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UNE NUIT SEUL
319 AR
Arlen courait dans les bois à toute vitesse, se dirigeant au hasard, tournant parfois à angle droit pour s’assurer que son père ne pourrait pas le suivre. Mais lorsque les cris de Jeph devinrent plus faibles, il comprit que celui-ci n’essaierait même pas.
Pourquoi prendrait-il cette peine ? pensa-t-il. Il sait que je vais devoir revenir avant la nuit. Où pourrais-je aller ?
Partout. Cette réponse lui vint spontanément et son cœur lui dit que c’était la bonne réponse.
Il ne pouvait pas retourner à la ferme et faire comme si de rien n’était. Il ne pouvait pas regarder Ilain prendre la place de sa mère dans le lit conjugal. Même la jolie Renna, qui embrassait si bien, lui rappellerait toujours ce qu’il avait perdu et pourquoi.
Mais où pouvait-il aller ? Son père avait raison à propos d’une chose : il allait bien devoir s’arrêter de courir. Il allait devoir se mettre à l’abri avant la nuit ou bien les heures à venir allaient être ses dernières.
Revenir à Val Tibbet n’était pas envisageable. Quelle que soit la personne à qui il demanderait asile, elle le ramènerait chez lui en le tenant par l’oreille le lendemain et il serait fouetté pour son escapade.
Le Pré Ensoleillé, alors. À part quand le Porc payait quelqu’un pour y apporter une cargaison, personne ne s’y rendait en venant de Val Tibbet, à part les occasionnels Messagers.
Coline avait dit que Ragen se dirigeait vers le Pré Ensoleillé avant de repartir dans les Villes Libres. Arlen aimait bien Ragen, c’était le seul adulte qui lui avait parlé sans condescendance. Le Messager et Keerin avaient plus d’un jour d’avance sur lui et ils étaient à cheval, mais s’il se dépêchait, il pourrait peut-être les rattraper à temps et les supplier de l’emmener jusqu’aux Villes Libres.
Il avait toujours la carte de Coline, attachée autour du cou. Elle indiquait la route jusqu’aux Près Ensoleillés et les fermes qui se trouvaient en chemin. Même aussi loin dans les bois, il était presque sûr de savoir où était le nord.
À midi, il trouva la route ou, plus exactement, la route le trouva car elle apparut face à lui au milieu des bois. Il avait dû perdre son sens de l’orientation entre les arbres.
Il continua à marcher pendant quelques heures, mais ne vit aucune trace d’une ferme ou de la maison de la vieille Cueilleuse d’Herbes. En regardant le soleil, son inquiétude s’accrut. S’il marchait vers le nord, l’astre aurait dû se trouver à sa gauche, mais ce n’était pas le cas. Il était pile en face de lui.
Il s’arrêta et examina la carte qui confirma ses craintes. Il n’était pas sur la route du Pré Ensoleillé, mais sur celle qui allait vers les Villes Libres. Pire : après l’embranchement qui menait au Pré Ensoleillé, cette voie sortait des limites de la carte.
L’idée de revenir sur ses pas était décourageante, d’autant plus qu’il ne savait pas s’il trouverait un abri à temps. Il se retourna néanmoins, prêt à rebrousser chemin.
Non, décida-t-il. Faire demi-tour, c’est ce qu’aurait fait papa. Quoi qu’ il arrive, je continue tout droit.
Arlen se remit à marcher, laissant Val Tibbet et les Près Ensoleillés derrière lui. Chaque pas était plus facile et léger que le précédent.
Il avança pendant des heures et finit par sortir de la zone boisée pour déboucher dans une prairie : des terres vastes et luxuriantes, vierges de tout labour et de tout pâturage. Il monta au sommet d’une colline et inspira une profonde goulée de cet air frais et pur. Un gros rocher saillait du sol : Arlen grimpa dessus et contempla le vaste monde qui avait toujours été hors de sa portée. Aucune habitation n’était visible, il n’y avait pas un seul endroit où se mettre à l’abri. Il avait peur de la nuit à venir, mais c’était une sensation lointaine, comme le fait de savoir qu’on va vieillir et mourir un jour.
