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ROJER
318 AR
Rojer suivait sa mère qui balayait l’auberge, les frottements de son petit balai imitant ceux, plus amples, du sien. Elle lui sourit, ébouriffa ses cheveux roux et il afficha un sourire radieux. Il avait trois ans.
— Balaie derrière le poêle, Rojer, dit-elle.
Il s’empressa d’obéir et passa un coup de balai dans la fente qui séparait le poêle du mur, faisant voler de la sciure et des morceaux d’écorce. Sa mère rassembla ce qu’il avait sorti en un tas.
La porte s’ouvrit et le père de Rojer entra, les bras chargés de bois. Il traversa la pièce, semant sur son passage des morceaux d’écorce et de terre.
— Jessum ! cria sa mère. Je viens juste de balayer !
— J’aide à balayer ! annonça Rojer d’une voix forte.
— En effet, dit sa mère, et ton père salit tout.
— Tu veux tomber à court de bois la nuit où le duc et son entourage seront là-haut ? demanda Jessum.
— Sa Seigneurie ne sera pas là avant au moins une semaine, répondit la mère.
— Mieux vaut travailler tant que l’auberge est calme, Kally, rétorqua Jessum. Qui sait combien de courtisans accompagneront le duc ? Ils nous feront courir de toutes parts, comme si notre petit Pontrivière était Angiers elle-même.
— Si tu veux te rendre utile, les runes dehors commencent à s’écailler, dit Kally.
Jessum acquiesça.
— J’ai vu, dit-il. Le bois s’est déformé pendant la dernière vague de froid.
— Maître Piter était censé les redessiner il y a une semaine, dit Kally.
— Je lui ai parlé hier. Il fait travailler tout le monde sur le pont, mais il dit qu’elles seront prêtes avant que le duc arrive.
— Ce n’est pas pour le duc que je m’inquiète. Piter ne se soucie peut-être que d’impressionner Rhinebeck, dans l’espoir de décrocher un contrat royal, mais j’ai des inquiétudes plus terre à terre, et notamment celle d’éviter que ma famille se fasse attaquer la nuit.
— Très bien, très bien, dit Jessum en levant les mains. Je vais lui en reparler.
— Piter pourrait tout de même réfléchir un peu plus, reprit Kally. Rhinebeck n’est même pas notre duc.
— C’est le seul assez proche pour nous aider si nous en avons besoin rapidement, dit Jessum. Euchor se fiche de Pontrivière, tant que les Messager peuvent passer et que les impôts arrivent en temps et en heure.
— Ouvre les yeux, dit Kally. Si Rhinebeck vient, c’est parce qu’il flaire lui aussi les impôts. Nous paierons des deux côtés avant que Rojer ait pris un été de plus.
— Que veux-tu que nous fassions ? demanda Jessum. Fâcher le duc qui est à une journée pour le bien de celui qui se trouve à deux semaines au nord ?
— Je n’ai pas dit que nous devrions lui cracher au visage, dit Kally. Je ne vois simplement pas pourquoi lui faire bonne impression devrait passer avant la protection de nos maisons.
— J’ai dit que j’irais, fit Jessum.
— Alors, vas-y, répondit Kally. Il est déjà midi passé. Et emmène Rojer. Peut-être que ça te rappellera ce qui compte vraiment.
Jessum fit disparaître sa mine renfrognée et s’accroupit près de son fils.
— Tu veux aller voir le pont, Rojer ? demanda-t-il.
— On va pêcher ? l’interrogea son fils.
Il aimait pêcher depuis le pont avec son père.
Jessum éclata de rire et souleva Rojer dans ses bras.
— Pas aujourd’hui, dit-il en installant le garçon sur ses épaules. Ta mère veut que nous allions parler à Piter. Accroche-toi, maintenant.
L’enfant se tint fermement à la tête de son père, dont la barbe de trois jours rendait les joues piquantes, et celui-ci se baissa pour passer sous la porte.
