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SÉQUELLES

319 AR

La grande corne sonna.

Arlen cessa de travailler et leva les yeux vers le bleu lavande du ciel de l’aube. La brume s’attardait, apportant un goût humide et âcre qui n’était que trop familier. Il attendit dans le calme matinal, espérant qu’il ne s’agisse que de son imagination, et une angoisse sourde s’empara alors de lui. Il avait onze ans.

Il y eut une pause, puis la corne sonna deux autres fois. Une note longue suivie de deux courtes signifiait le sud et l’est. Le Hameau près du Bois. Son père avait des amis parmi les Coupeur. La porte de la maison s’ouvrit derrière Arlen et il sut sans avoir à regarder que sa mère se trouvait là, se couvrant la bouche des deux mains.

Arlen se remit au travail. Inutile de lui dire de se presser : certaines corvées pouvaient attendre une journée, mais le bétail devait être nourri et il fallait traire les vaches. Il laissa les animaux dans les étables, ouvrit les réserves de foin, donna leur pâtée aux cochons et courut chercher un seau en bois pour le lait. Sa mère était déjà en train de s’accroupir derrière la première des vaches. Il s’empara du tabouret supplémentaire. Leur travail fut rythmé par le bruit du lait heurtant le bois, qui résonnait comme une marche funèbre.

Alors qu’ils se dirigeaient vers les deux vaches suivantes, Arlen vit que son père attelait leur cheval le plus fort, une jument alezane de cinq ans appelée Missy. L’homme arborait une expression sinistre.

Qu’allaient-ils trouver cette fois ?

Ils furent bientôt dans la charrette, roulant lentement vers le petit hameau près de la forêt. L’endroit, à plus de une heure de marche du bâtiment protégé le plus proche, était dangereux, mais ils avaient besoin de bois. La mère d’Arlen, enveloppée dans un châle usé, serrait fermement son fils contre elle.

— Je suis un grand garçon, maman, se plaignit-il. Inutile de me tenir comme un bébé. Je n’ai pas peur.

Ce n’était pas tout à fait vrai, mais il ne fallait pas que les autres enfants le voient s’accrocher à sa mère lorsqu’ils arriveraient. Ils se moquaient déjà suffisamment de lui.

— J’ai peur, moi, dit sa mère. Peut-être que c’est moi qui ai besoin d’être tenue ?

Pris d’un soudain sentiment de fierté, Arlen se serra un peu plus contre sa mère tandis qu’ils avançaient sur la route. Elle ne parvenait jamais à le tromper, mais elle savait tout de même ce qu’il fallait lui dire pour arriver à ses fins.

Une colonne de fumée épaisse leur en dit plus qu’ils voulaient en savoir avant d’atteindre leur destination. Ils brûlaient les morts. Et qu’ils aient allumé les feux si tôt, sans attendre que tout le monde puisse arriver et prier, signifiait qu’il y en avait beaucoup. Trop pour qu’on puisse rendre à chacun un dernier hommage si l’on voulait terminer avant la nuit.

Il y avait plus de huit kilomètres de la ferme du père d’Arlen au Hameau près du Bois. Lorsqu’ils arrivèrent, les quelques incendies de cabanes avaient été éteints, même si, en vérité, il ne restait presque plus rien à brûler. Quinze maisons, réduites en cendres.

— Les tas de bois aussi, dit le père d’Arlen en crachant sur le côté de la charrette.

Il désigna, du menton, les restes noircis d’une saison de coupe. Arlen grimaça, songeant que la barrière branlante de l’enclos des animaux devrait tenir une année de plus, puis culpabilisa aussitôt. Après tout, il ne s’agissait que de bois.

La Représentante de la ville s’approcha de leur chariot lorsqu’il s’arrêta. Selia, que la mère d’Arlen appelait parfois Selia la Stérile, était une femme dure, grande et maigre, à la peau aussi tannée que du cuir. Ses longs cheveux gris étaient ramenés en un chignon serré et elle portait son châle avec majesté, comme s’il symbolisait sa fonction. Elle ne supportait pas qu’on se moque d’elle, et Arlen l’avait appris plus d’une fois en tâtant de son bâton, mais ce jour-là, sa présence le réconfortait. Comme avec son père, quelque chose chez Selia le rassurait. Elle n’avait pas d’enfants, mais elle se comportait comme la mère de tous les habitants de Val Tibbet. Peu l’égalaient en sagesse et ceux qui avaient son obstination étaient encore plus rares. La bienveillance de Selia était le plus sûr des abris.

— C’est bien que tu sois venu, Jeph, dit-elle au père du garçon. Vous aussi, Silvy et le jeune Arlen, ajouta-t-elle en hochant la tête dans leur direction. Nous avons besoin de tous les bras, et même le petit pourra aider.

Le père d’Arlen grommela en descendant de la charrette.

— J’ai apporté mes outils, dit-il. Indique-moi seulement où nous pouvons nous y mettre.

Arlen prit les précieux instruments à l’arrière de la carriole. Le métal était rare au Val et son père était fier de ses deux pelles, de sa pioche et de sa scie. Tous allaient beaucoup servir ce jour-là.

— Combien de pertes ? demanda Jeph qui semblait pourtant n’avoir aucune envie de l’apprendre.

— Vingt-sept, répondit Selia.

Silvy s’étrangla et se couvrit la bouche, les larmes aux yeux. Jeph cracha de nouveau.

— Des survivants ? dit-il.

— Quelques-uns. Manie a couru se réfugier jusqu’à ma maison dans le noir, lança Selia en désignant de son bâton un garçon qui regardait fixement le bûcher funéraire.

Silvy en eut le souffle coupé. Personne n’avait jamais couru si loin et survécu.

— Les runes sur la maison de Brine Coupeur ont tenu la plus grande partie de la nuit, poursuivit Selia. Sa famille et lui ont tout vu. Quelques autres ont fui les chtoniens et sont venus se mettre à l’abri chez eux, jusqu’à ce que le feu se propage et que leur toit s’enflamme. Ils ont attendu dans la maison en feu, mais quand les poutres se sont mises à craquer, ils ont tenté leur chance dehors, quelques minutes avant l’aube. Les chtoniens ont tué la femme de Brine, Meena et leur fils Poul, mais les autres s’en sont sortis. Les brûlures vont guérir et les enfants finiront par se remettre, mais les autres…

Elle n’avait nul besoin de finir sa phrase. Il y avait des risques que les survivants des attaques de démons meurent peu après. Pas tous, ni même la majorité, mais suffisamment. Certains se suicidaient tandis que d’autres se contentaient de regarder le vide et refusaient de manger ou de boire jusqu’à dépérir. On racontait qu’on ne survivait vraiment à une attaque que lorsqu’un an et un jour étaient passés.

— Il en manque encore une dizaine, dit Selia avec peu d’espoir dans la voix.

— Nous les extrairons, dit fermement Jeph en regardant les maisons effondrées, dont certaines fumaient encore.

Les Coupeur avaient construit leurs habitations principalement en pierre pour se protéger du feu, mais même la pierre brûlait si les runes ne fonctionnaient plus et que les démons des flammes étaient suffisamment nombreux.

Jeph alla rejoindre les autres hommes et quelques femmes parmi les plus fortes pour nettoyer les décombres et porter, sur sa charrette, des morts jusqu’au bûcher. Il fallait brûler les corps, évidemment. Personne ne voulait être enterré dans le sol d’où sortaient, chaque nuit, les démons. Le Confesseur Harral, les manches de sa robe remontées pour dévoiler ses bras épais, les soulevait lui-même pour les mettre sur le bûcher, en marmonnant des prières et en dessinant des protections dans l’air lorsque les flammes les avalaient.

Silvy alla rejoindre les autres femmes pour rassembler les enfants les plus jeunes et s’occuper des blessés, sous l’œil attentif de la Cueilleuse d’Herbes du Val, Coline Trigg. Mais aucune plante ne pouvait soulager la douleur des survivants. Brine Coupeur, appelé également Brine aux larges épaules, était un homme grand aux allures d’ours et au rire tonitruant qui lançait Arlen en l’air lorsqu’ils venaient chercher du bois. À présent, Brine était assis au milieu des cendres, derrière les ruines de sa maison, et se frappait lentement la tête contre le mur noirci. Il marmonnait dans sa barbe et entourait son torse de ses bras, comme s’il avait froid.

Arlen et les autres enfants étaient mis à contribution. Ils devaient porter l’eau et trier les tas de bois pour en sortir les bûches encore récupérables. Il restait quelques mois chauds à venir dans l’année, mais ils ne suffiraient pas à couper le bois nécessaire pour passer l’hiver. Cette année encore, ils brûleraient du fumier et la maison empesterait.

Arlen fut de nouveau assailli par une vague de culpabilité. Il n’était pas dans le bûcher, ni en train de se frapper la tête contre un mur, traumatisé d’avoir tout perdu. Il y avait bien pire qu’une maison sentant le fumier.

