviscérer de ses griffes noires. Le démon des flammes hurla atrocement et Leesha se couvrit les oreilles pour ne pas l’entendre.

— Ceux des bois détestent les démons des flammes, expliqua l’Homme-rune lorsque tout fut terminé, ses yeux brillant de plaisir après cette mise à mort.

— Pourquoi ? demanda Rojer.

— Parce que les démons de bois sont vulnérables au feu démoniaque, répondit Leesha.

L’Homme-rune leva les yeux vers elle, surpris, puis acquiesça.

— Alors pourquoi les démons des flammes ne les brûlent-ils pas ? demanda Rojer.

L’Homme-rune éclata de rire.

— Ils le font parfois, mais feu démoniaque ou pas, il n’existe pas de démon des flammes capable de tenir tête à un démon de bois dans un combat. Ceux de bois sont les plus forts après les démons de pierre, et ils sont quasi invisibles à l’intérieur de la forêt.

— Le grand dessein du Créateur, dit Leesha. Tout s’équilibre.

— Pas du tout, répliqua l’Homme-rune. Si les démons des flammes brûlaient tout, ils n’auraient plus rien à chasser. La nature a trouvé un moyen de résoudre le problème.

— Vous ne croyez pas au Créateur ? demanda Rojer.

— Nous avons déjà assez de problèmes, répondit l’Homme-rune en fronçant les sourcils pour indiquer qu’il n’avait aucune envie de poursuivre cette conversation.

— Certains vous appellent le Libérateur, osa dire Rojer.

L’Homme-rune ricana.

— Celui qui doit venir nous libérer n’existe pas, Jongleur, dit-il. Si tu veux tuer les démons en ce monde, tu dois les tuer toi-même.

Comme pour lui répondre, un démon du vent rebondit sur le maillage de protection de Danseur de l’Aube et un bref éclair de lumière éclaira la zone. Les sabots de l’étalon frappèrent le sol, comme s’il voulait sauter hors du cercle et se battre, mais il ne bougea pas, dans l’attente d’un ordre de son maître.

— Comment se fait-il que le cheval n’ait pas peur ? demanda Leesha. Même les Messagers entravent leurs bêtes le soir, pour les empêcher de se sauver, mais le vôtre paraît avoir envie de se battre.

— J’entraîne Danseur de l’Aube depuis qu’il est né, expliqua l’Homme-rune. Il a toujours été protégé et n’a donc jamais appris la peur. Son père était l’animal le plus gros et le plus agressif que j’ai pu trouver, de même pour sa mère.

— Mais il semble si doux lorsque nous le chevauchons, dit Leesha.

— Je lui ai appris à canaliser son agressivité, dit l’Homme-rune avec une fierté qui contrastait par rapport à son habituel ton dépourvu d’émotion. Il se comporte docilement, mais s’il est menacé, ou que je le suis, il n’hésite pas avant d’attaquer. Une fois, il a écrasé le crâne d’un sanglier sauvage qui aurait pu me tuer.

En ayant terminé avec les démons des flammes, les démons de bois se mirent à encercler les protections en se rapprochant de plus en plus. L’Homme-rune tendit son arc en if et prit son carquois de flèches au bout renforcé, mais il ne prêta aucune attention aux créatures qui frappaient la barrière avant d’être repoussées. Lorsqu’ils eurent achevé leur repas, il sortit une flèche non marquée du carquois et prit un outil de gravure dans son équipement de protection pour inscrire lentement des runes sur la hampe.

— Si nous n’étions pas là…, commença Leesha.

— Je serais là, dehors, compléta l’Homme-rune sans lever les yeux vers elle. À la chasse.

Leesha acquiesça et le regarda un moment en silence. Rojer s’agitait nerveusement en la voyant ainsi fascinée.

— Avez-vous vu mon village ? demanda-t-elle doucement.

L’Homme-rune la regarda curieusement, mais ne répondit pas.

