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AIGUILLES ET ENCRE
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Ce ne fut pas la douleur due à ses blessures qui empêcha Arlen de dormir cette nuit-là. Toute sa vie, il avait rêvé des héros qui, dans les contes des Jongleurs, enfilaient des armures et combattaient les chtoniens avec des armes protégées. Lorsqu’il était tombé sur la lance, il s’était dit que ce rêve était à sa portée, mais alors qu’il allait l’atteindre, il lui avait filé entre les doigts, et Arlen avait trouvé autre chose.
Rien, pas même la nuit dans le Dédale au cours de laquelle il s’était senti invincible, n’était comparable à la sensation d’affronter un chtonien sur un pied d’égalité et de sentir le picotement dans sa chair lorsque la magie le brûlait jusqu’à la mort. Il avait envie de l’éprouver de nouveau et ce désir ardent remettait tous ses anciens rêves en perspective.
En repensant à sa visite à Krasia, Arlen se rendit compte qu’il n’était pas aussi magnanime qu’il le croyait. Malgré ce qu’il s’était dit, il refusait d’être un simple fabricant d’armes ou un guerrier parmi d’autres. Il voulait la gloire. La renommée. Il voulait que l’on parle de lui, dans les livres, comme de celui qui avait rendu aux hommes le combat.
Et même comme le Libérateur ?
Cette idée le perturba. Pour sauver vraiment l’humanité et inscrire ce salut dans le temps, il faudrait que cela vienne de tous et non d’un seul.
Mais l’humanité voulait-elle vraiment être sauvée ? Le méritait-elle ? Arlen n’en était plus sûr. Les hommes comme son père avaient perdu la volonté de combattre et se contentaient de se cacher derrière des runes. De plus, ce qu’il avait vu à Krasia, ce qu’il voyait maintenant en lui-même, l’obligeait à se poser des questions sur ceux qui ressentaient encore cette envie.
Il n’y aurait jamais de paix entre Arlen et les chtoniens. Il savait, au fond de son cœur, qu’il ne pourrait plus jamais rester tranquillement assis derrière ses runes et les laisser danser en paix, maintenant qu’il avait un autre choix. Mais qui viendrait combattre à ses côtés ? Jeph l’avait frappé lorsqu’il avait évoqué cette idée. Elissa l’avait réprimandé. Mery l’avait fui. Les Krasiens avaient tenté de le tuer.
Depuis la nuit où il avait vu Jeph regarder sa femme se faire attaquer par des chtoniens, à l’abri derrière les runes de son porche, Arlen savait que la meilleure arme des démons était la peur. Mais il n’avait pas compris que la peur revêtait plusieurs formes. Malgré toutes ses tentatives de se prouver le contraire, Arlen était terrifié à l’idée de se retrouver seul. Il voulait que quelqu’un, n’importe qui, croie en ce qu’il faisait. Quelqu’un avec qui il pourrait combattre et qui lui donnerait une raison de le faire.
Mais il n’y avait personne. Il le comprenait, désormais. S’il voulait de la compagnie, il devait retourner furtivement dans les villes et respecter leurs règles. S’il voulait se battre, il devait le faire seul.
La sensation de puissance et d’allégresse, si fraîche dans son esprit, s’évanouit. Il se recroquevilla doucement, serra ses genoux contre lui et contempla le désert à la recherche d’une route qui n’existait pas.

Arlen se leva avec le soleil et alla à pas de loup jusqu’à la mare pour rincer ses plaies. Il les avait refermées et y avait appliqué des cataplasmes avant de se coucher, mais on n’était jamais trop prudent avec des blessures de chtonien. Quand il s’aspergea le visage, son tatouage attira son attention.
Les Messagers avaient tous des tatouages indiquant leur ville d’origine, un symbole témoignant de la distance qu’ils avaient parcourue. Arlen se rappelait ce premier jour, quand Ragen lui avait montré le sien, la ville dans les montagnes sur laquelle flottait le drapeau de Miln. Arlen avait voulu le même après avoir achevé sa première mission. Il était allé chez un tatoueur pour se faire marquer à jamais, comme un Messager, avant d’hésiter. Fort Miln était son foyer de bien des façons, mais il ne venait pas de cette ville.
Val Tibbet n’ayant pas de drapeau, Arlen avait opté pour les armoiries du comte Tibbet lui-même : des champs luxuriants traversés par un ruisseau se jetant dans un petit lac. Le tatoueur avait pris ses aiguilles et avait gravé ce souvenir de chez lui sur l’épaule d’Arlen, à jamais.