Le pont ne se trouvait pas très loin. Pontrivière était un petit hameau : une poignée de maisons et de boutiques, une caserne pour les hommes d’armes qui collectaient le péage et l’auberge de ses parents. Rojer salua les gardes d’un geste de la main en passant devant le poste de péage et ils lui rendirent son salut.
Le pont enjambait la Rivière de Partage à son point le plus étroit. Construit des générations auparavant, il était constitué de deux arches d’une ouverture de cent mètres et était assez large pour y faire passer un gros chariot flanqué de deux chevaux. Une équipe d’ingénieurs milniens entretenait quotidiennement les cordages et les supports. La Route des Messagers – l’unique voie – s’étendait jusqu’à l’horizon dans les deux directions.
Maître Piter était de l’autre côté du pont et criait des instructions vers la rive opposée. Rojer suivit son regard et découvrit ses apprentis suspendus à des cordes pour dessiner des runes sous l’ouvrage.
— Piter ! cria Jessum lorsqu’ils eurent traversé la moitié du pont.
— Salut, Jessum ! lui répondit le Protecteur.
Jessum posa Rojer et serra la main de Piter.
— Le pont a belle allure, fit-il remarquer.
Piter avait remplacé la plupart des simples runes peintes par des gravures calligraphiées complexes, laquées et brillantes.
Il sourit.
— Le duc va se faire dessus lorsqu’il verra mes runes, annonça-t-il.
Jessum éclata de rire.
— Kally est en train de récurer l’auberge, dit-il.
— Rends le duc heureux et tu n’auras pas à t’inquiéter de ton avenir, dit Piter. Une recommandation glissée dans la bonne oreille et nous pourrions exercer notre métier à Angiers plutôt que dans ce trou.
— Ce « trou », c’est chez moi, rétorqua Jessum en fronçant les sourcils. Mon grand-père est né à Pontrivière et, si j’ai mon mot à dire, mes petits-enfants feront de même.
Piter acquiesça.
— Je ne voulais pas te vexer, dit-il. Mais Angiers me manque.
— Alors, retournes-y, dit Jessum. La route est ouverte et une seule nuit dehors n’est pas un grand exploit pour un Protecteur. Tu n’as pas besoin du duc pour ça.
Piter secoua la tête.
— Angiers grouille de Protecteurs, dit-il. Je ne serais qu’une feuille dans une forêt. Mais si je pouvais annoncer que je travaille pour le duc, il y aurait la queue devant ma porte.
— D’accord, mais c’est la mienne, de porte, qui m’inquiète ce matin, dit Jessum. Les runes s’écaillent et Kally pense qu’elles ne tiendront pas la nuit. Tu peux venir y jeter un coup d’œil ?
Piter poussa un soupir.
— Je t’ai déjà dit hier…
— Je sais ce que tu m’as dit, Piter, mais je te répète que ça ne suffit pas, l’interrompit Jessum. Je ne vais pas laisser mon fils dormir derrière des runes fragilisées pour que tu puisses fignoler celles du pont. Tu ne peux pas les réparer pour qu’elles tiennent cette nuit ?
Piter cracha.
— Tu peux le faire toi-même, Jessum. Repasse sur les lignes. Je te donnerai de la peinture.
— Rojer dessine mieux que moi et il n’est pourtant pas très fort, dit Jessum. Je saboterais le travail et Kally me tuera si les chtoniens ne le font pas.
Piter se renfrogna. Il s’apprêtait à répondre lorsqu’un cri s’éleva sur la route.
— Salut, Pontrivière !
— Geral ! s’écria Jessum.
Rojer, soudain intéressé, leva les yeux et reconnut la carrure épaisse du Messager. L’eau lui vint alors à la bouche. Geral lui offrait toujours un bonbon.
Un autre homme chevauchait près de lui, un étranger, mais sa livrée de Jongleur rassura le garçon. Il se rappela les chants, la danse et les acrobaties du dernier Jongleur et il se mit à sautiller, excité. Rojer adorait les Jongleurs.