Lorsque l’après-midi se transforma en soirée, Arlen se mit à chercher un endroit où se reposer. Un taillis semblait prometteur : il y avait peu d’herbes entre les arbres et il pouvait dessiner des runes sur le sol, mais un démon de bois pourrait escalader l’un des troncs et, de là, sauter dans son cercle de protection.
Il y avait un petit tas de pierres dépourvu d’herbe, mais, lorsque Arlen se tint à son sommet, il remarqua que le vent était fort et craignit qu’il puisse recouvrir les runes, les rendant inutiles.
Pour finir, Arlen trouva un endroit que les démons des flammes avaient incendié récemment. Les bourgeons naissants n’avaient pas encore percé la couche de la cendre et, en traînant les pieds, il découvrit que le sol était dur en dessous. Il dégagea la cendre sur une grande surface et commença à dessiner un cercle de runes. Comme il avait peu de temps, il en fit un petit, pour éviter que vitesse n’égale précipitation.
Il utilisa un bâton fin et dessina les runes dans la poussière, dispersant délicatement les détritus qui s’y trouvaient. Il travailla plus de une heure, rune après rune, reculant fréquemment d’un pas pour s’assurer qu’elles étaient alignées correctement. Ses mains, comme d’habitude, se déplaçaient avec assurance et empressement.
Lorsqu’il eut fini, Arlen avait fait un cercle d’un mètre cinquante de diamètre. Il vérifia les runes trois fois et ne décela pas d’erreurs. Il rangea le bâton dans sa poche et s’assit au milieu du cercle, observant les ombres s’allonger et le soleil descendre en colorant le ciel.
Peut-être allait-il mourir ce soir-là. Ou peut-être pas. Arlen se disait que cela importait peu. Mais son courage s’évanouissait à mesure que la lumière faiblissait. Il sentait son cœur battre dans sa poitrine, et son instinct qui lui disait de se relever et de s’enfuir. Mais il n’avait nulle part où aller. Il était à des kilomètres du plus proche endroit où demander asile. Il trembla, mais pas de froid.
C’était une mauvaise idée, chuchota une petite voix dans son esprit. Il la fit taire, mais ce courage apparent ne détendit pas ses muscles contractés lorsque les rayons du soleil disparurent et qu’il se retrouva environné de ténèbres.
Ils arrivent, le prévint la voix effrayée dans sa tête quand les rubans de brume s’élevèrent du sol.
Le brouillard se rassembla çà et là et les corps des démons prirent forme en sortant de terre. Arlen se leva en même temps qu’eux et serra ses petits poings. Comme toujours, les démons des flammes arrivèrent en premier, trottant joyeusement, chacun suivi d’une traînée de flammes vacillantes. Vinrent ensuite les démons du vent, qui se mirent aussitôt à courir en déployant leurs ailes parcheminées avant de bondir dans les airs. Les démons de pierre leur succédèrent, extirpant péniblement leurs grosses carcasses du Cœur.
Puis les chtoniens virent Arlen et hurlèrent de plaisir en se ruant sur le garçon sans défense.
Un démon du vent s’abattit le premier, en piqué, agitant les griffes accrochées au bout de ses ailes dans l’intention de déchiqueter la gorge d’Arlen. Le garçon cria, mais des étincelles jaillirent lorsque les serres se heurtèrent aux protections et détournèrent l’attaque. Emporté par l’élan, le démon alla frapper le bouclier et fut violemment repoussé dans une explosion scintillante d’énergie. La créature hurla en touchant le sol, mais elle se redressa aussitôt, s’agitant alors que l’énergie magique courait encore le long de ses écailles.
Les agiles démons des flammes attaquèrent ensuite. Le plus imposant d’entre eux n’était guère plus grand qu’un chien. Ils arrivèrent en trottinant et en criant puis se mirent à frapper le bouclier de leurs griffes. Arlen tressaillait chaque fois que les runes s’enflammaient, mais la magie tenait bon. Lorsqu’ils virent que le garçon avait créé un maillage efficace, ils lui crachèrent du feu.
Arlen connaissait ce truc, évidemment. Il dessinait des runes depuis qu’il avait l’âge de tenir un bâtonnet de charbon et il connaissait les symboles qui contraient les jets de flammes. Le feu fut repoussé aussi efficacement que les griffes. Il ne sentit même pas la chaleur.