Tout au long de la matinée, d’autres villageois arrivèrent avec leurs familles et toutes les provisions qu’ils pouvaient partager. Ils venaient du Trou du Pêcheur, de la Place de la Ville, de la Colline de Boggins et du Marais Trempé. Certains avaient même fait le chemin depuis Gardesud. Et l’un après l’autre, Selia les accueillait avec les mauvaises nouvelles, puis les mettait au travail.

Avec plus d’une centaine de bras, les hommes redoublèrent d’efforts, la moitié d’entre eux continuant à creuser pendant que les autres s’affairaient sur la seule structure encore récupérable du Hameau : la maison de Brine Coupeur. Selia emmena Brine à l’écart, soutenant comme elle pouvait le géant titubant, tandis que les hommes nettoyaient les décombres et apportaient des pierres. Quelques-uns sortirent des trousses de protection et se mirent à peindre de nouvelles défenses pendant que les enfants fabriquaient du chaume. La maison serait reconstruite avant la nuit.

Arlen faisait équipe avec Cobie Pêcheur pour porter le bois. Les enfants avaient amassé un tas assez gros, même s’il ne représentait qu’une partie de ce qui avait été perdu. Cobie était un grand garçon bien bâti aux cheveux bouclés et aux bras poilus. Il était populaire parmi les autres enfants, mais cette popularité s’était construite aux dépens des autres. Peu parvenaient à échapper à ses insultes et encore moins à ses corrections.

Cobie avait torturé Arlen pendant des années et les autres enfants l’avaient toujours laissé faire. La ferme de Jeph se trouvait tout au nord du Val, loin de Place du Village, où se rassemblaient les jeunes, et Arlen passait le plus clair de son temps libre à parcourir seul le Val. Le sacrifier à la colère de Cobie semblait être un moindre mal pour la plupart des enfants.

Chaque fois qu’Arlen allait pêcher ou qu’il passait près du Trou du Pêcheur en allant vers Place du Village, Cobie et ses amis semblaient être au courant et l’attendaient sur le chemin du retour, toujours au même endroit. Parfois, ils se contentaient de l’insulter ou de le pousser, mais à d’autres moments, il rentrait à la maison en sang et couvert de bleus et sa mère le grondait alors parce qu’il s’était battu.

Un jour, Arlen en eut assez. Il cacha un gros bâton à l’endroit de l’embuscade et, lorsque Cobie et ses amis bondirent sur lui, il fit semblant de s’enfuir avant de revenir vers eux, brandissant l’arme qui semblait surgie de nulle part.

Cobie fut le premier touché. Il reçut un coup si puissant qu’il resta là, à pleurer dans la poussière, du sang coulant de son oreille. Willum eut un doigt cassé et Gart boita pendant un mois. Cet épisode ne contribua pas à renforcer la popularité d’Arlen auprès des autres enfants et son père le fouetta, mais les garçons ne l’embêtèrent plus. Même maintenant, Cobie restait à bonne distance et tressaillait au moindre geste brusque d’Arlen, malgré le rapport de taille, nettement en sa faveur.

— Des survivants ! cria soudain Bil Boulanger, près d’une maison effondrée à la limite du hameau. Je les entends, ils sont enfermés dans la cave.

Tout le monde cessa immédiatement son activité et se précipita. Dégager les décombres aurait pris trop de temps et les hommes se mirent donc à creuser, l’échine courbée en une ferveur silencieuse. Peu après, ils percèrent un trou sur un côté de la cave et en sortirent les survivants. Ils étaient crasseux et terrifiés, mais bel et bien en vie : trois femmes, six enfants et un homme.

— Oncle Cholie ! cria Arlen.

Sa mère se rua aussitôt sur son frère, qui titubait comme un ivrogne, pour le soutenir. Arlen courut les rejoindre et se glissa sous l’autre bras de son oncle pour le redresser.

— Cholie, que fais-tu ici ? demanda Silvy.

Cholie quittait rarement son atelier de Place du Village. La mère d’Arlen avait raconté des milliers de fois comment son frère et elle tenaient la boutique du maréchal-ferrant ensemble. C’était avant que Jeph sabote continuellement les fers de ses chevaux, pour avoir une excuse de venir la courtiser.

— J’étais venu faire la cour à Ana Coupeur, marmonna Cholie en se tirant les cheveux, dont il avait déjà arraché plusieurs touffes. Nous venions d’ouvrir le refuge lorsqu’ils ont passé les runes…

Ses genoux se dérobèrent sous lui et Arlen et Silvy ne purent supporter son poids. Il tomba dans la poussière et se mit à pleurer.

Arlen regarda les autres survivants. Ana Coupeur n’en faisait pas partie. Sa gorge se serra lorsque les enfants passèrent. Il les connaissait tous ; il connaissait leurs familles, était déjà allé chez eux et savait comment s’appelaient leurs bêtes. Ils croisèrent son regard pendant une seconde et, à cet instant, il vécut l’attaque par leurs yeux. Il se vit poussé dans un trou exigu tandis que ceux qui ne rentraient pas se retournaient pour faire face aux chtoniens et au feu. Il se mit soudain à suffoquer et ne parvint à s’arrêter que lorsque Jeph le frappa dans le dos et le ramena à la raison.

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Ils finissaient de prendre leur repas froid de midi lorsqu’une corne résonna à l’autre bout du Val.

— Pas deux le même jour ? souffla Silvy en se couvrant la bouche.

— Bah, grogna Selia. À midi ? Réfléchis, ma fille !

— Alors qu’est-ce que… ?

Sans lui prêter attention, Selia se leva pour aller chercher un souffleur qui puisse répondre au signal. Keven Marais avait déjà sa corne à portée de main, comme c’était toujours le cas avec les habitants du Marais Trempé. On se perdait facilement dans les marécages et personne n’avait envie d’errer seul lorsque les démons des marais apparaissaient. Les joues de Keven se gonflèrent comme le menton d’une grenouille et il souffla pour produire une série de notes. Coran Marais, un homme à la barbe grise, expliqua à Silvy de quoi il retournait :

— Une corne de Messager, expliqua Coran Marais à Silvy. (Cet homme était le représentant du Marais Trempé et le père de Keven. Arlen ne le connaissait pas, c’était donc un Marais ou un Garde. Ceux-là avaient tendance à rester entre eux.) Ils ont sans doute vu la fumée. Keven leur dit ce qui s’est passé et où nous sommes.

— Un Messager au printemps ? demanda Arlen. Je croyais qu’ils ne venaient qu’à l’automne, après les moissons. Nous avons à peine fini de planter à la dernière lune !

— Les Messagers sont pas venus l’automne dernier, dit Coran en crachant le jus marron et mousseux de la racine qu’il mâchait à travers l’espace laissé libre par sa dent manquante. On avait peur que quelque chose soit arrivé. On ne va sans doute pas avoir de Messager pour nous apporter du sel avant l’automne prochain. Ou peut-être que les chtoniens ont eu les Villes Libres et que nous sommes isolés.

— Les chtoniens n’auraient jamais pu avoir les Villes Libres, dit Arlen.

— Arlen, tais-toi un peu, souffla Silvy. C’est ton aîné.

— Laissez le garçon parler, dit Coran. Tu es déjà allé dans une Ville Libre, mon garçon ? demanda-t-il à Arlen.

— Non, avoua celui-ci.

— Tu connais quelqu’un qui y est déjà allé ?

— Non, répéta Arlen.

— Alors, qu’est-ce qui fait de toi un tel expert ? demanda Coran. Personne les a jamais vues à part les Messagers. Ce sont les seuls qui affrontent la nuit pour aller aussi loin. Qui peut dire que les Villes Libres sont pas comme le Val ? Si les chtoniens peuvent nous avoir, ils peuvent les avoir aussi.

— Le vieux Porc vient des Villes Libres, dit Arlen.

Rusco le Porc était l’homme le plus riche du Val. Il possédait le grand magasin, qui était le commerce le plus important du Val Tibbet.

— Ouais, dit Coran, et l’vieux Porc m’a raconté, il y a des années, qu’un seul voyage lui suffisait. Il comptait repartir après quelques étés, puis il a décidé que ça valait pas la peine de prendre le risque. Alors, va donc lui demander si les Villes Libres sont plus sûres qu’ailleurs.

Arlen ne voulait pas le croire. Il devait bien y avoir des endroits sûrs dans le monde. Mais il s’imagina de nouveau jeté dans une cave et comprit que, la nuit, il ne serait en sécurité nulle part.

Le Messager arriva une heure plus tard. C’était un homme grand, d’à peine la trentaine, aux cheveux bruns coupés court et à la petite barbe touffue. Une tunique en cotte de mailles drapait ses larges épaules et il portait une longue cape sombre, d’épais hauts-de-chausses et des bottes. Dans un harnais attaché à la selle de sa jument, un coursier marron au poil lustré, se trouvaient plusieurs lances de différentes sortes. Il approchait, l’air sinistre, mais les épaules relevées et imposantes. Il scruta la foule, trouva facilement la Représentante qui donnait des ordres et orienta son cheval vers elle.

