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14

LA ROUTE D’ANGIERS

326 AR

Tous les après-midi sans faute, Erny prenait le chemin qui menait à la cabane de Bruna. Le Creux avait six Protecteurs, chacun secondé par un apprenti, mais Erny ne faisait confiance à personne en ce qui concernait la sécurité de sa fille. Le petit fabricant de papier était le meilleur Protecteur du Creux du Coupeur et tout le monde le savait.

Il apportait souvent des cadeaux que les Messagers s’étaient procurés dans des endroits lointains : des livres, des herbes et de la dentelle cousue main. Mais ce n’était pas pour les cadeaux que Leesha attendait ses visites. Elle dormait derrière les fortes protections de son père et le voir heureux les sept dernières années avait été le plus beau des présents. Elona lui causait toujours du souci, évidemment, mais pas autant qu’avant.

Pourtant, ce jour-là, en regardant le soleil avancer dans le ciel, Leesha se mit à redouter la visite de son père. Cela allait le faire énormément souffrir.

Et elle aussi. Erny lui fournissait tout le soutien et l’amour dont elle avait besoin chaque fois que les choses devenaient difficiles pour elle. Que ferait-elle à Angiers sans lui ? Et sans Bruna ? Y aurait-il des gens pour voir au-delà de son tablier à poches ?

Mais si elle craignait de se retrouver seule à Angiers, une terreur plus grande l’étreignait : et si, après avoir eu un aperçu du vaste monde, elle ne voulait plus jamais retourner au Creux du Coupeur ?

Ce n’est que lorsqu’elle vit son père arriver sur le chemin que Leesha s’aperçut qu’elle avait pleuré. Elle se sécha les yeux et afficha son plus beau sourire en lissant nerveusement sa jupe.

— Leesha ! cria son père en ouvrant les bras.

Elle s’offrit à son étreinte, consciente qu’il s’agissait peut-être de la dernière fois qu’ils se livraient à ce petit rituel.

— Tout va bien ? demanda Erny. J’ai entendu dire qu’il y avait eu des problèmes au marché.

Les secrets étaient rares dans un endroit aussi petit que le Creux du Coupeur.

— Ça va, dit-elle. Je m’en suis occupé.

— Tu t’occupes de tout le monde au Creux du Coupeur, Leesha, dit Erny en la serrant fort. Je ne sais pas ce que nous ferions sans toi.

Leesha se mit à pleurer.

— Allons, allons, ça suffit, dit Erny en ramassant une larme sur sa joue avec son index avant de l’envoyer au loin. Sèche tes yeux et rentre. Je vais vérifier les runes et nous pourrons parler de ce qui te tracasse en mangeant une assiette de ton délicieux ragoût.

Leesha sourit.

— Maman fait toujours brûler la nourriture ? demanda-t-elle.

— Quand ce n’est pas le cas, c’est que le repas bouge encore, confirma Erny.

Leesha éclata de rire et laissa son père vérifier les runes pendant qu’elle mettait le couvert.

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— Je vais à Angiers, pour étudier avec une des anciennes apprenties de Bruna, dit Leesha lorsque les assiettes furent vides.

Erny resta silencieux un bon moment.

— Je vois, finit-il par dire. Quand ?

— Dès que Marick partira, dit Leesha. Demain.

Erny secoua la tête.

— Ma fille ne passera pas une semaine sur la route, seule avec un Messager, dit-il. Je vais louer une caravane. Ce sera plus sûr.

— Je ferai attention aux démons, papa, dit Leesha.

— Il n’y a pas que les chtoniens qui m’inquiètent, dit Erny sur un ton plein de sous-entendus.

— Je saurai gérer le Messager Marick, lui assura Leesha.

— Tenir un homme à l’écart la nuit dans le noir n’est pas la même chose que mettre fin à une bagarre au marché. Tu ne peux pas aveugler un Messager si tu veux finir le trajet en vie. Attends juste quelques semaines, je t’en supplie.

Leesha secoua la tête.

— Je dois soigner un enfant immédiatement.

— Alors, j’irai avec toi, dit Erny.

— Tu ne vas pas faire ça, Ernal, dit Bruna. Leesha doit accomplir cela seule.

Erny se tourna vers la vieille et ils se regardèrent fixement comme s’ils opposaient leurs volontés. Mais il n’y avait aucune volonté plus forte que celle de Bruna au Creux du Coupeur et Erny détourna vite les yeux.