Les chtoniens se rassemblèrent pour profiter du spectacle, et chaque fois que les protections s’activaient et qu’un éclair permettait à Arlen d’y voir, il en dénombrait de plus en plus : une horde cruelle, avide de lui arracher la peau des os.
D’autres démons du vent s’abattirent sur lui et furent repoussés par les runes. Les démons des flammes se jetèrent eux aussi sur lui, frustrés, acceptant la brûlure cuisante de la magie dans l’espoir de réussir à passer. Ils étaient sans cesse repoussés. Arlen cessa de sursauter. Il commença à leur lancer des insultes et mit sa peur de côté.
Son attitude de défi ne fit que provoquer davantage les démons. Peu accoutumés à être raillés par leur proie, ils redoublèrent d’efforts pour passer les protections tandis qu’Arlen serrait les poings et faisait les gestes obscènes qu’il avait vu les adultes de Val Tibbet adresser parfois au vieux Porc.
C’était de ça qu’il avait peur ? C’était à cause de ça que l’humanité vivait dans la terreur ? De ces pathétiques bêtes frustrées ? Ridicule. Il cracha et la salive alla grésiller sur les écailles d’un démon des flammes, triplant sa colère.
Puis les créatures cessèrent de hurler. Dans la lumière vacillante des démons des flammes, il vit les chtoniens s’écarter et laisser passer un démon de pierre qui fonçait vers lui, chacun de ses pas évoquant un tremblement de terre.
Toute sa vie, Arlen avait vu des chtoniens de loin, à l’abri derrière des fenêtres ou des portes. Avant les terribles événements de ces derniers jours, il n’avait jamais été dehors avec un chtonien complètement formé et n’était jamais resté sans bouger face à eux. Il savait que leur taille pouvait varier, mais il ne savait pas dans quelle proportion.
Le démon de pierre mesurait cinq mètres.
Il était gigantesque.
Arlen leva la tête pour regarder le monstre qui approchait. Même de loin, c’était une masse démesurée et imposante de muscles aux traits anguleux. Son épaisse carapace noire était couverte de bosses osseuses et sa queue épineuse battait violemment l’air, faisant onduler ses épaules massives. Il se tenait voûté sur ses deux pieds griffus qui creusaient de grands sillons dans le sol à chacun de ses pas. Ses longs bras noueux se terminaient sur des serres de la taille de couteaux de boucher et sa gueule couverte de bave s’ouvrait en grand pour révéler des rangées de dents aiguisées comme des lames. Une langue noire en sortit, comme pour goûter la peur d’Arlen.
Un des démons des flammes ne parvint pas à s’écarter à temps de son chemin et le démon de pierre le balaya d’un revers de main, ses griffes creusant de grosses entailles lorsque l’impact fit décoller le plus petit chtonien.
Terrifié, Arlen recula d’un pas, puis d’un autre face à l’avancée du monstre géant. Il ne revint à la raison qu’au dernier moment et se figea pour ne pas sortir du cercle.
Se souvenir du périmètre ne lui apporta qu’un réconfort éphémère. Arlen doutait que ses runes puissent être assez fortes pour cette épreuve. Il doutait même qu’un tel symbole puisse exister.
Les démons le regardèrent un long moment en savourant sa terreur. Les démons de pierre se hâtaient rarement, sauf lorsqu’ils le décidaient et ils pouvaient alors atteindre une vitesse ahurissante.
Lorsque le démon frappa, Arlen perdit son sang-froid. Il cria et tomba au sol, se recroquevilla en position fœtale et se couvrit la tête des bras.
L’explosion qui en résulta fut étourdissante. Alors même qu’il se protégeait les yeux, Arlen perçut l’éclair brillant de la magie, comme si la nuit s’était transformée en jour. Il entendit les cris de rage du démon et jeta un coup d’œil : il vit le chtonien tourner sur lui-même pour envoyer sa lourde queue cornue contre les protections.
La magie s’embrasa de nouveau et la créature fut encore repoussée.
