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4
LEESHA
319 AR
Leesha passa la nuit à pleurer.
Cela n’avait rien d’extraordinaire, mais, ce soir-là, ce n’était pas sa mère qui l’avait mise dans cet état. C’étaient les cris. Les runes de quelqu’un ne fonctionnaient plus ; impossible de dire lesquelles, mais des hurlements de terreur et d’agonie résonnaient dans le noir et de la fumée s’élevait dans le ciel. Le village entier était baigné dans une lumière orange brumeuse, la fumée réfractant les émanations enflammées des chtoniens.
Les habitants du Creux du Coupeur ne pouvaient pas encore partir à la recherche des survivants. Ils n’osaient même pas affronter les flammes. Ils devaient se contenter de prier le Créateur que les braises ne soient pas emportées par le vent, que les flammes ne se propagent pas. C’était pour cette raison que les maisons du Creux du Coupeur étaient construites à bonne distance les unes des autres, mais une forte brise pouvait toujours emporter une étincelle au loin.
Même si le feu était contenu, la cendre et la fumée dans l’air pouvaient facilement tacher de suie d’autres runes et permettre aux chtoniens d’entrer là où ils mouraient d’envie de le faire.
Aucun monstre ne testait les runes autour de la maison de Leesha. C’était mauvais signe, car cela indiquait que les démons avaient trouvé des proies plus faciles dans le noir.
Sans défense et effrayée, la jeune fille fit la seule chose possible. Elle pleura. Elle pleura pour les morts, pour les blessés et pour elle-même. Dans un village composé de moins de quatre cents habitants, tous les décès lui feraient de la peine.
Leesha n’avait pas tout à fait treize étés. Ses longs cheveux bruns ondulés et ses yeux perçants bleu clair faisaient d’elle une jeune fille exceptionnellement belle. Elle n’était pas encore en fleur et ne pouvait donc pas se marier, mais elle était promise à Gared Coupeur, le plus joli garçon du village. Grand et musclé, Gared avait deux étés de plus qu’elle. Les autres filles gloussaient quand il passait, mais il était à Leesha et tout le monde le savait. Il lui ferait de solides enfants.
S’il survivait à cette nuit.
La porte de sa chambre s’ouvrit. Sa mère ne prenait jamais la peine de frapper.
De visage comme de corps, Elona ressemblait beaucoup à sa fille. Elle était dans la trentaine et était encore belle ; sa longue chevelure, noire et épaisse, tombait en cascade sur ses fières épaules. Elle avait une silhouette généreuse et féminine que tous jalousaient, et c’était la seule chose que Leesha espérait hériter d’elle. Sa propre poitrine commençait seulement à éclore et il faudrait encore du temps avant qu’elle soit comparable à celle de sa mère.
— Cesse donc de pleurer, bonne à rien, lança Elona en jetant à Leesha un chiffon pour qu’elle s’essuie la figure. Sangloter ne sert à rien. Cela peut te permettre d’arriver à tes fins si tu le fais devant un homme, mais mouiller ton oreiller ne ramènera pas les morts à la vie.
Elle referma la porte et laissa Leesha de nouveau seule, dans l’horrible lumière orange qui vacillait à travers les lattes des volets.
As-tu le moindre sentiment ? pensa Leesha en s’adressant à sa mère.
Elona avait raison : les pleurs ne ramèneraient personne à la vie, mais elle avait tort en disant qu’ils ne servaient à rien. Pleurer avait toujours servi d’échappatoire à Leesha lorsque les choses allaient mal. D’autres filles auraient pu croire que sa vie était parfaite, uniquement parce qu’elles ne voyaient pas le visage qu’Elona montrait à sa fille unique lorsqu’elles étaient seules. La mère n’avait jamais caché qu’elle avait toujours voulu des fils, et Leesha et son père devaient affronter son mépris pour ne pas lui avoir fait ce plaisir.
Mais elle sécha tout de même ses larmes avec colère. Il lui tardait d’être en fleur et que Gared l’emmène. Comme cadeau de mariage, les villageois leur construiraient une maison, puis il la porterait pour traverser les runes et ferait d’elle une femme pendant que tous se réjouiraient à l’extérieur. Elle aurait ses propres enfants et les traiterait bien mieux que sa mère l’avait fait avec elle.
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Leesha était habillée lorsque sa mère ouvrit la porte à la volée. Elle n’avait pas du tout dormi.
— Je veux que tu sois sortie dès que cette satanée cloche sonnera, ordonna Elona. Et que je ne t’entende pas ne serait-ce que murmurer que tu es fatiguée ! Je ne laisserai aucun membre de notre famille paraître rechigner à aider.
Leesha connaissait assez bien sa mère pour savoir que le mot le plus important de sa phrase était « paraître ». Elona ne se souciait d’aider personne à part elle-même.
Le père de Leesha, Erny, attendait à la porte sous le regard sévère d’Elona. Il n’était pas très grand et le qualifier de robuste aurait suggéré une force qu’il ne possédait pas. Il n’était pas plus solide de corps que d’esprit : c’était un homme timide qui n’élevait jamais la voix. Erny avait douze ans de plus qu’Elona. Ses fins cheveux bruns avaient déserté le sommet de son crâne et il portait des lunettes à la fine monture qu’il avait achetées à un Messager, des années plus tôt ; c’était le seul homme du village à en posséder.
En résumé, il n’était pas celui qu’Elona aurait aimé qu’il soit, mais il y avait, dans les Villes Libres, une grosse demande pour le papier fin qu’il fabriquait, et elle aimait suffisamment l’argent que cela lui rapportait.
Contrairement à sa mère, Leesha désirait vraiment aider ses voisins. Dès que les chtoniens disparurent, avant même que la cloche sonne, elle sortit et se mit à courir vers le feu.
— Leesha ! Reste avec nous ! cria Elona.
Sa fille ne lui prêta aucune attention. La fumée était épaisse et étouffante, mais elle se servit de son tablier pour couvrir sa bouche et ne ralentit pas.
Quelques habitants du village s’étaient déjà rassemblés au moment où elle atteignit le foyer de l’incendie. Trois maisons avaient été réduites en cendres et deux autres brûlaient. Les flammes menaçaient de se propager aux habitations voisines. Leesha poussa un cri en s’apercevant qu’une des maisons était celle de Gared.