Quelques pas derrière lui, sur un chariot lourdement chargé tiré par une paire de mules marron foncé, venait le Jongleur. Ses vêtements formaient un assemblage bariolé et un luth était posé à ses côtés sur le siège. Ses cheveux étaient d’une couleur qu’Arlen n’avait jamais vue, celle d’une carotte pâle, et sa peau était si blanche qu’il semblait n’être jamais allé au soleil. Les épaules voûtées, il paraissait complètement épuisé.

Un Jongleur accompagnait toujours le Messager annuel. Pour les enfants et certains adultes, c’était lui le plus important des deux. Dans les souvenirs d’Arlen, il s’agissait toujours du même homme, aux cheveux gris, mais alerte et plein d’entrain. Celui-ci, un nouveau, était plus jeune et semblait maussade. Les enfants coururent aussitôt vers lui et le Jongleur s’anima, la frustration s’effaçant si vite de son visage qu’Arlen douta alors l’avoir vue. En un instant, le Jongleur était descendu de la charrette et faisait tournoyer ses balles colorées en l’air, sous les acclamations des enfants.

Les autres, dont Arlen, oublièrent leur travail et s’approchèrent des nouveaux venus. Selia, ne s’en laissant pas compter, se tourna brusquement vers eux.

— La journée ne sera pas plus longue parce que le Messager est là ! lança-t-elle. Retournez au travail !

Malgré les grommellements, tout le monde se remit à sa tâche.

— Pas toi, Arlen, dit Selia. Viens ici.

Le garçon détourna les yeux du Jongleur et alla la rejoindre. Le Messager faisait de même.

— Selia la Stérile ? demanda celui-ci.

— Selia tout court, répondit-elle d’une voix affectée.

Le Messager écarquilla les yeux et rougit, le haut de ses joues pâles, au-dessus de sa barbe, se parant d’une teinte écarlate. D’un bond, il mit pied à terre et s’inclina bien bas.

— Mes excuses, dit-il. Je n’ai pas réfléchi. Graig, votre Messager habituel, m’a dit que l’on vous appelait ainsi.

— C’est agréable d’apprendre enfin ce que Graig pense de moi après toutes ces années, dit Selia qui ne semblait pas du tout ravie.

— Sauf qu’il est mort, madame, corrigea le Messager.

— Mort ? répéta Selia d’un air subitement triste. A-t-il été… ?

Le Messager secoua la tête.

— C’est une grippe qui l’a emporté, pas les chtoniens. Je m’appelle Ragen, et je suis votre Messager cette année, pour rendre service à sa veuve. La guilde vous choisira un nouveau Messager à l’automne prochain.

— Un an et demi avant le prochain Messager ? demanda Selia comme si elle s’apprêtait à le gronder. Nous avons à peine tenu l’hiver dernier sans le sel de l’automne. Je sais que vous ne vous en souciez guère à Miln, mais la moitié de notre viande et de notre poisson s’est gâtée à cause du manque de sel. Et nos lettres ?

— Désolé, madame, dit Ragen. Vos villages sont très éloignés des routes principales et payer un Messager pour voyager pendant plus d’un mois par an coûte cher. La guilde des Messagers manque d’hommes, et avec la maladie de Graig…

Il eut un petit rire et secoua la tête, mais remarqua que le visage de Selia se rembrunissait.

— Je ne voulais pas vous choquer, madame, dit Ragen. C’était aussi mon ami. Mais bon… Il est assez rare, pour un Messager, de s’en aller avec un toit au-dessus de sa tête, dans son lit et une jeune épouse à ses côtés. En général, la nuit nous prend avant, vous voyez ?

— Je vois, dit Selia. Et vous, avez-vous une femme, Ragen ?

— Oui, même si, à sa grande joie et à mon grand déplaisir, je passe plus de temps avec ma jument qu’avec elle.

Le Messager éclata de rire, troublant Arlen qui ne voyait pas ce qu’il y avait de drôle à avoir une femme à qui on ne manquait pas.

Selia ne sembla pas le remarquer.

— Et si vous ne pouviez plus du tout la voir ? demanda-t-elle. Si le seul lien que vous aviez avec elle était des lettres, une fois par an ? Comment vous sentiriez-vous si l’on vous apprenait que ces lettres vont être retardées d’un an et demi ? Certains habitants de ce village ont de la famille dans les Villes Libres. Ils sont partis avec un Messager, certains depuis au moins deux générations. Ces gens ne rentreront jamais chez eux, Ragen. Nous n’avons plus que leurs lettres et eux n’ont plus que les nôtres.

— Je suis entièrement d’accord avec vous, madame, mais ce n’est pas à moi de prendre la décision. Le duc…

— Mais vous parlerez au duc dès votre retour, hein ? demanda Selia.

— Oui.

— Devrais-je vous écrire le message ?

Ragen sourit.

— Je crois que je m’en souviendrai, madame.

— Assurez-vous-en.

Ragen s’inclina de nouveau, encore plus bas.

— Mes excuses, pour être venu lors d’une journée si sombre, dit-il en jetant un coup d’œil au bûcher funéraire.

— Nous ne pouvons commander à la pluie, pas plus qu’au vent ou au froid, dit Selia. Ou aux chtoniens. La vie doit donc continuer malgré tout.

— La vie continue, convint Ragen, mais si mon Jongleur et moi pouvons faire quoi que ce soit ; mon dos est solide et je me suis déjà occupé de blessures de chtoniens.

— Votre Jongleur nous aide déjà, dit Selia en hochant la tête vers le jeune homme qui chantait et faisait son numéro, en distrayant les plus jeunes pendant que leurs parents travaillent. Quant à vous, j’ai bien trop à faire pendant les prochains jours si nous voulons nous relever de cette perte. Je n’aurai pas le temps de distribuer le courrier et de le lire à ceux qui n’ont pas appris.

— Je pourrai m’en charger, madame, dit Ragen, mais je ne connais pas assez votre ville pour apporter les lettres.

— Inutile. Arlen va vous emmener jusqu’au grand magasin à Place du Village, dit Selia en poussant le garçon en avant. Donnez les lettres et les paquets à Rusco le Porc lorsque vous livrerez le sel. Tout le monde va courir là-bas maintenant que le sel est arrivé et Rusco est l’un des seuls en ville à savoir lire et compter. Le vieux filou va se plaindre et insistera pour qu’on le paie, mais vous lui direz qu’en ces temps difficiles, toute la ville doit contribuer à l’effort. Vous lui direz de donner les lettres et de les lire à ceux qui ne le peuvent pas, sans quoi je ne lèverai pas le petit doigt la prochaine fois que la ville voudra lui passer une corde autour du cou.

Ragen regarda attentivement Selia, comme pour déterminer si elle plaisantait, mais le visage de la femme resta de marbre. Il s’inclina de nouveau.

— Alors dépêchez-vous, dit Selia. En vous pressant, vous reviendrez au moment où tout le monde se préparera à partir pour la nuit. Si votre Jongleur et vous ne voulez pas payer Rusco pour une chambre, n’importe lequel d’entre nous sera heureux de vous accueillir chez lui.

Elle les chassa et retourna réprimander ceux qui avaient cessé leur travail pour regarder les nouveaux venus.

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— Elle est toujours si… énergique ? demanda Ragen à Arlen.

Ils se dirigeaient vers l’endroit où le Jongleur mimait une scène pour les enfants. Les autres étaient retournés travailler.

Arlen grogna.

— Vous devriez l’entendre parler aux vieux. Vous avez de la chance d’être encore en vie après l’avoir appelée la Stérile.

— Graig disait que tout le monde l’appelait ainsi.

— C’est vrai, mais jamais en face, à moins de vouloir prendre un chtonien par les cornes. Tout le monde répond au quart de tour quand Selia ordonne.

Ragen gloussa.

— Et pourtant, c’est une vieille fille, dit-il d’un ton songeur. Chez moi, seules les Mères s’attendent à se faire obéir de la sorte.

— Qu’est-ce que ça change ? demanda Arlen.

Ragen haussa les épaules.

— Je dois avouer que je n’en sais rien, concéda-t-il. Ça se passe simplement comme ça, à Miln. Les gens font tourner le monde et les Mères font les gens, elles mènent donc la danse.

— Ce n’est pas comme ça ici, dit Arlen.

— Comme dans tous les villages. Il n’y a pas assez d’habitants pour qu’on puisse les ménager. Mais c’est différent dans les Villes Libres. Si l’on excepte Miln, les femmes n’ont guère droit à la parole dans les autres cités.

— Ça me paraît tout aussi stupide, marmonna Arlen.

— Ça l’est, convint Ragen.

Le Messager s’arrêta et tendit à Arlen les rênes de son coursier.

— Attends-moi ici un instant, dit-il avant de se diriger vers le Jongleur. Les deux hommes se mirent à l’écart pour parler et Arlen vit le visage du saltimbanque changer de nouveau, afficher de la colère, puis de l’irritation et enfin de la résignation lorsqu’il tenta d’argumenter face à Ragen, qui restait imperturbable. Sans jamais quitter le Jongleur des yeux, le Messager fit un signe de la main à Arlen qui leur emmena le cheval.