— Si vous venez du sud, vous avez forcément traversé le Creux, dit-elle.

L’Homme-rune secoua la tête.

— Je passe loin des hameaux, dit-il. Il suffit qu’une personne me voie pour que je me retrouve face à une meute d’hommes en colère avec des fourches.

Leesha voulut protester, mais elle savait que les gens du Creux du Coupeur agiraient comme il l’avait dit.

— Ils ont simplement peur, dit-elle sans conviction.

— Je sais. Je les laisse donc en paix. Il n’y a pas que les hameaux et les villes, dans le monde, et s’il faut y renoncer pour obtenir autre chose… (Il haussa les épaules.) Que les gens se cachent chez eux, comme des poulets en cage. Les lâches ne méritent pas mieux.

— Alors, pourquoi nous avoir sauvés des démons ? demanda Rojer.

L’Homme-rune haussa de nouveau les épaules.

— Parce que vous êtes humains et que ce sont des abominations, dit-il. Et parce que vous avez lutté pour survivre, jusqu’à la dernière seconde.

— Qu’aurions-nous pu faire d’autre ? demanda Rojer.

— Tu serais surpris d’apprendre combien se contentent de s’allonger et d’attendre la fin, répondit l’Homme-rune.

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Le quatrième jour après leur départ d’Angiers, ils avancèrent rapidement. L’Homme-rune, tout comme son étalon, ne semblait pas ressentir la fatigue ; Danseur de l’Aube suivait facilement la course bondissante de son maître.

Lorsqu’ils établirent enfin leur campement pour la nuit, Leesha prépara une maigre soupe avec les réserves restantes de l’Homme-rune, mais elle parvint à peine à leur remplir l’estomac.

— Comment allons-nous faire pour la nourriture ? lui demanda-t-elle pendant que Rojer avalait sa dernière bouchée.

L’Homme-rune haussa les épaules.

— Je n’avais pas prévu d’avoir de la compagnie, dit-il en se rasseyant et en peignant soigneusement des runes sur ses ongles.

— Deux jours de cheval sans manger, c’est long, se lamenta Rojer.

— Si tu veux raccourcir le voyager de moitié, dit l’Homme-rune en soufflant sur un ongle pour le sécher, nous pouvons avancer de nuit. Danseur de l’Aube peut semer la plupart des chtoniens et je tuerai les autres.

— Trop dangereux, dit Leesha. Nous ne rendrons pas service au Creux du Coupeur en nous faisant tuer. Nous devrons voyager avec le ventre vide.

— Je ne quitterai pas les runes la nuit, ajouta Rojer en se frottant l’estomac avec regret.

L’Homme-rune montra un chtonien qui tournait autour du campement.

— Nous pourrions le manger, dit-il.

— Vous n’êtes pas sérieux ! cria Rojer, dégoûté.

— Rien que d’y penser, ça me rend malade, avoua Leesha.

— Ce n’est pas si mauvais, en fait.

— Vous avez vraiment mangé du démon ? demanda Rojer.

— Je fais ce qu’il faut pour survivre, répondit l’homme.

— Eh bien, je ne vais certainement pas manger de viande de démon, dit Leesha.

— Moi non plus, renchérit Rojer.

— Très bien, dit l’Homme-rune en soupirant.

Il se leva, prit son arc, un carquois de flèches et une longue lance. Puis il ôta sa robe pour dévoiler sa peau tatouée et alla jusqu’aux limites du cercle.

— Je vais voir si je peux chasser quelque chose.

— Ce n’est pas la peine de… ! cria Leesha, mais l’homme ne lui prêta aucune attention.

Un instant plus tard, il avait disparu dans la nuit.

Il revint plus de une heure après, en portant une paire de lapins dodus par les oreilles. Il donna sa prise à Leesha et retourna s’asseoir, s’emparant de nouveau du petit pinceau de protection.

— Tu joues de la musique ? demanda-t-il à Rojer qui finissait juste de remplacer les cordes de son violon et les pinçait pour l’accorder.

La question fit sursauter le Jongleur.

— O-oui, parvint-il à dire.

— Tu veux bien jouer quelque chose ? demanda l’Homme-rune. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai entendu de la musique.

— J’aimerais bien, dit tristement Rojer, mais les bandits ont jeté mon archet dans les bois.

L’homme hocha la tête et resta assis, pensif, pendant un moment. Puis il se leva brusquement et sortit un long couteau. Rojer se tassa, mais l’homme sortit du cercle. Un démon de bois siffla vers lui. L’Homme-rune lui rendit son cri et la créature s’effaroucha.

Il revint peu après avec un morceau de bois souple dont il ôtait l’écorce avec sa lame affûtée.

— Combien mesurait-il ? demanda-t-il.

— Qu-quarante centimètres, bredouilla Rojer.

L’Homme-rune hocha la tête, puis coupa la branche à la bonne longueur en s’avançant vers Danseur de l’Aube. L’étalon ne réagit pas lorsqu’il préleva une mèche de sa queue. Il fit une encoche dans le bois et attacha le crin d’un côté, puis retourna après de Rojer, s’agenouillant à ses côtés en pliant la branche.

— Dis-moi lorsque la tension sera bonne, dit-il.

Rojer posa les doigts de sa main estropiée sur les poils. Quand il fut satisfait, l’Homme-rune attacha l’autre bout et le lui tendit.

Ravi de ce cadeau, Rojer passa un peu de résine sur les crins, puis s’empara de son violon. Il cala l’instrument sous son menton et donna quelques coups de ce nouvel archet. Celui-ci n’était pas parfait, mais il redonna confiance à Rojer, qui s’arrêta pour accorder une fois de plus son violon avant de se mettre à jouer.

Ses doigts agiles emplirent l’air d’une mélodie obsédante qui ramena les pensées de Leesha au Creux du Coupeur et la fit s’interroger sur son sort. La lettre de Vika datait presque d’une semaine. Que trouverait-elle en arrivant ? Peut-être la fièvre s’était-elle terminée sans faire d’autres victimes et que cette épouvantable épreuve n’avait servi à rien.

Ou peut-être avaient-ils plus que jamais besoin d’elle.

La musique touchait aussi l’Homme-rune, remarqua-t-elle, car ses mains cessèrent leur travail de précision et son regard se perdit dans la nuit. Des ombres drapaient son visage, obscurcissant les tatouages, et elle vit, à son expression triste, qu’il avait autrefois été beau. Quelle douleur l’avait amené à mener une telle existence, à se balafrer lui-même et à fuir sa propre espèce pour préférer la compagnie des chtoniens ? Elle ressentit une soudaine envie de le soigner, malgré son absence de douleur apparente.

L’homme secoua brusquement la tête comme pour la vider et il tira Leesha de sa rêverie en désignant les ténèbres.

— Regardez, chuchota-t-il. Ils dansent.

Leesha s’exécuta, stupéfaite. En effet, les chtoniens avaient cessé de tester les protections, et même de siffler et de hurler. Ils faisaient le tour du campement en se balançant au rythme de la musique. Des démons des flammes bondissaient et tourbillonnaient, envoyant des rubans de feu tournoyer loin de leurs membres noueux, et les démons du vent plongeaient et formaient des boucles dans le ciel. Les démons de bois étaient sortis du couvert de la forêt, mais ils ne prêtaient aucune attention aux démons des flammes, attirés par la mélodie.

L’Homme-rune regarda Rojer.

— Comment fais-tu ça ? demanda-t-il d’une voix stupéfaite.

Rojer sourit.

— Les chtoniens ont l’oreille musicale, dit-il.

Il se leva et alla au bord du cercle. Les démons se rassemblèrent à cet endroit et le regardèrent intensément. Il se mit à longer le périmètre du cercle et ils le suivirent, hypnotisés. Il s’arrêta et se balança d’un côté à l’autre, sans cesser de jouer. Les chtoniens imitèrent son mouvement presque parfaitement.

— Je ne te croyais pas, s’excusa doucement Leesha. Tu peux vraiment les charmer.

— Et ce n’est pas tout, se vanta Rojer.

En plusieurs petits coups d’archet, il transforma la mélodie et la rendit désagréable ; les notes pures devinrent discordantes et déplaisantes. Soudain, les chtoniens se remirent à hurler puis se couvrirent les oreilles de leurs griffes en s’écartant de Rojer. Ils reculèrent de plus en plus sous l’assaut musical et disparurent dans l’ombre, au-delà de la lumière du feu.

—Ils ne sont pas allés loin, dit Rojer. Dès que j’arrêterai, ils reviendront.

— Que peux-tu faire d’autre ? demanda doucement l’Homme-rune.

Rojer sourit, aussi heureux de jouer pour deux personnes que pour une foule qui l’acclamait. Il adoucit de nouveau sa musique et les notes chaotiques refluèrent pour céder la place à la mélodie obsédante. Les chtoniens réapparurent, attirés une fois de plus par la musique.

— Regardez ça, leur ordonna Rojer.

Il changea encore de sonorité et monta les notes dans les aigus, jusqu’à produire un crissement qui obligea Leesha et l’Homme-rune à détourner la tête, tout en leur faisant grincer les dents.

La réaction des chtoniens fut encore plus marquée. Ils devinrent enragés, hurlèrent et grognèrent en se jetant contre la barrière, comme hors d’eux. Les runes ne cessaient de s’embraser et de les repousser, mais les démons ne fléchissaient pas et se projetaient contre le maillage dans une folle tentative d’atteindre Rojer et de le faire taire à jamais.

Deux démons de pierre rejoignirent les autres, les poussèrent et frappèrent à leur tour les protections pour ajouter à la pression déjà existante. L’Homme-rune se leva en silence derrière Rojer et arma son arc.

La corde vrombit et une flèche lourde et affûtée explosa dans la poitrine du démon de pierre le plus proche, projetant un éclair qui illumina la zone pendant un instant. L’Homme-rune tira à plusieurs reprises sur la horde, si vite qu’il était impossible de suivre ses mains. Les flèches protégées foudroyaient les chtoniens et ceux qui se relevaient étaient aussitôt déchiquetés par leurs camarades.

Le massacre horrifia Rojer et Leesha. L’archet du Jongleur glissa de ses cordes et resta accroché à sa main mutilée, oublié, tandis qu’il regardait l’Homme-rune au travail.

Les démons criaient toujours, mais de douleur et de peur à présent, leur envie d’attaquer ayant disparu en même temps que la musique. Pourtant, l’Homme-rune ne cessa pas de tirer, jusqu’à ce qu’il n’ait plus de flèches. Il attrapa ensuite une lance, la propulsa et atteignit dans le dos un démon de bois en fuite.

C’était le chaos, à présent, les quelques chtoniens restants tentant désespérément de s’échapper. L’Homme-rune ôta sa robe, prêt à bondir à l’extérieur du cercle pour achever les démons à mains nues.

— Non, s’il vous plaît ! cria Leesha en se jetant sur lui. Ils s’enfuient !

— Tu les épargnerais ? tonna l’Homme-rune en lui jetant un regard noir, son visage reflétant un terrible courroux.

Apeurée, elle tomba en arrière, mais ne le quitta pas des yeux.

— Je vous en prie, le supplia-t-elle. N’y allez pas.

Leesha craignait qu’il la frappe, mais il se contenta de la regarder fixement, le souffle court. Après ce qui parut une éternité, il se calma et remit sa robe, couvrant une fois de plus ses runes.

— Était-ce nécessaire ? demanda-t-elle en rompant le silence.

— Le cercle n’était pas prévu pour repousser autant de chtoniens d’un coup, répondit l’Homme-rune de sa voix monocorde. Je ne sais pas s’il aurait tenu.

— Vous auriez pu me demander de cesser de jouer, dit Rojer.

— Oui, avoua l’Homme-rune. J’aurais pu.

— Alors, pourquoi ne pas l’avoir fait ? demanda Leesha.

L’Homme-rune ne répondit pas. Il sortit du cercle et alla récupérer ses flèches sur les cadavres des démons.

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Plus tard dans la nuit, l’Homme-rune attendit que Leesha soit profondément endormie pour s’approcher de Rojer. Le Jongleur, qui contemplait les démons morts, sursauta, surpris, lorsque l’homme s’agenouilla près de lui.

— Tu as du pouvoir sur les chtoniens, dit-il.

Rojer haussa les épaules.

— Vous aussi. Plus que j’en aurai jamais.

— Peux-tu m’apprendre ? demanda l’Homme-rune.

Rojer se retourna et croisa son regard perçant.

— Pourquoi ? demanda-t-il. Vous tuez les démons par dizaines. À quoi peut servir mon petit tour en comparaison ?

— Je pensais connaître mes ennemis, dit l’Homme-rune. Mais tu m’as démontré le contraire.

— Vous croyez qu’ils ne sont peut-être pas si mauvais puisqu’ils apprécient la musique ? demanda Rojer.

L’Homme-rune secoua la tête.

— Ce ne sont pas des amateurs d’art, Jongleur, dit-il. Dès que tu as cessé de jouer, ils t’auraient tué sans hésitation.

Rojer acquiesça, lui concédant ce point.

— Alors pourquoi vous en préoccuper ? demanda-t-il. Apprendre le violon représente beaucoup de travail pour charmer des bêtes que vous pouvez tout aussi bien tuer.

Le visage de l’Homme-rune se durcit.

— Tu m’apprendras ou pas ?

— D’accord, dit Rojer en y réfléchissant. Mais je veux quelque chose en échange.

— J’ai beaucoup d’argent, lui assura l’Homme-rune.

Rojer rejeta cette idée d’un geste de la main.

— Je peux me procurer de l’argent si j’en ai besoin, dit-il. Ce que je veux a plus de valeur.

L’Homme-rune ne dit rien.

— Je veux voyager avec vous, ajouta Rojer.

Son interlocuteur secoua la tête.

— Hors de question, dit-il.

— On n’apprend pas le violon en une nuit. Il vous faudra des semaines pour jouer correctement et encore plus de temps pour charmer le chtonien le moins averti.

— Et qu’as-tu à y gagner ? demanda l’Homme-rune.

— De la matière pour mes histoires, de quoi remplir l’amphithéâtre du duc chaque soir, dit Rojer.

— Et elle ? demanda l’Homme-rune en désignant Leesha du menton.

Rojer considéra la Cueilleuse d’Herbes, sa poitrine se soulevant et s’abaissant doucement dans son sommeil, et l’homme comprit ce que signifiait ce regard.

— Elle m’a demandé de l’escorter chez elle, rien de plus, finit par dire Rojer.

— Et si elle te demande de rester ?

— Elle ne le fera pas, dit doucement Rojer.

— Ma route n’est pas un conte de Marko Errant, mon garçon. Je ne peux pas être ralenti par quelqu’un qui veut se cacher la nuit.

— J’ai mon violon, maintenant, dit Rojer avec plus de courage qu’il n’en ressentait. Je n’ai pas peur.

— Il te faudra plus que du courage, dit l’Homme-rune. Dans la nature, tu tues ou tu te fais tuer, et je ne parle pas seulement des démons.

Rojer se redressa et avala sa salive, la gorge serrée.

— Tous ceux qui essaient de me protéger finissent par en mourir, dit-il. Il est temps que j’apprenne à me protéger tout seul.

L’Homme-rune se pencha en arrière et considéra le jeune Jongleur.

— Viens avec moi, dit-il enfin en se levant.

— Hors du cercle ? demanda Rojer.

— Si tu n’en es pas capable, tu ne me sers à rien, dit l’Homme-rune.

Comme le Jongleur regardait autour de lui d’un air sceptique, il ajouta :

— Tous les chtoniens à des kilomètres à la ronde ont entendu ce que j’ai fait à leurs semblables. Je doute que nous en voyions d’autres ce soir.

— Et Leesha ? demanda Rojer en se levant doucement.

— Danseur de l’Aube la protégera au besoin. Viens.

Il sortit du cercle et disparut dans la nuit.

Rojer lâcha un juron, mais il attrapa son violon et suivit l’homme sur la route.

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Rojer serrait fermement contre lui l’étui de son violon en avançant entre les arbres. Il avait d’abord voulu le sortir, mais l’Homme-rune lui avait fait comprendre, d’un geste, de s’en garder.

— Tu attirerais l’attention et ce n’est pas ce que nous cherchons, chuchota-t-il.

— Vous aviez dit que nous ne risquions pas de voir des chtoniens ce soir, répondit doucement Rojer.

Mais l’Homme-rune ne lui répondit pas et poursuivit son chemin dans les ténèbres avec autant d’assurance que s’il faisait jour.

— Où allons-nous ? demanda Rojer pour ce qui lui parut être la centième fois.

Ils montèrent une petite pente et l’Homme-rune s’allongea sur le ventre avant de désigner un endroit en contrebas.

— Regarde, glissa-t-il à Rojer.

Au pied de la petite éminence, le Jongleur distingua un cheval et trois hommes de sa connaissance qui dormaient dans les limites étroites d’un cercle de voyage qu’il connaissait encore mieux.

— Les bandits, souffla Rojer.

Une vague d’émotion déferla sur lui – de la peur, de la colère et de l’impuissance – et il revit en esprit le supplice qu’ils leur avaient fait traverser, à Leesha et à lui. Le muet s’agita dans son sommeil et Rojer ressentit une pointe de panique.

— Je les traque depuis que je vous ai trouvés, dit l’Homme-rune. J’ai remarqué leur feu, ce soir, pendant que je chassais.

— Pourquoi m’avez-vous emmené ici ?

— Je me disais que tu aimerais pouvoir récupérer ton cercle.

Rojer le regarda.

— Si nous volons le cercle pendant qu’ils dorment, les chtoniens vont les tuer avant qu’ils puissent se rendre compte de ce qui leur arrive.

— Les démons sont peu nombreux, dit l’Homme-rune. Ils auront de meilleures chances de s’en sortir que vous.

— Quand bien même, qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai envie de me risquer à faire ça ? demanda Rojer.

— J’observe et j’écoute, dit l’homme. Je sais ce qu’ils t’ont fait… et ce qu’ils ont fait à Leesha.

Rojer resta silencieux un long moment.

— Ils sont trois, dit-il enfin.

— C’est la nature, dit l’Homme-rune. Si tu veux vivre en sécurité, retourne en ville.

Il cracha le dernier mot comme s’il s’agissait d’un juron.

Mais Rojer savait qu’il n’était pas plus en sécurité en ville. L’image de Jaycob s’écroulant par terre et le rire de Jasin lui revinrent aussitôt à l’esprit. Il aurait pu réclamer justice après l’attaque, mais il avait préféré s’enfuir. C’était toujours ce qu’il faisait : partir et laisser les autres mourir à sa place. Sa main chercha un talisman qui n’était plus là et il observa le feu en contrebas.

— Avais-je tort ? demanda l’Homme-rune. Nous retournons au campement ?

Rojer sentit sa gorge se serrer.

— Dès que j’aurai récupéré ce qui m’appartient, décida-t-il.