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LES SECRETS DU FEU

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Leesha souleva sa jupe et courut aussi vite qu’elle le pouvait, mais la cabane de Bruna se trouvait à plus d’un kilomètre et demi et elle savait très bien qu’elle n’y arriverait jamais à temps. Derrière elles résonnaient les cris de sa famille, assourdis par les battements de son cœur et les bruits de ses pas.

Elle avait un point de côté ; son dos et ses cuisses étaient en feu à cause des coups de ceinture d’Elona. Elle trébucha et s’écorcha les mains en se rattrapant. Sans prêter attention à la douleur, elle s’efforça de se relever et repartit, mue par sa seule volonté.

Elle n’était qu’à mi-chemin quand la lumière s’affaiblit et la nuit naissante attira les démons. De la brume sombre s’éleva et s’aggloméra pour créer des silhouettes inhumaines.

Leesha ne voulait pas mourir. Elle s’en apercevait, à présent ; trop tard. Même si elle décidait de faire demi-tour, sa maison se trouvait maintenant plus loin que la cabane de Bruna et il n’y avait aucun abri sur le chemin. Erny avait construit son foyer à l’écart des autres à dessein, suite à des plaintes concernant l’odeur de ses produits chimiques. Elle n’avait d’autre choix que de continuer à foncer vers la cabane de Bruna, à l’orée du bois où les démons se rassemblaient en grand nombre.

Quelques chtoniens la frappèrent lorsqu’elle passa, mais ils étaient encore dépourvus de substance et ne trouvèrent pas de prise. Elle perçut un courant froid lorsque leurs griffes traversèrent sa poitrine, comme si elle avait été touchée par un fantôme. Mais elle ne sentit aucune douleur et ne ralentit pas.

Il n’y avait pas de démons des flammes si près de la forêt. Les démons de bois les tuaient à vue : un jet de feu pouvait embraser un démon de bois alors que les flammes normales n’y parvenaient pas. Un démon du vent se solidifia devant elle, mais Leesha l’esquiva et les pattes grêles de la créature ne lui permirent pas de la poursuivre à pied. Il hurla sur son passage.

Elle aperçut une lumière devant elle, celle de la lanterne accrochée à la porte d’entrée de Bruna. Elle accéléra encore en hurlant :

— Bruna ! Bruna, ouvre la porte, s’il te plaît !

Il n’y eut pas de réponse et le battant resta fermé. Mais la voie était libre et elle commença à se dire qu’elle allait y arriver.

C’est alors qu’un démon de deux mètres quarante apparut sur son chemin.

Et qu’elle perdit tout espoir.

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Le démon rugit et dévoila des rangées de dents semblables à des couteaux de cuisine. À côté de lui, de ses tendons épais et difformes et de sa carapace semblable à de l’écorce, Steave aurait paru malingre.

Leesha dessina une protection dans l’air devant elle en priant en silence pour que le Créateur lui accorde une mort rapide. Les contes disaient que les démons consumaient l’âme en même temps que le corps. Elle se disait qu’elle allait bientôt savoir si c’était vrai.

Le démon avança vers elle, réduisant la distance d’un pas ferme en attendant de voir de quel côté elle allait tenter de s’enfuir. Leesha savait bien qu’il s’agissait de la seule chose à faire, mais même si elle n’avait pas été paralysée par la peur, elle n’aurait eu nulle part où aller. Le chtonien se dressait entre elle et sa seule possibilité de se mettre à l’abri.

Un grincement s’éleva quand la porte de Bruna s’ouvrit, projetant de la lumière dans la cour. Le démon se retourna lorsque la vieille apparut.

— Bruna ! cria Leesha. Reste derrière les runes ! Il y a un démon de bois dans la cour !

— Je n’y vois plus autant qu’avant, ma petite chérie, répondit Bruna, mais j’arrive tout de même à distinguer une horrible bête comme celle-là.

Elle fit un autre pas en avant et enjamba ses runes. Leesha hurla lorsque le démon grogna et se propulsa vers la vieille femme.

Bruna ne bougea pas lorsque la créature chargea sur ses quatre pattes, à une vitesse terrifiante. Elle prit son châle et en sortit un petit objet qu’elle approcha de la flamme de la lanterne. Leesha le vit s’embraser.

Le démon était presque sur elle lorsque Bruna lui lança l’objet. Le projectile explosa et recouvrit le démon de bois d’un feu liquide. L’incendie éclaira la nuit à des mètres de distance, Leesha sentit l’éclat de la chaleur sur son visage.