À jamais. Cette idée s’attardait dans l’esprit d’Arlen. Il avait observé attentivement le tatoueur. L’art de l’homme n’était pas si différent de celui d’un Protecteur : des inscriptions précises soigneusement placées, aucun droit à l’erreur. Il y avait des aiguilles dans la bourse à herbes d’Arlen, et de l’encre dans son équipement de protection.
Il alluma un petit feu en se rappelant chaque moment passé avec le tatoueur. Il fit passer ses aiguilles au-dessus des flammes et versa un peu d’encre épaisse et visqueuse dans un petit bol. Il entoura les aiguilles de fil pour les empêcher de s’enfoncer trop profondément et examina soigneusement les contours de sa main gauche, détaillant chaque ligne et chaque mouvement lorsqu’il la pliait. Quand il fut prêt, il prit une aiguille, la trempa dans l’encre et se mit au travail.
Il avançait lentement. Il était obligé de s’arrêter fréquemment pour essuyer le sang et l’encre qui coulait sur sa paume. Mais il avait autant de temps qu’il lui fallait et il continua à travailler avec soin, d’une main ferme. Au milieu de la matinée, il s’estima satisfait de sa rune. Il posa un cataplasme sur sa paume et banda soigneusement sa main avant d’aller remplir les réserves de l’oasis. Il travailla dur tout le reste de la journée et le lendemain, car il savait qu’il aurait besoin de tout ce qu’il pourrait emporter.

Arlen resta dans l’oasis encore une semaine, dessinant des runes sur sa peau le matin et récoltant de la nourriture l’après-midi. Les tatouages sur ses paumes guérirent vite, mais il ne s’arrêta pas là. Il se souvenait de s’être écorché les articulations en frappant le démon de sable, et il protégea donc les jointures de sa main gauche en attendant que les croûtes de la droite tombent et qu’il puisse faire de même. Dorénavant, les chtoniens sentiraient chacun de ses coups de poing.
En travaillant, il se remémora plusieurs fois son combat contre le démon de sable : comment la créature s’était déplacée, comment ses attaques s’étaient déroulées, quels signes lui auraient permis de les anticiper. Il nota soigneusement ses observations pour les étudier et réfléchir à la meilleure manière d’améliorer sa technique de combat. Il ne pouvait plus se permettre de tâtonner.
Les Krasiens avaient élevé au rang d’art les mouvements brutaux, mais précis, du sharusahk. Il adapta ces gestes au placement de ses tatouages pour que les deux agissent ensemble.
Lorsque Arlen quitta enfin l’Oasis de l’Aube, il ne porta pas la moindre attention à la route et coupa droit à travers le sable vers la cité perdue de Soleil d’Anoch. Il emporta autant de nourriture séchée que possible. Il y avait un puits à Soleil d’Anoch, mais pas à manger, et il comptait y rester quelque temps.
En partant, Arlen savait qu’il n’aurait pas assez d’eau pour tenir jusqu’à la cité perdue. Il y avait peu d’outres de rechange dans l’oasis et il lui faudrait au moins deux semaines pour atteindre la ville à pied. Il n’aurait de l’eau que pour une semaine.
Mais il ne regarda pas une seule fois en arrière. Je ne laisse rien derrière moi, pensa-t-il. Je ne peux qu’avancer.
Lorsque le crépuscule fit descendre l’obscurité sur le sable, Arlen prit une profonde inspiration et poursuivit sa route, sans prendre la peine d’établir un campement. Les étoiles brillaient dans le désert sans nuage et il pouvait se diriger facilement, plus facilement même que durant la journée.
Il y avait peu de chtoniens, si profondément dans le désert. Ils avaient tendance à se rassembler là où se trouvaient leurs proies et ces dernières étaient rares sur le sable aride. Arlen marcha des heures sous le clair de lune froid avant qu’un démon sente son odeur. Il entendit son cri bien avant que la créature apparaisse, mais le jeune homme ne s’enfuit pas, car il savait que le chtonien pouvait le suivre. Il n’essaya pas non plus de se cacher, parce qu’il avait trop à faire cette nuit-là. Il ne recula pas quand le démon de sable arriva en bondissant au-dessus des dunes.
Lorsque Arlen croisa calmement le regard de la créature, le chtonien s’arrêta, troublé. Il grogna en donnant des coups de griffes dans le sable ; Arlen se contenta de sourire. La bête poussa un hurlement de défi, mais le jeune homme ne réagit pas du tout. Il se concentra plutôt sur ce qui l’entourait : les éclairs de mouvement à la périphérie de son champ de vision, le murmure du vent, le raclement du sable et l’odeur qui baignait l’air froid de la nuit.