— … me fiche que tu sois fatigué, chuchotait Ragen tout bas. Ces gens ont un terrible travail à accomplir et si tu dois danser et jongler tout l’après-midi pour occuper leurs enfants pendant qu’ils s’y attellent, tu as intérêt à le faire ! Alors, reprends ton air jovial et continue !

Il prit les rênes de la main d’Arlen et les donna à l’homme.

Le garçon put examiner le visage du Jongleur, affichant son indignation et sa peur, jusqu’au moment où celui-ci remarqua qu’il était observé. Il changea aussitôt d’expression et redevint le joyeux drille qui dansait pour les enfants.

Ragen conduisit Arlen jusqu’au chariot et ils s’y installèrent. Le Messager fit claquer les rênes et ils exécutèrent un demi-tour pour prendre le chemin poussiéreux qui menait à la route principale.

— Pourquoi vous vous disputiez ? demanda Arlen tandis que le chariot avançait en cahotant.

Le Messager le regarda un moment puis haussa les épaules.

— C’est la première fois que Keerin s’éloigne autant de la ville, dit-il. Il était plutôt courageux lorsque nous étions tout un groupe et qu’il dormait dans un chariot couvert, mais depuis que nous avons quitté le reste de la caravane à Angiers, il n’en mène pas large. Il a la frousse des chtoniens et il n’est plus de bonne compagnie.

— On ne dirait pas, dit Arlen en regardant l’homme en train de faire la roue.

— Les Jongleurs sont d’excellents comédiens, expliqua Ragen. Ils arrivent si bien à faire semblant d’être ce qu’ils ne sont pas qu’ils parviennent à s’en convaincre eux-mêmes pour un temps. Keerin faisait semblant d’être courageux. La guilde lui a fait passer une épreuve pour savoir s’il pourrait voyager et il a réussi, mais on ne sait jamais vraiment si quelqu’un va tenir deux semaines sur la route avant qu’il se retrouve en situation.

— Comment faites-vous pour rester sur la route la nuit ? demanda Arlen. Papa dit que dessiner des runes sur le sol n’est pas efficace.

— Il a raison, dit Ragen. Regarde dans ce compartiment sous tes pieds.

Arlen obéit et sortit un grand sac de cuir souple qui contenait une corde à nœuds à laquelle étaient accrochées des plaques de bois plus grandes que ses mains. Il écarquilla les yeux en voyant des runes gravées et peintes sur le bois.

Aussitôt, Arlen comprit de quoi il s’agissait : un cercle de protection portatif, assez grand pour entourer la charrette et même un peu plus.

— Je n’avais jamais rien vu de tel, dit-il.

— Ils sont difficiles à fabriquer, expliqua Ragen. La plupart des Messagers passent tout leur apprentissage à maîtriser cet art. Ni la pluie ni le vent ne pourront salir ces runes. Mais cela n’est pas aussi sûr qu’une porte et des murs protégés.

Il se tourna vers Arlen et le regarda intensément.

— As-tu déjà vu un chtonien de près, mon garçon ? T’es-tu déjà retrouvé face à un démon qui tente de te frapper alors que tu ne peux pas t’enfuir et que ta seule protection est une magie invisible ? dit-il avant de secouer la tête. Je suis peut-être trop dur avec Keerin. Il s’en est bien sorti lors de l’épreuve. Il a un peu crié, mais rien d’inhabituel. Supporter tout cela nuit après nuit est une autre histoire. Cela en ébranle certains, ils ont toujours peur qu’une feuille volante tombe sur une protection et que…

Soudain, il siffla et lança vers Arlen une main imitant des griffes. Le garçon sursauta et Ragen éclata de rire.

Arlen passa son pouce sur les plaques de protection lisses et laquées et sentit leur force. Elles étaient espacées les unes des autres de trente centimètres sur la corde, comme pour tous les systèmes de protection. Il en compta plus de quarante.

— Les démons du vent ne peuvent pas arriver en volant dans un cercle aussi grand ? demanda-t-il. Papa plante des poteaux assez hauts pour les empêcher d’atterrir dans les champs.

L’homme le regarda, légèrement surpris.

— Ton père perd sans doute son temps, répondit-il. Les démons du vent savent bien voler, mais pour décoller, il leur faut de la place pour prendre de l’élan ou un endroit surélevé d’où ils peuvent sauter. Il n’y a rien de tel dans un champ de maïs et ils n’ont donc pas très envie d’y atterrir, à moins d’y repérer une proie si tentante qu’ils ne peuvent y résister, comme un petit garçon en train de dormir dans un champ après avoir fait un pari.

Il regarda Arlen comme Jeph l’avait fait lorsqu’il l’avait prévenu qu’il ne fallait pas plaisanter avec les chtoniens. Comme s’il ne le savait pas déjà.

— Les démons du vent ne parviennent à tourner qu’en décrivant de grands cercles, reprit Ragen, et la plupart d’entre eux ont une envergure plus importante que cet anneau au sol. Certains pourraient peut-être y entrer, mais je ne l’ai jamais vu. Si cela devait arriver, cependant…

Il désigna la longue lance épaisse qu’il gardait près de lui.

— On peut tuer un chtonien avec une lance ? demanda Arlen.

— Sans doute pas, mais j’ai entendu dire qu’on pouvait les assommer en les clouant contre nos protections, répondit Ragen en gloussant. J’espère que je n’aurai jamais à découvrir si c’est le cas.

Arlen l’observa, les yeux écarquillés.

Ragen lui rendit son regard, le visage redevenu brusquement sérieux.

— Le travail de Messager est dangereux, mon garçon, dit-il.

Arlen le considéra un long moment.

— Voir les Villes Libres doit en valoir la peine, finit-il par lancer. Dites-moi la vérité, à quoi ressemble Fort Miln ?

Ragen souleva une manche de sa cotte de mailles pour révéler un tatouage sur son avant-bras, représentant une ville nichée entre deux montagnes.

— C’est la cité la plus riche et la plus belle du monde, répondit-il. Les Mines du Duc sont remplies de sel, de métal et de charbon. Ses murs et ses toits sont si bien protégés qu’ils sont rarement mis à l’épreuve. Lorsque le soleil brille sur ses murs, les montagnes elles-mêmes sont humiliées.

— Je n’ai jamais vu une montagne, dit Arlen qui s’émerveillait en suivant les contours du tatouage avec un doigt. Mon père dit qu’il ne s’agit que de grandes collines.

— Tu vois cette colline ? demanda Ragen en montrant le nord de la route.

Arlen acquiesça.

— La Colline de Boggins. De là-haut, on voit tout le Val.

Ragen hocha la tête.

— Tu sais ce que représente « cent », Arlen ? demanda-t-il.

Le garçon acquiesça une nouvelle fois.

— Dix paires de mains.

— Eh bien, même une petite montagne est plus grande qu’une centaine de tes Collines de Boggins empilées les unes sur les autres, et les montagnes de Miln ne sont pas petites.

Arlen écarquilla les yeux et tenta d’imaginer une telle hauteur.

— Elles doivent toucher le ciel, dit-il.

— Certaines le dépassent, fanfaronna Ragen. Depuis leur sommet, il faut baisser les yeux pour voir les nuages.

— J’aimerais voir ça un jour, dit Arlen.

— Tu pourrais rejoindre la guilde des Messagers lorsque tu auras l’âge.

Le garçon secoua la tête.

— Papa dit que les gens qui partent sont des déserteurs, déclara-t-il. Il crache en disant cela.

— Ton père ne sait pas de quoi il parle. Cracher ne rend pas les choses plus réelles. Sans Messagers, même les Villes Libres s’effondreraient.

— Je croyais que les Villes Libres étaient sûres ? demanda Arlen.

— Il n’existe aucun endroit sûr, Arlen. Pas vraiment. Miln a plus d’habitants et peut supporter les pertes humaines plus facilement qu’un endroit comme Val Tibbet, mais les chtoniens font tout de même des victimes tous les ans.

— Combien y a-t-il d’habitants à Miln ? demanda Arlen. Il y en a neuf cents à Val Tibbet, et Pré Ensoleillé, plus loin sur la route, est censé être aussi gros.

— Il y en a trente mille à Miln, dit fièrement Ragen.

Arlen le regarda, troublé.

— Mille, c’est cent fois dix, expliqua le Messager.

Arlen réfléchit un moment puis secoua la tête.

— Il n’y a pas autant d’habitants dans le monde, dit-il.

— Si, et même plus, dit Ragen. Le monde est vaste pour les courageux capables d’affronter les ténèbres.

Arlen ne répondit pas et ils avancèrent en silence pendant un moment.