Smitt, le propriétaire de l’auberge et de l’épicerie de la ville, se trouvait sur les lieux et aboyait des ordres. Il était le Représentant du village depuis si longtemps que Leesha ne se souvenait d’aucune autre personne occupant ce poste. Il n’aimait guère donner des directives et préférait laisser les gens régler leurs propres problèmes, mais tout le monde s’accordait pour dire qu’il faisait bien son travail.
— … ne tirera jamais l’eau du puits assez vite, disait-il lorsque Leesha arriva près de lui. Nous allons devoir former une chaîne de seaux depuis le ruisseau pour asperger les autres maisons, ou le village entier sera en feu à la nuit tombée.
Gared et Steave arrivèrent alors en courant, épuisés et couverts de suie, mais en bonne santé. Gared, qui venait d’avoir quinze ans, était plus grand que la majorité des adultes du village. Steave, son père, était un géant qui dépassait tout le monde. Leesha sentit le nœud dans son estomac disparaître lorsqu’elle les aperçut.
Mais avant qu’elle puisse courir vers Gared, Smitt désigna le garçon.
— Gared, tire la charrette contenant les seaux jusqu’au ruisseau ! (Il regarda les autres.) Leesha, suis-le et commence à les remplir !
La jeune fille courut aussi vite qu’elle put, mais même en tirant la lourde charrette, Gared arriva avant elle au petit ruisseau qui coulait jusqu’à la Rivière Angiers, à des kilomètres au nord. Dès qu’elle l’eut rattrapé, elle se jeta dans ses bras. Elle s’était dit que le revoir vivant dissiperait les horribles images qu’elle avait en tête, mais cela ne fit que les rendre plus vivaces. Elle ne savait pas ce qu’elle ferait si elle perdait Gared.
—J’avais peur que tu sois mort, gémit-elle en pleurant contre sa poitrine.
—Je vais bien, chuchota-t-il en la serrant fort. Je vais bien.
Ils se mirent aussitôt à décharger la charrette et à remplir les seaux, formant le début de la chaîne alors que d’autres les rejoignaient. Bientôt, plus d’une centaine de villageois formaient une ligne du ruisseau jusqu’à l’incendie et se faisaient passer des seaux, remplis dans une direction et vides dans l’autre. Gared fut rappelé jusqu’au feu avec la charrette. On avait besoin de la force de ses bras pour lancer de l’eau.
Le chariot revint bien vite, cette fois tiré par le Confesseur Michel et rempli de blessés. Cette vision provoqua des sentiments partagés chez Leesha. Voir des villageois, tous des amis, brûlés et blessés, la touchait profondément, mais peu de brèches laissaient des survivants et chacun d’eux était un cadeau pour lequel elle pouvait remercier le Créateur.
Le Saint Homme et son acolyte, l’Enfant Jona, allongèrent les blessés près du ruisseau. Michel laissa le jeune homme les réconforter pendant qu’il retournait en chercher d’autres avec la charrette.
Leesha détourna le regard et se concentra sur le remplissage des seaux. L’eau froide engourdissait ses pieds et ses bras devinrent lourds comme du plomb, mais elle s’oublia dans le travail jusqu’à ce qu’un chuchotement retienne son attention.
— La Sorcière Bruna arrive !
Leesha tourna aussitôt la tête.
En effet, la vieille Cueilleuse d’Herbes avançait sur le chemin, accompagnée par son apprentie, Darsy.
Personne ne connaissait vraiment l’âge de Bruna. On racontait qu’elle était déjà vieille lorsque les anciens du village étaient encore jeunes. Elle avait même assisté à la naissance de la plupart d’entre eux. Elle avait survécu à son mari, à ses enfants, à ses petits-enfants, et il ne lui restait plus aucune famille.
À présent, seule une mince peau ridée et translucide couvrait ses os effilés. À moitié aveugle, elle ne marchait que d’un pas traînant, mais pouvait se faire entendre depuis l’autre bout du village. Elle agitait son bâton de marche noueux avec une force et une précision surprenantes lorsqu’elle se mettait en colère.
Leesha, comme la plupart des habitants du village, en avait une peur bleue.
L’apprentie de Bruna, une femme modeste âgée de vingt étés, avait des membres épais et un gros visage. Lorsque la dernière apprentie de Bruna était morte, de nombreuses jeunes filles avaient été envoyées à la Cueilleuse d’Herbes pour qu’elle les forme. Les insultes et les mauvais traitements les avaient toutes fait fuir et il n’était plus resté que Darsy.
— Elle est aussi laide qu’un taureau, et aussi forte, avait dit un jour Elona de Darsy en gloussant. Qu’a-t-elle à craindre de cette vieille sorcière ? Ce n’est pas comme si Bruna allait lui voler les prétendants qui sont à sa porte.
Bruna s’agenouilla à côté des blessés et les ausculta de ses mains adroites tandis que Darsy dépliait une longue étoffe couverte de poches, chacune marquée d’un symbole et contenant un outil, une fiole ou une bourse. Les villageois blessés geignaient ou hurlaient pendant qu’elle les examinait, mais Bruna ne leur prêtait pas attention. Elle pinçait les blessures et se sentait les doigts, se guidant autant avec son toucher et son odorat qu’avec les yeux. Sans regarder, les mains de Bruna plongeaient dans les poches de l’étoffe et mélangeaient les herbes avec un mortier et un pilon.
Darsy alluma un petit feu et leva les yeux vers Leesha qui l’observait depuis le ruisseau.
— Leesha ! Apporte de l’eau et dépêche-toi ! cria-t-elle.
La jeune fille se hâta d’obéir alors que Bruna interrompit son travail pour sentir les herbes qu’elle venait de concasser.
— Idiote ! s’écria Bruna.
Leesha sursauta, pensant qu’elle s’adressait à elle, mais la vieille lança le pilon et le mortier sur Darsy, l’atteignant à l’épaule et la couvrant d’herbes.
Bruna fouilla dans sa couverture, sortit le contenu de chaque poche et le renifla comme un animal.
— Tu ranges le datura à la place du tordylium et tu as mélangé la durante avec la tamponelle ! (La vieille bique leva son bâton noueux et frappa Darsy entre les omoplates.) Tu essaies de tuer ces gens ou tu es trop bête pour lire ?
Leesha avait déjà vu sa mère dans un tel état, et si Elona était aussi effrayante qu’un chtonien, alors la Sorcière Bruna était la mère de tous les démons. La jeune fille s’éloigna des deux autres, de peur d’attirer l’attention.
— Je ne supporterai pas indéfiniment ces mauvais traitements, vieille sorcière ! cria Darsy.