— Le petit Rojer a encore poussé de quinze centimètres ! s’exclama Geral.
Il arrêta son cheval et sauta à terre pour prendre le garçon dans ses bras. Le Messager était grand, bâti comme un tonneau de pluie, et une barbe grisonnante couvrait son visage rond. Autrefois, Rojer avait peur de lui à cause de sa tunique métallique et de sa cicatrice à la lèvre inférieure, qui avait été causée par un démon et lui donnait l’air d’être en colère. Mais Rojer n’avait plus peur. Les chatouilles de Geral le faisaient rire, à présent.
— Quelle poche ? demanda le Messager en tenant le garçon à bout de bras.
Rojer pointa aussitôt du doigt. Geral gardait toujours les bonbons à la même place. Le Messager éclata de rire et sortit de la poche ainsi désignée un sucre rizonien entortillé dans une enveloppe de maïs. Rojer poussa un cri perçant et se laissa tomber dans l’herbe pour le défaire.
— Qu’est-ce qui t’amène à Pontrivière, cette fois ? demanda Jessum au Messager.
Le Jongleur fit un pas en avant, écartant sa cape d’un geste ample de la main. Il était grand et portait des cheveux longs et dorés par le soleil, ainsi qu’une barbe brune. Il avait le menton parfaitement carré et une peau hâlée. Par-dessus sa livrée, il portait un fin tabard dont le blason représentait un bouquet de feuilles vertes sur un champ marron.
— Arrick Beauchant, se présenta-t-il, maître Jongleur et héraut de Sa Seigneurie, le duc Rhinebeck III, gardien de la forteresse de la forêt, porteur de la couronne de bois et seigneur de tout Angiers. Je viens inspecter la ville avant l’arrivée de Sa Seigneurie la semaine prochaine.
— Le héraut du duc est un Jongleur ? demanda Piter à Geral en levant un sourcil.
— C’est parfait pour les hameaux, répondit le Messager en faisant un clin d’œil. Les gens sont moins enclins à pendre celui qui annonce les augmentations d’impôts lorsqu’il jongle pour leurs enfants.
Arrick fronça les sourcils en lui lançant un regard, mais Geral se contenta de rire.
— Sois gentil et va chercher l’aubergiste pour qu’il s’occupe de nos chevaux, dit Arrick à Jessum.
— C’est moi, l’aubergiste, répondit le père de Rojer en tendant la main. Jessum Tavernier. Rojer est mon fils, ajouta-t-il en désignant le garçon d’un signe de la tête.
Arrick fit mine de ne remarquer ni la main tendue, ni l’enfant, puis sembla tirer de nulle part une lune en argent qu’il lança vers l’aubergiste. Jessum attrapa la pièce et la regarda avec curiosité.
— Les chevaux, dit Arrick de façon insistante.
Jessum se renfrogna, mais il empocha la pièce et s’approcha des animaux. Geral prit les rênes de sa propre monture et lui fit signe de ne pas s’en occuper.
— Piter, il faut toujours que tu ailles voir mes runes, dit Jessum. Tu le regretteras si je suis obligé de t’envoyer Kally pour qu’elle te crie dessus.
— Il semblerait qu’il y ait encore beaucoup de travail sur le pont avant que Sa Seigneurie arrive, fit remarquer Arrick.
Piter se redressa légèrement et lança à Jessum un regard hargneux.
— Tu as envie de dormir derrière des runes écaillées, ce soir, maître Jongleur ? demanda Jessum.
La peau hâlée d’Arrick se mit alors à pâlir.
— J’irai les vérifier, si tu veux, dit Geral. Je pourrai les rectifier si elles ne sont pas en trop mauvais état, et j’irai moi-même chercher Piter si je ne peux rien faire.
Il frappa le sol de sa lance et lança au Protecteur un regard sévère. Piter écarquilla les yeux et acquiesça pour signifier qu’il comprenait.
Geral souleva Rojer et l’installa sur son immense destrier.
— Accroche-toi, mon garçon, dit-il, nous partons en balade !