Arlen s’efforça de reprendre sa respiration, qu’il avait bloquée. Il regarda le démon frapper ses protections, encore et encore, en hurlant de colère. Un liquide chaud se mit à couler sur ses cuisses.
Ayant honte de lui-même et de sa couardise, Arlen se releva et regarda le démon dans les yeux. Il hurla, un cri primal issu du plus profond de son être, un cri qui rejetait tout ce qu’était le chtonien et tout ce qu’il représentait.
Il ramassa une pierre et la lança sur la créature.
— Retourne dans le Cœur d’où tu viens ! cria-t-il. Retournes-y et meurs !
Le démon parut à peine sentir la pierre rebondir sur sa carapace, mais cela décupla sa rage et il frappa la protection, incapable de passer au travers. Arlen traita la créature des noms les plus insultants qu’il connaissait, épuisant son vocabulaire limité, tout en fouillant le sol à la recherche de projectiles. Lorsqu’il n’eut plus de pierres, il se mit à sauter sur place en agitant les bras et en criant pour défier les monstres.
Puis il glissa et posa le pied sur une rune.
Le temps sembla s’arrêter et Arlen et le démon géant se regardèrent pendant ce qui sembla un long moment : ils prirent peu à peu conscience de l’énormité de ce qui venait de se passer. Ils finirent par bouger en même temps : Arlen sortit rapidement le bâton lui servant à tracer les symboles et plongea vers la rune tandis que le démon lui donnait un coup de son immense main griffue.
L’esprit vif, Arlen évalua les dégâts en un instant. Une seule ligne de la rune était endommagée. Il répara la protection d’un trait de son outil, mais comprit tout de même qu’il était trop tard. Les griffes avaient déjà commencé à entailler sa chair.
Puis la magie fonctionna de nouveau et le démon fut repoussé en hurlant de douleur. Arlen, lui aussi, cria. Il se retourna et retira les griffes de son dos et les lança au loin avant même de chercher à comprendre ce qui venait de se passer.
C’est alors qu’il le vit, posé dans le cercle, pris de convulsions et fumant.
Le bras du démon.
Arlen, en état de choc, regarda le membre coupé puis se retourna vers le démon qui grondait et se débattait en frappant tous les chtoniens assez stupides pour rester à sa portée. En les frappant d’un seul bras.
Il reporta son attention sur le membre, tranché net et cautérisé, qui dégageait une fumée à l’odeur infecte. Avec plus de courage qu’il pensait en posséder, Arlen ramassa la grosse masse de chair démoniaque et essaya de la lancer à l’extérieur du cercle, mais les runes marchaient dans les deux sens. Tout ce qui appartenait aux chtoniens ne pouvait pas plus en sortir qu’y entrer. Le bras rebondit sur les protections et retomba aux pieds d’Arlen.
Puis la douleur déferla. Le garçon toucha les blessures dans son dos et sa main revint couverte de sang. Écœuré, ses forces l’abandonnant, il tomba à genoux et se mit à pleurer, à cause de la douleur, mais aussi de la peur de bouger et d’érafler une autre protection. Il sanglota surtout pour sa mère. Il comprenait désormais la douleur qu’elle avait ressentie cette nuit-là.
Arlen passa le reste de la nuit, recroquevillé et terrorisé. Il entendait les démons qui l’encerclaient et attendaient, dans l’espoir d’une erreur qui leur permettrait d’entrer. Même s’il avait été possible de dormir, il ne s’y serait pas risqué de peur qu’un mouvement dans son sommeil permette aux chtoniens d’atteindre leur but.
L’aube parut mettre des années à venir. Arlen leva souvent les yeux vers le ciel, mais, chaque fois, il ne voyait que le gigantesque démon de pierre mutilé qui serrait son moignon sec et sanglant en faisant le tour du cercle, de la haine dans les yeux.
Au bout d’une éternité, une pointe de rouge vint teindre l’horizon, suivi par de l’orange, du jaune et enfin un blanc éclatant. Les autres chtoniens retournèrent vers le Cœur avant que le jaune atteigne le ciel, mais le géant resta le dernier, à montrer ses rangées de dents tout en sifflant vers le garçon.
