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BIBLIOTHÈQUE
321 AR
Arlen, excité, suivait Cob alors qu’ils approchaient du grand bâtiment de pierre. C’était le septième jour et manquer ses leçons de maniement de lance et de cheval aurait dû l’embêter, mais cette journée s’annonçait tellement plaisante : pour la première fois, il allait entrer dans la bibliothèque du duc.
Depuis que Cob et lui s’étaient lancés dans l’échange de runes, les affaires de son maître avaient prospéré et occupaient à présent un créneau dont la ville avait besoin. Leur bibliothèque de grimoires était vite devenue la plus grande de Miln et peut-être du monde entier. En même temps, le récit de leur participation dans la fermeture de la brèche s’était répandu et, jamais en retard d’une mode, les Royaux les avaient remarqués.
Travailler avec les Royaux était agaçant : ils faisaient constamment des demandes ridicules et voulaient placer des runes là où elles n’étaient pas nécessaires. Cob doubla, puis tripla ses prix, mais cela ne changea rien. Faire sceller sa demeure par Cob, le maître Protecteur, était devenu une marque de prestige.
Mais en cet instant, mandé pour protéger le bâtiment le plus précieux de la ville, Arlen se disait que tout cela en avait valu la peine. Rares étaient les citoyens qui avaient accès à la bibliothèque. Euchor gardait jalousement sa collection, et seuls les grands requérants et leurs assistants y avaient accès.
Construite par les Confesseurs du Créateur avant d’être absorbée par le trône, la bibliothèque était toujours dirigée par un Confesseur dont les seules ouailles étaient les précieux livres. En effet, ce poste comportait plus de responsabilités que la direction de n’importe quelle Maison Sainte, à l’exception de la Grande Maison Sainte et du temple privé du duc.
Ils furent accueillis par un acolyte et conduits jusqu’au bureau du bibliothécaire en chef, le Confesseur Ronnell. Sur le chemin, Arlen, qui jetait des coups d’œil partout autour de lui, remarqua des étagères qui sentaient le renfermé et des étudiants silencieux qui hantaient les rayonnages. Si l’on exceptait les grimoires, la collection de Cob contenait plus de trente livres et Arlen estimait qu’il s’agissait d’un trésor. La bibliothèque du duc en abritait des milliers, plus qu’il aurait pu en lire durant toute sa vie. Il détestait le fait que le duc les tienne sous clé.
Le Confesseur Ronnell était jeune pour occuper la position enviée de bibliothécaire en chef : il avait plus de cheveux bruns que de gris. Il les salua chaleureusement et les fit s’asseoir avant d’envoyer un domestique chercher des rafraîchissements.
— Votre réputation vous précède, maître Cob, dit Ronnell en ôtant ses lunettes cerclées de fer et en les essuyant avec sa robe marron. J’espère que vous accepterez cette mission.
— Toutes les runes que j’ai vues jusqu’à présent m’ont l’air encore efficaces, déclara Cob.
Ronnell remit ses lunettes et s’éclaircit la voix avec gêne.
— Depuis la récente brèche, le duc craint pour sa collection, dit-il. Sa Seigneurie voudrait… des mesures spéciales.
— Quel genre de mesures ? demanda Cob d’un air suspicieux.
Ronnell se tortilla. Arlen comprit que la commande le rendait mal à l’aise, et qu’il s’attendait qu’ils le soient tout autant en l’exécutant.
Le Confesseur finit par soupirer :
— Toutes les tables, tous les bancs et les rayonnages doivent être protégés des jets de flammes, dit-il d’une voix éteinte.
Cob écarquilla les yeux.
— Cela prendrait des mois, dit-il en postillonnant. Et pour quoi faire ? Si un démon des flammes parvenait à s’enfoncer autant dans la ville, il ne pourra jamais passer les runes de ce bâtiment, et même s’il y parvenait, vous auriez d’autres motifs d’inquiétude que les rayonnages.
À ces mots, le regard de Ronnell se durcit.