Rojer éclata de rire et tira sur la crinière du cheval pendant que Geral et son père menaient les animaux à l’auberge. Arrick marchait devant eux, comme un homme suivi par des serviteurs.
Kally attendait à la porte.
— Geral ! cria-t-elle. Quelle bonne surprise !
— Et à qui ai-je l’honneur ? demanda Arrick en se lissant brusquement les cheveux et les habits.
— C’est Kally, dit Jessum. Ma femme, se hâta-t-il d’ajouter en remarquant les yeux pétillants d’Arrick.
Le Jongleur fit semblant de n’avoir pas entendu et s’avança vers elle en rejetant sa cape multicolore en arrière, avant de s’agenouiller.
— C’est un plaisir, madame, dit-il en lui baisant la main. Je suis Arrick Beauchant, maître Jongleur et héraut du duc Rhinebeck III, gardien de la forteresse de la forêt, porteur de la couronne de bois et seigneur de tout Angiers. Sa Seigneurie sera ravie de trouver une telle beauté lorsqu’il visitera votre jolie auberge.
Kally se couvrit la bouche et ses joues pâles devinrent aussi rouges que ses cheveux. Elle exécuta une révérence maladroite.
— Geral et vous devez être fatigués, dit-elle. Entrez et je vous servirai de la soupe chaude avant de préparer le dîner.
— Ce serait merveilleux, ma bonne dame, dit Arrick en s’inclinant une nouvelle fois.
— Geral a promis de jeter un coup d’œil aux runes avant la nuit, Kal, dit Jessum.
— Quoi ? demanda Kally en détournant le regard du charmant sourire d’Arrick. Oh, et bien vous n’avez qu’à aller attacher les chevaux et vous occuper de ça pendant que je montre sa chambre à maître Arrick et que je prépare à manger.
— Une charmante idée, dit Arrick en lui offrant son bras pour entrer.
— Tiens le Jongleur à l’œil avec ton épouse, marmonna Geral. Ils l’appellent Beauchant, car sa voix fait fondre n’importe quelle femme au niveau de l’entrejambe, et il n’est pas réputé pour tenir compte des vœux du mariage.
Jessum se renfrogna.
— Rojer, dit-il en descendant son fils du cheval, entre et reste avec maman.
Le garçon acquiesça et se mit à courir dès qu’il toucha le sol.

— Le dernier Jongleur avalait du feu, dit Rojer. Tu peux avaler du feu ?
—Oui, dit Arrick, et je peux le cracher comme un démon des flammes.
Rojer battit des mains et Arrick se tourna vers Kally qui, les cheveux détachés, était penchée derrière le bar pour remplir un pichet de bière. Rojer tira de nouveau sur la cape du Jongleur, qui tenta de la mettre hors de sa portée. Mais le garçon tira alors sur son pantalon.
— Qu’y a-t-il ? demanda Arrick en le regardant, les sourcils froncés.
— Tu chantes aussi ? demanda Rojer. J’aime les chansons.
— Je chanterai peut-être tout à l’heure, dit Arrick en se détournant de nouveau.
— Oh, chantez-nous une petite chanson, supplia Kally en posant une chope mousseuse sur le comptoir devant lui. Ça lui ferait tellement plaisir.
Elle sourit, mais les yeux d’Arrick avaient déjà dérivé jusqu’au bouton le plus haut de sa robe, qui s’était mystérieusement défait pendant qu’elle versait la bière.
— Bien sûr, dit Arrick avec un large sourire. Après une gorgée de bière pour me dépoussiérer la gorge.
Il vida la chope d’une traite sans quitter des yeux le décolleté de Kally et attrapa un grand sac multicolore posé par terre. La femme remplit de nouveau sa chope pendant qu’il sortait son luth.