— Alors, va-t’en ! s’exclama Bruna. Je préférerais esquinter toutes les runes du village plutôt que de te laisser mon sac à herbe lorsque je mourrai ! Les gens ne s’en tireraient pas plus mal !
Darsy éclata de rire.
— M’en aller ? demanda-t-elle. Qui porterait tes bouteilles et ton trépied, vieille femme ? Qui allumerait ton feu, te préparerait tes repas et t’essuierait la bouche après tes quintes de toux ? Qui porterait tes vieux os lorsque le froid et l’humidité sapent tes forces ? Tu as plus besoin de moi que je n’ai besoin de toi !
Bruna balança son bâton et Darsy s’écarta sagement, heurtant Leesha qui avait fait de son mieux pour rester invisible. Elles tombèrent toutes les deux à terre.
Bruna en profita pour frapper de nouveau avec son arme. Leesha roula dans la poussière pour éviter les coups, mais la vieille visait juste. Darsy hurla de douleur et se couvrit la tête des bras.
— Va-t’en ! cria de nouveau Bruna. Il faut que je m’occupe des malades !
Darsy se releva en grognant. Leesha eut peur qu’elle frappe la vieille, mais elle se contenta de s’enfuir. Bruna lâcha un chapelet d’insultes en la regardant s’éloigner.
Leesha retint son souffle et resta accroupie pour s’écarter lentement. Juste au moment où elle croyait qu’elle allait pouvoir disparaître, Bruna la remarqua.
— Toi, la gosse d’Elona ! cria-t-elle en pointant son bâton noueux vers Leesha. Finis d’allumer le feu et pose mon trépied dessus !
Bruna retourna vers les blessés et Leesha n’eut d’autre choix que d’obéir.
Pendant les heures suivantes, la vieille aboya un flot ininterrompu d’ordres à l’intention de la fille, pestant contre sa lenteur, alors que Leesha se dépêchait de faire ce qu’on lui disait. Elle alla chercher de l’eau qu’elle fit bouillir, concassa des herbes, prépara des teintures et mélangea des baumes. Il lui semblait qu’elle n’achevait pas la moitié de ses tâches avant que la vieille Cueilleuse d’Herbes lui en donne d’autres et elle était obligée de travailler de plus en plus vite pour parvenir à tout faire. Les nouveaux blessés arrivaient de l’incendie sans discontinuer, souffrant de graves brûlures et de fractures dues à l’écroulement des bâtiments. Elle craignait que la moitié du village soit en feu.
Bruna concocta une tisane pour endormir la douleur de certains et droguer les autres afin qu’ils dorment d’un sommeil sans rêve pendant qu’elle les découpait avec des instruments affûtés. Elle travaillait sans relâche, à suturer et à appliquer cataplasmes et pansements.
L’après-midi s’achevait presque lorsque Leesha s’aperçut qu’il ne restait plus de blessés à soigner et que la chaîne de seaux avait elle aussi disparu. Elle se retrouvait seule avec Bruna et les malades, dont le plus alerte avait le regard perdu dans le vide à cause des herbes de la vieille.
Une vague de fatigue jusqu’alors réprimée déferla sur elle et Leesha tomba à genoux. Elle prit une profonde inspiration. Chaque centimètre carré de son corps lui faisait mal, mais la douleur était accompagnée d’une puissante sensation de satisfaction. Certains de ceux qui auraient dû mourir avaient maintenant une chance de rester en vie, en partie grâce à son travail.
Mais la vraie héroïne, s’avoua-t-elle, était Bruna. Elle se rendit alors compte que la femme ne lui avait rien ordonné depuis plusieurs minutes. Elle regarda autour d’elle et vit la vieille étendue sur le sol, haletante.
— À l’aide ! À l’aide ! cria Leesha. Bruna est malade !
Une force nouvelle déferla en elle et elle se précipita vers la femme, la redressant en position assise. La Sorcière Bruna était étonnamment légère et Leesha ne sentit rien d’autre que ses os sous ses châles épais et ses habits en laine.
Bruna se convulsait et une mince coulée de bave s’échappait de sa bouche pour aller se perdre dans les sillons infinis de sa peau ridée. Ses yeux, noirs derrière un voile laiteux, contemplaient frénétiquement ses mains qui ne cessaient de trembler.
Leesha chercha désespérément quelqu’un autour d’elle, mais il n’y avait personne pour l’aider dans les environs. Maintenant Bruna en position assise, elle attrapa une des mains agitées de la femme et frotta ses muscles contractés.
— Oh, Bruna ! supplia-t-elle. Que dois-je faire ? S’il te plaît ! Je ne sais pas comment t’aider ! Tu dois me dire quoi faire !
Face à son impuissance, Leesha se mit à pleurer.
La main de Bruna s’échappa de son emprise et Leesha, craignant une nouvelle série de spasmes, poussa un cri. Mais ses soins avaient donné à la vieille Cueilleuse d’Herbes assez de maîtrise pour pouvoir plonger une main dans son châle et en tirer une bourse qu’elle poussa vers Leesha. Une quinte de toux secoua son corps frêle. Elle fut éjectée des bras de Leesha et s’écroula sur le sol, frétillant comme un poisson à chaque nouvel accès de toux. Leesha, horrifiée, se retrouva avec la bourse dans les mains.
Elle baissa les yeux sur le sac en tissu, le pressa pour deviner ce qu’il abritait et sentit des herbes craquer. Elle renifla son contenu et perçut une odeur de pot-pourri.
Elle remercia le Créateur. S’il ne s’était agi que d’une herbe, elle n’aurait jamais pu deviner la dose à administrer, mais elle avait assez fait de décoctions et de tisanes pour Bruna dans la journée pour comprendre ce qu’elle venait de lui donner.
Elle se précipita vers la bouilloire qui fumait au-dessus du trépied, posa un linge fin sur un bol et y plaça une couche d’herbes provenant de la bourse. Elle versa doucement de l’eau bouillante sur les plantes, extrayant ainsi leur force, puis rassembla le morceau de tissu en un sachet qu’elle plongea dans l’eau.
Elle retourna auprès de Bruna en soufflant sur le liquide. Il serait brûlant, mais elle n’avait pas le temps de le laisser refroidir. Soulevant Bruna d’une main, elle porta le bol aux lèvres couvertes de salive de la vieille femme.
La Cueilleuse d’Herbes s’agita et renversa une partie du remède, mais Leesha l’obligea à boire. Le liquide jaune coula aux commissures de ses lèvres. Bruna continua à se convulser et à tousser, mais les symptômes se calmèrent. Lorsque les haut-le-cœur cessèrent, Leesha pleura de soulagement.