Le démon hurla. Il perdit son élan et tomba par terre, puis se roula dans la poussière dans une tentative désespérée d’éteindre le feu. Mais les flammes s’accrochèrent fermement à lui et il se débattit au sol en criant.

— Tu ferais mieux d’entrer, Leesha, lui conseilla Bruna. Il ne faudrait pas que tu attrapes froid.

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Leesha était assise, enveloppée dans un des châles de Bruna, et regardait la vapeur sortir d’une tisane qu’elle n’avait pas envie de boire. Le démon de bois avait hurlé longtemps avant de ne plus pousser que des gémissements et de s’arrêter enfin. Elle imagina les restes fumants dans la cour et sentit monter un haut-le-cœur.

Bruna, installée près d’elle dans sa chaise à bascule, fredonnait doucement en manipulant adroitement une paire d’aiguilles à tricoter. Leesha ne comprenait pas comment elle pouvait être aussi calme. Elle avait l’impression qu’elle ne pourrait plus jamais se détendre.

La vieille Cueilleuse d’Herbes l’avait examinée sans mot dire, grognant occasionnellement lorsqu’elle passait du baume ou bandait ses plaies, dont, visiblement, seule une minorité était due à sa fuite. Elle avait aussi montré à la jeune fille comment confectionner un tampon à partir d’un bout de tissu propre et comment l’insérer pour endiguer le flot de sang entre ses jambes. Elle lui avait également conseillé de le changer régulièrement.

Mais maintenant, Bruna était confortablement installée, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé. Seuls les cliquètements de ses aiguilles et les crépitements du feu résonnaient dans la pièce.

— Qu’as-tu fait à ce démon ? demanda Leesha lorsqu’elle n’arriva plus à le supporter.

— Du feu démoniaque liquide, répondit Bruna. Difficile à fabriquer. Très dangereux. Mais le seul moyen que je connaisse pour arrêter un démon de bois. Ils sont immunisés contre les flammes normales, mais le feu démoniaque liquide les brûle comme un jet de flammes.

— Je ne savais pas que l’on pouvait tuer les démons, dit Leesha.

— Je t’ai déjà dit, jeune fille, que les Cueilleuses d’Herbes préservent la science de l’ancien monde, dit Bruna avant de grogner et de cracher par terre. Une poignée d’entre elles, en tout cas. Je suis peut-être la dernière à connaître cette recette diabolique.

— Pourquoi ne pas la partager ? dit Leesha. Nous pourrions nous libérer des démons.

Bruna ricana.

— Nous libérer ? demanda-t-elle. Ou brûler entièrement nos villages, peut-être. Ou mettre le feu aux bois. La plus forte des chaleurs chatouillerait à peine un démon des flammes et ne stopperait pas un démon de pierre. Aucun feu ne peut brûler aussi haut que plane un démon du vent, ni enflammer un lac ou une mare pour atteindre un démon de l’eau.

— Mais tout de même, la pressa Leesha, ce que tu as fait ce soir prouve que ça pourrait servir. Tu m’as sauvé la vie.

Bruna acquiesça.

— Nous conservons le savoir de l’ancien monde pour le jour où l’on en aura de nouveau besoin, mais ces connaissances impliquent de grandes responsabilités. Si les histoires des anciennes guerres humaines ont quelque chose à nous apprendre, c’est qu’on ne peut confier les secrets du feu aux hommes.

» Voilà pourquoi les Cueilleuses d’Herbes sont toutes des femmes. Les hommes ne peuvent posséder une telle puissance sans s’en servir. Je vends des feux d’artifice et des pétards à Smitt, chérie, mais je ne lui expliquerai jamais comment en fabriquer.

— Darsy est une femme, dit Leesha, mais tu ne lui as jamais appris non plus.

Bruna grogna.

— Même si cette vache était assez intelligente pour arriver à mélanger les éléments sans prendre feu, elle pense comme un homme. Je lui apprendrai comment fabriquer du feu démoniaque ou de la poudre inflammable le jour où je l’expliquerai à Steave.

— Ils vont venir me chercher demain, dit Leesha.

Bruna désigna la tisane de la jeune fille qui refroidissait.

— Bois, ordonna-t-elle. Nous nous en occuperons le moment venu. Leesha obéit et remarqua le goût aigre de la tamponelle et l’amertume de la durante avant d’être prise de vertiges. Elle se rendit à peine compte qu’elle lâchait sa tasse.