La riche voix d’alto d’Arrick, belle, pure et accompagnée par son instrument, emplit la pièce. Il chanta une chanson parlant d’une femme vivant dans un hameau, qui avait manqué sa chance d’aimer un homme avant qu’il parte pour les Villes Libres et qui le regrettait. Kally et Rojer l’observèrent, émerveillés et hypnotisés par la musique. Lorsqu’il s’arrêta, ils applaudirent à tout rompre.
— Une autre ! cria Rojer.
— Pas maintenant, mon garçon, dit Arrick en lui ébouriffant les cheveux. Peut-être après le dîner. Tiens, pourquoi ne tentes-tu pas de jouer ta propre musique ?
Il plongea une main dans son sac multicolore et en sortit un xylophone constitué de plusieurs lamelles de palissandre de différentes longueurs, fixées à un cadre de bois laqué. Une grosse corde le reliait à une baguette de quinze centimètres de long surmontée d’une bille de bois tourné.
— Prends ça et va t’amuser pendant que je parle avec ta charmante mère, dit-il.
Rojer poussa un cri de joie, s’empara du jouet et alla s’affaler sur le plancher, frappant les lamelles de différentes façons, émerveillé par les sons purs qu’elles émettaient.
Cette vision fit rire Kally.
— Un jour, il sera Jongleur, dit-elle.
— Pas beaucoup de clients ? demanda Arrick en passant sa main sur l’une des tables vides de la salle commune.
— Oh, il y en avait bien assez à midi, dit Kally. Mais à cette époque de l’année, nous n’avons pas beaucoup de pensionnaires en dehors des Messagers de passage.
— Vous devez parfois vous sentir seule, à vous occuper d’une auberge vide…
— Parfois, mais Rojer m’occupe bien assez. Il est épuisant lorsque tout est calme et devient une terreur pendant la saison des caravanes, quand les conducteurs s’enivrent, chantent jusqu’à pas d’heure et l’empêchent de dormir.
— J’imagine que vous aussi devez avoir du mal à dormir dans ces moments-là.
— C’est dur, avoua Kally. Mais Jessum dort en toutes circonstances.
— Vraiment ? demanda Arrick en glissant sa main sur les siennes.
Elle écarquilla les yeux et cessa de respirer, mais elle ne fit rien pour se dégager.
La porte d’entrée s’ouvrit.
— Les runes sont réparées ! cria Jessum.
Kally émit un petit son étouffé et retira ses mains si vite qu’elle renversa la bière d’Arrick sur le comptoir. Elle prit un torchon pour l’éponger.
— Il suffisait de repasser dessus ? demanda-t-elle en baissant les yeux pour cacher le rouge qui lui était monté aux joues.
— Loin de là, dit Geral. Honnêtement, vous avez de la chance qu’elles aient tenu aussi longtemps. Je suis repassé sur les plus abîmées et j’irai parler à Piter demain matin. Je veillerai à ce qu’il remplace toutes les runes de cette auberge avant le coucher du soleil, même si je dois le menacer de ma lance.
— Merci, Geral, dit Kally en foudroyant Jessum du regard.
— Il y a encore du fumier dans la grange, dit Jessum. J’ai donc attaché les chevaux dans la cour, à l’intérieur du cercle portable de Geral.
— Très bien, dit Kally. Allez tous faire un brin de toilette. Le dîner sera bientôt prêt.

— Délicieux, annonça Arrick en buvant de grosses quantités de bière avec son dîner.
Kally avait préparé un jarret d’agneau aux herbes et avait donné le meilleur morceau au héraut du duc.
— J’imagine que vous n’avez pas une sœur aussi jolie que vous ? demanda Arrick entre deux bouchées. Sa Seigneurie est à la recherche d’une nouvelle femme.
— Je croyais que le duc en avait déjà une, dit Kally en rougissant, avant de se pencher pour remplir sa chope.
— C’est le cas, grommela Geral. Sa quatrième.
Arrick ricana.
— Pas plus fertile que les autres, j’en ai peur, si ce qu’on raconte au palais est vrai. Rhinebeck continuera à chercher des femmes jusqu’à ce que l’une d’entre elles lui donne un fils.