— Leesha ! entendit-elle crier.
Elle quitta des yeux Bruna et vit sa mère courir vers elle, suivie d’un groupe d’habitants du village.
— Qu’as-tu fait, bonne à rien ? (Elona arriva face à Leesha avant que les autres puissent s’approcher et poursuivit en susurrant.) Si seulement j’avais eu un garçon pour combattre ce feu, au lieu d’une stupide fille comme toi ! Voilà que tu as tué la vieille bique du village !
Elle leva le revers de la main pour frapper sa fille, mais Bruna tendit le bras et attrapa le poignet d’Elona de sa main squelettique.
— La vieille bique est encore en vie grâce à elle, espèce d’idiote ! dit Bruna d’une voix rauque.
Elona pâlit et se recula comme si Bruna s’était transformée en chtonien. Cette vision procura à Leesha une bouffée de plaisir.
Les autres villageois les avaient alors rejointes et demandèrent ce qui s’était passé.
— Ma fille a sauvé la vie de Bruna ! cria Elona avant que Leesha ou Bruna puissent parler.
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Le Confesseur Michel brandissait son Canon pour que tout le monde puisse voir le livre saint tandis que l’on lançait les dépouilles des morts sur les ruines de la dernière maison en feu. Les villageois se tenaient là, chapeaux à la main et têtes baissées. Jona lança de l’encens dans le brasier pour masquer la puanteur âcre qui imprégnait l’air.
— Jusqu’à ce que le Libérateur vienne nous délivrer du Fléau des démons, souvenez-vous que ce sont les péchés des hommes qui en sont la cause ! cria Michel. Les adultères et les fornicateurs ! Les menteurs, les voleurs et les usuriers !
— Ceux qui serrent trop les fesses, murmura Elona, ce qui provoqua quelques ricanements.
— Ceux qui quittent ce monde seront jugés, poursuivit Michel, et ceux qui ont obéi au Créateur le rejoindront au Paradis, tandis que ceux qui ont trahi sa confiance, souillés par les péchés du vice et de la chair, brûleront dans le Cœur pour l’éternité !
Il referma le livre et les villageois rassemblés s’inclinèrent en silence.
— Mais bien qu’il soit bon et juste de porter le deuil, dit Michel, nous ne devons pas oublier ceux d’entre nous que le Créateur a choisi de laisser en vie. Mettons des tonneaux en perce et buvons pour les morts. Racontons-nous des histoires sur ceux que nous aimions et rions, car la vie est précieuse, et ne doit pas être gaspillée. Nous pleurerons lorsque nous serons assis derrière nos protections, ce soir.
— Ça, c’est bien notre Confesseur, marmonna Elona. Il trouve toujours une excuse pour vider un fût.
— Mais, chérie, il cherche à bien faire, dit Erny en lui tapotant la main.
— Le lâche défend l’ivrogne, évidemment, dit Elona en retirant sa main. Steave se précipite dans des maisons en feu et mon mari bat en retraite avec les femmes.
— J’étais dans la chaîne pour porter les seaux ! protesta Erny.
Steave et lui avaient été rivaux pour ravir le cœur d’Elona et on racontait que c’était à cause de son porte-monnaie qu’elle l’avait choisi.
— Comme une femme, ajouta Elona en regardant le musculeux Steave dans la foule.
C’était toujours la même chose. Leesha aurait aimé pouvoir se boucher les oreilles pour ne pas les entendre. Elle aurait préféré que les chtoniens emportent sa mère plutôt que sept bonnes personnes. Elle aurait aimé que son père lui tienne tête pour une fois, qu’il le fasse pour lui s’il ne le faisait pas pour sa fille. Elle espérait être bientôt en fleur afin de pouvoir partir avec Gared et les abandonner tous les deux.
Ceux qui étaient trop jeunes ou trop vieux pour combattre les flammes avaient préparé un grand repas pour le village et ils le servirent tandis que les autres s’asseyaient, trop épuisés pour bouger, en regardant les cendres fumantes.
Mais les feux étaient éteints, les blessures pansées et en voie de guérison et il restait des heures avant le coucher du soleil. Les paroles du Confesseur avaient soulagé ceux qui se sentaient coupables d’être encore en vie et la forte bière du Creux avait fait le reste. On racontait que le breuvage de Smitt pouvait guérir tous les maux. Très vite, les longues tables résonnèrent d’éclats de rire et d’anecdotes sur ceux qui venaient de quitter ce monde.
Gared était assis à quelques tables de là avec ses amis Ren et Flinn, leurs épouses, et son autre camarade Evin. Les garçons, tous bûcherons, avaient quelques années de plus que Gared, mais il était plus grand qu’eux, sauf Ren, qu’il finirait par dépasser avant d’avoir fini sa croissance. De tout le groupe, seul Evin n’était pas promis et de nombreuses filles lui faisaient les yeux doux, malgré son tempérament irascible.
Les garçons plus âgés taquinaient Gared sans relâche, en particulier à propos de Leesha. Elle n’était guère ravie d’être obligée de s’asseoir avec ses parents, mais rester auprès de Gared lorsque Ren et Flinn faisaient des blagues obscènes et qu’Evin cherchait la bagarre était souvent pire.
Dès qu’ils eurent mangé leur part, le Confesseur Michel et l’Enfant Jona se levèrent de table pour porter un grand plat de nourriture jusqu’à la Maison Sainte, où Darsy s’occupait de Bruna et des blessés. Leesha s’excusa pour aller les aider. Gared la vit et se leva pour aller la rejoindre, mais elle fut aussitôt interceptée par Brianne, Saira et Mairy, ses meilleures amies.
— C’est vrai ce qui s’est passé ? demanda Saira en lui prenant le bras gauche.
— Tout le monde raconte que tu as frappé Darsy et que tu as sauvé la Sorcière Bruna ! ajouta Mairy en lui agrippant le droit.
Leesha jeta un regard impuissant à Gared et se laissa entraîner.
— L’ours brun attendra son tour, lui dit Brianne.
— Tu pass’ras après ces filles même quand tu s’ras marié, Gared ! cria Ren.
Ses amis éclatèrent de rire et frappèrent sur la table.
Les filles firent mine de ne pas les avoir entendus, étendirent leurs jupes et s’assirent sur l’herbe, à l’écart du bruit du festin qui allait croissant, les aînés buvant fût sur fût.
