
20
ALAGAI’SHARAK
328 AR
— Grand Kaji, Lance d’Everam, accorde de la force aux bras de tes guerriers et donne-leur le courage, car cette nuit, ils vont accomplir ta tâche sainte.
Arlen remuait, mal à l’aise, pendant que le Damaji invoquait la bénédiction de Kaji, le premier Libérateur, sur les dal’Sharum. Au nord, prétendre que le Libérateur n’était qu’un homme normal pouvait entraîner une bagarre, mais ce n’était pas un crime. À Krasia, une telle hérésie était passible de mort. Kaji était le Messager d’Everam, venu pour unir toute l’humanité contre les alagai. Ils l’appelaient Shar’Dama Ka, « le Premier Prêtre-Guerrier», et disaient qu’il reviendrait un jour pour rassembler les hommes lorsqu’ils seraient dignes de la Sharak Ka, « la Première Guerre ». Tous ceux qui affirmaient le contraire trouvaient une mort rapide et brutale.
Arlen n’était pas assez idiot pour exprimer ses doutes à propos de la divinité de Kaji, mais les Saints Hommes le déconcertaient toujours autant. Ils semblaient toujours chercher une excuse pour s’offusquer de son comportement, ce qui, à Krasia, équivalait généralement à une condamnation à mort.
Mais malgré la gêne qu’Arlen ressentait en présence du Damaji, il se reprenait toujours à la vue du Sharik Hora, l’énorme temple recouvert d’un dôme consacré à Everam. Son nom signifiait littéralement « les os des héros » et le Sharik Hora lui rappelait ce dont l’humanité était capable. À côté de ce bâtiment, tous ceux qu’il avait déjà vus lui semblaient petits ; en comparaison, la bibliothèque du duc à Miln était minuscule.
Mais il n’y avait pas que la taille du Sharik Hora qui était impressionnante. C’était un symbole du courage par-delà la mort, car il était décoré avec les os blanchis de tous les guerriers tombés lors de l’alagai’sharak. Ils recouvraient les poutres de soutien et encadraient les fenêtres. Le grand autel était entièrement fait de crânes et les bancs d’os de jambes. Le calice dans lequel les fidèles buvaient de l’eau était un crâne creusé posé sur deux mains, son support était fait d’avant-bras et sa base d’une paire de pieds. Les chandeliers gigantesques rassemblaient des dizaines de crânes et des centaines de côtes. Le grand plafond voûté, soixante mètres plus haut, était couvert des crânes des ancêtres des guerriers krasiens qui regardaient vers le bas et les considéraient, exigeant d’être honorés.
Arlen tenta un jour de calculer combien de guerriers décoraient le hall, mais la tâche se révéla trop difficile. Toutes les villes et les hameaux de Thesa, peut-être deux cent cinquante mille âmes, n’auraient pu décorer qu’une partie du Sharik Hora. Autrefois, les Krasiens devaient être innombrables.
Maintenant, tous les guerriers de Krasia, peut-être quatre mille au total, rentraient dans le Sharik Hora sans le remplir. Ils s’y rassemblaient deux fois par jour, une fois à l’aube et l’autre au crépuscule, pour honorer Everam, le remercier pour les chtoniens tués la nuit précédente et lui demander la force de les massacrer la nuit suivante. Mais surtout, ils priaient le Shar’Dama Ka de revenir et de commencer le Sharak Ka. Ils le suivraient jusqu’au Cœur.

Des hurlements portés par le vent du désert atteignirent Arlen dans la zone d’embuscade où il attendait les chtoniens avec impatience. Les guerriers qui l’entouraient s’agitaient et priaient Everam. Ailleurs dans le dédale, l’alagai’sharak avait commencé.
Ils entendirent les cris de la tribu Mehnding, dont les hommes, positionnés sur les murailles de la cité, actionnaient des catapultes envoyant de lourdes pierres et de gigantesques lances dans les rangs des chtoniens. Quelques projectiles atteignirent des démons de sable, en tuant certains et en blessant d’autres assez gravement pour que leurs congénères se retournent vers eux. Mais le véritable but de l’attaque était de mettre les chtoniens en colère afin de les plonger dans la frénésie. Les démons enrageaient facilement et, une fois dans cet état, ils pouvaient être guidés comme des moutons à la seule vue de leurs proies.
Quand les chtoniens bouillirent de rage, les portes extérieures de la ville s’ouvrirent, désactivant ainsi le maillage. Des démons de sable et des flammes chargèrent à travers, les démons du vent passant au-dessus d’eux. On en laissait entrer plusieurs dizaines avant de fermer les portes, ce qui réactivait le filet.
Un groupe de guerriers attendait derrière les portes, tapant leurs lances contre leurs boucliers. Ces hommes, appelés les appâts, étaient pour la plupart vieux et faibles : ils pouvaient être sacrifiés, mais leur honneur resterait intact. Quand les démons chargeaient, ils s’éparpillaient en criant, selon des trajectoires prévues à l’avance pour diviser les chtoniens et les faire pénétrer plus avant dans le Dédale.