— Tu as sans doute raison, avoua Geral.
— Combien de fois les Confesseurs vont-ils le laisser faire des vœux « éternels » devant le Créateur ? demanda Jessum.
— Autant de fois qu’il le faudra, assura Arrick. Le seigneur Janson l’impose aux Saints Hommes.
Geral cracha.
— Ce n’est pas juste d’obliger des Saints Hommes à profaner les…
Arrick leva un doigt en un signe d’avertissement.
— On raconte que même les arbres ont des oreilles pour écouter ceux qui disent du mal du premier ministre.
Geral fronça les sourcils, mais tint sa langue.
— Eh bien, ce n’est pas à Pontrivière qu’il trouvera une épouse, dit Jessum. Il n’y a pas assez de femmes pour ceux qui vivent ici. J’ai dû aller jusqu’à Fontgrillon pour trouver Kally.
— Vous êtes Angierienne, ma chère ? demanda Arrick.
— De naissance, oui, répondit Kally, mais le Confesseur m’a fait jurer allégeance à Miln pendant le mariage. Tous les habitants de Pontrivière doivent jurer fidélité à Euchor.
— Pour l’instant, dit Arrick.
— C’est donc vrai, ce qu’on raconte, dit Jessum. Rhinebeck vient pour revendiquer Pontrivière.
— Rien d’aussi dramatique, dit Arrick. Sa Seigneurie se dit simplement que la moitié de vos habitants sont d’origine angierienne, que votre pont a été construit et restauré grâce à du bois angierien, et que nous devrions donc avoir… (il regarda Kally qui se rasseyait)… une relation plus intime.
— Je doute qu’Euchor ait envie de partager Pontrivière, dit Jessum. La rivière du Partage sépare leurs terres depuis mille ans. Il est aussi attaché à cette frontière qu’à son trône.
Arrick haussa les épaules et sourit une nouvelle fois.
— Ce sont des affaires de ducs et de ministres, dit-il en levant sa chope. Les petites gens comme nous ne devraient pas s’en soucier.
Le soleil se coucha bientôt et, à l’extérieur, on entendit des échos brefs et sonores, ponctués d’éclairs de lumière filtrant à travers les volets chaque fois que les runes s’enflammaient. Rojer détestait ces bruits autant que les cris qui les accompagnaient. Il s’assit par terre et, pour les couvrir, frappa les lamelles de son instrument de plus en plus fort.
— Les chtoniens ont faim, ce soir, dit son père d’un air songeur.
— Ça inquiète Rojer, dit Kally en se levant de son siège pour aller le rejoindre.
— Il n’y a rien à craindre, les rassura Arrick en s’essuyant la bouche. Nous allons faire fuir ces démons.
Le Jongleur s’approcha de son sac multicolore et tira de son mince étui un violon. Il posa l’archet sur une corde et inonda aussitôt la pièce de musique. Rojer éclata de rire et applaudit, libéré de sa peur. Sa mère frappa dans ses mains elle aussi et trouva un rythme qui accompagnait la mélodie d’Arrick. Geral et Jessum firent de même à leur tour.
— Danse avec moi, Rojer ! dit Kally en riant.
Elle le prit par la main et le leva.
Rojer tenta de suivre ses pas cadencés, mais il trébucha. Elle le prit alors dans ses bras et l’embrassa en tourbillonnant dans la pièce. Rojer éclata de rire, transporté de joie.
Soudain, un craquement retentit. L’archet d’Arrick dérapa sur les cordes pendant que tous se retournaient ; la porte de bois tremblait sur ses gonds. De la poussière, libérée par l’impact, dérivait lentement dans l’air.
Geral fut le premier à réagir. Le géant alla chercher, avec une rapidité surprenante, la lance et le bouclier qu’il avait laissés près de la porte. Pendant un long moment, les autres le regardèrent fixement, sans comprendre. Il y eut un autre craquement et d’épaisses griffes noires traversèrent le bois. Kally hurla.