Peu après, Leesha raccompagna son père jusqu’à la porte. Il ne voulait pas partir, pas plus qu’elle ne voulait qu’il la quitte, mais le ciel était rempli de couleurs et il devrait déjà se dépêcher pour arriver chez lui à temps.

— Tu vas partir pendant combien de temps ? demanda Erny, serrant fort la balustrade du porche en regardant dans la direction d’Angiers.

Leesha haussa les épaules.

— Cela dépendra de ce que maîtresse Jizell a à m’enseigner et de ce qu’il reste à apprendre à Vika, l’apprentie qu’elle envoie ici. Deux ans, au moins.

— J’imagine que si Bruna peut s’en sortir sans toi aussi longtemps, je le pourrai moi aussi.

— Promets-moi que tu vérifieras les runes pendant mon absence, dit Leesha en lui touchant le bras.

— Bien sûr, répondit-il en se retournant pour l’étreindre.

— Je t’aime, papa.

— Moi aussi, mon bébé, dit Erny en la pressant contre elle. On se voit demain matin.

Puis il partit sur la route qui s’obscurcissait.

— Ton père a raison, dit Bruna lorsque Leesha retourna à l’intérieur.

— Ah oui ?

—Les Messagers sont des hommes comme les autres, la prévint Bruna.

—Oh, je n’en doute pas, dit Leesha en se rappelant la bagarre au marché.

— Le jeune maître Marick est peut-être charmant et souriant maintenant, expliqua la vieille, mais une fois que vous serez sur la route, il tentera sa chance, que tu le veuilles ou non, et lorsque vous atteindrez la forteresse dans la forêt, Cueilleuse d’Herbes ou pas, il y en aura peu pour croire la parole d’une jeune femme plutôt que celle d’un Messager.

Leesha secoua la tête.

— Il n’aura que ce que je lui donnerai, dit-elle, et rien de plus.

Bruna plissa les yeux, mais grommela, rassurée que Leesha soit consciente du danger.

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Un coup sec retentit contre la porte juste après la première lumière. Leesha alla ouvrir et découvrit sa mère. Elona n’était pas revenue à la cabane depuis qu’elle s’en était fait chasser par le balai de Bruna. Elle entra en bousculant Leesha, la colère se lisant sur son visage.

La quarantaine passée, Elona aurait encore pu être la plus belle femme du village s’il n’y avait pas eu sa fille. Mais jouer le rôle de l’automne face à l’été de Leesha ne l’avait pas rendue humble. Elle avait beau s’incliner devant Erny en serrant les dents, elle se comportait comme une duchesse avec tous les autres.

— Ça ne te suffit pas de me voler ma fille, il faut que tu la fasses partir ? demanda-t-elle.

— Bonjour à toi aussi, mère, dit Leesha en fermant la porte.

— Toi, tu restes en dehors de ça ! l’interrompit Elona. La sorcière te manipule.

Bruna gloussa dans son porridge. Leesha s’interposa entre les deux, juste au moment où la vieille poussait son bol à moitié vide et s’essuyait la bouche de la manche pour répondre.

— Finis ton petit déjeuner, ordonna Leesha en plaçant de nouveau le bol devant elle.

» Je m’en vais parce que je le veux, mère, dit la jeune femme en se tournant vers Elona. Et lorsque je reviendrai, je ramènerai des remèdes que le Creux du Coupeur n’a pas vus depuis la jeunesse de Bruna.

— Et combien de temps ça te prendra, cette fois ? demanda Elona. Tu as déjà gaspillé tes meilleures années de fécondité, le nez dans de vieux livres poussiéreux.

— Mes meilleures… ! bégaya Leesha. Mère, j’ai à peine vingt ans !

— Exactement ! cria Elona. Tu devrais déjà avoir trois enfants, comme ton amie l’épouvantail. Au lieu de ça, je te vois sortir des bébés de tous les ventres du village sauf du tien.

— Au moins, elle a été assez intelligente pour ne pas dessécher le sien avec de la tisane de pomm, marmonna Bruna.

Leesha se retourna vers elle.

— Je t’avais dit de terminer ton porridge ! s’exclama-t-elle.

Bruna écarquilla les yeux.

Elle sembla sur le point de répondre, puis grogna et reporta son attention sur son bol.

— Je ne suis pas une jument reproductrice, mère, dit Leesha. J’attends autre chose de la vie.

— Quoi d’autre ? demanda Elona. Qu’est-ce qui pourrait être plus important ?

— Je ne sais pas, répondit honnêtement Leesha. Mais je le saurai lorsque je le trouverai.