— Il n’y a pas d’autre motif d’inquiétude, maître Cob, dit-il. Sur ce point, je suis d’accord avec le duc. Vous n’imaginez pas ce que nous avons perdu lorsque les chtoniens ont brûlé les anciennes bibliothèques. Nous conservons ici les derniers lambeaux d’un savoir qui s’est accumulé pendant des millénaires.
— Je vous présente mes excuses, dit Cob. Je ne voulais pas vous manquer de respect.
Le bibliothécaire hocha la tête.
— Je comprends. Et vous avez plutôt raison, le risque est minime. Néanmoins, le duc sait ce qu’il veut. Je peux vous payer un millier de soleils d’or.
Arlen fit le calcul de tête. Un millier de soleils représentait une forte somme d’argent, plus qu’ils en avaient jamais gagné pour une seule commande, mais si l’on prenait en compte les mois de travail que cette tâche entraînerait et la perte du chiffre d’affaires habituel…
— Je crains ne pas pouvoir vous aider, dit enfin Cob. Cela m’éloignerait trop longtemps de mon travail.
— Le duc vous serait redevable, ajouta Ronnell.
Cob haussa les épaules.
— J’ai été Messager pour son père, et cela m’a apporté suffisamment de crédit. Je n’ai pas besoin de reconnaissance supplémentaire. Tentez votre chance avec un Protecteur plus jeune, suggéra-t-il. Quelqu’un ayant quelque chose à prouver.
— Sa Seigneurie vous a explicitement mentionné, insista Ronnell.
Cob écarta les bras pour signifier qu’il ne pouvait rien y faire.
— Je vais m’en occuper, bredouilla Arlen.
Les deux hommes se tournèrent vers lui, surpris de son audace.
— Je ne crois pas que le duc acceptera les services d’un apprenti, dit Ronnell.
— Inutile de lui dire, reprit le garçon en haussant les épaules. Mon maître peut dessiner les runes des étagères et des tables, et je les graverai, dit-il en regardant Cob. De toute façon, si vous aviez accepté le travail, j’aurais sculpté la moitié des runes, si ce n’est plus.
— Un compromis intéressant, dit Ronnell, pensif. Qu’en dites-vous, maître Cob ?
Cob jeta un regard suspicieux à Arlen.
— J’en dis que c’est un de ces travaux fastidieux que tu détestes. Qu’as-tu à y gagner ? demanda-t-il.
Arlen sourit.
— Le duc y gagnera une bibliothèque protégée par le maître Protecteur Cob. Vous y gagnerez mille soleils. Quant à moi, je… (il se tourna vers Ronnell.)
J’y gagnerai le droit d’utiliser la bibliothèque quand bon me semble. Ronnell éclata de rire.
— Un garçon comme je les aime ! Nous sommes d’accord ? demanda-t-il à Cob.
Le Protecteur sourit et les deux hommes se serrèrent la main.

Le Confesseur Ronnell fit visiter la bibliothèque à Cob et Arlen. En chemin, le garçon prit conscience de l’ampleur de la tâche pour laquelle il s’était porté volontaire. Même sans faire les équations et en gravant les runes de tête, il en avait au moins pour un an.
Pourtant, en parcourant l’endroit et en voyant tous les livres, il se dit que cela en valait la peine. Ronnell lui avait promis un accès complet à la bibliothèque, de jour comme de nuit, pour le restant de ses jours.
En remarquant l’air enthousiaste sur le visage du garçon, Ronnell sourit. Il pensa soudain à quelque chose et prit Cob à part. Arlen était trop plongé dans ses pensées pour le remarquer.
— Ce garçon est-il un apprenti ou un Servant ? demanda-t-il au Protecteur.
— C’est un Marchand, si c’est ce que vous voulez savoir, dit Cob.
Ronnell hocha la tête.
— Qui sont ses parents ?
Cob secoua la tête.
— Il n’en a pas, du moins pas à Miln.
— Vous parlez en son nom, alors ? demanda Ronnell.
— Je dirais que le garçon parle en son propre nom, répondit Cob.
— Est-il promis ? s’enquit le Confesseur.
La question était toute posée.