Jessum bondit près du poêle et s’empara d’un lourd tisonnier en fer.
— Emmène Rojer dans le refuge de la cuisine ! s’écria-t-il, ses paroles ponctuées par un grognement derrière la porte.
Geral avait déjà pris sa lance et lancé son bouclier à Arrick.
— Fais sortir Kally et le garçon ! hurla-t-il.
La porte vola alors en éclats et un démon de pierre d’un mètre cinquante la franchit.
Geral et Jessum se retournèrent pour lui faire face. La créature rejeta la tête en arrière et poussa un hurlement pendant que d’agiles petits démons des flammes entraient dans la pièce, en le contournant ou en passant entre ses jambes épaisses.
Arrick attrapa le bouclier, mais lorsque Kally, serrant Rojer dans ses bras, courut vers lui pour se mettre à l’abri, il la poussa sur le côté, s’empara de son sac multicolore et fila dans la cuisine. Elle s’effondra sur le sol en se contorsionnant pour protéger son fils du choc.
— Kally ! cria Jessum.
— Puisses-tu chuter dans le Cœur, Arrick ! lança Geral au Jongleur. Que tes rêves tombent en poussière !
Le démon de pierre le frappa d’un revers de main et lui fit traverser la pièce.
Un démon des flammes bondit devant Kally alors qu’elle tentait de se relever, mais Jessum l’écarta d’un coup de tisonnier. En retombant, la créature cracha du feu et mit le feu au plancher.
— Vas-y ! cria Jessum à Kally lorsqu’elle se fut redressée.
En sortant de la pièce, Rojer vit, par-dessus l’épaule de sa mère, le démon cracher du feu sur son père. Jessum hurla lorsque ses habits s’enflammèrent.
Sa mère le serrait fort contre sa poitrine et courait dans le couloir en gémissant. Dans la salle commune, Geral poussait des hurlements de douleur.
Ils entrèrent dans la cuisine au moment où Arrick ouvrait la trappe et se laissait tomber à l’intérieur. Ses mains en ressortirent et tirèrent sur le lourd anneau de fer pour refermer l’abri protégé.
— Maître Arrick ! cria Kally. Attendez-nous !
— Démon ! hurla Rojer lorsqu’une créature des flammes entra en trottinant dans la pièce.
Son avertissement arriva trop tard. Le chtonien attaqua et l’impact coupa le souffle de sa mère, mais elle ne le lâcha pas, même lorsque les griffes de la créature s’enfoncèrent dans sa chair. Elle hurla quand la bête monta sur son dos et planta des dents aiguisées dans son épaule. Les crocs entaillèrent aussi la main du garçon qui poussa un hurlement.
— Rojer ! cria sa mère, en titubant jusqu’au bac à vaisselle avant de tomber à genoux.
Poussant un cri de douleur, elle replia un bras dans son dos et attrapa une des cornes du chtonien.
— Tu… n’auras pas… mon… fils ! hurla-t-elle en se propulsant en avant, tirant sur la corne de toutes ses forces.
Le démon fut arraché de son dos, emportant avec lui des morceaux de chair, et Kally le jeta dans le bac.
De la vaisselle mise à tremper se brisa sous le choc. Le démon des flammes gargouilla et se débattit au milieu de la vapeur produite par l’eau, qui s’était mise instantanément à bouillir. Les bras en feu, Kally cria, mais maintint la créature sous l’eau jusqu’à ce qu’elle cesse de bouger.
— Maman ! cria Rojer.
Elle se retourna et découvrit deux autres créatures qui entraient dans la pièce en trottinant. Elle attrapa son fils, courut jusqu’à la trappe et souleva la lourde porte d’une main. Arrick leva vers elle des yeux écarquillés.
Kally tomba lorsqu’un démon des flammes s’accrocha à sa jambe et mordit sa cuisse.
— Prenez-le ! Je vous en supplie !
Elle poussa le garçon dans les bras du Jongleur.
— Je t’aime ! cria-t-elle à Rojer en refermant la trappe, le laissant dans le noir.