Les démons de sable chassaient en meute. Arlen n’en avait encore jamais vu un tout seul et il doutait que celui-ci le soit. Effectivement, pendant qu’il maintenait son attention sur la créature qui hurlait et grognait, deux autres démons, aussi silencieux que la mort, l’avaient encerclé pour se placer à sa gauche et à sa droite, quasi invisibles dans les ténèbres. Arlen fit semblant de ne pas les remarquer et ne quitta pas des yeux le chtonien qui, face à lui, se rapprochait.
Comme il s’y attendait, ce n’est pas ce démon de sable qui l’attaqua, mais ceux qui se trouvaient sur ses flancs. La ruse des chtoniens impressionna Arlen. Sur le sable, où l’on pouvait voir dans toutes les directions et où le moindre bruit pouvait être porté sur des kilomètres par le vent, il était probablement nécessaire d’utiliser des leurres pour chasser.
Mais même si Arlen n’était pas encore devenu un chasseur, il n’était pas non plus une proie facile. Lorsque les deux démons de sable bondirent sur lui des deux côtés, tendant vers lui les griffes de leurs pattes avant, il fonça vers la créature qui avait servi à le distraire.
Les deux autres démons changèrent de direction et manquèrent de se rentrer dedans, pendant que l’autre reculait, surpris. Il était rapide, mais pas autant que le crochet du gauche d’Arlen. Les runes sur ses jointures s’embrasèrent et le coup grésillant renvoya le démon sur ses talons. Pourtant, le jeune homme ne s’arrêta pas là. Il colla sa main droite contre le visage du démon et appuya sa paume tatouée contre ses yeux. Les runes s’activèrent et la créature hurla en donnant des coups de pattes à l’aveuglette.
Arlen, qui avait anticipé le mouvement, se projeta vers l’arrière. Il roula en touchant le sol et se releva à quelques mètres de la créature aveuglée, face aux deux autres démons qui s’apprêtaient à se jeter sur lui.
Encore une fois, Arlen fut impressionné. Pour ne pas se faire piéger deux fois, les chtoniens n’attaquèrent pas ensemble et décalèrent leurs assauts pour qu’il ne puisse pas se servir de l’un contre l’autre.
Cette tactique desservit pourtant les démons, en permettant à Arlen de s’occuper de l’un après l’autre. Lorsque le premier fonça sur lui, il s’avança, se mit à sa portée et le frappa aux oreilles. L’explosion de magie fit tomber le démon dans le sable où il cria et se tordit de douleur, se tenant la tête entre ses pattes avant.
Le second démon suivit de près le premier et Arlen n’eut pas le temps d’esquiver ou de frapper. Mais il se rappela une autre tactique employée lors de l’affrontement précédent : il s’empara des pattes avant de la créature et se laissa tomber en arrière en donnant un coup de pied vers le haut. Les écailles pointues de l’abdomen du démon de sable coupèrent les bandages entourant ses pieds, ainsi que la chair en dessous, mais cela n’empêcha pas Arlen d’utiliser l’élan de la créature pour la projeter. Celui qu’il avait aveuglé s’agitait encore, mais ne représentait pas une grande menace.
Avant que le démon qu’il venait de lancer puisse se relever, Arlen sauta sur celui qui se tordait au sol et planta ses genoux dans son dos, sans faire attention à la douleur lorsque ses écailles entamèrent sa chair. Il saisit la gorge du chtonien d’une main et appuya fortement l’autre contre sa nuque. Il sentit la magie commencer à s’intensifier, mais fut obligé de lâcher prise trop tôt pour s’écarter en roulant afin d’éviter l’assaut du chtonien qu’il avait projeté.
Arlen se releva et le démon de sable et lui se tournèrent autour avec prudence. La créature chargea et le Messager plia les genoux, prêt à esquiver les griffes cinglantes, mais le démon s’arrêta net. Son corps puissant et robuste se déploya comme un fouet et son épaisse queue frappa Arlen aux côtes, l’envoyant à terre.
Il heurta le sol et roula aussitôt sur le côté : l’extrémité lourde et plissée de la queue vint frapper le sable à l’endroit où se trouvait sa tête quelques secondes auparavant. Il roula de l’autre côté et évita de justesse le coup suivant. Lorsque le démon de sable releva sa queue pour frapper de nouveau, Arlen réussit à l’attraper. Il pressa, sentant les runes picoter ses paumes. Lorsque la magie se concentra, elles devinrent plus chaudes. Le démon hurla et donna des coups de pied, mais Arlen tint bon et bloqua son autre main juste sous la première. Il fit de petits pas pour rester hors de portée pendant que la magie s’intensifiait. Elle finit par brûler la chair de la queue et l’extrémité écailleuse de celle-ci se décrocha, projetant de l’ichor.