— Vous n’êtes pas le premier à me le demander depuis que mes affaires marchent bien, répondit Cob. Certains Royaux ont même envoyé leurs filles tâter le terrain. Mais je crois que le Créateur n’a pas encore fabriqué la fille qui pourra lui tirer le nez de ses livres assez longtemps pour qu’il la remarque.
— Je vois ce que vous voulez dire, dit Ronnell en montrant une jeune fille assise à une des tables, une demi-dizaine de livres ouverts devant elle. Mery, viens ici !
La fille leva les yeux, marqua rapidement ses pages et empila les ouvrages avant de s’approcher. Elle semblait être âgée, comme Arlen, de quatorze printemps, avait de grands yeux marron et des cheveux bruns longs et abondants. La beauté de son visage doux et rond était rehaussée par un sourire éclatant. Elle portait une robe fonctionnelle, couverte de poussière de livres, dont elle rassembla les pans pour faire une brève révérence.
— Maître Protecteur Cob, voici ma fille, Mery, dit Ronnell.
La fille releva la tête, soudain intéressée.
— Le maître Protecteur Cob ? demanda-t-elle.
— Ah, tu connais mon travail ?
— Non, répondit Mery en secouant la tête, mais j’ai entendu dire que votre collection de grimoires est sans pareille.
Cob éclata de rire.
— Cela pourrait marcher, Confesseur, dit-il.
Le Confesseur Ronnell se pencha vers sa fille et désigna Arlen.
— Le jeune Arlen ici présent est l’apprenti de maître Cob. Il va protéger la bibliothèque pour nous. Pourquoi ne lui ferais-tu pas visiter ?
Mery regarda Arlen qui jetait des coups d’œil autour de lui, sans prendre conscience qu’il était observé. Ses cheveux blonds n’étaient pas coupés et plutôt longs et ses habits coûteux froissés et tachés, mais ses yeux reflétaient son intelligence. Ses traits étaient fins et symétriques, pas déplaisants. Cob entendit Ronnell marmonner une prière lorsqu’elle s’approcha de lui en lissant sa robe.
Arlen ne parut pas remarquer Mery lorsqu’elle arriva à ses côtés.
— Bonjour, dit-elle.
— Bonjour, répondit-il en plissant les yeux pour lire l’inscription au dos d’un livre haut perché.
Mery fronça les sourcils.
— Je m’appelle Mery, dit-elle. Je suis la fille du Confesseur Ronnell.
— Arlen, répondit le garçon en prenant un volume sur une étagère avant de le feuilleter doucement.
— Mon père m’a demandé de te faire visiter la bibliothèque.
— Merci, dit Arlen en remettant le livre à sa place.
Il s’éloigna en longeant des rayonnages, vers une salle séparée du reste du bâtiment par une corde qui en interdisait l’accès.
Mery fut obligé de le suivre, le visage rouge d’agacement.
— Elle a l’habitude de faire comme si les autres n’existaient pas, mais pas l’inverse, observa Ronnell, amusé.
— « PR », lut Arlen sur la voûte menant à la salle condamnée. Qu’est-ce que veut dire « PR » ? marmonna-t-il.
— Pré-Retour, dit Mery. Il s’agit d’exemplaires originaux de livres de l’ancien monde.
Arlen se tourna vers elle comme s’il venait de s’apercevoir de son existence.
— C’est vrai ? demanda-t-il.
— Il est interdit d’y aller sans l’autorisation du duc. (Mery regarda le visage d’Arlen se décomposer.) Bien entendu, ajouta-t-elle en souriant, j’en ai le droit, grâce à mon père.
— Ton père ? répéta Arlen.
— Je suis Mery, la fille du Confesseur Ronnell, lui rappela-t-elle en fronçant les sourcils.
Arlen écarquilla les yeux et s’inclina maladroitement.
— Arlen, de Val Tibbet, dit-il.
À l’autre bout de la pièce, Cob ricana.
— Le garçon ne va pas s’en sortir, dit-il.

Les mois passèrent rapidement pour Arlen qui s’enfonçait dans la routine. La demeure de Ragen était plus proche de la bibliothèque et il y dormait donc la plupart du temps. La jambe du Messager avait vite guéri et il n’avait pas tardé à repartir sur la route. Elissa encouragea Arlen à considérer la chambre comme la sienne, et parut se réjouir tout particulièrement d’y voir s’entasser des outils et des livres. Les serviteurs eux aussi appréciaient sa présence, car ils prétendaient que dame Elissa était moins difficile lorsqu’il était là.
Arlen se levait une heure avant le soleil et faisait ses exercices d’entraînement à la lance, à la lueur d’une lampe, dans le vaste vestibule de la maison. Lorsque l’astre apparaissait à l’horizon, il sortait dans la cour pour s’exercer à l’arc et à l’équitation. Il finissait par un petit déjeuner rapide en compagnie d’Elissa – et Ragen quand il était là – avant de partir pour la bibliothèque.
Il était encore tôt lorsqu’il arrivait ; l’endroit était désert à l’exception des acolytes de Ronnell, qui dormaient dans des cellules sous le grand bâtiment. Ils gardaient leurs distances, intimidés par Arlen qui se permettait d’aller parler à leur maître sans y avoir été invité ou sans avoir demandé la permission.
On lui avait attribué une petite pièce isolée en guise d’atelier. Elle était juste assez grande pour accueillir deux bibliothèques, son établi et le meuble sur lequel il travaillait. Une des étagères était remplie de peinture, de pinceaux et d’outils de gravure. L’autre croulait sous les livres empruntés. Le sol, couvert de copeaux de bois, était taché de peinture et de laque.
Le matin, Arlen consacrait une heure à la lecture, puis posait à contrecœur son volume et se mettait au travail. Pendant des semaines, il ne protégea que des chaises. Puis il s’attaqua aux bancs. La tâche lui prenait encore plus de temps que prévu, mais il n’en avait que faire.
Les apparitions de Mery étaient bienvenues durant ces mois. Elle passait souvent la tête dans l’atelier afin de partager un sourire ou une rumeur avant d’aller reprendre ses activités. Arlen avait cru que ces interruptions dans son travail finiraient par l’ennuyer, mais ce fut le contraire. Il lui tardait de la voir et s’apercevait même qu’il se déconcentrait les jours où elle ne venait pas aussi souvent. À midi, ils mangeaient ensemble sur le vaste toit de la bibliothèque qui surplombait la ville et les montagnes au-delà.
Mery n’était pas comme les autres filles qu’Arlen avait connues. Avec pour père le bibliothécaire et l’historien en chef du duc, c’était la plus instruite de la ville et le garçon découvrit qu’il apprenait autant en parlant avec elle qu’en se plongeant dans les pages d’un livre. Mais sa situation la rendait solitaire. Les acolytes étaient encore plus intimidés par elle que par Arlen et il n’y avait pas d’autres personnes de son âge dans la bibliothèque. Mery était parfaitement à l’aise lorsqu’il s’agissait de débattre avec des érudits à la barbe grise, mais avec Arlen, elle semblait timide et peu sûre d’elle.
Exactement comme l’était le garçon en sa présence.

— Par le Créateur, Jaik, on dirait que tu n’as pas du tout répété, dit Arlen en se couvrant les oreilles.
— Ne sois pas méchant, Arlen, le gronda Mery. Ta chanson était jolie, Jaik.
Celui-ci fronça les sourcils.
— Alors pourquoi te bouches-tu toi aussi les oreilles ? demanda-t-il.
— Eh bien, dit-elle en retirant ses mains avec un large sourire, mon père dit que la musique et la danse mènent au péché, alors je n’ai pas le droit d’écouter, mais je suis certain qu’elle était très belle.
Arlen éclata de rire et Jaik se renfrogna en se débarrassant de son luth.
— Essaie de jongler, suggéra Mery.
— Tu es sûre que regarder quelqu’un jongler n’est pas un péché ? demanda Jaik.
— Seulement si c’est bien fait, murmura Mery.
Arlen éclata encore de rire.