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Le chariot bruyant mit une heure et demie pour atteindre Place du Village. Il s’agissait du centre du Val et elle comptait quelques dizaines de maisons en bois protégées, où vivaient ceux qui ne travaillaient ni aux champs, ni dans les rizières, qui ne pêchaient pas et qui ne coupaient pas le bois. On y trouvait le tailleur, le boulanger, le maréchal-ferrant, le tonnelier et tout le reste.

Le centre était composé d’une place, où les gens se réunissaient, et du plus imposant bâtiment du Val : le grand magasin. La boutique comprenait une grande salle ouverte qui accueillait des tables et le comptoir, une réserve encore plus vaste à l’arrière, et une cave qui contenait tout ce qui avait de la valeur au Val.

Les filles du Porc, Dasy et Catrin, s’occupaient de la cuisine. Avec deux crédits, on pouvait s’offrir un repas qui remplissait l’estomac, mais Silvy traitait le Porc d’escroc car, avec deux crédits, on pouvait acheter assez de céréales pour tenir une semaine. Pourtant, beaucoup d’hommes célibataires payaient ce prix, et pas seulement pour la nourriture. Dasy n’avait aucun charme et Catrin était grosse, mais l’oncle Cholie disait que les hommes qui les épouseraient n’auraient plus jamais de soucis d’argent.

Tous les habitants du Val apportaient leurs produits au Porc, qu’il s’agisse de maïs, de viande, de fourrures, de poteries, de vêtements, de meubles ou d’outils. Le Porc les prenait, les comptait et, en échange, il donnait au client des crédits pour acheter d’autres choses au magasin.

Pourtant, les objets semblaient toujours valoir plus cher que ce que le Porc payait. Arlen savait suffisamment compter pour s’en apercevoir. Il y avait de sérieuses disputes lorsque les gens venaient vendre, mais le Porc fixait les prix et avait en général le dernier mot. Tout le monde ou presque détestait le Porc, mais tous avaient également besoin de lui, et tous étaient donc plus enclins à brosser son manteau ou à lui tenir la porte qu’à cracher sur son passage.

Les autres habitants du Val travaillaient du matin au soir et avaient du mal à joindre les deux bouts, mais le Porc et ses filles avaient toujours les joues rebondies, le ventre plein et des habits propres et neufs. Arlen, lui, devait s’envelopper dans une couverture chaque fois que sa mère allait laver ses vêtements.

Ragen et Arlen attachèrent les mules devant le magasin et entrèrent. La salle était vide, et si elle sentait d’habitude le lard, aucune odeur n’émanait de la cuisine ce jour-là.

Le garçon dépassa le Messager pour rejoindre le comptoir. Rusco y avait mis une petite sonnette en bronze qu’il avait rapportée des Villes Libres. Le garçon adorait cet objet. De la main, il tapa dessus et sourit en entendant le son cristallin qu’elle émit.

Un bruit sourd retentit dans la réserve et Rusco traversa les rideaux qui la séparaient de la salle principale. Malgré ses soixante ans, il était grand, encore fort et se tenait bien droit, même si son ventre pendait mollement sur sa taille et que son front ridé gagnait du terrain face à ses cheveux gris. Il portait un pantalon léger et des chaussures de cuir, ainsi qu’une chemise de coton blanche aux manches relevées sur ses avant-bras. Comme toujours, son tablier blanc était immaculé.

— Arlen Bales, dit-il avec un sourire patient en découvrant le garçon. Es-tu venu uniquement pour jouer avec la sonnette ou pour affaires ?

— C’est moi qui suis venu pour affaires, dit Ragen en avançant d’un pas. Vous êtes Rusco le Porc ?

— Rusco tout court. Les habitants ont ajouté le Porc, mais ils ne me le disent jamais en face. Ils ne supportent pas de voir un homme réussir.

— Ça fait deux fois, dit Ragen d’un ton songeur.

— Pardon ? fit Rusco.

— Cela fait deux fois que le journal de bord de Graig me place dans une situation délicate, expliqua Ragen. J’ai qualifié Selia de « Stérile » ce matin.

Rusco éclata de rire.

— Ha, ha ! C’est pas vrai ? Eh bien, ça, au moins, ça mérite que je vous offre un verre. Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

— Ragen.

Le Messager posa son lourd cartable et s’installa sur un siège contre le comptoir.

Rusco ouvrit le robinet d’un tonneau et s’empara d’une chope en bois lamellé suspendue à un crochet.

La bière, épaisse, avait la couleur du miel et une couche de mousse blanche à sa surface. Rusco en servit une pour Ragen et une autre pour lui. Puis, il jeta un coup d’œil à Arlen et remplit une chope plus petite.

— Va boire ça à une table et laisse tes aînés parler au comptoir, dit-il. Et si tu sais où est ton intérêt, tu ne diras pas à ta mère que je t’en ai servi une.

Arlen, le visage rayonnant, partit avec son cadeau avant que Rusco puisse changer d’avis. Il avait déjà goûté un peu de bière dans la chope de son père pendant les fêtes, mais n’avait jamais eu de verre pour lui tout seul.

— Je commençais à avoir peur que plus personne ne vienne jamais, entendit-il Rusco dire à Ragen.

— Graig est tombé malade juste avant de partir, l’automne dernier, expliqua Ragen avant de boire à grands traits. Sa Cueilleuse d’Herbes lui a dit de remettre son voyage jusqu’à ce qu’il se rétablisse, mais l’hiver est arrivé et son état a empiré. Pour finir, il m’a demandé de faire sa tournée en attendant que la guilde nomme un remplaçant. Je devais partir avec une caravane de sel jusqu’à Angiers, de toute façon ; j’ai simplement pris un chariot supplémentaire et fait un détour par ici avant de repartir au nord.

Rusco prit sa chope et la remplit de nouveau.

— À Graig, dit-il, un bon Messager, un marchandeur redoutable.

Ragen hocha la tête et les deux hommes trinquèrent avant de boire.

— Une autre ? demanda Rusco lorsque Ragen reposa sa chope sur le bar.

— Dans son journal, Graig a écrit que vous étiez un marchandeur redoutable, vous aussi, dit Ragen. Il m’a prévenu que vous tenteriez de me saouler d’abord.

Rusco ricana et remplit de nouveau la chope avant de la tendre à Ragen.

— Une fois que nous aurons fini de marchander, les verres ne seront plus offerts par la maison, dit-il en prenant un air innocent.

— Sauf si vous voulez que votre courrier arrive jusqu’à Miln, rétorqua Ragen en acceptant la chope avec un sourire.

— Vous allez donc être aussi coriace que Graig, grommela Rusco en remplissant son propre verre. Là, dit-il lorsque la mousse déborda, on n’aura qu’à marchander ivres tous les deux.

Ils éclatèrent de rire et trinquèrent de nouveau.

— Quoi de neuf dans les Villes Libres ? demanda Rusco. Les Krasiens sont toujours décidés à se détruire ?

Ragen haussa les épaules.

— C’est ce qu’on raconte. J’ai cessé de me rendre à Krasia il y a quelques années, lorsque je me suis marié. C’est trop loin, trop dangereux.

— Alors, le fait qu’ils cachent leurs femmes sous des draps n’a rien à voir là-dedans ? demanda Rusco.

Ragen éclata de rire.

— Ça n’a pas joué en leur faveur, répondit-il. Mais c’est surtout leur façon de croire que tous les gens du nord, même les Messagers, sont des lâches, car nous ne passons pas nos nuits à essayer de nous faire tuer.

— Peut-être qu’ils seraient moins enclins à combattre s’ils regardaient plus leurs femmes, songea Rusco. Et à Angiers, et à Miln ? Les ducs continuent à se quereller ?

— Comme d’habitude, dit Ragen. Euchor a besoin du bois d’Angiers pour ses raffineries et de son maïs pour nourrir son peuple. Rhinebeck a besoin du métal et du sel de Miln. Ils doivent commercer pour survivre, mais au lieu de se simplifier la vie, ils passent leur temps à essayer de s’escroquer, surtout lorsqu’une cargaison est interceptée par des chtoniens sur la route. L’été dernier, des démons ont attaqué une caravane d’acier et de sel. Ils ont tué les charretiers, mais ont laissé l’essentiel de la cargaison intact. Rhinebeck l’a récupéré et a refusé de payer, en arguant qu’il l’avait simplement trouvé.

— Le duc Euchor devait être furieux, dit Rusco.

— Livide, confirma Ragen. C’est moi qui lui ai rapporté la nouvelle. Son visage est devenu écarlate et il a juré qu’Angiers n’obtiendrait pas une once de sel tant que Rhinebeck n’aurait pas payé.

— Et il l’a fait ? demanda Rusco en se penchant en avant avec empressement.

Ragen secoua la tête.

— Ils ont tout mis en œuvre pour se faire mourir mutuellement de faim pendant quelques mois, puis la guilde des Marchands a payé, juste pour faire sortir leurs cargaisons avant l’hiver et éviter qu’elles ne pourrissent dans des entrepôts. Rhinebeck leur en veut, à présent, car ils ont cédé à Euchor, mais il a sauvé la face et les livraisons ont repris, ce qui était l’essentiel pour tout le monde à part pour ces deux chiens.

