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DISPENSAIRE

332 AR

— Bonjour, Jizell ! s’exclama Skot lorsque la vieille Cueilleuse d’Herbes s’approcha de lui, un bol à la main. Pourquoi ne laisses-tu pas ton apprentie se charger de cela pour une fois ?

Il désigna de la tête Leesha, qui changeait le pansement d’un autre homme.

— Ha ! aboya Jizell, une grosse femme aux courts cheveux gris et à la voix forte. Si je la laisse s’occuper de la toilette, il ne faudra pas une semaine avant que la moitié d’Angiers vienne se plaindre de la peste.

Leesha secoua la tête en souriant tandis que les autres personnes présentes dans la pièce éclataient de rire. Skot était inoffensif. Le cheval de ce Messager l’avait fait tomber sur la route. Il avait eu de la chance de s’en tirer vivant : malgré ses deux bras cassés, il avait réussi à rattraper sa monture et à remonter en selle. Il n’avait pas de femme pour s’occuper de lui et la guilde des Messagers avait payé assez de klats pour qu’il reste dans le dispensaire de Jizell jusqu’à ce qu’il puisse se débrouiller tout seul.

Jizell mouilla son chiffon dans le bol d’eau chaude savonneuse et souleva le drap de l’homme, sa main se déplaçant avec efficacité. Le Messager poussa un petit cri lorsqu’elle termina et Jizell éclata de rire.

— Heureusement que c’est moi qui donne le bain, dit-elle d’une voix forte en regardant vers le bas. Il ne faudrait pas décevoir la pauvre Leesha.

Les autres patients alités rirent aux dépens de l’homme. La chambre était bien remplie et tous s’ennuyaient.

— M’est avis qu’elle la trouverait en meilleure forme que toi, grommela Skot en rougissant avec colère.

Mais Jizell se contenta de nouveau de rire.

— Ce pauvre Skot a le béguin pour toi, dit-elle plus tard à Leesha alors qu’elles se trouvaient dans la pharmacie à concasser des herbes.

— Le béguin ? répéta Kadie, une des plus jeunes apprenties, en riant. Il n’a pas le béguin, il est amooooureux !

Les autres élèves à portée d’oreille se mirent à ricaner.

— Je le trouve mignon, osa Roni.

Celle-ci était à peine en fleur et les garçons la rendaient folle.

— Tu trouves tout le monde mignon, lui dit Leesha. Mais j’espère que tu as suffisamment bon goût pour ne pas céder aux avances d’un homme qui te supplie de lui faire la toilette.

— Ne lui donne pas d’idées, intervint Jizell. Si ça ne tenait qu’à elle, Roni ferait la toilette à tous les hommes du dispensaire.

Les filles ricanèrent et Roni n’osa pas la contredire.

— Aie au moins la décence de rougir, lui dit Leesha.

Les apprenties gloussèrent de nouveau.

— Ça suffit ! Arrêtez donc, les ricaneuses ! dit Jizell en riant. Il faut que je parle à Leesha.

Elle attendit que les filles soient parties avant de reprendre :

— La plupart des hommes qui arrivent ici ont le béguin pour toi. Cela te tuerait de leur parler d’autre chose que de leur santé ?

— On croirait entendre parler ma mère, dit Leesha.

Jizell fit claquer son pilon contre le comptoir.

— Rien à voir avec elle ! protesta la Cueilleuse qui avait, au fil des ans, entendu parler d’Elona. Mais je ne veux pas que tu meures vieille fille juste pour l’embêter. Aimer les hommes n’est pas un crime.

— J’aime les hommes, protesta Leesha.

— On ne dirait pas.

— Alors, j’aurais dû sauter sur l’occasion de faire la toilette à Skot ?

— Certainement pas. En tout cas, pas devant tout le monde, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

— Maintenant, on croirait entendre parler Bruna, se plaignit Leesha. Quelques remarques grossières ne suffiront pas à me conquérir.

Les requêtes comme celles de Skot n’étaient pas inhabituelles pour Leesha. Elle avait le corps de sa mère et il lui valait énormément d’attention de la part des hommes, qu’elle les y incite ou pas.

— Alors que faut-il ? demanda Jizell. Quel homme pourrait franchir les runes de ton cœur ?

— Un qui serait digne de confiance, répondit Leesha. Que je pourrais embrasser dans le cou sans qu’il aille, le lendemain, se vanter auprès de ses amis de m’avoir prise derrière une grange.

Jizell grogna.

— Tu trouveras plus facilement un chtonien amical, dit-elle.

Leesha haussa les épaules.

— Je crois que tu as peur, l’accusa Jizell. Tu as attendu si longtemps pour perdre ta virginité que tu as transformé cette chose simple et naturelle qu’accomplissent toutes les filles en un obstacle infranchissable.

— C’est ridicule, dit Leesha.

— Ah bon ? Je t’ai observée, lorsque les dames viennent te demander conseil pour des affaires conjugales : tu cherches à deviner quoi dire en rougissant. Comment peux-tu donner des conseils à propos du corps des autres, alors que tu ne connais même pas le tien ?

— Je suis à peu près sûre de savoir comment ça se passe, dit sèchement Leesha.

— Tu comprends ce que je veux dire.

— Et que me conseilles-tu ? De choisir un homme au hasard, histoire de passer le cap ?

— S’il le faut.

Leesha lui jeta un regard noir, mais Jizell ne baissa pas les yeux.

— Tu as gardé ta virginité si longtemps qu’aucun homme n’en sera jamais digne à tes yeux, dit-elle. À quoi sert une fleur si personne ne peut la voir ? Qui se souviendra de sa beauté lorsqu’elle fanera ?

Leesha laissa échapper un sanglot réprimé et Jizell se précipita aussitôt vers elle, la serrant dans ses bras alors qu’elle se mettait à pleurer.

— Là, là, ma petite, la réconforta-t-elle en caressant ses cheveux, ce n’est pas si grave.

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Après le dîner, lorsqu’elles eurent vérifié les runes et renvoyé les apprenties étudier, Leesha et Jizell eurent enfin le temps de se préparer une tasse de tisane aux herbes et d’ouvrir le cartable apporté par le Messager du matin. Une lampe était posée sur la table, remplie d’huile pour tenir longtemps.

