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28
SECRETS
332 AR
Un doux hennissement réveilla Leesha. Elle ouvrit les yeux et vit Rojer en train de brosser la jument brune qu’elle avait achetée à Angiers. Pendant un instant, elle se prit à espérer que les deux derniers jours n’avaient été qu’un rêve.
Puis Danseur de l’Aube, l’étalon géant bien plus grand que la jument, apparut dans son champ de vision et tout lui revint alors en mémoire.
— Rojer, demanda-t-elle doucement, d’où vient mon cheval ?
Le Jongleur ouvrit la bouche pour répondre, mais l’Homme-rune arriva dans le campement à ce moment-là, avec deux petits lapins et une poignée de pommes.
— J’ai vu le feu de vos amis, expliqua-t-il, et je me suis dit que nous voyagerions plus vite si nous étions tous à cheval.
Leesha resta silencieuse un long moment, le temps de digérer la nouvelle. Une dizaine d’émotions se succédèrent en elle, la plupart indignes et répugnantes. Rojer et l’Homme-rune lui laissèrent du temps et elle leur en fut reconnaissante.
— Les avez-vous tués ? demanda-t-elle enfin.
Une partie d’elle, dépourvue d’émotion, voulait qu’il réponde oui, même si cela allait à l’encontre de tout ce en quoi elle croyait, de tout ce que Bruna lui avait appris.
L’Homme-rune la regarda dans les yeux.
— Non, dit-il. Je les ai fait fuir assez longtemps pour pouvoir voler le cheval, mais c’est tout.
Un soulagement immense la traversa. Leesha hocha la tête.
— Nous les signalerons au magistrat du duc dès qu’un Messager passera par le Creux.
Sa couverture à herbes était roulée en boule et accrochée à la selle. Elle la détacha et l’examina, soulagée de trouver la plupart des bouteilles et des bourses intactes. Ils avaient fumé toute sa tamponelle, mais elle pouvait la remplacer facilement.
Après le petit déjeuner, Rojer monta la jument tandis que Leesha s’installa derrière l’Homme-rune sur Danseur de l’Aube. