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RIEN QU’UN CHIN

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Les sharum, troupe d’élite de Jardir, se déplacèrent pour cerner Arlen. Il les connaissait tous, avait mangé et ri avec eux le soir même et avait combattu à leurs côtés à de nombreuses reprises.

— Que se passe-t-il ? demanda Arlen, même si, au fond de son cœur, il connaissait la réponse.

— La Lance de Kaji appartient au Shar’Dama Ka, répondit Jardir en s’approchant. Ce n’est pas toi.

Arlen serra l’arme comme s’il avait peur qu’elle s’envole. Il avait dîné quelques heures plus tôt avec les hommes qui s’approchaient, mais, à présent, leurs yeux ne reflétaient aucune sympathie. Jardir avait bien fait de le séparer de ceux qui l’acclamaient.

— Tout cela est inutile, dit Arlen en reculant jusqu’à la fosse à démons située au centre de la zone d’embuscade.

Il entendit faiblement le sifflement d’un démon de sable emprisonné au fond.

— Je peux en fabriquer d’autres comme celle-ci, reprit-il. Une pour chaque dal’Sharum. Je suis venu pour ça.

— Nous sommes capables de le faire nous-mêmes, répondit Jardir en souriant, une fente froide trouant sa barbe et dévoilant des dents brillantes sous le clair de lune. Tu ne peux pas être notre Libérateur. Tu n’es rien qu’un chin.

— Je ne veux pas t’affronter, déclara Arlen.

— Alors, ne le fais pas, dit doucement Jardir. Donne-moi l’arme, prends ton cheval, pars à l’aube et ne reviens jamais.

Arlen hésita. Il ne doutait pas que les Protecteurs de Krasia soient capables de répliquer la lance aussi bien que lui. En un rien de temps, les Krasiens pourraient prendre le dessus dans la guerre sainte. Des milliers de vies seraient sauvées, des milliers de démons tués. Peu importait qui s’en attribuerait le mérite.

Mais il y avait en jeu plus que cela. La lance n’était pas un cadeau pour la seule Krasia mais pour tous les hommes. Les Krasiens partageraient-ils leur savoir avec les autres ? À en juger par la situation dans laquelle il se trouvait, Arlen en doutait.

— Non, répondit-il. Je crois que je vais la garder encore un peu. Laisse-moi en faire une pour toi et je m’en irai. Tu ne me reverras jamais, et tu auras ce que tu voulais.

Jardir claqua des doigts et les hommes se rapprochèrent d’Arlen.

—S’il vous plaît, supplia le Messager. Je ne veux pas vous faire de mal.

Les guerriers d’élite de Jardir éclatèrent de rire. Ils avaient tous consacré leur vie à la lance.

Tout comme Arlen.

— Les ennemis sont les chtoniens ! cria-t-il lorsqu’ils chargèrent. Pas moi !

Mais tout en protestant, il se retourna et para deux pointes de lances d’un revers de son arme, puis donna un puissant coup de pied dans les côtes d’un des hommes, l’envoyant heurter ses camarades. Arlen plongea dans la mêlée et atterrit au sein des guerriers, faisant virevolter sa lance comme un bâton pour ne pas utiliser la pointe.

Il abattit la hampe de son arme contre le visage d’un des hommes, sentit la mâchoire se briser et se baissa ensuite pour frapper le genou d’un autre en utilisant la pointe en métal comme une massue. Une lance passa juste au-dessus de lui tandis que le guerrier s’effondrait par terre en hurlant.

Mais contrairement à ce qui lui était arrivé en combattant les chtoniens, l’arme pesait lourd dans les mains d’Arlen : l’inépuisable énergie qui l’avait soutenu dans le Dédale s’était éteinte. Contre les hommes, ce n’était plus qu’une lance. Arlen la planta dans le sol pour se propulser en l’air, donnant un coup de pied dans la poitrine d’un guerrier. Le bout de l’arme en frappa un autre au ventre et le plia en deux. La pointe entailla la cuisse d’un homme et lui fit lâcher sa lance pour tenir sa blessure. Arlen recula sous la pression de la riposte et se plaça dos à la fosse à démons afin de les empêcher de le cerner.

— Encore une fois, je t’avais sous-estimé, même si je t’avais promis que je ne le ferais plus, dit Jardir.

D’un geste de la main, il ordonna à d’autres hommes de venir s’ajouter à ceux qui pressaient Arlen.

Le Messager se battait comme un lion, mais l’issue ne faisait aucun doute. Une hampe le frappa à la tempe et il s’écroula. Les guerriers se jetèrent alors sauvagement sur lui et une pluie de coups s’abattit, jusqu’à ce qu’il lâche la lance pour se couvrir la tête avec les mains.

La correction cessa aussitôt. On releva Arlen et deux guerriers très musclés lui tinrent les mains dans le dos. Il suivit des yeux Jardir qui se penchait pour ramasser la lance. Le Premier Guerrier serra fermement sa prise et regarda Arlen dans les yeux.

— Je suis vraiment désolé, mon ami, dit-il. J’aurais aimé qu’il y ait un autre moyen.

Arlen lui cracha au visage.

— Everam est témoin de ta trahison ! cria-t-il.

Jardir se contenta de sourire et essuya la salive.

— Ne parle pas d’Everam, chin. Je suis son Sharum Ka, pas toi. Sans moi, Krasia tomberait. À qui vas-tu manquer, Par’chin ? Tu ne rempliras même pas une seule bouteille de larmes.

Il regarda les hommes qui tenaient Arlen.

— Jetez-le dans la fosse.

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Arlen ne s’était pas encore remis du choc de l’impact lorsque la lance personnelle de Jardir tomba devant lui, rebondissant plusieurs fois dans la poussière. Il leva les yeux vers le sommet de la fosse, six mètres plus haut, et vit le Premier Guerrier qui l’observait.

— Tu as vécu avec honneur, Par’chin, dit Jardir, et tu pourras ainsi mourir honorablement. Meurs au combat et tu te réveilleras au paradis.

Arlen grogna en avisant le démon de sable qui s’accroupissait de l’autre côté de la fosse. Un long grondement sortit de sa gueule et il montra des rangées de dents aiguisées.

Arlen se leva en faisant abstraction de la douleur dans ses muscles meurtris. Il attrapa la lance lentement, sans cesser de regarder le démon dans les yeux. Sa posture, ni menaçante, ni effrayée, troubla la créature qui avança et recula sur ses quatre pattes, incertaine.

Il n’était pas facile, mais néanmoins possible, de tuer un démon de sable avec une lance non protégée. Les petits yeux dépourvus de paupières des monstres, habituellement abrités sous les arêtes osseuses de leurs sourcils, s’écarquillaient lorsqu’ils bondissaient. Frapper précisément ce point faible, avec suffisamment de puissance pour atteindre le cerveau derrière, pouvait tuer instantanément une créature. Mais les démons guérissaient à une vitesse magique : une mauvaise visée ou une pénétration partielle de la lance dans la tête de la créature ne servait qu’à les faire enrager un peu plus. Sans un bouclier et sous la faible lueur de la lune et des lampes à huile au-dessus, la tâche se révélait quasi impossible.

Pendant que le démon essayait de comprendre le comportement d’Arlen, celui-ci enfonça doucement la pointe de la lance dans la poussière pour dessiner des runes juste devant lui, là où le chtonien avait le plus de chances de passer pour l’attaquer. La créature trouverait vite un moyen de les contourner, mais cela lui ferait gagner un peu de temps. Ligne après ligne, il dessina une rune sur le sol.

Le démon de sable recula contre le mur de la fosse, là où les ombres occultaient le plus la lumière des lampes. Ses écailles brunes se confondirent avec le grès, le rendant quasi invisible. Seuls ses grands yeux noirs se détachaient et reflétaient une pâle lueur.

Arlen vit l’attaque avant qu’elle soit lancée. Le démon contracta ses muscles et se tassa sur ses pattes arrière. Le Messager se positionna soigneusement derrière les runes qu’il avait achevées, puis quitta la créature des yeux, comme pour montrer qu’il se soumettait.

Avec un grognement qui se transforma en hurlement, le chtonien, plus de quarante-cinq kilos de griffes, de crocs et de muscles protégés par une carapace se propulsa vers lui. Arlen attendit qu’il se heurte aux runes et, dès qu’elles s’embrasèrent, il frappa le démon aux yeux, l’élan de la créature ajoutant de la puissance à son coup.

Les Krasiens qui regardaient d’en haut lancèrent des acclamations.

Arlen sentit la pointe de la lance s’enfoncer, mais pas suffisamment, avant que le choc et l’embrasement de la magie repoussent la créature de l’autre côté de la fosse en lui tirant un hurlement de douleur. Le Messager regarda son arme et s’aperçut que la pointe s’était cassée. Il la vit luire au clair de lune dans l’œil du démon, qui s’était remis sur ses pieds et se secouait comme pour chasser la douleur. Il passa les griffes de ses pattes avant sur sa face et extirpa la pointe de son orbite. Le saignement s’était déjà arrêté.

Le chtonien gronda faiblement et se glissa vers lui, en rampant, frottant son ventre contre le sol de la fosse. Arlen le laissa venir et se hâta de terminer son demi-cercle. Le démon bondit de nouveau et les runes improvisées s’embrasèrent, l’arrêtant net. Le jeune homme le frappa de nouveau, cette fois en essayant d’enfoncer l’extrémité brisée de son arme dans le cou, là où la peau était la plus vulnérable. Le chtonien fut trop rapide et attrapa la lance d’Arlen entre ses dents, la lui arrachant des mains lorsqu’il fut repoussé.

— Par la nuit, pesta le Messager.

Son cercle était loin d’être terminé et, sans la lance, il ne pourrait pas l’achever.

Récupérant à peine du choc, le démon de sable ne s’attendait pas à ce qu’Arlen bondisse hors de ses protections pour l’attaquer. Au-dessus, les spectateurs hurlèrent.

Le chtonien griffa et mordit, mais Arlen fut plus prompt : il le contourna, glissa ses avant-bras sous les articulations des pattes avant, puis joignit ses mains sur la nuque de la créature. Il se redressa de toute sa hauteur et souleva le démon du sol.

Arlen était plus grand et plus lourd que le démon de sable, mais pas aussi fort. Le chtonien se débattait ; ses muscles devaient être aussi solides que les câbles utilisés dans les carrières de Miln et ses griffes arrière menaçaient de réduire ses jambes en lambeaux. Il balança le démon et le fit heurter le mur de la fosse. Avant qu’il puisse se remettre du choc, il recula et recommença. Sa prise faiblissait sous les assauts puissants de la créature et il la projeta, en y mettant tout son poids, contre ses runes. La magie illumina la fosse et l’impact secoua le démon. Arlen récupéra la lance et retourna derrière ses runes avant que la créature puisse se remettre.

Le démon enragé se projeta contre les protections à plusieurs reprises, mais Arlen, adossé au mur, termina rapidement un demi-cercle improvisé. Il y avait des trous dans le filet, mais ils étaient trop petits pour que le démon les trouve et puisse passer au travers.

L’espoir l’abandonna toutefois un instant plus tard lorsque le chtonien bondit sur le mur de la fosse, ses griffes s’enfonçant dans le grès. Il se déplaça sur la cloison vers Arlen en dévoilant des crocs couverts de bave.

Les runes dessinées à la hâte par le Messager étaient faibles et n’offraient qu’un champ de protection réduit, à peine plus grand que la hauteur que pouvait sauter le chtonien. Il ne faudrait pas longtemps à la créature pour comprendre qu’elle pouvait grimper par-dessus.

Arlen se prépara puis plaça son pied au-dessus de la rune la plus proche du mur. Il laissa un espace de quelques centimètres entre son pied et le sol pour ne pas érafler les dessins. Il attendit que le démon bondisse, puis recula en découvrant la rune.

Le démon était à mi-chemin lorsque le maillage se réactiva, chassant toute chair de chtonien de son rayon d’action. Une moitié de la créature tomba dans le cercle avec Arlen et l’autre s’effondra à l’extérieur dans un bruit sourd.

Même privé de son arrière-train, le chtonien chercha à griffer et à mordre Arlen qui recula en le repoussant avec sa lance. Il traversa les runes et immobilisa le torse du démon de sable dans le demi-cercle. La créature remuait encore pendant que son ichor noir s’écoulait sur le sable.

Arlen leva les yeux et vit les Krasiens qui le regardaient, bouche bée. Il prit un air menaçant et brisa le manche de la lance sur sa cuisse. Inspiré par le démon, il planta l’un des morceaux dans le grès tendre du mur de la fosse, à une bonne hauteur. Il se souleva en tirant dessus, les biceps contractés, puis lança son autre bras pour planter l’autre partie de la lance plus haut sur le mur.

Arlen escalada ainsi les six mètres du mur de la fosse. Il n’eut pas une pensée pour ce qu’il y laissait, ni pour ce qui l’attendait au-dessus. Il se concentrait seulement sur la tâche en cours, tentant d’oublier la brûlure de ses muscles et la douleur dans sa chair. Lorsqu’il arriva au bord de la fosse, les Krasiens reculèrent, les yeux écarquillés. Beaucoup d’entre eux invoquèrent Everam et se touchèrent le menton et le cœur, pendant que d’autres dessinaient des runes dans le vide pour se protéger comme s’il s’agissait d’un démon.

Les membres flageolants, Arlen lutta pour se relever. Les yeux embués, il avisa le Premier Guerrier.

— Si tu veux que je meure, gronda-t-il, tu vas devoir me tuer toi-même. Il ne reste plus de chtoniens dans le Dédale pour faire le travail à ta place.

Jardir fit un pas en avant, mais hésita en entendant les murmures désapprobateurs de certains de ses hommes. Arlen avait prouvé qu’il était un guerrier. Le tuer maintenant ne serait pas honorable.

C’est ce que le Messager espérait, mais avant que les hommes aient eu le temps d’y réfléchir, Jardir le frappa à la tempe de l’extrémité de sa lance protégée.

Arlen s’écroula, le monde tourbillonnant autour de lui et un bourdonnement résonnant dans sa tête. Il cracha, s’appuya sur les mains et se redressa d’une poussée. Il leva les yeux et vit que Jardir bougeait de nouveau. Il sentit l’arme en métal heurter son visage, puis plus rien.