— Gared n’a pas fini de l’entendre, celle-ci, dit Brianne en riant. Ren a parié cinq klats qu’il n’arriverait pas à t’embrasser avant ce soir et encore moins à te peloter.
À seize ans, elle était déjà veuve depuis deux ans, mais n’était pas à court de soupirants. D’après elle, c’était parce qu’elle connaissait quelques trucs d’épouse. Elle vivait avec son père et ses deux frères plus âgés, des bûcherons, et leur servait à tous de mère.
— Contrairement à d’autres, je n’invite pas tous les garçons qui passent à me peloter, dit Leesha en lançant un regard d’indignation feinte à Brianne.
— Je laisserais Gared faire si je lui étais promise, dit Saira.
Elle avait quinze ans, de courts cheveux bruns et des taches de rousseur sur ses joues de rongeur. Elle avait été promise à un garçon l’année précédente, mais les chtoniens l’avaient emporté la même nuit où ils avaient tué le père de la jeune fille.
— J’aimerais être promise, se plaignit Mairy qui, à quatorze ans, était décharnée, avait le visage émacié et un nez proéminent.
Elle avait dépassé la puberté mais, malgré les efforts de ses parents, n’était pas encore promise. Elona la traitait d’épouvantail. « Aucun homme ne voudrait mettre un enfant entre ces hanches osseuses, avait-elle dit un jour avec mépris, de crainte que l’épouvantail se casse en deux lorsque le bébé sortira. »
— Ça arrivera bien assez tôt, lui dit Leesha.
À treize ans, elle était la plus jeune du groupe, mais toutes les autres semblaient se réunir autour d’elle. Selon Elona, c’était parce qu’elle était la plus jolie et la plus riche, mais Leesha ne pouvait pas croire que ses amies soient si mesquines.
— Tu as vraiment frappé Darsy avec un bâton ? demanda Mairy.
— Ça ne s’est pas passé comme ça, répondit Leesha. Darsy a fait une bêtise et Bruna s’est mise à la frapper avec sa canne. Darsy a essayé de reculer et m’est rentrée dedans. Nous sommes toutes les deux tombées et Bruna a continué à la frapper jusqu’à ce qu’elle parte.
— Si elle me battait avec une canne, je lui rendrais ses coups, dit Brianne. Papa dit que Bruna est une sorcière et qu’elle se fend la poire avec les démons, la nuit dans sa hutte.
— C’est n’importe quoi ! l’interrompit Leesha.
— Alors pourquoi vit-elle si loin de la ville ? demanda Saira. Et comment se fait-il qu’elle soit si vieille alors que ses petits-enfants sont morts de vieillesse ?
— C’est parce que c’est une Cueilleuse d’Herbes, répondit Leesha, et les herbes ne poussent pas au centre du village. Je l’ai aidée aujourd’hui et c’était merveilleux. Je croyais que la moitié des gens qu’on lui amenait étaient trop gravement blessés pour survivre, mais elle les a tous sauvés.
— Tu l’as vue leur lancer des sorts ? demanda Mairy avec excitation.
— Ce n’est pas une sorcière ! s’exclama Leesha. Elle ne s’est servie que d’herbes, de couteaux et de fils.
— Elle découpe les gens ? dit Mairy, dégoûtée.
— C’est une sorcière, lança Brianne.
Saira acquiesça.
Leesha leur jeta un regard hargneux et elles se turent.
— Elle ne s’est pas contentée de découper les gens, reprit Leesha. Elle les a soignés. C’était… j’ai du mal à l’expliquer. Malgré son grand âge, elle ne s’est arrêtée de travailler qu’après s’être occupée de tout le monde. On aurait dit qu’elle ne tenait le coup que par la force de sa volonté. Elle s’est effondrée juste après avoir soigné le dernier patient.
— Et c’est là que tu l’as sauvée ? demanda Mairy.
Leesha acquiesça.
— Elle m’a donné le remède juste avant que la toux commence. En réalité, je n’ai eu qu’à le faire infuser. Je l’ai tenue dans mes bras jusqu’à ce qu’elle ne tousse plus et c’est là que tout le monde nous a trouvées.
— Tu l’as touchée ? dit Brianne en faisant une grimace. Je parie qu’elle pue le lait tourné et les herbes.
— Par le Créateur ! cria Leesha. Bruna a sauvé des vies par dizaines aujourd’hui, et vous ne trouvez rien de mieux à faire que vous moquer !
— Eh bien, lança Brianne, Leesha a sauvé la vieille et voilà que ses seins sont devenus trop gros pour son corset.
Leesha se renfrogna. Elle était la dernière de ses amis à devenir une femme et sa poitrine, ou plutôt son absence, constituait un point sensible.
— Tu disais d’elle les mêmes choses que nous, avant, dit Saira.
— Peut-être, mais plus maintenant, répondit Leesha. C’est peut-être une vieille femme méchante, mais elle ne mérite pas ça.
L’Enfant Jona vint alors les voir. Il avait dix-sept ans, mais était trop petit et trop frêle pour manier une hache ou une scie. Jona passait la majeure partie de ses journées à écrire ou à lire des lettres pour les habitants du village qui ne connaissaient pas l’alphabet, c’est-à-dire quasiment tout le monde. Leesha, une des rares enfants à en être capable, allait souvent le voir pour emprunter des livres dans la bibliothèque du Confesseur Michel.
— J’ai un message de la part de Bruna, dit-il à Leesha. Elle aimerait…
Il se tut lorsqu’on le tira en arrière. Jona avait deux ans de plus que Gared, mais celui-ci le fit pirouetter comme une girouette, l’attrapa par le col et le souleva si haut que leurs nez se touchèrent presque.
— Je t’ai déjà dit de ne pas parler à celles qui ne te sont pas promises, tonna Gared.
— Je ne leur parlais pas ! protesta Jona, ses pieds battant l’air. J’ai simplement…
— Gared ! lança Leesha. Repose-le tout de suite !
Gared observa la jeune fille puis reporta son attention sur Jona. Il jeta un coup d’œil vers ses amis, regarda de nouveau sa promise et lâcha Jona. Celui-ci tomba à terre, se releva et s’enfuit à toute vitesse. Brianne et Saira ricanèrent, mais Leesha les fit taire d’un regard avant de s’en prendre à Gared.
— Par le Cœur, qu’est-ce qui te prend ? demanda Leesha.
— Je suis désolé, répondit Gared en baissant les yeux. C’est juste que… ben, je t’ai pas parlé de la journée et ça m’a énervé de le voir t’adresser la parole.