— Des patients toute la journée et des lettres toute la nuit, soupira Jizell. Remercions la lumière que les Cueilleuses d’Herbes n’aient pas besoin de dormir, hein ?

Elle retourna le sac et déversa des parchemins sur toute la table.

Elles trièrent rapidement la correspondance, mettant de côté les lettres destinées aux patients, puis Jizell prit une liasse au hasard en regardant sa provenance.

— Celles-ci sont pour toi, dit-elle en la donnant à Leesha.

Elle s’empara d’une autre lettre sur le tas, l’ouvrit et la parcourut.

— Celle-là vient de Kimber, dit-elle au bout d’un moment.

Kimber était une autre de ses apprenties, qui était partie pour la Bosse des Fermiers, à une journée de cheval au sud.

— L’urticaire du tonnelier a empiré et s’est encore étendue.

— Elle prépare mal sa tisane, j’en suis sûre, gémit Leesha. Elle ne la laisse jamais assez infuser, et ensuite elle s’étonne que ses remèdes ne marchent pas. Si elle m’oblige à aller à la Bosse des Fermiers et à faire la tisane moi-même, je vais la frapper !

— Elle le sait, dit Jizell en riant. C’est pour cela qu’elle m’écrit à moi, cette fois.

Son rire était contagieux et Leesha ne tarda pas à l’imiter. La jeune femme adorait Jizell. Elle pouvait être aussi dure que Bruna lorsque les circonstances l’exigeaient, mais elle aimait aussi rire.

Bruna manquait énormément à Leesha et cette pensée la ramena à la liasse. C’était le quatrième jour, celui où le Messager hebdomadaire arrivait de la Bosse des Fermiers et du Creux du Coupeur avant de repartir vers le sud. Elle reconnut l’écriture fine de son père sur la première lettre du tas.

Il y avait aussi une missive de Vika que Leesha lut d’abord, et, comme d’habitude, elle serra les poings jusqu’au moment où elle apprit que l’antique Bruna était encore en vie.

— Vika vient d’accoucher, constata-t-elle. D’un garçon, Jame. Trois kilos.

— C’est son troisième, non ? demanda Jizell.

— Quatrième, répondit Leesha.

Vika avait épousé l’Enfant Jona – le Confesseur Jona à présent – peu après son arrivée au Creux du Coupeur et n’avait pas traîné pour mettre au monde des enfants.

— Il n’y a donc aucune chance qu’elle retourne à Angiers, alors, se lamenta Jizell.

Leesha éclata de rire.

— Je crois que c’était acquis dès le premier, dit-elle.

Elle avait du mal à croire que sept ans s’étaient écoulés depuis que Vika et elle avaient échangé leurs places. L’arrangement temporaire s’était révélé permanent, ce qui ne déplaisait pas entièrement à Leesha.

Peu importe ce que Leesha ferait : Vika resterait au Creux du Coupeur où elle semblait être plus appréciée que Bruna, Leesha et Darsy réunies. Cette pensée apporta à la jeune femme une sensation de liberté dont elle n’avait jamais rêvé. Elle avait promis de revenir un jour pour s’assurer que le Creux avait la Cueilleuse qu’il méritait, mais le Créateur s’en était chargé à sa place. Elle était désormais libre de choisir son avenir.

Son père lui écrivait qu’il avait attrapé la grippe, mais Vika s’occupait de lui et il allait bientôt se remettre. La lettre suivante provenait de Mairy : sa fille aînée était déjà en fleur et promise, et Mairy serait bientôt grand-mère. Leesha soupira.

Il y avait deux autres lettres dans la liasse. Leesha correspondait avec Mairy, Vika et son père presque chaque semaine, mais sa mère écrivait moins fréquemment et souvent par dépit.

— Tout va bien ? demanda Jizell, levant les yeux de sa propre lecture en remarquant les sourcils froncés de Leesha.

— C’est juste ma mère, dit la jeune femme en lisant. Le ton change selon son humeur, mais le message reste le même : « Rentre à la maison et fais des enfants avant de devenir trop vieille et que le Créateur te retire cette possibilité. »

Jizell grommela et secoua la tête.

La lettre d’Elona était accompagnée d’une seconde, censée provenir de Gared, même s’il s’agissait de l’écriture de sa mère. Le jeune homme ne savait pas écrire, et Elona s’était efforcée de donner l’impression qu’il s’agissait d’un message dicté. Malgré cela, Leesha était persuadée que la moitié des phrases venaient directement de sa mère, et il y avait de grandes chances pour que ce soit aussi le cas de l’autre moitié. Le contenu, comme dans les missives de sa génitrice, ne variait jamais. Gared allait bien. Elle lui manquait. Il l’attendait et l’aimait.

— Ma mère doit vraiment me prendre pour une idiote, dit sèchement Leesha en lisant. Elle essaie de me faire croire que Gared pourrait se risquer à l’écriture d’un poème, et à plus forte raison d’un qui ne rime pas.

Jizell éclata de rire, mais elle s’arrêta prématurément en voyant que son apprentie ne l’imitait pas.

— Et si elle avait raison ? demanda soudain Leesha. Si déprimante que soit l’idée qu’Elona puisse avoir raison à propos de quoi que ce soit, j’ai envie d’avoir des enfants un jour, et inutile d’être une Cueilleuse d’Herbes pour savoir que j’ai moins de jours de fertilité devant moi que derrière. Tu as toi-même dit que j’avais gâché mes plus belles années.

— Je n’ai pas dit exactement cela, répondit Jizell.

— Mais c’est pourtant vrai, reprit tristement Leesha. Je n’ai jamais pris la peine de chercher un homme ; c’étaient eux qui me trouvaient toujours, que je le veuille ou non. J’ai toujours cru qu’un jour, celui qui pourrait s’adapter à mon monde me trouverait et que ce ne serait pas à moi de m’adapter à son univers.