Des vigies, au sommet des murs du Dédale, abattaient des démons du vent avec des bolas et des filets lestés. Lorsqu’ils heurtaient le sol, les cloueurs émergeaient de minuscules alcôves protégées pour les clouer au sol avant qu’ils puissent se libérer et les ligotaient à des pieux protégés fermement plantés, pour les empêcher de retourner dans le Cœur et d’échapper à l’aube.
Pendant ce temps, les appâts couraient pour précipiter les démons de sable et des flammes vers leur mort. Les créatures avançaient plus vite qu’eux, mais n’arrivaient pas à négocier les changements de direction brutaux du Dédale aussi facilement que des hommes qui en connaissaient tous les recoins. Lorsqu’un démon se rapprochait trop de sa proie, les vigies tentaient de le ralentir avec des filets. Beaucoup de ces tentatives étaient fructueuses, mais certaines ne l’étaient pas.
Arlen et les gardes d’assaut se contractèrent en entendant les cris des appâts qui approchaient.
— Attention ! cria une vigie. J’en compte neuf !
Neuf démons de sable, c’était beaucoup plus que les deux ou trois qui atteignaient habituellement les zones d’embuscade. Les appâts tentèrent de diminuer ce nombre en se séparant pour que chaque groupe n’en affronte pas plus de cinq. Arlen resserra sa prise sur la lance protégée tandis que les yeux des dal’Sharum reflétaient leur excitation. Mourir pendant l’alagai’sharak permettait d’accéder au paradis.
— Lumières ! cria quelqu’un au-dessus.
Pendant que les appâts menaient les démons jusqu’au point d’embuscade, les vigies allumèrent de grandes lampes à huile devant des miroirs orientés pour inonder la zone de lumière.
Surpris, les chtoniens crièrent et reculèrent. La lumière ne pouvait pas les blesser, mais elle donnait le temps aux appâts épuisés de s’échapper. S’attendant à l’afflux de lumière, ils filèrent en évitant les fosses à démons avec une précision éprouvée et disparurent dans des tranchées protégées peu profondes.
Les démons de sable se reprirent rapidement et repartirent à l’assaut, sans savoir dans quelle direction étaient partis les appâts. Trois d’entre eux coururent droit sur les toiles couleur sable et crièrent en tombant dans les fosses de six mètres de profondeur qu’elles recouvraient.
Lorsqu’il chargea avec les autres, Arlen hurla pour repousser sa peur, emporté par la belle folie de Krasia. Il imaginait les guerriers antiques faisant de même, couvrant par des cris l’envie d’aller se terrer quand ils partaient au combat. Pendant un instant, il oublia qui et où il était.
Puis sa lance frappa un démon de sable et les runes s’embrasèrent, envoyant un éclair argenté sur la créature. Elle poussa un cri de douleur, mais fut balayée par les lances plus longues qui provenaient des deux côtés d’Arlen. Éblouis par le flamboiement des runes défensives, les autres hommes ne remarquèrent rien.
Le groupe d’Arlen repoussa les deux derniers démons restants dans la fosse ouverte au bord de la zone d’embuscade. Les runes longeant le piège, connues seulement à Krasia, étaient à sens unique. Les chtoniens pouvaient pénétrer dans le cercle, mais pas en sortir. Sous la terre battue de la fosse se trouvait une pierre qui leur bloquait l’accès au Cœur et les emprisonnait dans le trou jusqu’à ce que l’aube vienne les emporter.
En levant les yeux, Arlen s’aperçut que, de l’autre côté de la zone, on ne s’en sortait pas aussi bien. La toile était restée accrochée en tombant dans la fosse et couvrait quelques runes. Avant que le Protecteur de fosse puisse les dégager, les deux chtoniens qui avaient chuté remontèrent et le tuèrent.
Les gardes d’assaut du côté opposé de la zone d’embuscade se retrouvaient en plein chaos, face à cinq démons de sable et sans fosse à démons en fonctionnement dans laquelle les pousser. Il n’y avait que dix hommes dans cette unité et les démons, en leur sein, les frappaient et les mordaient.
— Repliez-vous jusqu’à la zone ! cria un kai’Sharum à côté d’Arlen.
— Par le Cœur, ça m’étonnerait ! hurla Arlen en chargeant pour aller aider l’autre groupe.
En voyant un étranger faire preuve d’un tel courage, le kai’Sharum le suivit tandis que le commandant leur criait dessus.
Arlen ne s’arrêta que pour libérer la toile d’un coup de pied, réactivant les runes. Il repartit aussitôt et sauta dans la mêlée, la lance protégée active dans ses mains.
Il frappa le premier démon au flanc et, cette fois, les autres hommes ne manquèrent pas l’éclair de magie qui jaillit lorsque l’arme mit dans le mille. Le démon de sable s’effondra au sol, mortellement blessé, et Arlen sentit une vague d’énergie folle le traverser.