— Oh, Gared, dit Leesha en lui touchant la joue. Tu n’as aucune raison d’être jaloux. Il n’y a que toi qui comptes à mes yeux.
— Vraiment ? demanda Gared.
— Tu vas t’excuser auprès de Jona ?
— Oui, promit-il.
— Alors, oui, vraiment, dit Leesha. Maintenant, retourne à ta table. Je vais bientôt te rejoindre.
Elle l’embrassa et le garçon afficha un large sourire avant de partir.
— J’imagine que c’est un peu comme apprivoiser un ours, dit Brianne d’un air songeur.
— Un ours qui vient de s’asseoir dans un taillis de ronces, ajouta Saira.
— Laisse-le, dit Leesha. Gared ne pensait pas à mal. C’est juste qu’il ne connaît pas sa force et qu’il est un peu…
— Lourd ? proposa Brianne.
— Lent ? fit Saira.
— Bête ? suggéra Mairy.
Leesha fit mine de les chasser comme des mouches et elles éclatèrent toutes de rire.
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Gared prit place aux côtés de Leesha, affichant un air protecteur. Steave et lui étaient venus s’asseoir avec la famille de la jeune fille. Elle avait envie qu’il la prenne dans ses bras, mais ce n’était pas convenable, même s’ils étaient promis, avant qu’elle en ait l’âge et que leur union soit scellée par le Confesseur. Même alors, ils ne devraient pas aller plus loin que de chastes caresses et des baisers, jusqu’à leur nuit de noces.
Pourtant, Leesha laissait Gared l’embrasser lorsqu’ils étaient seuls, mais elle s’en tenait là, quoi qu’en pense Brianne. Elle voulait respecter la tradition pour que leur nuit de noces soit un moment spécial dont ils se souviendraient toute leur vie.
Bien sûr, elle se souvenait aussi de Klarissa, qui aimait danser et flirter. Elle avait appris à Leesha et à ses amies à tresser des fleurs dans leurs cheveux. Exceptionnellement belle, Klarissa avait eu son lot de soupirants.
Son fils devait avoir trois ans, à présent, et aucun homme du Creux du Coupeur ne l’avait reconnu. Tout le monde se disait que le père devait être marié et, les mois où le ventre de la mère avait grossi, il ne s’était pas passé un sermon sans que le Confesseur Michel lui rappelle que c’était son péché et ceux des gens de son espèce qui conféraient une telle force au Fléau du Créateur.
— Le démon extérieur reflète le démon intérieur, disait-il.
Klarissa avait été appréciée de tous, mais, après cet événement, le village avait rapidement changé d’avis. Les femmes la fuyaient, chuchotant sur son passage. Les hommes, eux, refusaient de croiser son regard lorsque leurs épouses étaient dans les parages et faisaient des commentaires salaces lorsqu’elles étaient absentes.
Peu après le sevrage du garçon, Klarissa était partie avec un Messager qui se se dirigeait vers Fort Rizon et elle n’était jamais rentrée. Elle manquait à Leesha.
— Je me demande ce que voulait Bruna quand elle a envoyé Jona, dit Leesha.
— Je déteste ce petit avorton, tonna Gared. Chaque fois qu’il te regarde, j’ai l’impression qu’il s’imagine être ton mari.
— Qu’est-ce que cela peut te faire, demanda Leesha, s’il ne fait que l’imaginer ?
— Je n’ai pas envie de te partager, même dans les rêves d’un autre.
Sous la table, Gared couvrit de sa main gigantesque celle de la jeune fille, qui poussa un soupir et s’appuya contre lui. Bruna pouvait attendre.
Smitt se leva alors, les jambes flageolantes sous l’effet de la bière, et fit claquer sa chope contre la table.
— Tout le monde ! Votre attention, s’il vous plaît !
Sa femme, Stefny, l’aida à grimper sur le banc, le soutenant lorsqu’il chancelait. La foule se tut et Smitt s’éclaircit la voix. Il n’aimait pas donner des ordres, mais ne se lassait jamais de faire des discours.
— C’est dans les pires moments que ressort ce que nous avons de meilleur en nous, commença-t-il. Et c’est dans ces moments que nous montrons notre courage au Créateur. On lui montre que nous rectifions nos erreurs et que nous sommes prêts à recevoir le Libérateur et à en finir avec le Fléau. On lui montre que le mal nocturne ne nous enlèvera pas notre esprit de famille.
» Parce que voilà ce qu’est le Creux du Coupeur. Une famille. Oh, on se chamaille, on se bagarre, on préfère certains à d’autres, mais quand les chtoniens arrivent, on voit ces liens familiaux se resserrer, comme les fils d’un métier à tisser, et nous relier les uns les autres. Quels que soient nos différends, on ne laisse tomber personne face aux démons.
» Quatre maisons ont perdu leurs protections cette nuit, mettant une dizaine de personnes à la merci des chtoniens. Mais grâce à des actes héroïques, accomplis au cœur de la nuit, sept vies seulement ont été prises.
» Niklas ! cria Smitt en désignant l’homme aux cheveux blonds assis en face de lui. Il s’est précipité dans une maison en feu pour en tirer sa mère !
» Jow ! dit-il en montrant un autre homme qui sursauta en entendant son nom. Il n’y a pas deux jours, Dav et lui se disputaient sous mes yeux, prêts à en venir aux mains. Mais la nuit dernière, Jow a frappé avec sa hache un démon de bois, un démon de bois, pour le retenir et permettre à Dav et à sa famille de se mettre à l’abri derrière ses runes.
Smitt sauta sur la table, son ardeur fournissant un peu d’agilité à son corps ivre. Il la parcourut sur toute sa longueur, appelant les villageois par leurs noms, racontant leurs actes de bravoure de la nuit précédente.
— Il y a eu aussi des héros pendant la journée. Gared et Steave ! lança-t-il en les désignant. Ils ont abandonné leur maison en feu pour tâcher d’éteindre les incendies de celles qui avaient une meilleure chance ! Grâce à eux et à d’autres, huit maisons seulement ont brûlé alors qu’en principe, toute la ville aurait dû prendre feu.
Smitt se retourna et, soudain, il regardait Leesha. Il leva sa main et l’index qu’il pointa vers elle lui fit l’effet d’un coup de poing.
— Leesha ! cria-t-il. Elle n’a que treize ans et elle a sauvé la vie de la Cueilleuse Bruna !