— Vous feriez mieux de faire attention à la façon dont vous parlez des ducs, même dans une contrée si éloignée, le prévint Rusco.

— Qui va aller leur dire ? demanda Ragen. Vous ? Le garçon ?

Il désigna Arlen et les deux hommes éclatèrent de rire.

— Et maintenant, je dois apporter des nouvelles de Pontrivière à Euchor, ce qui ne va pas arranger les choses, poursuivit Ragen.

— La ville à la frontière de Miln, à un jour à peine d’Angiers. J’y ai des contacts.

— Plus maintenant, non, dit le Messager sur un ton plein de sous-entendus.

Les deux hommes restèrent silencieux un moment.

— Assez de mauvaises nouvelles, reprit Ragen en soulevant son cartable pour le poser sur le comptoir.

Rusco le regarda d’un air dubitatif.

— Ça ne ressemble pas à du sel, dit-il, et ça m’étonnerait que j’aie autant de courrier.

— Vous avez six lettres ainsi qu’une dizaine de paquets, dit Ragen en tendant à Rusco une liasse de feuilles pliées. Tout ce qui doit être distribué est listé ici, avec les autres lettres dans le cartable et les paquets dans la charrette. J’ai donné à Selia une copie de la liste, le prévint-il.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de cette liste ou de votre sac de courrier ? demanda Rusco.

— La Représentante est occupée et ne pourra pas distribuer le courrier, ni le lire à ceux qui en sont incapables. Elle vous a désigné.

— Et quelle va être ma compensation pour le temps de travail passé à lire aux habitants de la ville ?

— La satisfaction d’avoir rendu service à vos voisins ? proposa Ragen.

Rusco ronchonna.

— Je ne suis pas venu à Val Tibbet pour me faire des amis, dit-il. Je suis un homme d’affaires et je fais beaucoup pour ce village.

— Ah bon ? fit Ragen.

— Pour sûr. Avant que j’arrive dans cette bourgade, ils ne faisaient que du troc. (Il prononça ce mot comme un juron et cracha par terre.) Ils collectaient les fruits de leur labeur et se rassemblaient sur la place tous les septièmes jours, se disputant pour savoir combien de haricots valaient un épi de maïs ou combien de riz il fallait donner au tonnelier pour avoir de quoi entreposer ce même riz. Et si vous n’obteniez pas ce que vous vouliez le septième jour, vous deviez attendre la semaine suivante ou faire du porte-àporte. Maintenant, tout le monde peut venir ici, tous les jours, à n’importe quelle heure du lever au coucher du soleil, et échanger des crédits contre ce dont il a besoin.

— Le sauveur de la ville, ironisa Ragen. Et vous ne demandez rien en échange.

— Rien qu’un minuscule profit, dit Rusco en souriant.

— Et combien de fois les villageois ont-ils essayé de vous pendre pour les avoir escroqués ? demanda Ragen.

Rusco plissa les yeux.

— Trop souvent, étant donné que la moitié d’entre eux sait à peine compter jusqu’à dix et que les autres arrivent tout juste à dépasser vingt, dit-il.

— Selia a dit que la prochaine fois que cela arrivera, elle ne vous aiderait pas, dit Ragen d’une voix devenue brusquement plus sévère. À moins que vous apportiez votre contribution. Nombreux sont ceux, à l’autre bout de la ville, dont le sort est pire que de devoir lire le courrier.

Rusco fronça les sourcils, mais il prit la liste et emporta le gros sac dans sa réserve.

— C’est vraiment grave ? demanda-t-il en revenant.

— Oui, dit Ragen. Vingt-sept pour l’instant et encore quelques disparus.

— Par le Créateur, pesta Rusco en dessinant une protection dans l’air devant lui. Je pensais qu’il ne s’agissait au pire que d’une famille.

— Si seulement…, dit Ragen.

Ils restèrent tous les deux silencieux pendant un moment, comme il convenait, puis levèrent les yeux en même temps.

— Vous avez le sel de l’année ? demanda Rusco.

— Vous avez le riz du duc ? répondit Ragen.

— Je l’ai gardé tout l’hiver, comme vous n’arriviez pas.

Le Messager écarquilla les yeux.

— Oh, il est encore bon ! dit Rusco en levant brusquement les mains comme pour se défendre. Je l’ai gardé fermé et au sec, et il n’y a pas de nuisibles dans ma cave !

— Je dois m’en assurer, vous comprenez, dit Ragen.

— Bien sûr, bien sûr. Arlen, va chercher cette lampe ! ordonna Rusco en montrant au garçon le coin du comptoir.

Arlen se précipita sur la lanterne et prit le percuteur. Il alluma la mèche et baissa le verre avec déférence. On ne lui avait encore jamais fait confiance pour porter du verre. C’était plus froid qu’il l’imaginait, mais il se réchauffait très vite à mesure que la flamme le léchait.

— Porte-la dans la cave pour nous, ordonna Rusco.

Arlen tenta de contenir son excitation. Il avait toujours rêvé de voir ce qu’il y avait derrière le comptoir. On racontait que, si tous les habitants du Val empilaient leurs possessions, elles ne rivaliseraient pas avec les merveilles de la cave du Porc.

Il regarda Rusco tirer sur un anneau par terre pour ouvrir une large trappe. Arlen s’avança rapidement, inquiet à l’idée que le vieux Porc change d’avis. Il descendit l’escalier qui craquait en tenant la lanterne bien en l’air pour éclairer le chemin. La lumière illumina des piles de caisses et de tonneaux, entassés du sol au plafond et alignés sur des rangées s’étendant au-delà de la zone éclairée. Le sol était en bois pour empêcher les chtoniens d’arriver directement dans la cave en sortant du Cœur, mais il y avait tout de même des runes sculptées dans les étagères fixées aux murs. Le vieux Porc faisait attention à ses trésors.

Le commerçant les guida dans les allées jusqu’à des tonneaux scellés et entreposés au fond de la pièce.

— Ils ont l’air intacts, dit Ragen en examinant le bois.

Il réfléchit un instant, puis choisit un tonneau au hasard.

— Celui-ci, dit-il en le désignant.

Rusco grogna et tira le tonneau en question. Certains disaient que son travail était facile, mais ses bras étaient aussi durs et épais que ceux d’une personne habituée à manier une hache ou une faux. Il brisa les sceaux et ôta le couvercle de la barrique, puis puisa du riz dans une petite casserole pour que Ragen puisse l’inspecter.

— Du bon riz des marécages, dit-il au Messager, et pas l’ombre d’un charançon, ni de pourriture. Il s’échangera pour un bon prix à Miln, surtout après si longtemps.

Ragen grogna et acquiesça. Ils refermèrent le couvercle et remontèrent.

Ils parlementèrent pendant quelque temps pour s’accorder sur le nombre de tonneaux de riz que valaient les lourds sacs de sel sur la charrette. Finalement, aucun des deux ne parut satisfait, mais ils se serrèrent tout de même la main pour matérialiser leur accord.

Rusco appela ses filles et ils allèrent tous ensemble décharger le sel du chariot. Arlen tenta de soulever un sac, mais il était bien trop lourd. Il tituba et tomba en le lâchant.

— Fais attention ! le gronda Dasy en lui administrant une tape sur la nuque.

— Si tu n’arrives pas à les soulever, alors va tenir la porte ! aboya Catrin.

Elle portait un sac sur une épaule et un autre sous un de ses bras épais. Arlen se releva et se précipita pour lui tenir le battant.

— Va chercher Ferd Meunier et dis-lui que nous lui donnerons cinq… non, quatre crédits par sac qu’il pourra moudre, dit Rusco à Arlen. Cinq s’il les entrepose dans des tonneaux, avec du riz pour les conserver au sec.

La plupart des habitants du Val travaillaient pour le Porc d’une façon ou d’une autre, mais cette proportion augmentait encore chez ceux de la Place.

— Ferd est au Hameau, dit Arlen. Comme presque tout le monde.

Rusco grogna, mais ne répondit pas. Bientôt, il ne resta plus sur le chariot que quelques caisses et des sacs qui ne contenaient pas de sel. Les filles de Rusco les lorgnaient avidement, mais restèrent silencieuses.

— Nous sortirons le riz de la cave ce soir et nous le garderons dans la réserve jusqu’à ce que vous soyez prêts à repartir pour Miln, dit Rusco lorsque le dernier sac fut traîné à l’intérieur.

— Merci, répondit Ragen.

— Les affaires du duc sont réglées, alors ? demanda Rusco en souriant, les yeux attirés par les objets restants sur la charrette.

— Les affaires du duc, oui, dit Ragen en souriant à son tour.

Arlen espérait qu’ils allaient lui donner une autre bière pendant qu’ils marchanderaient. La première lui avait fait tourner la tête, comme s’il avait attrapé un rhume, mais sans la toux, le nez qui coule et les douleurs. Il aimait cette sensation et voulait la retrouver.