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Les douleurs se réveillèrent au matin. Bruna mit de la raidinelle dans la tisane de Leesha pour endormir la souffrance de ses plaies et les crampes qui lui étreignaient l’abdomen, mais la mixture bouleversa ses sensations. Elle eut l’impression de flotter au-dessus du lit de camp sur lequel elle se trouvait, et pourtant, ses membres lui semblaient de plomb.

Erny arriva peu après l’aube. Il éclata en sanglots en la voyant, s’agenouilla près de la couche et la serra fort dans ses bras.

— J’ai cru que je t’avais perdue, dit-il en pleurant.

Leesha tendit faiblement une main et passa ses doigts dans les cheveux clairsemés de son père.

— Ce n’est pas ta faute, chuchota-t-elle.

— J’aurais dû tenir tête à ta mère depuis longtemps, dit-il.

— C’est le moins qu’on puisse dire, grommela Bruna sans cesser de tricoter. Aucun homme ne devrait laisser sa femme lui marcher dessus de la sorte.

Erny acquiesça, ne pouvant répliquer. Son visage se rida et d’autres larmes apparurent derrière ses lunettes.

On frappa à la porte. Bruna jeta un regard à Erny, qui alla ouvrir.

— Elle est là ?

Leesha entendit la voix de sa mère et ses crampes redoublèrent. Elle était trop faible pour se battre. Elle n’avait même pas la force de se lever.

Un instant plus tard, Elona apparut à ses côtés, Gared et Steave sur ses talons tels deux chiens de garde.

— Tu es là, bonne à rien ! cria Elona. Tu t’imagines la peur que j’ai eue lorsque tu t’es enfuie comme ça ? La moitié du village est à ta recherche ! Je devrais te battre jusqu’au sang !

— Personne ne battra personne, Elona, dit Erny. Si quelqu’un est responsable, c’est toi.

— Tais-toi, Erny, répondit sa femme. C’est ta faute si elle est si obstinée, à la dorloter comme tu le fais.

— Je ne me tairai pas, dit Erny en venant se placer face à son épouse.

— Tu le feras si tu sais ce qui est bon pour toi, le prévint Steave en agitant un poing.

Erny le regarda et sa gorge se serra.

— Je n’ai pas peur de toi, glapit-il.

Gared ricana.

Steave attrapa Erny par le col de sa chemise et le souleva du sol d’une main, tout en levant son énorme poing.

— Arrête de te comporter comme un idiot, lui dit Elona avant de se tourner vers Leesha. Et toi, tu rentres tout de suite à la maison avec nous.

— Elle ne va nulle part, dit Bruna en posant son tricot et en s’appuyant sur sa canne pour se lever. Il n’y a que vous trois qui partez.

— La ferme, la vieille, dit Elona. Je ne te laisserai pas gâcher la vie de ma fille comme tu l’as fait avec moi.

Bruna ricana.

— C’est moi qui t’ai mis de la tisane de pomm dans la bouche et qui t’ai obligée à écarter les cuisses pour toute la ville ? demanda-t-elle. Tu es responsable de tes propres malheurs. Alors, dégage de ma cabane, maintenant.

Elona se tourna vers elle.

— Ou sinon ? dit-elle sur un ton de défi.

Bruna afficha un sourire édenté et planta sa canne dans le pied d’Elona, lui tirant un cri. Elle fit suivre ce coup d’un autre, au ventre. Elona se plia en deux, sa colère évanouie.

— Eh, là ! hurla Steave.

Il propulsa le pauvre Erny sur un côté et se précipita vers la vieille, imité par Gared.

Bruna n’eut pas l’air plus inquiète qu’elle l’avait été face à la charge du démon. Elle plongea une main dans son châle et en tira une poignée de poudre qu’elle jeta au visage des deux hommes.

Gared et Steave tombèrent par terre en se tenant la face et en hurlant.

— J’en ai encore, Elona, dit Bruna. Je vous rendrai tous aveugles avant que vous puissiez me donner des ordres dans ma propre maison.

Elona rampa à quatre pattes jusqu’à la porte en se protégeant le visage du bras. Bruna éclata de rire et l’aida à rejoindre la sortie d’un coup de pied au derrière.

— Vous deux aussi, vous sortez ! cria-t-elle à Gared et Steave. Dehors avant que je vous mette le feu !

Les deux hommes partirent en tâtonnant, aveuglés, gémissant de douleur, le visage rouge et strié de larmes. Bruna les guida jusqu’à la porte en les frappant de sa canne, comme elle l’aurait fait à un chien qui se serait soulagé par terre.