Le luth de Jaik était vieux et usé et semblait avoir toujours une corde en moins. Il le rangea dans le petit sac contenant son équipement de Jongleur et en sortit des balles en bois multicolores. Celles-ci étaient fissurées et leur peinture s’écaillait. Jaik lança une balle en l’air, puis une deuxième et une troisième. Il parvint à jongler pendant quelques secondes et Mery applaudit.
— C’est bien mieux, dit-elle.
Jaik sourit.
— Regarde ! dit-il en tendant la main vers une quatrième balle.
Arlen et Mery grimacèrent lorsque les balles vinrent s’écraser sur les pavés.
Jaik se mit à rougir.
— Je devrais peut-être m’entraîner plus avec seulement trois balles.
— Tu devrais t’entraîner plus, confirma Arlen.
— Mon père n’aime pas ça, dit Jaik. Il me dit toujours : « Si tu n’as rien d’autre à faire que jongler, je vais te trouver des corvées ! »
— Mon père fait ça lorsqu’il me surprend en train de danser, dit Mery.
Ils se tournèrent vers Arlen, dans l’attente d’un aveu.
— Mon père aussi faisait ça, dit-il.
— Mais pas maître Cob ? demanda Jaik.
Arlen secoua la tête.
— Pourquoi le ferait-il ? Je fais tout ce qu’il ordonne.
— Alors où trouves-tu le temps de t’exercer pour devenir Messager ? demanda Jaik.
— Je le prends, dit Arlen.
— Comment ?
Arlen haussa les épaules.
— Lève-toi plus tôt. Couche-toi plus tard. Esquive-toi après les repas. Fais ce qu’il faut. À moins que tu veuilles rester meunier toute ta vie ?
— Il n’y a rien de mal à être meunier, Arlen, dit Mery.
Jaik secoua la tête.
— Non, il a raison. Si c’est ce que je veux, je dois travailler plus. Je m’exercerai plus, promit-il à Arlen.
— Ne t’en fais pas, reprit celui-ci. Si tu ne peux pas distraire les villageois dans les hameaux, tu pourras toujours gagner ta vie en effrayant les démons sur la route avec ton chant.
Jaik plissa les yeux et Mery éclata de rire lorsqu’il se mit à lancer ses balles de jonglage sur Arlen.
— Un bon Jongleur me toucherait ! le railla Arlen en évitant chaque projectile avec agilité.

— Tu la tends trop loin, cria Cob.
Pour illustrer son propos, Ragen lâcha son bouclier et, d’une main, attrapa la lance d’Arlen, juste au-dessus de la pointe, avant qu’il puisse la retirer. Il tira et le garçon, déséquilibré, s’effondra dans la neige.
— Ragen, fais attention, le prévint Elissa en serrant son châle pour se protéger de l’air froid du matin. Tu vas lui faire mal.
— Il est bien plus doux que le serait un chtonien, ma dame, dit Cob assez fort pour qu’Arlen l’entende. La lance longue sert à tenir les démons à distance pendant que l’on bat en retraite. C’est une arme défensive. Les Messagers qui s’en servent de façon trop agressive, comme le jeune Arlen, finissent par perdre la vie. Je l’ai déjà vu se produire. Une fois, sur la route de Lakton…
Arlen se renfrogna. Cob était un bon professeur, mais il avait tendance à rythmer ses leçons d’épouvantables histoires sur la mort d’autres Messagers. Il essayait ainsi de le décourager, mais ses paroles avaient l’effet inverse et renforçaient la résolution d’Arlen de réussir là où les autres avaient échoué. Il se releva et se campa encore plus fermement sur ses pieds, reportant son poids sur les talons.
— Ça suffit avec les lances longues, dit Cob. Essayons avec les courtes.
Elissa fronça les sourcils et Arlen rangea la lance de deux mètres cinquante sur un râtelier, puis, avec Ragen, il en choisit de plus petites, d’à peine quatre-vingt-dix centimètres, dont la pointe faisait le tiers de la longueur. Conçues pour le combat rapproché, il s’agissait d’armes de taille et non d’estoc. Il prit également un bouclier, et les deux se placèrent face à face dans la neige. Arlen avait grandi et ses épaules s’étaient élargies. Il avait quinze ans et une certaine force, malgré sa silhouette élancée et mince. Il portait la vieille armure en cuir de Ragen. Elle était trop grande pour lui, mais il grandissait vite.