Les maisons de Pontrivière étant construites au bord de la Rivière de Partage, elles étaient bâties sur des blocs protégés afin de résister aux inondations. Ils attendirent dans le noir, à l’abri des chtoniens tant que les fondations tiendraient, mais cernés par la fumée.
— Mourir dans les griffes des démons ou bien étouffé, marmonna Arrick.
Il commença à s’éloigner de la trappe, mais Rojer s’accrocha fort à son pantalon.
— Lâche-moi, mon garçon, dit Arrick en secouant la jambe pour essayer de faire tomber le garçon.
— Ne me laisse pas ! cria Rojer sans parvenir à cesser de pleurer.
Arrick fronça les sourcils. Il regarda la fumée autour de lui et cracha.
— Accroche-toi bien, petit, dit-il en mettant Rojer sur son dos.
Il rabattit les bords de sa cape pour asseoir l’enfant dans un porte-bébé improvisé et en attacha les coins autour de sa taille. Il prit le bouclier de Geral et, accroupi, se fraya un chemin à travers les fondations jusqu’à sortir dans la nuit.
— Par le Créateur, chuchota-t-il.
Tout le village de Pontrivière était en flammes.
Des démons dansaient dans la nuit et traînaient des corps hurlants pour aller les dévorer.
— Apparemment, Piter n’a pas négligé que tes parents, dit Arrick. J’espère qu’ils emporteront ce bâtard jusque dans le Cœur.
Tapi derrière le bouclier, Arrick parvint à contourner l’auberge, profitant de la fumée et de la confusion pour se cacher, et réussit à atteindre la cour principale. Là, à l’abri à l’intérieur du cercle portatif de Geral, se trouvaient deux chevaux : un îlot de sécurité au milieu de l’horreur.
Un démon des flammes les aperçut au moment où Arrick partait en courant vers l’abri, mais le bouclier de Geral détourna le jet enflammé avec un éclair de magie. À l’intérieur du cercle, Arrick lâcha Rojer et tomba à genoux, haletant. Lorsqu’il eut retrouvé son souffle, il fouilla désespérément dans les sacoches des chevaux.
— Elle est forcément ici, marmonna-t-il. Je sais que je l’y ai laissée… Ah !
Il sortit une outre à vin et en ôta le bouchon avant de boire goulûment.
Rojer gémissait et se tenait la main droite, qui était couverte de sang.
— Eh ? demanda Arrick. Tu es blessé, mon garçon ?
Il alla examiner Rojer et eut le souffle coupé en avisant la main du garçon. L’index et le majeur du petit avaient été sectionnés et les doigts restants serraient fermement une mèche de cheveux, ceux de sa mère, coupés par la morsure.
— Non ! cria Rojer lorsque Arrick voulut lui retirer les cheveux. Ils sont à moi !
— Je ne vais pas les prendre, mon garçon, dit Arrick. Mais il faut que je voie la blessure.
Il posa la mèche dans l’autre main de Rojer et le garçon la serra fort.
La blessure ne saignait pas beaucoup, car elle avait été en partie cautérisée par la salive du démon des flammes, mais elle suintait du pus et sentait mauvais.
— Je ne suis pas une Cueilleuse d’Herbes, dit Arrick en haussant les épaules.
Il versa sur la blessure un peu de vin de son outre.
Rojer cria et Arrick déchira un bout de sa cape fine pour panser la blessure.
Le petit pleurait sans retenue maintenant, et Arrick l’enveloppa dans sa cape.
— Là, là, mon garçon, dit-il en le tenant près de lui et en lui frottant le dos. Nous sommes en vie. C’est déjà quelque chose, non ?
Rojer continua à pleurer et Arrick se mit à fredonner une berceuse. Il chanta tandis que Pontrivière brûlait. Il chanta pendant que les démons dansaient et festoyaient. La musique les entoura comme un bouclier ; sous sa protection, l’épuisement de Rojer prit le dessus et il s’endormit.