— Ne revenez qu’à vos risques et périls ! dit-elle d’une voix forte entre deux gloussements pendant qu’ils traversaient sa cour à toute vitesse.

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Plus tard dans la journée, on frappa de nouveau. Leesha était levée, mais toujours faible.

— Quoi encore ? aboya Bruna. Je n’ai pas eu autant de visiteurs en une seule journée depuis l’époque où mes seins ne tombaient pas !

D’un pas lourd, elle se rendit à la porte et l’ouvrit. Elle découvrit Smitt qui se frottait les mains nerveusement. Bruna plissa les yeux en l’observant.

— Je suis à la retraite, dit-elle. Va chercher Darsy.

Elle commença à refermer la porte.

— Attends, je t’en prie, la supplia Smitt en bloquant le battant du bras.

Bruna se renfrogna et il retira aussitôt sa main comme s’il venait de se brûler.

— J’attends, dit Bruna sur un ton irrité.

— C’est Ande. (Il s’agissait d’un des hommes blessés lors de l’attaque de la semaine passée.) La blessure sur son ventre a commencé à pourrir, alors Darsy l’a coupé et, maintenant, il saigne des deux côtés.

Bruna cracha sur les bottes de Smitt.

— Je t’avais prévenu que ça allait arriver, dit-elle.

— Je sais, dit Smitt. Tu avais raison. J’aurais dû t’écouter. S’il te plaît, reviens. Je ferai tout ce que tu veux.

Bruna grommela.

— Je ne laisserai pas Ande payer le prix de ta stupidité, dit-elle. Mais je te ferai tenir parole, ne crois pas une seconde que j’y manquerai.

— Tout ce que tu veux, promit encore Smitt.

— Erny ! aboya Bruna. Va chercher mon tablier à herbes ! Smitt pourra le porter. Tu aideras ta fille à avancer. Nous allons en ville.

Leesha marchait en s’appuyant sur le bras de son père. Elle avait peur de les ralentir, mais, même dans un tel état de faiblesse, elle arrivait à suivre le rythme lent de Bruna.

— Je devrais t’obliger à me porter sur ton dos, dit Bruna à Smitt en bougonnant sur le chemin. Mes vieilles jambes ne sont plus aussi rapides qu’avant.

— Je te porte, si tu veux, dit Smitt.

— Ne sois pas idiot, répondit Bruna.

La moitié du village était rassemblée devant la Maison Sainte. Un sentiment de soulagement général s’empara des habitants quand Bruna apparut et quelques chuchotements s’élevèrent lorsqu’ils virent Leesha, sa robe déchirée et ses bleus.

La vieille fit comme s’ils n’existaient pas, écarta les gens de son passage avec sa canne et entra. Leesha vit Gared et Steave allongés sur des paillasses, des chiffons mouillés sur les yeux, et elle se retint de sourire. Bruna lui avait expliqué que le poivre et le datura qu’elle leur avait lancés ne feraient pas de dégâts permanents, mais elle espérait que Darsy l’ignorait et qu’elle n’ait pas pu leur dire. De son côté, Elona la foudroyait du regard.

Bruna alla directement au chevet d’Ande. Il était trempé de sueur et puait. Sa peau avait jauni et l’étoffe qui entourait ses parties était tachée de sang, d’urine et de fèces. Bruna le regarda et cracha. Darsy s’assit non loin. Visiblement, elle avait pleuré.

— Leesha, déroule les herbes, ordonna Bruna. Nous avons du travail.

— Je peux m’en occuper, dit Darsy en tendant précipitamment la main pour prendre la couverture. On dirait que tu vas t’effondrer.

Leesha éloigna d’elle le morceau de tissu et secoua la tête.

— C’est à moi de le faire, répondit-elle.

La jeune fille dénoua la couverture et la déroula pour dévoiler de nombreuses poches remplies d’herbes.

— Leesha est mon apprentie, désormais ! cria Bruna pour que tous l’entendent.

Elle regarda Elona dans les yeux et reprit :

— Sa promesse à Gared est dissoute et elle sera à mon service pendant sept ans et un jour ! Ceux qui trouveront quelque chose à redire pourront se soigner tout seuls !

Elona ouvrit la bouche, mais Erny pointa un doigt vers elle.

— Ferme-la ! aboya-t-il.

Elona écarquilla les yeux et se mit à tousser, ce qui l’empêcha de répondre. Erny hocha la tête et s’approcha de Smitt. Les deux hommes allèrent parler à voix basse dans un coin.