—À quoi sert tout cela ? demanda Elissa, exaspérée. Il n’a aucune chance de se retrouver aussi près d’un démon et de survivre pour pouvoir le raconter.
— J’ai déjà vu ça, la contredit Cob en regarda Arlen et Ragen échanger des passes. Mais il n’y a pas que des démons entre les villes, ma dame. Il y a des animaux sauvages, et aussi des bandits.
— Qui attaquerait un Messager ? demanda Elissa, choquée.
Ragen jeta un regard énervé à Cob, mais le Protecteur poursuivit comme si de rien n’était :
— Les Messagers sont riches. Ils transportent des marchandises précieuses et des messages qui peuvent influer sur le sort des Marchands comme des Royaux. La plupart des gens n’oseraient pas leur faire de mal, mais cela peut arriver. Et les animaux… comme les chtoniens éliminent les faibles, il ne reste que les prédateurs les plus dangereux.
» Arlen ! cria le Protecteur. Que ferais-tu si tu étais attaqué par un ours ?
Sans s’arrêter ni quitter Ragen des yeux, le garçon répondit d’une voix forte :
— Je lui plante la lance longue dans la gorge, je m’écarte quand il saigne, puis je frappe dans ses parties vitales lorsqu’il baisse sa garde.
— Que peux-tu faire d’autre ? demanda Cob.
— M’allonger et rester immobile, dit Arlen d’un air dégoûté. Les ours attaquent rarement les morts.
— Avec un lion ? demanda Cob.
— Je me sers de la lance moyenne, cria Arlen en bloquant un assaut de Ragen avec son bouclier avant de contre-attaquer. Je frappe à l’articulation de l’épaule, je tiens bon pour qu’il s’y empale, puis je l’attaque avec une lance courte, au poitrail ou au flanc, suivant ce que je peux atteindre.
— Un loup ?
— Je ne veux pas en entendre plus, dit Elissa en se dirigeant, furieuse, vers sa demeure.
Arlen répondit sans lui prêter attention :
— Une bonne claque sur le museau avec une lance moyenne suffira à se débarrasser d’un loup solitaire. Si cela ne marche pas, il faut utiliser la même tactique qu’avec les lions.
— Et s’il y en a une meute ? demanda Cob.
— Les loups ont peur du feu, dit Arlen.
— Et si tu tombes sur un sanglier ? voulut savoir Cob.
Arlen éclata de rire.
— Il faut que je « coure comme si j’avais les chtoniens aux trousses », expliqua-t-il en citant ses instructeurs.

Arlen se réveilla sur un tas de livres. Pendant un instant, il se demanda où il se trouvait et il se rendit compte qu’il s’était encore endormi dans la bibliothèque. Il regarda par la fenêtre et vit que la nuit était tombée depuis bien longtemps. En tendant le cou, il distingua la forme fantomatique d’un démon du vent qui passait dehors. Elissa allait être fâchée.
Les histoires qu’il avait lues étaient vieilles et dataient de l’Ère de la Science. Elles parlaient des royaumes de l’ancien monde, Albinon, Thesa, la Grande Linm et Rusk, et des mers, d’immenses lacs s’étendant sur des distances improbables, sur les rives opposées desquelles se trouvaient encore d’autres royaumes. C’était stupéfiant. À en croire les livres, le monde était plus vaste qu’il l’avait jamais imaginé.
Il feuilleta le livre sur lequel il s’était endormi et découvrit, avec surprise, une carte. Il lut les noms des lieux et écarquilla les yeux. Le duché de Miln était indiqué noir sur blanc. Il regarda de plus près et vit les rivières où Fort Miln puisait de l’eau fraîche et les montagnes auxquelles la ville était adossée. Une petite étoile marquait la capitale.