Sous le choc, Arlen fut jeté en arrière et le chtonien, de nouveau libre, se retourna vers lui et l’attaqua. Le Messager saisit une des pattes de la créature de la main gauche et planta son coude droit dans sa gorge. Mais le coup, dépourvu de rune, n’eut que peu d’effet. Le démon agita sa patte musclée et Arlen se retrouva une nouvelle fois projeté dans les airs.
Lorsque la créature bondit, le jeune homme rassembla ses dernières forces et sauta à sa rencontre. Il bloqua ses mains autour de sa gorge et poussa vers l’avant. Les griffes du chtonien frappèrent ses bras, mais comme ceux d’Arlen étaient plus grands, elles ne pouvaient pas atteindre son corps. Ils heurtèrent le sol violemment et le Messager remonta ses genoux contre les articulations des pattes du chtonien pour bloquer ses membres de tout son poids. La créature continua à s’étouffer tandis que le jeune homme sentait la magie s’intensifier, seconde après seconde.
Le chtonien se débattit, mais Arlen serra encore plus fort, brûlant les écailles et la chair vulnérable en dessous. Les os craquèrent et ses poings se refermèrent.
Il se releva au-dessus du démon, désormais décapité, et regarda les autres. Celui dont il avait frappé les oreilles s’enfuyait en rampant, privé de l’envie de se battre. Le démon aveugle avait disparu, mais Arlen n’en était pas surpris. Il n’enviait pas à la créature son voyage de retour jusqu’au Cœur. Ses congénères allaient vraisemblablement le réduire en miettes.
Il acheva le démon qui boitait pitoyablement dans le sable, pansa ses blessures puis, après un court repos, ramassa ses provisions emballées dans du tissu et repartit vers Soleil d’Anoch.

Arlen avança nuit et jour, dormant à l’ombre des dunes lorsque le soleil était à son zénith. Il ne dut se battre que deux nuits de plus : une fois contre une meute de démons de sable et une seconde contre un démon du vent solitaire. Il passa les autres nuits sans se faire attaquer.
Sans l’éclat du soleil, il parcourait plus de distance la nuit que le jour. Dès la septième journée passée loin de l’oasis, sa peau était asséchée et brûlée par le vent, ses pieds en sang et couverts de cloques et il n’avait plus d’eau, mais il reprit de nouvelles forces en apercevant Soleil d’Anoch.
Arlen remplit ses outres grâce à l’un des rares puits qui fonctionnaient encore, but longuement, puis protégea le bâtiment qui menait aux catacombes où il avait trouvé la lance. Dans certaines bâtisses effondrées, non loin, des poutres de soutien en bois restaient visibles et, grâce à la chaleur du désert, étaient encore intactes. Arlen les utilisa, avec ses pinceaux de rechange, pour faire du feu. Les trois torches de l’oasis et la poignée de bougies de son équipement de protection ne dureraient pas longtemps, et il n’y avait pas de lumière naturelle là-dessous.
Il rationna soigneusement sa nourriture, dont les réserves allaient s’amenuisant. Il ne pourrait en trouver d’autre avant de sortir du désert, après cinq jours de marche de Soleil d’Anoch au minimum, peut-être trois s’il avançait nuit et jour. Cela ne lui laissait pas beaucoup de temps et il avait tant à faire.
Pendant la semaine suivante, Arlen explora les catacombes et copia soigneusement les nouvelles runes sur lesquelles il tombait. Il découvrit d’autres cercueils de pierre, mais aucun ne contenait d’arme comme celle qu’il avait trouvée dans le premier. Pourtant un grand nombre de runes restaient tout de même gravées sur les cercueils et les piliers, et d’autres encore étaient peintes sur les fresques narratives des murs. Arlen ne pouvait lire les idéogrammes, mais il comprenait une bonne partie des histoires dessinées grâce au langage et aux expressions des corps représentés dans ces suites d’images. Le travail était si détaillé qu’il parvenait à distinguer certaines des runes sur les armes que portaient les guerriers.
Sur les images, il y avait aussi de nouvelles races de chtoniens. Une série de dessins montrait des hommes tués par des démons qui semblaient humains, à l’exception de leurs dents et de leurs griffes. Une image centrale dévoilait un mince chtonien aux membres grêles et à la poitrine décharnée, doté d’une tête énorme par rapport à son corps, se tenant devant une foule de démons. Le chtonien faisait face à un homme en robe entouré d’un nombre équivalent de guerriers humains. Leurs deux visages étaient tordus comme si leurs volontés s’affrontaient sous le regard de leurs armées respectives.