Leesha perdit la notion du temps en travaillant avec Bruna. Darsy avait accidentellement entaillé l’intestin en tentant d’exciser la pourriture démoniaque, et elle l’avait empoisonné avec ses propres excréments. Bruna ne cessa de pester en tâchant de réparer les dégâts, pressant Leesha de nettoyer les instruments, d’aller chercher des herbes et de mélanger des potions. Elle lui enseignait son art tout en travaillant, lui expliquant les erreurs de Darsy et ce qu’elle faisait pour les corriger. Leesha écoutait attentivement.

Finalement, lorsqu’elles eurent fait tout leur possible, elles refermèrent les blessures et les enveloppèrent dans des pansements propres. Ande, drogué, dormait profondément, mais semblait respirer plus facilement, et sa peau était redevenue plus proche de sa teinte normale.

— Il ira bien ? demanda Smitt tandis que Leesha aidait Bruna à se relever.

— Pas grâce à toi ou à Darsy, répondit sèchement Bruna. Mais s’il reste ici et fait ce qu’on lui dit de faire, il ne mourra pas.

Alors qu’elles se dirigeaient vers la porte, Bruna fit un détour pour s’approcher des lits de Gared et de Steave.

— Ôtez ces bandages et arrêtez de geindre, leur lança-t-elle.

Gared obéit le premier et il plissa les yeux face à la lumière.

— J’y vois ! cria-t-il.

— Bien sûr que tu y vois, espèce d’idiot sans cervelle, dit Bruna. La ville a besoin de quelqu’un pour transporter les fardeaux les plus lourds, et tu ne peux pas le faire sans y voir. Mais si tu te remets de nouveau en travers de mon chemin, devenir aveugle sera le cadet de tes soucis !

Elle agita sa canne sous son nez. Gared pâlit et hocha la tête.

—Bien, reprit Bruna. Et maintenant, dis la vérité. Tu as défloré Leesha ?

Gared regarda autour de lui, effrayé. Finalement, il baissa les yeux.

— Non, dit-il, c’était un mensonge.

— Plus fort, mon garçon, dit Bruna sèchement. Je suis vieille et je n’entends pas aussi bien qu’avant. Plus fort, pour que tout le monde entende. As-tu défloré Leesha ?

— Non ! cria Gared, le visage encore plus rouge que lorsqu’il avait reçu la poudre.

Des murmures se répandirent à travers la foule comme une traînée de poudre.

Steave, qui venait de retirer son bandage, frappa son fils sur l’arrière du crâne.

— Par le Cœur, grommela-t-il, tu seras puni pour ça lorsque nous rentrerons à la maison.

— Pas la mienne, en tout cas, dit Erny.

Elona lui jeta un regard mauvais, mais il fit comme si de rien n’était et désigna Smitt.

— Il y a de la place pour vous deux à l’auberge, dit-il.

— Et vous allez devoir travailler pour payer vos chambres, ajouta Smitt. Vous devrez partir d’ici un mois, même si vous n’avez réussi qu’à construire un appentis d’ici là.

— C’est ridicule ! dit Elona. Ils ne peuvent pas à la fois travailler pour payer leur chambre et construire une maison en un mois !

— Je crois que tu as tes propres problèmes, dit Smitt.

— Comment ça ?

— Tu as une décision à prendre, dit Erny. Soit tu apprends à tenir la promesse faite à ton mariage, soit je demande au Confesseur de le dissoudre et tu rejoindras Gared et Steave dans leur appentis.

— Tu n’es pas sérieux, dit Elona.

— Je ne l’ai jamais été davantage, répondit Erny.

— Que le Cœur l’emporte, dit Steave. Viens avec moi.

Elona le regarda de travers.

— Pour vivre dans un appentis ? demanda-t-elle. N’y compte pas.

— Alors, tu ferais mieux de rentrer, dit Erny. Il va te falloir du temps pour apprendre à te repérer dans la cuisine.

Elona fronça les sourcils et Leesha comprit que la lutte de son père ne faisait que commencer, mais sa mère partit comme il lui avait ordonné. Cela en disait long sur ses chances.

Erny embrassa sa fille.

— Je suis fier de toi, dit-il. Et j’espère qu’un jour, tu seras fière de moi à ton tour.

— Oh, papa, dit Leesha en le serrant dans ses bras. Je le suis.

— Alors, tu rentreras à la maison ? demanda-t-il, plein d’espoir.

Leesha regarda Bruna, puis reporta les yeux sur lui et secoua la tête.

Erny acquiesça et la prit une nouvelle fois dans ses bras.

— Je comprends.