— Nous rêvons toutes de cela, ma chère, et c’est agréable d’y rêver de temps en temps en regardant fixement un mur, mais il ne faut pas trop fonder d’espoir là-dessus.

Leesha serra la lettre dans ses mains, la froissant légèrement.

— Alors, tu envisages vraiment d’y retourner et d’épouser ce Gared ? demanda Jizell.

— Oh, par le Créateur, non ! s’écria Leesha. Bien sûr que non !

— Bien, grogna Jizell. Je n’aurai donc pas à te taper sur la tête.

— Même si j’ai envie d’un enfant, je préférerais mourir vierge plutôt que d’en faire un avec Gared. Le problème, c’est qu’il s’en prendrait à tout homme du Creux avec qui j’essaierais.

— C’est facile à résoudre, dit Jizell. Fais des enfants ici.

— Quoi ?

— Le Creux du Coupeur est entre de bonnes mains avec Vika. J’ai moi-même formé cette fille et son cœur est là-bas de toute façon. (Elle se pencha et posa une grosse main sur celle de Leesha.) Reste. Fais d’Angiers ton foyer et reprends le dispensaire lorsque je partirai à la retraite.

Leesha écarquilla les yeux. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.

— Tu m’as appris autant que je t’ai appris durant toutes ces années, poursuivit Jizell. Je ne ferai confiance à personne d’autre pour reprendre mon travail, même si Vika revenait demain.

— Je ne sais pas quoi répondre, parvint à dire Leesha.

— Inutile de te presser, dit Jizell en tapotant la main de son apprentie. Je ne vais sans doute pas prendre ma retraite avant longtemps. Mais penses-y.

Leesha acquiesça. Jizell ouvrit les bras et elle tomba dedans, avant d’étreindre la femme plus âgée. Lorsqu’elles se séparèrent, un cri à l’extérieur les fit sursauter.

— À l’aide ! À l’aide !

Elles levèrent toutes deux les yeux vers la fenêtre. Il faisait nuit noire.

Ouvrir un volet, le soir, à Angiers, était un crime passible de coups de fouet, mais Leesha et Jizell ne réfléchirent pas à deux fois : elles ôtèrent le verrou et découvrirent trois gardes courant sur le trottoir, deux d’entre eux portant chacun un homme.

— Holà, le dispensaire ! cria le garde de tête en voyant les volets s’ouvrir sur la pièce éclairée par la lampe. Ouvrez vos portes ! Nous demandons l’abri ! L’abri et des soins !

Leesha et Jizell se précipitèrent ensemble vers les escaliers, manquant de trébucher dans leur hâte d’arriver à la porte. C’était l’hiver et, même si les Protecteurs de la ville travaillaient avec zèle pour éviter que la glace, la neige ou les feuilles mortes ne désactivent un maillage de protection, il y avait toujours un démon du vent pour parvenir à entrer chaque nuit et chasser les mendiants sans toit ou les quelques idiots qui osaient défier le couvre-feu et la loi. Un démon du vent pouvait plonger aussi silencieusement qu’une pierre, déplier ses ailes griffues d’un coup pour éviscérer sa victime, puis attraper le cadavre avec ses pattes arrière et s’envoler avec.

Les deux femmes arrivèrent au rez-de-chaussée et ouvrirent la porte, puis regardèrent les hommes approcher. Les linteaux étaient protégés, leurs patients et elles étaient en sécurité, même avec la porte ouverte.

— Que se passe-t-il ? cria Kadie en penchant la tête au-dessus de la rambarde, au sommet des escaliers.

Derrière elle, les autres apprenties sortaient de leurs chambres.

— Remettez vos tabliers et descendez ! ordonna Leesha.

Les jeunes filles se hâtèrent d’obéir.

Les hommes étaient encore loin, mais ils couraient vite. Leesha eut une boule dans la gorge en entendant des hurlements dans le ciel. Des démons du vent, attirés par la lumière et le bruit, étaient à proximité.

Mais les gardes approchaient rapidement et Leesha se prenait à espérer qu’ils arrivent sans encombre, lorsque l’un d’eux, glissant sur une plaque de glace, chuta lourdement. Il poussa un cri et l’homme qu’il soutenait tomba sur le trottoir en planches.

Celui des gardes qui portait toujours une personne sur l’épaule baissa la tête et accéléra après avoir crié quelque chose au troisième. Celui-ci se retourna et se précipita vers son camarade au sol. Un soudain battement d’ailes de peau fut le seul avertissement avant que la tête du malheureux garde soit détachée de son corps et roule sur le trottoir. Kadie cria. Le sang avait à peine jailli de la blessure que le démon du vent poussait un hurlement et s’élançait vers le ciel en emportant le cadavre.

Le garde en tête passa les runes et déposa à l’abri l’homme qu’il avait porté. Leesha observait le garde restant, qui tentait de se relever. Elle fronça les sourcils.

— Leesha, non ! cria Jizell en essayant de l’attraper par le bras.

Mais la jeune femme s’écarta lestement et sortit en trombe dans la rue.

Elle courut en décrivant de brusques zigzags, les cris des démons du vent résonnant dans l’air froid au-dessus de sa tête. Un chtonien tenta de plonger vers elle et la manqua de quelques centimètres seulement. Il heurta le sol de planches avec fracas, mais se releva vite : l’impact n’avait pas endommagé sa peau épaisse. Leesha se retourna et lui lança une poignée de poudre aveuglante de Bruna dans les yeux. La créature hurla de douleur et la femme repartit en courant.

Quand elle s’approcha, le garde désigna la silhouette immobile allongée par terre.

— Sauve-le plutôt que moi ! s’écria-t-il.

La cheville du soldat formait un angle étrange et était visiblement cassée. Leesha jeta un coup d’œil à l’autre homme, couché sur le ventre sur le trottoir en planches. Elle ne pouvait pas porter les deux.

— Pas moi ! répéta le garde lorsqu’elle arriva à ses côtés.

Leesha secoua la tête.

— J’ai plus de chances de vous porter en sécurité, dit-elle sur un ton qui ne laissait pas de place à la discussion.

Elle passa un des bras de l’homme autour de ses épaules et le souleva.