Ce qui frappait peut-être le plus dans l’image était le fait que l’homme n’avait pas d’armes. La lumière qui émanait de lui semblait provenir d’une rune peinte – tatouée ? – sur son front. Arlen regarda le dessin suivant et vit le démon et sa cohorte fuir pendant que les humains levaient leurs lances d’un air triomphant.
Arlen copia soigneusement la rune inscrite sur le front de l’homme dans son carnet.
Les jours passèrent et la nourriture s’épuisait. S’il restait plus longtemps à Soleil d’Anoch, il mourrait de faim avant d’en trouver plus. Il décida de partir pour Fort Rizon aux premières lueurs de l’aube. Une fois qu’il aurait atteint la ville, il pourrait récupérer de l’argent sur ses comptes et acheter un cheval et des provisions pour revenir.
Mais partir en n’ayant gratté qu’à peine la surface de Soleil d’Anoch le contrariait. Beaucoup de tunnels s’étaient effondrés et il fallait du temps pour les creuser. De plus, il y avait bien d’autres bâtiments, qui pouvaient eux aussi mener à des chambres souterraines. Les ruines renfermaient la clé qui permettrait de détruire les démons et, pour la deuxième fois, son estomac l’obligeait à les quitter.
Les chtoniens s’élevèrent alors qu’il était encore perdu dans ses pensées. Ils venaient en nombre à Soleil d’Anoch, malgré le manque de proie. Peut-être se disaient-ils que le bâtiment attirerait d’autres humains, ou bien prenaient-ils plaisir à dominer un endroit qui défiait autrefois leur race.
Arlen se leva et s’avança jusqu’au bord de ses protections pour regarder les chtoniens danser sous le clair de lune. Son estomac gargouilla et, une fois de plus, il se posa des questions sur la nature des démons. Il s’agissait de créatures magiques, apparemment immortelles et inhumaines. Elles détruisaient, mais ne créaient rien. Même leurs cadavres brûlaient, au lieu de pourrir pour nourrir la terre. Mais il les avait vus s’alimenter, déféquer et pisser. Étaient-ils vraiment en dehors de l’ordre naturel des choses ?
Un démon de sable siffla vers lui.
— Qu’es-tu ? demanda Arlen.
Mais la créature frappa les protections en grognant de frustration, puis recula lorsqu’elles s’embrasèrent.
Le jeune homme le regarda partir, en ruminant de sombres pensées.
— Qu’il reparte dans le Cœur, marmonna-t-il en traversant ses runes.
Le chtonien se retourna juste à temps pour encaisser le coup de poing protégé d’Arlen. Celui-ci frappa la créature, qui ne s’y attendait pas, d’une multitude de coups jaillissant comme des éclairs. Avant même qu’il comprenne ce qui lui arrivait, le démon était mort.
Le bruit attira d’autres chtoniens, mais ils arrivèrent prudemment et Arlen put retourner vers le bâtiment et couvrir ses runes assez longtemps pour traîner sa victime à l’intérieur du cercle.
— Voyons voir si tu peux servir à quelque chose, après tout, dit Arlen à la créature morte.
À l’aide d’une rune coupante peinte sur un morceau d’obsidienne pointu, il ouvrit le démon de sable et découvrit, surpris, que, sous la carapace épaisse, la chair de la créature était aussi vulnérable que la sienne. Les muscles et les tendons étaient durs, mais pas plus que ceux d’une autre bête.
La puanteur de la créature était horrible. L’ichor noir qui lui servait de sang sentait tellement mauvais que les yeux d’Arlen se mouillèrent et qu’il eut un haut-le-cœur. Il retint sa respiration, préleva un peu de viande sur la créature, secoua vigoureusement le morceau pour ôter l’excès de fluide avant de le poser sur son petit feu. L’ichor fuma, finit par brûler, et l’odeur de la chair carbonisée devint supportable.
Lorsque le morceau de viande noire et infecte fut cuit, Arlen le leva pour l’observer et retourna des années en arrière, à l’époque de Val Tibbet, pour se rappeler les paroles de Coline Trigg. Il avait pris un poisson, ce jour-là, mais ses écailles étaient sombres et écœurantes, et la Cueilleuse d’Herbes l’avait obligé à le jeter.
« Ne mange jamais quelque chose qui a l’air malade, avait-elle dit. Ce que tu mets dans ta bouche devient une partie de toi. »
Ceci va-t-il aussi devenir une partie de moi ? se demanda-t-il. Il regarda la viande, prit son courage à deux mains et la mit dans sa bouche.