Du coin de l’œil, il aperçut un mouvement et pivota, sa lance prête à bloquer les dents aiguisées d’un autre démon de sable. Les runes défensives le long de l’arme s’activèrent avant que le chtonien puisse mordre et il se retrouva bloqué, la gueule ouverte. Arlen tourna la lance ; la magie s’embrasa et brisa la mâchoire de la créature.
Un troisième démon chargea, mais les membres du Messager s’emplirent d’une soudaine puissance. Il retourna sa lance et les runes de sa pointe arrachèrent la moitié de la gueule du chtonien. Lorsqu’il tomba, Arlen lâcha son bouclier et fit tourner la lance dans ses mains avant de transpercer le cœur du démon.
Le Messager cria et regarda autour de lui, à la recherche d’un autre démon à combattre, mais ils avaient déjà tous été repoussés dans la fosse. Alentour, les hommes le regardaient, choqués et impressionnés.
— Qu’attendez-vous ? cria-t-il en chargeant dans le Dédale. Il y a des alagai à traquer !
Les dal’Sharum le suivirent, en scandant : « Par’chin ! Par’chin ! »
Ils rencontrèrent d’abord un démon du vent qui fondit sur eux et arracha la gorge d’un des hommes dans le sillage d’Arlen. Avant que la créature puisse remonter dans le ciel, le Messager lança son arme qui alla se planter dans la tête du chtonien, provoquant une pluie d’étincelles et l’abattant au sol.
Arlen récupéra sa lance et continua à courir, la puissante magie de son arme l’animant, comme l’un de ces guerriers furieux dont parlaient les légendes. En parcourant le Dédale, le groupe s’épaissit et, pendant qu’Arlen tuait des démons, les hommes, toujours plus nombreux, reprenaient en chœur : « Par’chin ! Par’chin ! »
Les zones d’embuscade protégées et les tranchées étaient oubliées. La peur et le respect vis-à-vis de la nuit s’étaient envolés. Avec sa lance en métal, Arlen semblait invulnérable et la confiance qui émanait de lui agissait comme une drogue sur les Krasiens.

Empourpré par le frisson de la victoire, Arlen avait l’impression d’être sorti de sa chrysalide, de renaître grâce à la vieille arme. Il avait beau avoir couru et s’être battu pendant des heures, il ne ressentait aucune fatigue. Malgré ses nombreuses coupures et entailles, nulle douleur ne parcourait son corps. Il n’était concentré que sur le prochain affrontement, sur le prochain démon à tuer. Chaque fois qu’il sentait la vague de magie frapper la carapace d’un chtonien, une idée lui traversait la tête.
Il faut que tous les hommes en aient une.
Jardir apparut devant lui et Arlen, couvert d’ichor de démon, leva haut la lance pour saluer le Premier Guerrier.
—Sharum Ka ! cria-t-il. Aucun démon ne sortira de ton Dédale, ce soir !
Jardir éclata de rire et leva sa propre arme pour lui répondre. Il s’approcha et serra Arlen dans ses bras comme un frère.
— Je t’ai sous-estimé, Par’Chin, dit-il. Je ne recommencerai plus.
— Tu dis toujours ça, répondit Arlen en souriant.
— Cette fois, c’est sûr ! promit Jardir en lui rendant son sourire et en désignant de la tête les deux démons de sable qu’Arlen venait d’abattre.
Puis il se tourna vers les hommes qui suivaient le Messager.
— Dal’Sharum ! cria-t-il en montrant les chtoniens morts. Ramassez ces bêtes immondes et hissez-les au sommet de la muraille extérieure ! Nos tireurs ont besoin de cibles pour s’entraîner ! Que les chtoniens au-delà de ces murs se rendent compte qu’attaquer Fort Krasia est pure folie !
Les hommes l’acclamèrent et ils se hâtèrent d’exécuter ses ordres. Jardir se tourna alors vers Arlen.
— Les vigies rapportent que les combats continuent aux zones d’embuscade de l’est, dit-il. Tu peux encore te battre, Par’chin ?
Arlen lui répondit par un sourire sauvage.
— Passe devant, dit-il.
Les deux hommes s’éloignèrent, laissant les autres à leur travail. Ils coururent un moment, jusqu’aux limites les plus éloignées du Dédale.
—Là, devant, cria Jardir quand ils arrivèrent dans un coin de la zone d’embuscade.
Le calme n’alarma pas Arlen, la tête pleine de sons : le martèlement de ses pieds, les battements de son cœur.
Mais lorsqu’il tourna à l’angle, un pied lui fit un croc-en-jambe et il tomba par terre. Il roula en heurtant le sol et en serrant sa précieuse arme, mais lorsqu’il se remit debout, des hommes barraient les seules sorties.
Arlen, en plein désarroi, regarda autour de lui et ne vit aucune trace de démons ou de combats. Il s’agissait bien d’une embuscade, mais elle n’était pas destinée aux chtoniens.