— Et en attendant, tu laisses le Creux du Coupeur entre les mains d’une fille que tu n’as jamais vue et de cette maladroite de Darsy qui a failli tuer Ande et une dizaine d’autres encore.

— Cela ne durera que quelques années. Tu m’as traitée de bonne à rien toute ma vie et tu voudrais maintenant me faire croire que le Creux ne pourra pas vivre quelques années sans moi ?

— Et s’il t’arrive quelque chose ? demanda Elona. Si tu te fais tuer sur la route ? Qu’est-ce que je ferai ?

— Qu’est-ce que tu feras ? demanda Leesha. Pendant sept ans, tu m’as à peine adressé la parole, sauf pour m’inciter à pardonner à Gared. Tu ne sais plus rien de moi, mère. Tu n’as jamais pris la peine de te renseigner. Alors, ne fais pas comme si ma mort allait te toucher. Si tu veux tant l’enfant de Gared sur tes genoux, il va falloir que tu le portes toi-même.

Elona écarquilla les yeux et, comme lorsque Leesha s’entêtait lorsqu’elle était enfant, sa réponse ne se fit pas attendre :

—Je te l’interdis ! cria-t-elle, sa main ouverte filant vers le visage de Leesha.

Mais Leesha n’était plus une enfant. Elle était aussi grande que sa mère, plus rapide et plus forte. Elle attrapa le poignet d’Elona et le serra fort.

—L’époque où tes mots avaient encore un pouvoir sur moi est révolue, mère, dit Leesha.

Elona essaya de retirer sa main, mais Leesha la tint encore un peu, uniquement pour lui montrer qu’elle en était capable. Lorsqu’elle la lâcha enfin, Elona se frotta le poignet et regarda sa fille avec dédain.

— Tu reviendras un jour, Leesha, pesta-t-elle. Et ce sera bien pire pour toi ! Souviens-toi de ce que je te dis !

— Je crois qu’il est temps que tu partes, mère.

Leesha alla à la porte et lui ouvrit, au moment où Marick levait la main pour frapper.

Elona grogna, sortit en le bousculant et partit sur le chemin.

— Désolé de vous interrompre, dit Marick. Je suis venu pour la réponse de maîtresse Bruna. Je dois partir pour Angiers au milieu de la matinée.

Leesha regarda Marick. Sa mâchoire était contusionnée, mais son teint hâlé le cachait et les herbes qu’elle avait appliquées sur sa lèvre coupée et sur ses yeux avaient empêché qu’ils gonflent trop.

— Tu as l’air de t’être bien remis, dit-elle.

— Il faut guérir vite pour être performant dans mon métier, rétorqua Marick.

— Alors, va chercher ton cheval, dit Leesha, et reviens dans une heure. Je vais apporter la réponse de Bruna moi-même.

Marick afficha un large sourire.

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— Tu fais bien de partir, dit Bruna lorsqu’elles se retrouvèrent enfin seules toutes les deux. Il n’y a plus aucun défi pour toi au Creux du Coupeur et tu es bien trop jeune pour stagner.

— Si tu crois que ce qui vient de se passer n’était pas un défi, tu ne faisais pas attention, répliqua Leesha.

— Peut-être que c’était un défi, mais l’issue n’a jamais fait de doute. Tu es devenue trop forte pour les gens comme Elona.

Forte, se dit-elle. C’est donc ça que je suis devenue ? La plupart du temps, elle n’avait pas l’impression de l’être, mais c’était pourtant vrai : aucun des habitants du Creux du Coupeur ne lui faisait plus peur.

Leesha remplit ses petits sacs, visiblement inadaptés, de quelques robes et de livres, d’un peu d’argent, de son étui à herbes, d’un tapis de couchage et de nourriture. Elle laissa ses beaux habits, les cadeaux que son père lui avait faits et d’autres possessions auxquelles elle était attachée. Les Messagers voyageaient léger et Marick n’apprécierait pas que son cheval soit surchargé. Bruna avait dit que Jizell assurerait ses besoins le temps de son apprentissage, mais elle avait tout de même l’impression de se lancer dans sa nouvelle vie avec bien peu de chose.

Une nouvelle vie. La tension que cette idée faisait naître en elle s’accompagnait d’un sentiment d’excitation. Leesha avait lu tous les livres de la bibliothèque de Bruna, mais Jizell en avait bien d’autres et les Cueilleuses d’Herbes d’Angiers, si on pouvait les convaincre de les prêter, encore plus.

Mais alors que l’heure approchait, Leesha avait de plus en plus de mal à respirer. Où était son père ? Manquerait-il son départ ?