— Restez baissée, dit le garde en haletant. Les venteux sont moins susceptibles de plonger sur ce qui est proche du sol.

Elle se pencha autant que possible et tituba sous le poids de l’homme. Elle comprit alors qu’ils n’y arriveraient pas en avançant si lentement, qu’ils restent près du sol ou pas.

— Maintenant ! cria Jizell.

Leesha leva les yeux et vit Kadie et les autres apprenties qui couraient sur les planches, tenant par les coins des draps blancs au-dessus de leurs têtes. Le tissu immaculé battait au vent, omniprésent, et empêchait les démons de choisir une cible.

Sous cet abri, maîtresse Jizell et le premier garde se précipitèrent vers eux. Jizell aida Leesha tandis que le soldat se chargeait de l’homme inconscient. La peur leur donna à tous de la force et ils parcoururent rapidement la distance qui les séparait du dispensaire, avant d’en bloquer la porte.

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— Celui-ci est mort, dit Jizell d’une voix froide. Depuis plus de une heure, à mon avis.

— J’ai failli me sacrifier pour un mort ? s’écria le garde à la cheville cassée.

Leesha ne lui répondit pas et alla voir l’autre blessé.

Avec son visage rond, couvert de taches de rousseur, et sa silhouette fine, il ressemblait plus à un garçon qu’à un homme. Il avait été salement amoché, mais il respirait et son cœur battait fort. Leesha l’examina rapidement et le déshabilla en coupant ses habits bigarrés, à la recherche d’os cassés et de l’origine du saignement qui trempait la tunique.

— Que s’est-il passé ? demanda Jizell au garde blessé en examinant sa cheville cassée.

— Nous partions pour la dernière patrouille, répondit le garde entre ses dents. Nous avons trouvé ces deux-là, des Jongleurs visiblement, étendus par terre. Ils ont dû se faire voler après un spectacle. Z’étaient tous les deux en vie, mais mal en point. Il faisait déjà nuit, mais aucun des deux ne semblait pouvoir passer la nuit sans l’aide d’une Cueilleuse. Je me suis souvenu de ce dispensaire et nous avons couru aussi vite que possible en essayant de rester sous les avant-toits, hors de la vue des venteux.

Jizell hocha la tête.

— Vous avez bien agi, dit-elle.

— Dites ça au pauvre Jonsin, lança le garde. Par le Créateur, qu’est-ce que je vais dire à sa femme ?

— Vous vous en inquiéterez demain, répondit Jizell en tendant une flasque à l’homme. Buvez ça.

Le garde la regarda d’un air dubitatif.

— Qu’est-ce c’est ?

— Ça va vous faire dormir. Je dois remettre votre cheville en place et je peux vous jurer que vous n’aurez aucune envie d’être éveillé quand je vais le faire.

Le garde avala rapidement la potion.

Leesha lavait les blessures de son jeune patient lorsqu’il se réveilla en sursaut, haletant. Il se redressa en position assise. L’un de ses yeux était gonflé et fermé, mais l’autre était d’un vert brillant et regardait partout autour de lui.

— Jaycob ! cria-t-il.

Il s’agita frénétiquement et il fallut que Leesha, Kadie et le dernier garde s’y mettent à trois pour l’obliger à se rallonger. Il tourna son œil perçant vers Leesha.

— Où est Jaycob ? demanda-t-il. Il va bien ?

— Le vieil homme qui était avec toi ? dit Leesha.

Il acquiesça. Elle hésita, le temps de choisir ses mots, mais cette pause était une réponse suffisante et il cria de nouveau en s’agitant. Le garde le maintint allongé et le regarda droit dans les yeux.

— Tu as vu qui vous a fait ça ? demanda-t-il.

— Il n’est pas en état…, commença à dire Leesha.

— J’ai perdu un homme, ce soir, l’interrompit le soldat en lui jetant un regard noir. Je n’ai pas le temps d’attendre. (Il se tourna de nouveau vers le garçon.) Eh bien ?

Le jeune homme le regarda, les yeux emplis de larmes. Il finit par secouer la tête, mais le garde ne le lâcha pas.

— Tu dois bien avoir vu quelque chose, le pressa-t-il.

— Ça suffit, dit Leesha en saisissant l’homme aux poignets.

Elle tâcha de l’écarter. Il résista un moment puis se laissa faire.

— Attendez dans l’autre pièce, ordonna-t-elle.

Il fronça les sourcils, mais obéit.

Le garçon pleurait sans se cacher lorsque Leesha revint vers lui.

— Remettez-moi dehors dans la nuit, dit-il en levant une main mutilée. J’aurais dû mourir il y a longtemps et tous ceux qui tentent de me sauver finissent par disparaître.

Leesha prit la main estropiée dans la sienne et le regarda dans les yeux.

— Je prends le risque, dit-elle en la serrant. Nous autres, les survivants, devons nous protéger les uns les autres.

Elle lui posa la flasque de breuvage soporifique sur les lèvres et lui tint la main, lui prodiguant de la force jusqu’à ce qu’il ferme les yeux.

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La mélodie du violon baignait le dispensaire. Les patients tapaient dans leurs mains et les apprenties dansaient en travaillant. Même Leesha et Jizell faisaient de petits bonds en se déplaçant.

— Et dire que le jeune Rojer s’inquiétait de ne pas avoir de quoi payer, dit Jizell pendant qu’elles préparaient le repas. J’ai presque envie de lui donner de l’argent pour qu’il vienne distraire les patients lorsqu’il sera remis sur pied.

— Les patients et les filles l’adorent, reconnut Leesha.

— Je t’ai vue danser quand tu te croyais seule, dit Jizell.

Leesha sourit. Lorsqu’il ne jouait pas du violon, Rojer racontait des histoires qui rassemblaient les apprenties autour de son lit, ou bien il leur apprenait des façons de se maquiller qui, disait-il, venaient tout droit des courtisanes du duc. Jizell le maternait constamment et les apprenties en étaient folles.

— Il aura donc droit à une épaisse tranche de bœuf supplémentaire, alors, dit Leesha en coupant la viande et en la disposant sur une assiette déjà remplie de pommes de terre et de fruits.