Il aida à porter les objets restants dans la salle du bar et Catrin apporta un plateau de sandwichs garnis de viande. On donna à Arlen une deuxième chope de bière pour faire passer la nourriture et le vieux Porc lui dit qu’il inscrirait deux crédits sur son compte pour sa peine.

— Je ne dirai rien à tes parents, dit le Porc, mais si tu les dépenses en bière et qu’ils t’attrapent, tu devras travailler pour compenser les ennuis que j’aurai avec ta mère.

Arlen acquiesça avec enthousiasme. Il n’avait encore jamais eu de crédits à dépenser au magasin.

Après le repas, Rusco et Ragen s’installèrent au comptoir et ouvrirent les autres articles apportés par le Messager. Les yeux d’Arlen brillèrent devant chaque trésor dévoilé. Il découvrit des rouleaux du tissu le plus fin qu’il ait jamais vu, des outils en métal et des épingles, de la céramique et des épices exotiques. Il y avait même quelques tasses en verre brillant et étincelant.

Le Porc semblait moins impressionné.

— Graig avait une meilleure cargaison l’année dernière, dit-il. Je t’offre… cent crédits pour le tout.

Arlen resta bouche bée. Cent crédits ! Pour ce prix, Ragen pouvait acheter la moitié du Val.

Mais le Messager se moquait bien de cette offre. Son regard se durcit de nouveau et il frappa du poing sur la table. En entendant ce bruit, Dasy et Catrin levèrent les yeux de leur ménage.

— Vos crédits peuvent tomber dans le Cœur ! tonna-t-il. Je ne suis pas un de vos péquenauds, et si vous ne voulez pas que la guilde sache que vous êtes un escroc, vous feriez mieux de ne pas me prendre pour l’un d’eux.

— Sans rancune ! dit Rusco en éclatant de rire et en battant l’air d’une façon apaisante. Il fallait bien que j’essaie… vous comprenez. Ils aiment toujours l’or, à Miln ? demanda-t-il avec un sourire narquois.

— Comme partout, dit Ragen.

Il fronçait encore les sourcils, mais sa voix était dépourvue de colère.

— Pas ici, dit Rusco.

Il retourna derrière le rideau et ils l’entendirent farfouiller. Il parla plus fort pour se faire comprendre :

— Ici, si quelque chose ne peut pas être mangé, ou porté, ou utilisé pour peindre une protection ou labourer un champ, ça n’a aucune valeur.

Il revint, un instant plus tard avec un grand sac en tissu qui tinta lorsqu’il le déposa sur le comptoir.

— Les gens d’ici ont oublié que c’est l’or qui fait tourner le monde, poursuivit-il en plongeant une main dans son sac et en en tirant deux lourdes pièces jaunes qu’il agita sous le nez de Ragen. Les enfants du meunier s’en servaient pour jouer ! Pour jouer ! Je leur ai dit que j’échangerais cet or contre un jouet en bois sculpté que j’avais en réserve et ils ont cru que je leur faisais un cadeau ! Ferd est même venu me remercier le lendemain !

Il partit d’un grand éclat de rire. Arlen sentit qu’il aurait dû être offensé par une telle attitude, mais sans vraiment comprendre pourquoi. Il avait souvent joué avec le jouet des Meunier et il lui paraissait valoir plus que deux disques de métal, si brillants soient-ils.

— Ce que j’ai apporté vaut bien plus que deux soleils, dit Ragen en désignant les pièces avant de jeter un coup d’œil au sac.

— Ça ne m’inquiète pas ! dit Rusco en souriant.

Il ouvrit complètement le sac. Le tissu s’étala sur le comptoir, dévoilant d’autres pièces, des chaînes, des anneaux et des colliers de pierres étincelantes. Pour Arlen, tout était très joli, mais il fut surpris de la réaction de Ragen : ses yeux exorbités brillaient de convoitise.

Ils marchandèrent de nouveau, le Messager observant les pierres à la lumière et mordant les pièces, tandis que Rusco touchait les tissus et goûtait les épices. Tout restait très flou aux yeux d’Arlen, dont la tête tournait à cause de la bière. Catrin apportait chope sur chope aux deux hommes, mais ils ne semblaient pas aussi affectés que le garçon.

— Deux cent vingt soleils d’or, deux lunes d’argent, le collier et trois anneaux d’argent, finit par dire Rusco. Et pas une seule pièce de plus.

— Rien d’étonnant à ce que vous travailliez dans un trou perdu, dit Ragen. Vous avez dû être chassé de la ville suite à l’une de vos arnaques.

— Les insultes ne vont pas vous rendre plus riche, dit le Porc, assuré d’avoir l’avantage.

— Ce n’est pas cette fois que je vais devenir riche, répondit Ragen. Une fois les coûts du voyage payés, tout ce qui restera ira à la veuve de Graig.

— Ah, Jenya, dit Rusco avec nostalgie. Elle écrivait pour les habitants de Miln qui ne savaient pas écrire, parmi lesquels mon crétin de neveu. Que va-t-elle devenir ?

Ragen secoua la tête.

— La guilde ne lui a pas payé de prime de décès, car Graig est mort chez lui, expliqua-t-il. Et comme elle n’est pas Mère, on va lui refuser beaucoup de travaux.

— Désolé de l’entendre, dit Rusco.

— Graig lui a laissé de l’argent, reprit Ragen, même s’il n’a jamais gagné beaucoup, et la guilde continuera à la payer pour écrire. Ce que rapportera ce voyage lui permettra de tenir un peu. Mais elle est jeune et elle finira par tout dépenser, à moins de trouver un autre mari ou un meilleur travail.

— Et ensuite ? demanda Rusco.

Ragen haussa les épaules.

— Elle aura du mal à trouver un autre mari, puis qu’elle en a déjà eu un et n’a pas réussi à avoir d’enfants, mais elle ne finira pas Mendiante. Mes frères de la guilde et moi l’avons juré. L’un de nous la prendra comme Servante avant que cela arrive.

— Tout de même, dit Rusco en secouant la tête, déchoir de la classe des Marchands à celle des Servants…

Il tendit la main vers le sac, désormais bien plus léger, et en sortit un anneau dans lequel était incrustée une pierre pure et étincelante.

— Veillez à lui donner ceci, dit-il en tendant la bague.

Ragen allait s’en emparer lorsque Rusco l’éloigna brusquement de lui.

— Elle me répondra par un message, vous comprenez, dit-il. Je connais son écriture. (Ragen le regarda pendant un instant et Rusco ajouta aussitôt : ) Sans vouloir vous insulter. Le Messager sourit.

— Votre générosité compense vos insultes, dit-il en prenant l’anneau. Cela lui permettra de se nourrir pendant des mois.

— Oui, bon, dit Rusco d’un ton bourru en ramassant les restes du sac. N’en dites rien aux villageois ou je perdrais ma réputation d’escroc.

— Votre secret ne sortira pas de cette pièce, dit Ragen en riant.

— Vous pourriez peut-être gagner un peu plus d’argent, expliqua Rusco.

— Ah oui ?

— Nos lettres devaient partir pour Miln il y a six mois. Restez encore quelques jours, le temps que nous en écrivions et en collections de nouvelles, aidez peut-être à en rédiger quelques-unes, et je vous dédommagerai.

» Pas avec de l’or, précisa-t-il, mais peut-être que Jenya apprécierait un fût de riz, de la viande ou du poisson séché.

— En effet, dit Ragen.

— Je pourrais aussi trouver du travail à votre Jongleur, ajouta Rusco. Il verra plus de clients ici, sur la Place, qu’en allant de ferme en ferme.

— C’est d’accord, dit Ragen. Mais il faudra de l’or pour Keerin.

Rusco lui jeta un regard ironique et le Messager éclata de rire.

— Il fallait bien que j’essaie… vous comprenez ! dit-il. De l’argent, alors.

Rusco hocha la tête.

— Je ferai payer une lune par spectacle et, sur cette lune, je garderai une étoile et lui donnerai les trois autres.

— Je croyais que vous aviez dit que les villageois n’avaient pas d’argent, fit remarquer Ragen.

— C’est le cas de la plupart. Je leur vends les lunes… disons, contre cinq crédits.

— Ainsi, Rusco le Porc prend sa part à chaque transaction ?

Le Porc afficha un sourire.

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Sur le chemin du retour, Arlen était tout excité. Le vieux Porc lui avait promis de le laisser voir le Jongleur gratuitement s’il répandait la nouvelle que Keerin ferait son spectacle sur la Place au plus haut de la course du soleil, le lendemain, contre cinq crédits ou une lune en argent de Miln. Il n’aurait pas beaucoup de temps – ses parents seraient prêts à partir dès que Ragen et lui rentreraient – mais il était certain de pouvoir faire passer le mot avant qu’ils l’embarquent dans la charrette.

— Parlez-moi des Villes Libres, supplia Arlen sur la route. Combien en avez-vous vues ?

— Cinq, répondit Ragen. Miln, Angiers, Lakton, Rizon et Krasia. Il y en a peut-être d’autres par-delà les montagnes ou le désert, mais personne de ma connaissance ne les a jamais vues.