Mais la haine du démon de pierre manchot ne pouvait rien contre sa peur du soleil. Lorsque les dernières ombres disparurent, il plongea sous terre sa grande tête cornue. Arlen se releva et sortit du cercle en grimaçant de douleur. Son dos était en feu. Ses blessures avaient cessé de saigner pendant la nuit, mais il les sentit se rouvrir lorsqu’il s’étira.
Il repensa alors à l’avant-bras griffu qui se trouvait près de lui et le regarda. On aurait dit un tronc d’arbre couvert de plaques rigides et froides. Arlen ramassa le membre pesant et le tint devant lui.
Au moins, j’ai un trophée, pensa-t-il en s’efforçant de faire preuve de courage, même si la vue du sang sur les griffes noires le fit frissonner.
Puis un rayon de lumière l’atteignit. Plus de la moitié du soleil avait dépassé l’horizon. Le membre du démon se mit à grésiller et à fumer puis éclata comme une bûche humide que l’on aurait lancée dans un feu. Peu après, il s’enflamma et Arlen, apeuré, le lâcha. Il le regarda brûler avec fascination, la lumière du soleil le frappant jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un mince bout carbonisé. Il l’enjamba et l’effleura d’un orteil, le faisant tomber en poussière.

Arlen trouva une branche dont il se servit comme canne pour s’aider à marcher. Il était conscient de sa chance. Et de sa bêtise. Les runes tracées au sol n’étaient pas fiables. Même Ragen le disait. Qu’aurait-il fait si le vent les avait recouvertes, comme lui avait dit son père ?
Par le Créateur, et s’il avait plu ?
Combien de nuits pourrait-il survivre ? Arlen n’avait aucune idée de ce qui se trouvait derrière la prochaine colline et n’avait aucune raison de penser qu’il y avait quelque chose entre lui et les Villes Libres qui, apparemment, se situaient à plusieurs semaines de marche.
Il sentit des larmes couler sur ses joues. Il les essuya brutalement, en grognant pour se reprendre. S’abandonner à la peur, c’était ainsi que son père résolvait les problèmes, et Arlen savait déjà que ça ne fonctionnait pas.
— Je n’ai pas peur, se dit-il. Pas peur.
Arlen poursuivit son chemin, sans se méprendre sur ce mensonge.
Vers midi, il tomba sur un ruisseau rocailleux. L’eau était fraîche et pure et il se pencha pour boire. Ce mouvement provoqua des élancements douloureux tout le long de son dos.
Il ne s’était pas occupé de ses blessures. Ce n’était pas comme s’il pouvait les recoudre comme Coline. Il pensa à sa mère et à la façon dont elle nettoyait ses coupures ou ses éraflures, chaque fois qu’il rentrait à la maison.
Il retira sa chemise et découvrit que le dos de son vêtement était déchiré et couvert de croûtes de sang. Il la plongea dans l’eau et regarda la terre et le sang être emportés par le courant. Il étendit ses habits sur les rochers pour qu’ils sèchent puis s’immergea dans le liquide glacial.
Le froid le fit tressaillir, mais il endormit aussitôt la douleur dans son dos. Il se frotta du mieux qu’il put et nettoya les blessures douloureuses jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le supporter. Tremblant, il sortit du ruisseau et s’allongea sur les rochers près de ses vêtements.
Il se réveilla en sursaut quelque temps plus tard. Il pesta en découvrant que le soleil avait avancé dans le ciel et que la journée était presque finie. Il pourrait encore marcher un peu, mais il savait que ce serait prendre un risque inutile. Mieux valait garder du temps pour préparer ses défenses.
Près du ruisseau se trouvait une grande bande de terrain humide. Il en arracha facilement l’herbe afin de se dégager un espace. Il tassa la terre, l’aplanit et se mit à tracer des runes. Cette fois, il dessina un périmètre plus grand, puis, après l’avoir vérifié trois fois, il ajouta un autre cercle concentrique à l’intérieur du premier pour plus de sécurité. La terre humide résisterait au vent et le ciel ne semblait pas menaçant.