Jizell secoua la tête.

— Je ne sais pas où ce garçon le met. Les autres et toi le gavez depuis plus d’une lune et il est toujours aussi fin qu’un roseau. À table ! hurla-t-elle.

Les filles s’approchèrent pour venir chercher les plateaux. Roni se dirigea droit sur celui qui était le plus chargé, mais Leesha ne la laissa pas faire.

— J’apporterai celui-ci moi-même, dit-elle en souriant de la déception générale qu’elle venait de causer.

— Rojer a besoin de faire une pause et de manger, pas de vous faire des représentations privées pendant que vous lui coupez sa viande, les filles, dit Jizell. Vous irez lui lécher les bottes plus tard.

— Entracte ! s’exclama Leesha en entrant dans la pièce.

Elle n’aurait pas dû se donner cette peine, car, dès qu’elle apparut, l’archet glissa des cordes du violon avec un crissement. Rojer sourit, salua de la main et renversa une tasse en bois en tentant de ranger son instrument. Ses doigts et son bras cassés s’étaient parfaitement remis, mais sa jambe plâtrée était toujours en suspension et il avait du mal à atteindre sa table de chevet.

— Tu dois avoir faim, aujourd’hui, dit-elle en riant.

Elle posa le plateau devant lui et prit le violon. Rojer regarda le repas d’un air dubitatif avant de lui sourire.

— J’imagine que tu ne vas pas m’aider à couper ma viande ? demanda-t-il en levant sa main mutilée.

Leesha haussa les sourcils.

— Tu as les doigts assez agiles pour jouer du violon, dit-elle. Pourquoi ne le seraient-ils pas pour ça ?

— Parce que je déteste manger seul, dit Rojer en riant.

Leesha sourit, s’assit au bord du lit et prit le couteau et la fourchette. Elle coupa un gros morceau de viande, le trempa dans la sauce et les pommes de terre avant de l’enfourner dans la bouche de Rojer. Il lui sourit et un peu de sauce coula de ses lèvres, provoquant un petit gloussement chez Leesha. Le garçon s’empourpra, ses joues claires devenant aussi rouges que ses cheveux.

— Je peux soulever la fourchette moi-même, dit-il.

— Tu veux juste que je coupe la viande et que je parte ? demanda Leesha.

Rojer secoua vigoureusement la tête.

— Alors, silence, dit-elle en lui fourrant de nouveau la fourchette dans la bouche.

— Ce n’est pas mon violon, tu sais, dit Rojer en regardant l’instrument après un court moment de silence. C’est celui de Jaycob. Le mien a été cassé lorsque…

Leesha fronça les sourcils quand sa voix se brisa. Après plus d’un mois, il refusait toujours de parler de l’attaque, même lorsque les gardes le pressaient de le faire. Il avait envoyé chercher ses maigres possessions, mais pour autant qu’elle le sache, il n’avait même pas contacté la guilde des Jongleurs pour leur dire ce qui s’était passé.

— Ce n’était pas ta faute, dit Leesha en voyant son regard se perdre dans le vide. Tu ne l’as pas attaqué.

— Cela revient au même.

— Comment ça ? demanda Leesha.

Rojer détourna les yeux.

— C’est-à-dire… en l’obligeant à sortir de sa retraite. Il serait encore vivant si…

— Tu l’as dit toi-même, il te l’avait expliqué : sa reprise d’activité était la meilleure chose qui lui soit arrivée en vingt ans. On dirait qu’il a plus vécu dans ce court laps de temps qu’il l’aurait fait durant les années qui lui restaient dans cette cellule de la maison de la guilde.

Rojer acquiesça, mais ses yeux s’emplirent de larmes. Leesha lui pressa la main.

— Les Cueilleuses d’Herbes voient souvent la mort, lui dit-elle. Personne ne rejoint le Créateur en ayant accompli tout ce qu’il avait à faire. Nous avons tous une durée de vie différente, mais, quelle qu’elle soit, elle doit suffire.

— On dirait que la mort arrive vite pour les gens qui croisent mon chemin, soupira Rojer.

— Je l’ai vue advenir bien tôt pour des gens qui n’avaient jamais entendu parler de Rojer Mimain. Veux-tu assumer aussi la responsabilité de leurs morts ?

Rojer la regarda. Elle lui enfourna une autre fourchetée dans la bouche et conclut :

— Les morts ne le seront pas moins si tu t’arrêtes de vivre par culpabilité.

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Leesha avait les mains pleines de linge lorsque le Messager arriva. Elle glissa la lettre de Vika dans son tablier et mit les autres de côté afin de s’en occuper plus tard. Elle terminait d’étendre la lessive lorsqu’une fille vint la prévenir qu’un patient crachait du sang. Elle dut ensuite s’occuper d’un bras cassé et donner leur leçon aux apprenties.

Avant qu’elle s’en rende compte, le soleil s’était déjà couché et les élèves étaient au lit. Elle baissa l’intensité des lampes pour qu’elles ne dispensent qu’une faible lueur orange et fit une dernière inspection au milieu des lits alignés, s’assurant que les patients allaient bien avant de monter pour la nuit. Au passage, elle croisa le regard de Rojer. Il lui fit un signe, mais elle sourit et secoua la tête. Elle le montra du doigt, joignit les mains et posa sa joue dessus en fermant les yeux.

Rojer fronça les sourcils. Elle lui fit un clin d’œil et poursuivit son chemin, sachant qu’il ne la suivrait pas. Il n’avait plus ses plâtres, mais, même s’il paraissait guéri, il était encore perclus de douleurs et se sentait fatigué.

Au bout de la pièce, elle prit le temps de se verser un verre d’eau. C’était une chaude nuit de printemps et la cruche était couverte de condensation. Elle se frotta la main contre son tablier d’un air absent et sentit un bout de papier se froisser. Elle se rappela la lettre de Vika et la sortit. Du pouce, elle brisa le sceau et inclina la feuille vers la lampe en buvant.

Un instant plus tard, elle lâcha son verre. Elle ne remarqua ni n’entendit la céramique se briser. Elle serra le papier dans ses mains et quitta la pièce.