Il tourna quelques pages et lut ce qui était écrit à propos de l’ancienne Miln. Autrefois, tout comme maintenant, il s’agissait d’une ville possédant des mines et des carrières, et dont le vasselage s’étendait sur des dizaines de kilomètres. Le territoire du duc de Miln comprenait un grand nombre de villes et de villages, et s’arrêtait à la Rivière de Partage, la frontière qui le séparait des terres du duc d’Angiers.
Arlen se rappela son propre voyage et remonta vers l’ouest jusqu’aux ruines qu’il avait trouvées. Il apprit qu’elles appartenaient alors au comte de Neuvéglise. Tremblant presque d’excitation, il regarda un peu plus loin et découvrit ce qu’il cherchait : un petit cours d’eau qui s’écoulait dans une vaste mare.
La baronnie de Tibbet.
Tibbet, Neuvéglise et les autres rendaient des comptes à Miln qui, avec Angiers, avait fait allégeance au roi de Thesa.
— Des Thesiens, chuchota Arlen en prononçant le mot à voix haute pour l’entendre résonner. Nous sommes tous des Thesiens.
Il prit une plume et se mit à recopier la carte.

— Aucun de vous deux ne devra jamais répéter ce nom, ordonna Ronnell à Arlen et sa fille sur un ton de réprimande.
— Mais…, dit Arlen.
— Tu crois que nous l’ignorions ? l’interrompit le bibliothécaire. Sa Seigneurie a ordonné que toute personne prononçant le nom de Thesa soit arrêtée. Vous avez envie de casser des cailloux dans ses mines pendant des années ?
— Pourquoi ? demanda Arlen. En quoi est-ce mal ?
— Avant que le duc ferme la bibliothèque, expliqua Ronnell, certains étaient obsédés par Thesa et payaient des Messagers pour qu’ils se rendent dans les points perdus sur les cartes.
— Quel mal y a-t-il à cela ? demanda Arlen.
— Le roi est mort depuis trois siècles, Arlen, dit Ronnell. Et les ducs préfèrent se faire la guerre ; ils ne s’agenouilleront devant personne d’autre qu’eux-mêmes. Parler de réunification rappelle aux gens des choses dont ils ne sont pas censés se souvenir.
— Mieux vaut prétendre que le monde s’arrête aux murs de Miln ? demanda Arlen.
— Jusqu’à ce que le Créateur nous pardonne et envoie Son Libérateur pour mettre fin au Fléau, dit Ronnell.
— Nous pardonne quoi ? demanda Arlen. Quel Fléau ?
Ronnell regarda le garçon, un mélange de choc et d’indignation dans les yeux. Pendant un instant, Arlen crut que le Confesseur allait le frapper. Il se raidit, prêt à recevoir le coup.
Mais Ronnell se tourna vers sa fille.
— Est-il possible qu’il ne soit pas au courant ? demanda-t-il incrédule.
Mery hocha la tête.
—Le Confesseur de Val Tibbet n’était pas… conventionnel, expliqua-t-elle.
Ronnell acquiesça.
— Je me souviens, dit-il. C’était un acolyte dont le maître s’est fait tuer par des chtoniens et qui n’a jamais achevé sa formation. Nous étions censés y envoyer quelqu’un d’autre… (Il alla à grands pas jusqu’à son bureau et se mit à écrire une lettre.) Ce n’est pas possible. « Quel Fléau », franchement…
Il continua à marmonner et Arlen estima que le moment était bien choisi pour se diriger vers la porte.
—Pas si vite, vous deux, reprit Ronnell. Vous m’avez beaucoup déçu. Je sais que Cob n’est pas religieux, Arlen, mais une telle négligence est impardonnable. (Il se tourna vers Mery.) Et toi, jeune fille ! Tu le savais et tu n’as rien fait ?
Elle regarda ses pieds.
— Je suis désolée, père, dit-elle.
— Et tu fais bien de l’être.
Ronnell prit un épais volume sur son bureau et le tendit à sa fille.
— Apprends-lui, ordonna-t-il en lui donnant le Canon. Si Arlen ne connaît pas le livre sur le bout des doigts d’ici un mois, vous aurez droit tous les deux à une correction !
Mery prit le livre et les enfants partirent aussi vite que possible.