—C’est presque l’heure, dit Bruna.

Leesha leva la tête vers elle et s’aperçut que ses yeux étaient mouillés.

— Il faut se dire au revoir, dit la vieille. Nous n’aurons sans doute pas d’autre occasion.

— Que dis-tu, Bruna ? demanda Leesha.

— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre, fillette. Tu sais très bien ce que je veux dire. J’ai vécu bien plus que j’aurais dû et je ne suis pas éternelle.

— Bruna, je ne suis pas obligée de partir…

— Bah ! protesta la vieille avec un geste de la main. Tu maîtrises tout ce que je t’ai appris, ma fille, alors que ces années soient le dernier cadeau que je te fais. Va là-bas, observe et apprends tout ce que tu peux.

Elle écarta les bras et Leesha l’étreignit.

— Promets-moi simplement de veiller sur mes enfants lorsque je ne serai plus là. Ils peuvent être stupides et têtus, mais quand la nuit est noire, ils sont pleins de bonté.

— Je le ferai, promit Leesha. Et je te rendrai fière.

— Tu es incapable de faire autrement, dit la vieille.

Leesha pleura contre le châle rêche de la Cueilleuse d’Herbes.

— J’ai peur, Bruna.

— Le contraire serait étonnant, mais j’ai moi-même vu une bonne partie du monde et je n’ai jamais rien rencontré dont tu ne pourras te sortir.

Peu après, Marick arriva avec son cheval sur le chemin. Le Messager avait une lance neuve à la main et son bouclier protégé était suspendu au pommeau de sa selle. Il ne paraissait pas souffrir de la raclée reçue la veille.

— Bonjour, Leesha ! cria-t-il en la voyant. Prête pour l’aventure ?

L’aventure. Ce mot refoula la tristesse et la peur et fit courir un frisson dans son échine.

Marick prit les sacs de Leesha et les accrocha sur son coursier angerien pendant que la jeune femme se tournait vers Bruna pour la dernière fois.

— Je suis trop vieille pour les adieux qui durent une demi-journée, dit Bruna. Prends soin de toi, ma fille.

La vieille lui donna une bourse et Leesha entendit le cliquetis de pièces milniennes, qui valaient une fortune à Angiers. Bruna tourna les talons et rentra chez elle avant que Leesha puisse protester.

Elle empocha rapidement la bourse. La vue de pièces de métal, si loin de Miln, pouvait tenter n’importe qui, y compris un Messager. Leesha et Marick marchèrent de chaque côté du cheval sur le chemin de la ville pour rejoindre la route principale qui menait à Angiers. Leesha appela son père lorsqu’ils passèrent devant sa maison, mais il n’y eut aucune réponse. Elona les vit et rentra en faisant claquer la porte derrière elle.

Leesha baissa la tête. Elle espérait voir son père une dernière fois. Elle pensait à tous les villageois qu’elle croisait chaque jour et se disait qu’elle n’avait pas eu le temps de leur dire au revoir correctement. Les lettres qu’elle avait laissées à Bruna lui paraissaient terriblement inadaptées.

En arrivant sur la place du village, pourtant, Leesha fut soulagée. Son père l’y attendait et, derrière lui, tous les habitants du Creux, le long de la route. Ils s’approchèrent d’elle un par un lorsqu’elle passa, certains l’embrassant et d’autres lui donnant des cadeaux.

— Souviens-toi de nous et reviens, lui dit Erny.

Leesha le serra fort et ferma les yeux pour refouler des larmes.

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— Les habitants du Creux t’aiment beaucoup, lui fit remarquer Marick pendant qu’ils traversaient la forêt.

Ils avaient quitté le Creux du Coupeur depuis des heures et les ombres s’allongeaient. Leesha était assise devant lui sur la large selle de son coursier et la bête semblait bien la supporter, elle et ses bagages.

— Parfois, j’en arrive à le croire moi-même, dit-elle.

— Pourquoi ne devrais-tu pas le croire ? demanda Marick. Tu es belle comme l’aube et tu peux guérir toutes les maladies. J’ai du mal à voir comment on pourrait ne pas t’aimer.

Leesha éclata de rire.

— Belle comme l’aube ? demanda-t-elle. Va voir le pauvre Jongleur à qui tu as volé cette réplique et dis-lui de ne plus jamais l’utiliser.

Marick éclata de rire, et la serra un peu plus dans ses bras.

— Tu sais, lui dit-il à l’oreille, nous n’avons jamais parlé de ma rétribution pour t’escorter.