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Leesha pleurait doucement dans la cuisine sombre lorsque Rojer la trouva.

— Tu vas bien ? demanda-t-il gentiment, en se penchant lourdement sur sa canne.

— Rojer ? dit-elle en reniflant. Pourquoi n’es-tu pas couché ?

Il ne répondit pas et vint s’asseoir près d’elle.

— Des mauvaises nouvelles de chez toi ?

Leesha le regarda un instant puis hocha la tête.

— Cette grippe que mon père a attrapée ? demanda-t-elle, attendant que Rojer acquiesce avant de reprendre. Il semblait aller mieux, mais la maladie est revenue de plus belle. Visiblement, c’est une fièvre qui s’est répandue aux quatre coins du Creux. La plupart ont réussi à s’en sortir, mais les plus faibles… Elle se remit à pleurer.

— Quelqu’un que tu connais ? demanda Rojer.

Il se maudit aussitôt d’avoir dit cela. Évidemment, qu’il s’agissait de quelqu’un qu’elle connaissait. Tout le monde se connaissait dans les hameaux.

Leesha ne remarqua pas sa bévue.

— Ma maîtresse, Bruna, dit-elle tandis que d’épaisses larmes tombaient sur son tablier. Quelques autres aussi, et deux enfants que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer. Plus d’une dizaine en tout, et plus de la moitié de la ville est encore alitée, dont mon père. Il ne va vraiment pas bien.

— Je suis désolé, dit Rojer.

— Ne le sois pas ; tout est ma faute.

— Quoi ?

— J’aurais dû y être. Cela fait des années que je suis l’apprentie de Jizell. J’ai promis de retourner au Creux du Coupeur lorsque mon enseignement serait achevé. Si j’avais tenu parole, j’y aurais été et peut-être que…

— J’ai vu des gens mourir de la fièvre, à Finbois, une fois. Veux-tu assumer aussi la responsabilité de leurs morts ? Ou celle de tous ceux qui sont morts dans cette ville, car tu ne peux pas t’occuper de tous ?

— Ce n’est pas pareil et tu le sais, répondit Leesha.

— Ah bon ? Tu as dit toi-même que les morts ne l’étaient pas moins si l’on s’arrêtait de vivre par culpabilité.

Leesha le regarda, les yeux ronds et mouillés.

— Alors que veux-tu faire ? demanda Rojer. Passer la nuit à pleurer ou commencer à préparer tes affaires ?

— Préparer mes affaires ?

— J’ai un cercle de Messager portatif. Nous pouvons partir pour le Creux du Coupeur au matin.

— Rojer, tu peux à peine marcher ! dit Leesha.

Le garçon leva sa canne, la posa sur le comptoir et se leva. Il avança d’une démarche raide, mais sans avoir besoin d’aide.

— Tu simulais pour garder un peu plus longtemps un lit chaud et des femmes aux petits soins ? demanda Leesha.

— Pas du tout ! dit Rojer en rougissant. C’est juste… que je ne suis pas encore prêt pour me produire.

— Mais tu es capable de marcher jusqu’au Creux du Coupeur ? demanda Leesha. Sans cheval, il nous faudra une semaine.

— Je ne pense pas que j’aurai besoin de faire des sauts périlleux en chemin, dit Rojer. Je peux y arriver.

Leesha croisa les bras et secoua la tête.

— Non. Je te l’interdis.

— Je ne suis pas une de tes apprenties que tu peux commander.

— Tu es mon patient, répliqua Leesha, et je peux t’interdire ce qui met ta santé en danger. J’engagerai un Messager pour m’accompagner.

— Bonne chance pour en trouver un. Le Messager de la semaine est parti pour le sud aujourd’hui et, à cette époque de l’année, la plupart des autres sont déjà pris. Ça te coûtera une fortune d’en convaincre un de tout lâcher pour t’amener au Creux du Coupeur. Et puis, je peux faire fuir les chtoniens avec mon violon. Aucun Messager ne peut t’offrir ça.

— Je suis certaine que tu en es capable, dit Leesha sur un ton qui voulait dire le contraire. Mais j’ai besoin d’un cheval de Messager rapide, pas d’un violon magique.

Elle ne prêta aucune attention à ses protestations et le reconduisit à son lit avant de monter pour préparer ses affaires.

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— Tu en es vraiment sûre ? demanda Jizell le lendemain.

— Je dois y aller, dit Leesha. Vika et Darsy ont trop à faire pour y arriver seules.

Jizell acquiesça.

— Rojer semble croire qu’il t’emmène.

— Eh bien, ce n’est pas le cas, dit Leesha. J’engage un Messager.

— Il a préparé ses affaires toute la matinée.

— Il est à peine guéri.

— Bah ! dit Jizell. Cela fait presque trois lunes. Je ne l’ai pas vu se servir de sa canne, ce matin. Je crois que c’était juste une raison pour rester près de toi un peu plus longtemps.

Leesha écarquilla les yeux.

— Tu crois que Rojer… ?

Jizell haussa les épaules.

— Je dis juste que ce n’est pas tous les jours qu’un homme propose d’affronter les chtoniens pour quelqu’un.

— Jizell, je pourrais être sa mère ! dit Leesha.

— Bah ! Tu n’as que vingt-sept ans et Rojer prétend en avoir vingt.

— Rojer ment beaucoup.

Jizell haussa encore les épaules.

— Tu dis que tu n’es pas comme ma mère, dit Leesha. Mais, toutes les deux, vous trouvez toujours un moyen de transformer une tragédie en discussion sur ma vie amoureuse.

Jizell ouvrit la bouche pour répondre, mais Leesha leva une main pour l’arrêter.

— Si tu veux bien m’excuser, dit-elle. Je dois aller engager un Messager.

Elle quitta la cuisine, furieuse, et Rojer, qui écoutait à la porte, parvint tout juste à s’écarter de son chemin pour se cacher.