— On s’en est plutôt bien sortis, dit Arlen.
— Trop bien, lui confirma Mery. Père a raison. J’aurais dû en parler plus tôt.
— Ne t’en fais pas. Ce n’est qu’un livre. Je l’aurai lu demain matin.
— Ce n’est pas qu’un livre ! s’exclama Mery.
Arlen la regarda d’un air surpris.
— Ce sont les paroles du Créateur, rapportées par le premier Libérateur, poursuivit-elle.
Le garçon leva un sourcil.
—C’est vrai ? demanda-t-il.
Mery hocha la tête.
— Le lire ne suffit pas. Il faut le vivre. Au quotidien. C’est un guide pour éloigner l’humanité du péché qui a donné naissance au Fléau.
—Quel Fléau ? demanda Arlen pour ce qui lui parut être la dixième fois.
— Les démons, bien sûr, dit Mery. Les chtoniens.

Quelques jours plus tard, Arlen, assis sur le toit de la bibliothèque, les yeux fermés, récitait :
Et une nouvelle fois l’homme
devint effronté et suffisant,
En s’opposant au Créateur et au
Libérateur.
Il choisit de ne pas honorer Celui qui lui avait
donné la vie,
Et tourna le dos à la moralité.
La science de l’homme devint sa nouvelle
religion
Il remplaça la prière par les machines et la
chimie,
Guérit ceux destinés à mourir,
Et se crut ainsi l’égal de son
Créateur.
Le frère affronta le frère, combat
stérile.
Absent au-dehors, le mal grandit à
l’intérieur,
Prit racine dans les cœurs et les âmes des
hommes,
Noircissant ce qui était autrefois pur et
blanc.
Ainsi le Créateur, dans Sa Sagesse,
Envoya un fléau sur ses enfants perdus,
En ouvrant de nouveau le Cœur,
Pour montrer à l’homme ses
erreurs.
Et il en sera ainsi,
Jusqu’au jour où Il enverra de nouveau un
Libérateur.
Car lorsque le Libérateur purifiera
l’homme,
Les chtoniens n’auront plus rien pour se
nourrir.
Et alors, vous reconnaîtrez le
Libérateur
Car sa chair nue sera marquée
Et les démons ne supporteront pas cette
vue
Et fuiront, terrifiés, devant
lui.
— Très bien ! le félicita Mery en souriant.
Arlen fronça les sourcils.
— Je peux te demander quelque chose ?
— Bien sûr.
— Tu y crois vraiment ? demanda-t-il. Le Confesseur Harral disait toujours que le Libérateur n’était qu’un homme. Un grand général, mais un mortel. Cob et Ragen le pensent aussi.
Mery écarquilla les yeux.
— Tu ferais mieux de ne pas dire ça devant mon père, le prévint-elle.
— Tu crois que les chtoniens sont là à cause de nous ? demanda Arlen. Que nous les méritons ?
— Bien sûr que j’y crois. C’est la parole du Créateur.
— Non. C’est un livre. Les livres sont écrits par des hommes. Si le Créateur voulait nous dire quelque chose, pourquoi aurait-il utilisé un livre plutôt que d’écrire dans le ciel en lettres de feu ?
— Parfois, il est difficile de croire qu’il y a un Créateur qui nous observe, là-haut, dit Mery en regardant l’azur. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Le monde ne s’est pas créé tout seul. D’où proviendrait la puissance des runes s’il n’y avait pas une volonté derrière la création ?
— Et le Fléau ? demanda Arlen.
Mery haussa les épaules.
— Les livres d’histoire parlent de guerres terribles, dit-elle. Peut-être que nous l’avons mérité.
— Mérité ? demanda Arlen. Ma maman n’a pas mérité de mourir à cause d’une foutue guerre qui s’est déroulée il y a des siècles !
— Ta mère s’est fait tuer ? demanda Mery en lui touchant le bras. Arlen, je ne savais pas…
Il retira son bras.
— Ça ne change rien, dit-il en fonçant vers la porte. J’ai des runes à graver, même si je n’en vois pas l’utilité puisque nous méritons tous d’avoir des démons dans nos lits.