Satisfait, Arlen creusa un trou et rassembla des branches sèches pour allumer un petit feu. Tâchant d’oublier sa faim, il s’assit au centre du cercle intérieur tandis que le soleil plongeait derrière l’horizon. Il éteignit le feu lorsque l’astre rouge prit une teinte lavande, puis pourpre, et il respira profondément pour essayer de calmer les battements de son cœur. Finalement, la lumière disparut et les chtoniens surgirent.
Arlen attendit en retenant son souffle. Un démon des flammes finit par sentir son odeur et courut vers lui en hurlant. À cet instant, la terreur de la nuit précédente fondit de nouveau sur lui et il sentit son sang se figer.
Les chtoniens n’eurent pas conscience de ses protections avant de les heurter. Au premier éclat de magie, Arlen poussa un soupir de soulagement. Les démons griffaient la barrière, mais ne parvenaient pas à passer.
Un démon du vent, qui volait haut, là où les protections étaient faibles, passa le premier anneau, mais se heurta au second en plongeant sur le garçon et atterrit entre les deux cercles. Arlen lutta pour garder son calme lorsque la créature se releva.
Bipède, son corps long et mince était doté de membres chétifs qui se terminaient sur des griffes crochues de quinze centimètres de long. La face interne de ses bras et l’extérieur de ses jambes étaient palmés d’une membrane fine semblable à du cuir, qui recouvrait des os flexibles saillant des flancs du monstre. À peine plus grand qu’un adulte, le démon avait des ailes d’une envergure de deux fois sa hauteur qui le faisaient paraître gigantesque lorsqu’il volait. Une corne incurvée partait de sa tête, se repliait en arrière et était palmée comme ses membres, formant une crête qui rejoignait son dos. Son long museau abritait des dents de deux centimètres de long, qui brillaient d’une lueur jaune sous le clair de lune.
Malgré la grâce dont il faisait preuve dans les airs, le chtonien se déplaçait avec maladresse au sol. De près, les démons du vent n’étaient pas aussi impressionnants que leurs cousins. Les démons de bois et de pierre étaient couverts d’une cuirasse impénétrable et usaient d’une force surhumaine pour mouvoir leurs griffes épaisses. Les démons des flammes étaient plus rapides que n’importe quel humain et crachaient un feu qui pouvait embraser n’importe quoi. Les démons du vent… Arlen se disait que Ragen aurait pu transpercer une de ces ailes d’un coup de lance et le mutiler.
Non, pensa-t-il. Je suis presque sûr que je pourrais y arriver tout seul.
Mais il n’avait pas de lance, et qu’il soit impressionnant ou non importait peu : le chtonien pouvait encore le tuer si ses runes intérieures ne tenaient pas. Il se crispa lorsque la bête approcha.
La créature balança la griffe crochue au bout de son aile vers le garçon. Arlen tressaillit, mais la magie étincela sur les runes et le monstre fut repoussé.
Après quelques autres coups inutiles, le chtonien tenta de s’envoler. Il courut, déploya ses ailes pour prendre le vent, mais heurta la protection extérieure avant d’avoir assez d’élan. La magie le renvoya à terre.
Arlen éclata de rire malgré lui lorsque le chtonien essaya de se relever. Ses ailes immenses qui traînaient sur le sol lui firent perdre l’équilibre. Il n’avait pas de mains pour se propulser et ses bras chétifs ployaient sous son poids. Il gesticula désespérément un moment avant de réussir enfin à se relever.
Piégé, il tenta de décoller à plusieurs reprises, mais l’espace entre les cercles n’était pas assez grand et il échoua chaque fois. Les démons des flammes sentirent la détresse de leur cousin et poussèrent des cris de joie, bondissant autour du cercle pour suivre la créature et railler sa malchance.
Arlen sentit une vague de fierté monter en lui. Il avait commis des erreurs la nuit précédente, mais il ne les referait pas. L’espoir naquit alors en lui, celui de survivre et voir les Villes Libres.
Les démons des flammes finirent par se lasser de se moquer du démon du vent et ils partirent à la recherche d’une proie plus facile, tirant de leurs cachettes de petits animaux en crachant du feu. Un lièvre apeuré bondit dans le cercle extérieur d’Arlen et le démon qui le pourchassait s’arrêta près de la protection. Le démon du vent lui sauta dessus maladroitement, mais le lièvre l’évita facilement en traversant le cercle et en sortant de l’autre côté pour se retrouver alors face à d’autres chtoniens. Il fit demi-tour et repartit en sens inverse ; cette fois encore, il alla trop loin.