» Dans chaque habitant du Creux du Coupeur bat le cœur d’un héros ! dit Smitt en balayant l’assistance d’une main. Les chtoniens nous mettent à l’épreuve et la tragédie nous fait plier, mais comme l’acier de Miln, le Creux du Coupeur ne cédera pas !
La foule gronda pour montrer son approbation. Ceux qui avaient perdu des proches criaient le plus fort, les joues couvertes de larmes.
Debout au milieu de ce tumulte, Smitt semblait se repaître de la force qui s’en dégageait. Au bout d’un moment, il tapa dans ses mains et les villageois se turent.
— Le Confesseur Michel, dit-il en désignant l’homme, a ouvert la Maison Sainte aux blessés. Stefny et Darsy se sont portées volontaires pour y passer la nuit et s’occuper d’eux. Michel a aussi proposé les runes du Créateur à tous ceux qui n’ont nulle part où aller. (Smitt leva un poing.)
» Mais ce n’est pas sur les durs bancs d’une église que des héros devraient poser leurs têtes ! Pas alors qu’ils sont entourés par leur famille. Ma taverne pourra confortablement en accueillir dix, et plus si besoin est. Qui d’autre parmi vous partagera ses runes et ses lits avec des héros ?
Tout le monde cria de nouveau, cette fois plus fort, et Smitt afficha un large sourire. Il tapa encore dans ses mains.
— Le Créateur vous sourit à tous, dit-il, mais il se fait tard. Je vais assigner…
Elona se leva. Elle avait bu quelques chopes elle aussi et articulait mal.
— Erny et moi prendrons Gared et Steave ! dit-elle, ce qui lui valut un regard sévère de la part de son mari. Nous avons de la place, et comme Gared et Leesha sont promis, ils font déjà quasiment partie de la famille.
— C’est très généreux de ta part, Elona, dit Smitt sans parvenir à cacher sa surprise.
Elona ne faisait que très rarement preuve de générosité et, même dans ces cas-là, il y avait toujours une contrepartie dissimulée.
— Tu es sûre que c’est convenable ? demanda Stefny d’une voix forte, ce qui attira l’attention de tout le monde sur elle.
Lorsqu’elle ne travaillait pas dans la taverne de son mari, Stefny était volontaire à la Maison Sainte ou étudiait le Canon. Elle détestait Elona – ce qui jouait en sa faveur aux yeux de Leesha – mais elle avait été la première à attaquer Klarissa lorsque son état était devenu apparent.
— Deux enfants promis vivant sous le même toit ? demanda Stefny en regardant Steave et non Gared. Qui sait ce qu’il pourrait se passer ? Il faudrait peut-être mieux que vous hébergiez quelqu’un d’autre et laissiez Gared et Steave à la taverne.
Elona plissa les yeux avant de répondre sur un ton glacial.
— Je pense que trois parents suffiront à chaperonner deux enfants, Stefny. (Elle se tourna vers Gared et serra ses larges épaules.) Mon futur gendre a fait le travail de cinq hommes aujourd’hui. Et Steave a travaillé comme dix, ajouta-t-elle en tendant le bras pour toucher la poitrine musclée de l’homme.
Elle se retourna vers Leesha, mais tituba légèrement. Steave éclata de rire et l’attrapa par la taille avant qu’elle tombe. Sa main était immense sur les hanches fines de la femme.
— Même ma… (Elle se retint de prononcer l’expression « bonne à rien de », mais Leesha l’entendit tout de même)… fille a accompli des prouesses aujourd’hui. Je ne laisserai pas mes héros dormir chez quelqu’un d’autre.
Stefny se renfrogna, mais les autres villageois considérèrent que l’affaire était réglée et tous se mirent à proposer leurs maisons à ceux qui en avaient besoin.
Elona tituba une nouvelle fois et tomba dans les bras de Steave en riant.
— Tu peux dormir dans la chambre de Leesha, lui dit-elle. Elle est juste à côté de la mienne.
Elle baissa la voix pour terminer sa phrase, mais comme elle était ivre, tout le monde l’entendit. Gared rougit, Steave éclata de rire et Erny baissa la tête. Leesha ressentit un élan de sympathie pour son père.
— J’aurais aimé que les chtoniens la prennent, elle, hier soir, marmonna-t-elle.
— Ne dis pas ça, rétorqua son père en levant les yeux vers elle. Ne dis ça de personne.
Il lui jeta un regard furieux jusqu’à ce qu’elle hoche la tête.
— Et puis, ajouta-t-il tristement, ils la rendraient probablement aussitôt.
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Lorsque tous furent logés et sur le point de partir, un murmure s’éleva et la foule s’écarta. La Sorcière Bruna arrivait en boitant.
L’Enfant Jona soutenait la femme par l’un des bras. Leesha se leva pour aller prendre l’autre.
— Bruna, tu ne devrais pas être debout, la sermonna-t-elle. Tu devrais te reposer !
— C’est ta faute, ma fille, l’interrompit Bruna. Il y a des gens plus malades que moi et j’ai besoin d’herbes qui sont dans ma cabane pour les soigner. Si ton garde du corps avait laissé Jona apporter mon message, j’aurais pu te faire parvenir une liste. (Elle jeta un regard noir à Gared qui eut un mouvement de recul, effrayé.) Mais maintenant, il est tard et je vais devoir y aller avec toi. Nous pourrons rester derrière mes runes pour la nuit et sortir au matin.
— Pourquoi moi ? demanda Leesha.
— Parce que aucune des écervelées de cette ville ne sait lire ! s’écria Bruna. Elles mélangeraient encore plus les étiquettes sur les fioles que cette idiote de Darsy !
— Jona sait lire, dit Leesha.
— Je lui ai proposé de venir, expliqua l’acolyte avant que Bruna lui coupe la parole en le frappant de sa canne sur le pied, lui tirant un petit cri.
— Cueilleuse d’Herbes est un travail de femme, rétorqua Bruna. Les Saints Hommes ne servent qu’à prier pendant que nous l’effectuons.
— Je…, fit Leesha, jetant un coup d’œil à ses parents, cherchant une échappatoire.
— Je pense que c’est une bonne idée, fit remarquer Elona en se dégageant enfin du giron de Steave. Passe la nuit chez Bruna, Leesha ! Ma fille est ravie de pouvoir aider.
Elle poussa la jeune fille vers l’avant avec un grand sourire.
— Peut-être que Gared devrait y aller, lui aussi ? suggéra Steave en donnant un coup de pied à son fils.