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Entre ce que lui avait donné son père et ce qu’elle avait gagné avec Jizell, Leesha put acquérir un billet à ordre de la banque du duc de cent cinquante soleils milniens. C’était une somme dépassant les rêves les plus fous d’un paysan angierien, mais les Messagers ne risquaient pas leur vie pour des klats. Elle espérait que cela suffirait, mais les paroles de Rojer se révélèrent prophétiques, dignes d’une malédiction.

Le commerce printanier était à son apogée et même le pire des Messagers avait du travail. Skot était hors de la ville et le secrétaire de la guilde refusa tout simplement de l’aider. Le mieux qu’il pouvait lui offrir était le prochain Messager hebdomadaire pour le sud, qui ne partirait pas avant six jours.

— J’aurais le temps d’y aller en marchant si je dois l’attendre ! cria-t-elle au clerc.

— Alors, je vous conseille de partir tout de suite, répondit sèchement l’homme.

Leesha se mordit la langue et sortit d’un pas lourd. Elle se disait qu’elle deviendrait folle s’il lui fallait attendre une semaine avant de partir. Si son père mourait pendant cette semaine…

— Leesha ? appela une voix.

Elle s’arrêta net et se retourna doucement.

— C’est toi ! hurla Marick en courant vers elle les bras ouverts. Je ne savais pas que tu étais toujours en ville !

Choquée, Leesha le laissa la prendre dans ses bras.

— Que faisais-tu dans la maison de la guilde ? demanda Marick en reculant pour la contempler avec plaisir.

Il était toujours charmant et avait encore ses yeux de loup.

— J’ai besoin qu’on m’escorte jusqu’au Creux du Coupeur, dit-elle. Une fièvre ravage la ville et ils ont besoin de mon aide.

— Je crois que je pourrais t’emmener, dit Marick. Il faudrait que je demande à quelqu’un de s’occuper de ma course de demain à Pontrivière, mais ça doit pouvoir s’arranger.

— J’ai de l’argent, dit Leesha.

— Tu sais que je ne prends pas d’argent pour escorter les gens, dit Marick en lui jetant un regard concupiscent tout en s’approchant. Un seul mode de paiement m’intéresse.

Il tendit la main pour lui pincer les fesses et Leesha réprima un mouvement de recul. Elle pensa à ceux qui avaient besoin d’elle, et surtout à ce que Jizell avait dit à propos des fleurs que personne ne voyait. Peut-être le Créateur avait-il prévu qu’elle rencontre Marick ce jour-là. Sa gorge se serra et elle hocha la tête.

Marick attira Leesha jusque sous une alcôve ombragée de la salle principale. Il la poussa contre le mur derrière une statue en bois et l’embrassa fougueusement. Au bout d’un moment, elle lui rendit son baiser et passa les bras autour de ses épaules. La langue de l’homme était chaude dans sa bouche.

— Je n’aurai pas ce problème, cette fois, lui promit Marick en lui prenant la main et en la posant sur son membre raide.

Leesha sourit timidement.

— Je pourrais venir à ton auberge avant la nuit, dit-elle. Nous pourrions… passer la nuit ensemble et partir au matin.

Marick regarda à gauche et à droite puis secoua la tête. Il la plaqua de nouveau contre le mur et, d’une main, commença à défaire sa ceinture.

— J’ai trop attendu, grogna-t-il. Je suis prêt et je ne vais pas laisser passer l’occasion !

— Je ne vais pas faire ça dans un couloir ! souffla Leesha en le repoussant. Quelqu’un va nous voir !

— Mais non, dit Marick.

Il se serra contre elle et l’embrassa de nouveau, puis sortit son membre raide et retroussa sa jupe.

— Tu es ici, comme par magie, dit-il, et cette fois-ci, moi aussi. Que veux-tu de plus ?

— De l’intimité ? suggéra Leesha. Un lit ? Des chandelles ? N’importe quoi !

— Un Jongleur qui chante sous ta fenêtre ? plaisanta Marick, ses doigts s’insinuant entre ses jambes pour trouver sa fente. À croire que tu es vierge !

— Je le suis ! siffla Leesha.

Marick se recula, son sexe érigé encore à la main, et la regarda avec un air sarcastique.

— Au Creux du Coupeur, tout le monde sait que tu l’as fait avec ce gorille de Gared au moins des dizaines de fois, dit-il. Tu continues à mentir après tout ce temps ?

Leesha se renfrogna et lui donna un coup de genou dans l’entrejambe avant de sortir en trombe de la maison de la guilde, laissant Marick gémir par terre.

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— Personne ne veut t’emmener ? demanda Rojer ce soir-là.

— Personne tant que je ne serai pas prête à coucher, grogna Leesha en taisant le fait qu’elle aurait consenti à aller jusque-là.

Même maintenant, elle avait peur d’avoir commis une grosse erreur. Une part d’elle-même regrettait de ne pas avoir laissé Marick arriver à ses fins, mais même si Jizell avait raison et que sa virginité n’était pas la chose la plus précieuse du monde, elle valait néanmoins mieux que ça.

Elle se pressa les yeux trop tard et ne parvint qu’à faire jaillir les larmes qu’elle tentait de repousser. Rojer lui toucha le visage et elle le regarda. Il sourit, tendit les bras et fit semblant de sortir un mouchoir coloré de derrière son oreille. Elle éclata de rire malgré elle et prit le morceau de tissu pour essuyer ses larmes.

— Je peux toujours t’emmener, dit-il. J’ai marché depuis le Vallon des Bergers. Si j’ai réussi à le faire, je peux t’accompagner au Creux du Coupeur.

— Vraiment ? demanda Leesha en reniflant. Ce n’est pas encore une autre de ces histoires à la Jak Languécaille, comme celle où tu charmes les chtoniens avec ton violon ?

— C’est vrai, dit Rojer.

— Pourquoi ferais-tu ça pour moi ? demanda Leesha.

Rojer sourit et prit la paume de la femme dans sa main mutilée.

— Nous sommes des survivants, non ? Quelqu’un m’a dit un jour que les survivants doivent prendre soin les uns des autres.

Leesha sanglota et le serra dans ses bras.