— À quoi ressemblent-elles ?

— Fort Angiers, le bastion de la forêt, est au sud de Miln, sur la Rivière de Partage, expliqua Ragen. Angiers fournit du bois aux autres villes. Plus loin au sud, il y a le grand lac et, à sa surface, on trouve Lakton.

— Un lac, c’est comme une mare ? demanda Arlen.

— Un lac est à une mare ce qu’une montagne est à une colline. (Ragen laissa un moment au garçon pour qu’il digère cette information.) Sur l’eau, les Laktoniens sont protégés des démons des flammes, de pierre et du bois. Leur maillage de protection les préserve des démons du vent et personne ne sait mieux se protéger des démons de l’eau qu’eux. Ce sont des pêcheurs et des milliers d’habitants des villes du sud dépendent de leurs prises pour se nourrir.

» À l’ouest de Lakton se trouve Fort Rizon, qui n’est pas techniquement un fort, car on peut franchir ses murailles d’un simple pas, mais qui possède les plus grandes terres cultivées que tu ne verras jamais. Sans Rizon, les autres Villes Libres mourraient de faim.

— Et Krasia ? demanda Arlen.

— Je ne suis allé à Fort Krasia qu’une fois. Les Krasiens ne sont guère accueillants envers les étrangers et il faut traverser le désert pendant des semaines pour s’y rendre.

— Le désert ?

— Du sable, expliqua Ragen. Rien que du sable sur des kilomètres dans toutes les directions. Pas de nourriture, pas d’eau à part celle que l’on a emportée et pas d’ombre pour se mettre à l’abri du soleil brûlant.

— Et des gens vivent là ? demanda Arlen.

— Oh, oui. Autrefois les Krasiens étaient plus nombreux que les Milniens. Mais ils sont en train de disparaître.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils se battent contre les chtoniens.

Arlen écarquilla les yeux.

— On peut se battre contre les chtoniens ?

— On peut affronter n’importe quoi, Arlen, dit Ragen. Le problème, lorsqu’on combat les chtoniens, c’est que la plupart du temps, on perd. Les Krasiens en tuent pas mal, mais les chtoniens s’en sortent mieux. Chaque année, il y a de moins en moins de Krasiens.

—Mon père dit que les chtoniens mangent l’âme de ceux qu’ils attrapent.

— Bah ! (Ragen cracha sur le côté de la charrette.) Des superstitions absurdes.

Ils venaient de prendre un virage proche du hameau lorsque Arlen remarqua quelque chose qui pendait d’un arbre, loin devant eux.

— C’est quoi ? demanda-t-il en le désignant.

— Par la nuit, pesta Ragen avant de claquer les rênes pour faire partir les mules au galop.

Arlen fut projeté en arrière sur le banc et prit un instant pour se rétablir. Puis il regarda l’arbre dont ils s’approchaient rapidement.

— Oncle Cholie ! cria-t-il en voyant l’homme battre des pieds et tenter de saisir la corde autour de son cou.

— À l’aide ! À l’aide !

Il sauta du chariot, tomba durement sur le sol, mais se remit aussitôt debout et fonça vers Cholie. Alors qu’il arrivait, son oncle, en s’agitant, lui assena un coup de pied à la bouche et le fit tomber. Il sentit le goût du sang mais, bizarrement, aucune douleur. Il se releva de nouveau, attrapa les jambes de Cholie et tenta de le soulever pour détendre la corde, mais il était trop petit et son oncle trop lourd. L’homme continuait à s’étouffer et à remuer.

— Aidez-le ! cria Arlen à Ragen. Il s’étrangle ! Aidez-moi, quelqu’un !

Il leva les yeux et vit Ragen saisir une lance à l’arrière de la charrette. Le Messager la rejeta en arrière avant de la projeter en avant, prenant à peine le temps de viser. Mais il mit dans le mille : la corde fut tranchée et le pauvre Cholie s’effondra sur Arlen. Ils tombèrent tous deux à terre.

Ragen arriva aussitôt et ôta la corde du cou de Cholie. Cela ne parut pas changer grand-chose : l’homme continuait à s’étouffer et à serrer son cou. Ses yeux étaient si exorbités qu’ils auraient pu s’échapper de sa tête et son visage était si rouge qu’il semblait violet. Arlen cria lorsqu’il s’agita violemment, puis s’immobilisa.

Ragen frappa sur la poitrine de Cholie et lui insuffla de grosses quantités d’air, mais en vain. Finalement, le Messager abandonna, s’effondra dans la poussière et poussa un juron.

Arlen avait déjà fait l’expérience de la mort. Ce spectre venait fréquemment à Val Tibbet. Mais ceci n’avait rien à voir avec le fait de mourir d’une maladie ou à cause d’un chtonien. C’était différent.

— Pourquoi ? demanda-t-il à Ragen. Pourquoi s’être tant battu pour survivre hier soir et se tuer maintenant ?

— Il s’est battu ? dit le Messager. Est-ce que l’un d’entre eux s’est réellement battu ? Ou ont-ils couru pour se cacher ?

— Je ne…, commença Arlen.

— Il y a des moments où se cacher ne suffit pas, Arlen. Parfois, se cacher tue quelque chose en toi, de sorte que même si tu survis aux démons, tu n’es plus vraiment vivant.

— Qu’aurait-il pu faire d’autre ? On ne peut pas combattre un démon.

— Je préférerais affronter un ours dans sa tanière, mais c’est faisable.

— Mais vous avez dit que les Krasiens mourraient à cause de ça, protesta Arlen.

— C’est le cas, dit Ragen. Mais ils suivent ce que leur dicte leur cœur. Je sais que ça peut paraître de la folie, Arlen, mais au fond d’eux, les humains veulent se battre, comme ils le faisaient dans les anciens contes. Ils veulent protéger leurs femmes et leurs enfants comme tout homme devrait le faire. Mais ils ne peuvent pas, parce que les grandes runes sont perdues, alors ils s’enferment comme des lapins dans des cages et se cachent, terrifiés, pendant la nuit. Mais parfois, surtout lorsque tu vois mourir des êtres aimés, la tension te brise et tu finis par rompre.

Il posa une main sur l’épaule d’Arlen.

— Désolé que tu aies assisté à ça, mon garçon, dit-il. Je sais que c’est difficile à comprendre pour l’instant…

— Non, dit Arlen, je comprends.

Et le garçon se rendit compte que c’était vrai. Il comprenait le besoin de se battre. Il ne s’attendait pas à gagner lorsqu’il avait attaqué Cobie et ses amis, ce jour-là. Il pensait même qu’il allait recevoir la raclée de sa vie. Mais dès qu’il s’était emparé du bâton, cela n’avait plus eu d’importance. Il savait juste qu’il en avait assez d’être maltraité et voulait y mettre fin, d’une manière ou d’une autre.

Savoir qu’il n’était pas tout seul était réconfortant.

Arlen regarda son oncle, allongé dans la poussière, les yeux écarquillés de terreur. Il s’agenouilla et lui ferma les paupières du bout des doigts. Cholie n’avait plus rien à craindre, à présent.

— Avez-vous déjà tué un chtonien ? demanda-t-il au Messager.

— Non, répondit Ragen en secouant la tête. Mais j’en ai combattu quelques-uns. Des cicatrices en témoignent. Mais je cherchais moins à les tuer qu’à m’en sortir, ou à les maintenir éloignés de quelqu’un.

Arlen réfléchit à tout cela pendant qu’ils enveloppaient Cholie dans une bâche, puis le mettaient à l’arrière du chariot. Ils se hâtèrent de retourner au Hameau. Jeph et Silvy avaient déjà chargé la charrette et attendaient impatiemment de pouvoir partir, mais la vue du corps désamorça la colère qu’avait provoquée le retard d’Arlen.

Silvy pleura et se jeta sur son frère, mais il n’y avait pas de temps à perdre s’ils voulaient retourner à la ferme avant la nuit. Jeph dut la retenir le temps que le Confesseur Harral peigne une protection sur la bâche et dise une prière en jetant le corps de Cholie dans le bûcher funéraire.

Les survivants qui ne restaient pas chez Brine Coupeur se séparèrent et repartirent avec les autres. Jeph et Silvy proposèrent de l’aide à deux femmes. Norine Coupeur avait plus de cinquante printemps. Son mari était mort quelques années auparavant et elle avait perdu sa fille et son petit-fils au cours de l’attaque. Marea Bales était vieille, elle aussi : presque quarante ans. Son mari était resté dehors lorsque les autres avaient tiré au sort les places dans la cave. Comme Silvy, elles s’écroulèrent toutes deux à l’arrière de la charrette de Jeph et se mirent à regarder fixement leurs genoux. Arlen fit au revoir de la main à Ragen lorsque son père fit claquer son fouet.

Le Hameau près du Bois s’éloignait lorsque Arlen se rendit compte qu’il n’avait dit à personne d’aller voir le Jongleur.