Arlen aurait aimé pouvoir communiquer avec la pauvre créature et lui faire comprendre qu’elle serait à l’abri dans le cercle intérieur, mais il devait se contenter de la regarder entrer et sortir du périmètre des runes.
Puis l’impensable se produisit. Le lièvre entra en trottinant dans le cercle et érafla une rune. Les démons des flammes se précipitèrent par l’ouverture en hurlant, à la suite de l’animal. Le démon du vent isolé s’échappa et s’envola.
Arlen maudit le lièvre et l’insulta de plus belle lorsque l’animal fonça sur lui. S’il endommageait les runes intérieures, ils seraient tous les deux condamnés.
Avec la vitesse d’un garçon de ferme, Arlen se précipita sur le lièvre et l’attrapa par les oreilles. L’animal gigota vivement, prêt à tout pour s’échapper, mais l’enfant avait bien souvent attrapé des lapins dans les champs de son père. Il le ramena dans ses bras, le dos contre lui, l’arrière-train par-dessus la tête. Quelques instants plus tard, le lièvre l’observait d’un regard vide et avait cessé de lutter.
Il était tenté de jeter la créature aux démons. Cela serait plus sûr que de prendre le risque qu’il s’échappe et endommage une autre protection. Et pourquoi pas ? se demanda-t-il. Si je l’avais trouvé en plein jour, je l’aurais mangé.
Pourtant, il se rendit compte qu’il ne pouvait s’y résoudre. Les démons avaient tant pris au monde, à lui-même. Il jura alors qu’il ne leur donnerait jamais rien de son plein gré.
Pas même ça.
Toute la nuit, Arlen tint fermement la créature terrifiée, lui parlant à voix basse et caressant sa douce fourrure. Tout autour, les démons hurlaient, mais le garçon fit comme si de rien n’était, son attention portée sur l’animal.
Cette méditation marcha un temps, jusqu’à ce qu’un grognement le ramène à la réalité. Il leva les yeux et découvrit le gigantesque démon de pierre manchot qui fondait sur lui, sa bave grésillant chaque fois qu’elle touchait les runes. La blessure de la créature avait guéri et formait un moignon noueux au niveau de son coude. Il semblait encore plus furieux que la nuit précédente.
Le chtonien frappa la barrière sans se soucier des embrasements magiques qui l’aiguillonnaient. Il frappa à plusieurs reprises, des coups assourdissants, pour tenter de passer et d’assouvir sa vengeance. Arlen serra fort le lièvre, les yeux écarquillés. Il savait que les chocs ne feraient pas faiblir les runes, mais cela ne diminuait en rien la peur que le démon était déterminé à lui infliger.

Lorsque la lumière matinale chassa les démons pour une autre journée, Arlen laissa enfin partir le lièvre qui s’éloigna aussitôt en bondissant. Son estomac gargouilla lorsqu’il le regarda s’enfuir, mais après ce qu’ils avaient partagé, il ne parvenait pas à considérer l’animal comme de la nourriture.
Il se leva, tituba et manqua de tomber, pris de nausées. Ses blessures lui donnaient l’impression que son dos était en feu. Il toucha la peau tendre et enflée et il se rendit compte que sa main était couverte du même pus marron et puant que Coline avait extrait des plaies de Silvy. Les coupures le brûlaient et il avait des bouffées de chaleur. Il se baigna de nouveau dans le ruisseau, mais l’eau froide n’abaissa pas sa température.
Arlen savait qu’il allait mourir. La vieille Mey Friman, si elle existait bien, était à deux jours de trajet. Et s’il avait vraiment la fièvre du démon, cela importait peu. Il ne tiendrait pas deux jours.
Pourtant, il ne parvenait pas à se résoudre à abandonner. Il reprit la route, titubant, en suivant les sillons creusés par un chariot là où ils le mèneraient.
S’il devait mourir, il préférait le faire plus près des Villes Libres que de la prison d’où il venait.