— J’ai de l’argent, dit Leesha en se demandant combien de temps elle pourrait tenir à Angiers avec son pécule.

— Moi aussi, répondit Marick en riant. L’argent ne m’intéresse pas.

— Alors, à quelle sorte de récompense penses-tu, maître Marick ? Tu veux encore gagner un baiser ?

Marick eut un petit rire et ses yeux de loups étincelèrent.

— Le baiser était la récompense pour t’avoir apporté une lettre. Mais te conduire saine et sauve jusqu’à Angiers sera… plus cher.

Il glissa ses hanches contre elle, un geste dont la signification était claire.

— Tu mets toujours la charrue avant les bœufs, dit Leesha. À ce rythme-là, tu auras de la chance d’obtenir un baiser.

— On verra, répondit Marick.

Ils établirent leur campement peu après. Leesha prépara le dîner pendant que le Messager installait les runes. Lorsque le ragoût fut chaud, elle émietta quelques herbes supplémentaires dans l’assiette de Marick avant de la lui donner.

— Mange vite, dit-il en enfournant une grosse cuillerée de ragoût dans sa bouche. Il vaut mieux être dans la tente avant que les chtoniens sortent. Les voir de près peut être effrayant.

Leesha regarda la tente que Marick avait préparée, à peine assez grande pour une personne.

— Elle est petite, dit-il avec un clin d’œil, mais nous pourrons nous réchauffer dans la fraîcheur de la nuit.

—C’est l’été, lui rappela-t-elle.

— Oui, mais je sens une brise froide chaque fois que tu parles, dit Marick en riant. Peut-être qu’on pourra trouver un moyen de faire fondre la glace. De plus, dit-il en montrant l’extérieur du cercle où les formes brumeuses des chtoniens commençaient déjà à se former, tu ne pourras pas aller bien loin.

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Il était plus fort qu’elle et elle n’obtint pas plus de résultats en se débattant qu’elle en avait eu en lui disant « non ». Les chtoniens hurlaient autour d’eux alors qu’elle subissait ses baisers et ses caresses gauches et rugueuses. Et lorsque sa virilité lui faisait défaut, invariablement, elle le réconfortait avec des mots gentils et lui proposait des remèdes d’herbes et de racines qui ne faisaient qu’empirer son état.

Parfois, il se mettait en colère et elle avait peur qu’il la frappe. À d’autres moments, il pleurait, car quel genre d’homme ne peut disséminer sa semence ? Leesha supportait tout cela, car cette épreuve n’était qu’un maigre sacrifice pour aller à Angiers.

Je le protège de lui-même, se disait-elle chaque fois qu’elle ajoutait des herbes à sa nourriture, car quel homme aurait voulu devenir un violeur ? Mais en vérité, elle n’avait que peu de remords. Se servir de ses connaissances pour lui mettre son drapeau en berne ne l’amusait pas, mais au plus profond d’elle-même, elle ressentait une froide satisfaction. C’était comme si toutes ses ancêtres, depuis l’époque lointaine où un homme avait pris de force une femme pour la première fois, acquiesçaient gravement pour approuver qu’elle l’ait émasculé avant qu’il la déflore.

Les jours passaient lentement et l’humeur de Marick variait de revêche à maussade à mesure que les échecs nocturnes s’accumulaient. La nuit précédente, il avait bu toute son outre à vin et semblait prêt à sortir du cercle et à s’abandonner aux démons. Le soulagement de Leesha fut palpable lorsqu’elle vit la forteresse de la forêt apparaître devant eux dans les bois. Elle eut le souffle coupé en voyant les hautes murailles aux runes laquées, dures et solides, assez grandes pour contenir plusieurs fois le Creux du Coupeur.

Les rues d’Angiers étaient recouvertes de bois pour empêcher les démons de sortir du sol ; dans toute la ville, on marchait sur des planches. Marick l’emmena au cœur de la cité et la déposa devant le dispensaire de Jizell. Il lui agrippa le bras alors qu’elle se tournait pour partir, serrant si fort qu’il lui fit mal.

—Ce qui s’est passé en dehors de ces murailles ne doit pas y entrer, dit-il.

— Je n’en parlerai à personne, lui répondit-elle.

— Assure-t’en. Parce que si tu le fais, je te tuerai.

— Je le jure. Parole de Cueilleuse.

Marick grogna et la lâcha. Il tira fort sur la bride de son coursier et partit au petit galop.

Les lèvres de Leesha s’étirèrent en un mince sourire lorsqu’elle rassembla ses affaires et se dirigea vers le dispensaire.