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Est-ce que je deviens fou ? se demanda Rojer alors qu’ils laissaient les murailles d’Angiers derrière eux. Leesha avait acheté un cheval pour le voyage, mais le Jongleur ne savait pas monter et la jeune femme à peine mieux. Il était assis derrière elle et elle guidait l’animal à une allure à peine plus rapide que la marche.

Même à ce rythme, monter à cheval irritait ses jambes raides, mais Rojer ne se plaignait pas. S’il disait quoi que ce soit avant que la ville ne soit plus en vue, Leesha leur ferait faire demi-tour.

Ce que tu devrais faire de toute façon, pensa-t-il. Tu es un Jongleur, pas un Messager.

Mais Leesha avait besoin de lui et il savait, depuis la première fois où il avait posé les yeux sur elle, qu’il ne pourrait jamais rien lui refuser. Il était conscient qu’elle le considérait comme un enfant, mais cela changerait une fois qu’il l’aurait emmenée chez elle. Elle s’apercevrait qu’il n’était pas si jeune, qu’il était débrouillard et qu’il pouvait s’occuper d’elle.

Et que restait-il pour lui à Angiers, de toute façon ? Jaycob n’était plus là et la guilde le croyait sûrement mort lui aussi, ce qui valait sans doute mieux.

« Si tu vas voir la garde, c’est toi qu’ils pendront », avait dit Jasin. Mais Rojer n’était pas idiot. Si Doreson apprenait qu’il était en vie, le garçon n’aurait plus jamais l’occasion de raconter des histoires.

Pourtant, lorsqu’il regarda la route devant lui, sa gorge se serra. Comme Fontgrillon, la Bosse des Fermiers n’était qu’à une journée de cheval, mais le Creux du Coupeur était bien plus éloigné, peut-être à quatre nuits de là. Rojer n’avait jamais passé plus de deux nuits d’affilée dehors, et cela ne lui était arrivé qu’une fois. La mort d’Arrick lui revint en mémoire. Supporterait-il également de perdre Leesha ?

— Tu vas bien ? demanda-t-elle.

— Quoi ? répondit Rojer.

— Tes mains tremblent.

Il regarda ses mains posées sur les hanches de la jeune femme et vit qu’elle avait raison.

— Ce n’est rien, dit-il. J’ai juste eu un frisson.

— Je déteste ça, moi aussi.

Mais Rojer l’entendit à peine. Il regardait fixement ses mains en tentant de les faire cesser de bouger.

Tu es un acteur ! se gronda-t-il. Fais semblant d’ être courageux !

Il pensa à Marko Errant, l’intrépide explorateur de ses contes. Rojer avait tant de fois décrit l’homme et joué ses aventures que le personnage était pour lui comme une seconde nature. Il redressa le dos et ses mains cessèrent de trembler.

— Préviens-moi lorsque tu seras fatiguée, dit-il, et je prendrai les rênes.

— Je croyais que tu n’avais jamais fait de cheval, dit Leesha.

— On apprend en pratiquant, répondit Rojer en citant une réplique dont se servait Marko chaque fois qu’il faisait face à une nouveauté.

Marko Errant n’avait jamais peur d’accomplir quelque chose qui lui était inconnu.

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Ils avancèrent un peu plus vite lorsque Rojer eut pris les rênes, mais ils n’arrivèrent à la Bosse des Fermiers que peu avant le crépuscule. Ils confièrent le cheval à l’écurie et se rendirent à l’auberge.

— T’es un Jongleur ? demanda l’aubergiste en voyant la tunique bariolée de Rojer.

— Rojer Mimain, dit-il. Je viens d’Angiers et me dirige vers l’ouest.

— Jamais entendu parler de toi, grommela l’aubergiste, mais la chambre est gratuite si tu donnes un spectacle.

Rojer regarda Leesha et, lorsqu’elle haussa les épaules et acquiesça, il sourit et sortit son sac à merveilles.

La Bosse des Fermiers était un petit hameau dont les différents bâtiments étaient reliés les uns aux autres par des trottoirs protégés. Contrairement aux autres villages que Rojer avait visités, les Bosseurs sortaient la nuit et se rendaient en toute liberté – bien que rapidement – d’une habitation à l’autre.

Cette liberté permit à Rojer de se produire devant une salle pleine, pour son plus grand plaisir. Il se produisit pour la première fois depuis des mois, mais cela lui parut naturel, et bientôt toute la salle tapait dans ses mains et riait en écoutant les aventures de Jak Languécaille et de l’Homme-rune.

Lorsqu’il retourna s’asseoir, le vin avait légèrement empourpré les joues de Leesha.

— Tu étais formidable, dit-elle. Je m’en doutais.

Rojer fit un grand sourire et allait lui répondre lorsque deux hommes s’approchèrent, des cruches à la main. Ils en tendirent une à Rojer et une à Leesha.

— Simplement pour vous remercier du spectacle, dit l’homme de tête. Je sais que ce n’est pas beaucoup…

— C’est très gentil, merci, dit Rojer. Joignez-vous à nous, je vous en prie.

Il désigna les deux sièges vides à leur table et les hommes s’assirent.

— Qu’est-ce qui vous amène à la Bosse ? demanda le premier homme.

Il était petit et portait une épaisse barbe noire. Son compagnon était plus grand, solidement charpenté et silencieux.

— Nous sommes en route pour le Creux du Coupeur, répondit Rojer. Leesha est une Cueilleuse d’Herbes qui va les aider à lutter contre la fièvre.

— Le Creux est loin, dit l’homme à la barbe noire. Comment ferez-vous la nuit ?

— Ne vous en faites pas pour nous, dit Rojer. Nous avons un cercle de Messager.

— Un cercle portatif ? demanda l’homme avec surprise. Ça a dû vous coûter cher.

Rojer acquiesça.

— Plus que vous l’imaginez, dit-il.

— Eh bien, nous n’allons pas vous empêcher de vous coucher, dit l’homme en se levant de table avec son compagnon. Vous allez sûrement partir tôt.

Ils s’éloignèrent pour aller rejoindre un troisième homme à une autre table. Rojer et Leesha, eux, finirent leurs verres et montèrent dans leur chambre.