— Tu auras besoin de bras pour porter tes herbes et tes potions au matin, Bruna, ajouta Elona en poussant Gared à son tour.
La vieille Cueilleuse d’Herbes lui jeta un regard noir, qu’elle adressa ensuite à Steave, mais elle finit par acquiescer.
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Le trajet jusqu’à la maison de Bruna fut lent, la vieille avançant d’un pas traînant. Ils atteignirent la cabane juste avant le coucher du soleil.
— Vérifie les runes, mon garçon, dit Bruna à Gared.
Pendant qu’il s’exécutait, Leesha emmena la vieille femme à l’intérieur et l’installa dans un fauteuil rembourré avant de la couvrir d’une couette. Bruna avait du mal à respirer et Leesha craignait qu’elle se remette à tousser d’un moment à l’autre. Elle remplit la bouilloire, posa des bûches et du petit bois dans la cheminée, puis chercha du regard une pierre à briquet et de l’acier.
— La boîte sur le manteau de la cheminée, dit Bruna.
Leesha y remarqua un petit étui de bois.
Elle l’ouvrit, mais ne découvrit ni pierre, ni acier, seulement quelques petits bâtonnets en bois aux extrémités couvertes d’une sorte d’argile. Elle en prit deux et essaya de les frotter l’un contre l’autre.
— Pas comme ça, ma fille ! intervint Bruna. As-tu déjà vu un bâtonfeu ?
Leesha secoua la tête.
— Papa en a quelques-uns dans la boutique où il mélange les produits chimiques, dit-elle, mais je n’ai pas le droit d’y aller.
La vieille Cueilleuse d’Herbes poussa un soupir et fit signe à la jeune fille d’approcher. Elle prit l’un des petits bâtons, le frotta contre son pouce sec et noueux et le bout du bâtonnet s’enflamma. Leesha écarquilla les yeux.
— Être une Cueilleuse d’Herbes ne consiste pas seulement à s’occuper des plantes, ma fille, dit Bruna en approchant la flamme d’un cierge avant que le bâtonfeu se consume.
La vieille femme alluma une lampe et tendit le cierge à Leesha. Elle leva la lampe et la lumière vacillante éclaira une étagère poussiéreuse remplie de livres.
— Par le jour ! s’écria Leesha. Tu as plus de livres que le Confesseur Michel.
— Mais il ne s’agit pas d’histoires idiotes censurées par les Saints Hommes, fillette. Les Cueilleuses d’Herbes conservent une partie du savoir de l’ancien monde, celui d’avant le Retour, lorsque les démons ont brûlé les grandes bibliothèques.
— La science ? demanda Leesha. N’était-ce pas l’orgueil qui a déclenché le Fléau ?
— C’est ce que dit Michel. Si j’avais su que ce garçon allait devenir un imbécile si prétentieux, je l’aurais laissé entre les jambes de sa mère. C’est la science, autant que la magie, qui a repoussé les chtoniens la première fois. Les épopées évoquent les grandes Cueilleuses d’Herbes qui ont guéri des blessures mortelles, et les mélanges d’herbes et de minéraux qui ont tué des démons par dizaines grâce au feu ou à des poisons.
Leesha s’apprêtait à poser une autre question lorsque Gared revint. Bruna fit un geste vers la cheminée. Leesha y alluma un feu, puis y plaça la bouilloire. L’eau ne tarda pas à bouillir et Bruna plongea une main dans une des nombreuses poches de sa robe. Elle mit un mélange spécial d’herbes dans son bol et du thé dans ceux de Leesha et Gared. Ses mains se déplaçaient rapidement, mais Leesha remarqua tout de même que la vieille femme ajoutait quelque chose dans celui du garçon.
Elle versa l’eau et ils burent tous dans un silence embarrassé. Gared acheva bien vite son breuvage et se mit aussitôt à se frotter le visage. Quelques instants plus tard, il s’effondra, profondément endormi.
— Tu as mis quelque chose dans son thé, fit remarquer Leesha sur un ton accusateur.
La vieille femme ricana.
— De la résine de tamponelle et du pollen de durante, répondit-elle. Ils sont souvent utilisés séparément, mais, une fois mélangés, une seule pincée suffit à endormir un bœuf.
— Mais pourquoi ? demanda Leesha.
Bruna eut un sourire inquiétant.
— Disons que je vous chaperonne, dit-elle. Promis ou pas, on ne peut pas faire confiance à un garçon de quinze étés qui passe une nuit avec une fille.
— Alors, pourquoi l’avoir laissé venir ? demanda Leesha.
Bruna secoua la tête.
— J’avais dit à ton père de ne pas épouser cette harpie, mais elle lui a agité ses mamelles sous le nez et l’a étourdi, soupira-t-elle. Saouls comme ils sont, Steave et ta mère vont s’en donner à cœur joie sans se soucier de qui est dans la maison. Mais ce n’est pas une raison pour que Gared les entende. Les garçons sont déjà suffisamment terribles à cet âge. Leesha écarquilla les yeux.
— Ma mère ne ferait jamais…
— Fais attention à la façon dont tu vas finir cette phrase, ma fille, l’interrompit Bruna. Le Créateur déteste les menteurs.
Leesha se dégonfla. Elle connaissait Elona.
— Gared n’est pas comme ça, lui, dit-elle.
Bruna grogna.
— Reviens me dire ça lorsque tu auras accouché tout un village, dit-elle.
— Tout cela n’aurait aucune importance si j’étais devenue une femme, dit Leesha. Gared et moi pourrions nous marier et je pourrais agir avec lui comme est censée le faire une épouse.
— Il te tarde, hein ? dit Bruna avec un sourire en coin. Ça n’a rien de triste, je te l’accorde. Les hommes servent à autre chose qu’à manier les haches et à porter les fardeaux.
— Pourquoi est-ce si long ? demanda Leesha. Saira et Mairy ont rougi leurs draps à douze ans, et je vais bientôt en avoir treize ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien. Chaque fille fleurit à un âge différent. Il peut encore se passer une année pour toi, voire plus.
— Une année ! s’écria Leesha.
— Ne sois donc pas si pressée d’abandonner ton enfance, ma fille. Elle te manquera, tu verras. Le monde a plus à offrir que coucher avec un homme et lui faire des enfants.
— Mais que peut-il y avoir de mieux ? demanda Leesha.
Bruna désigna son étagère.
— Prends un livre, dit-elle. N’importe lequel. Apporte-le-moi et je te montrerai ce que le monde a d’autre à offrir.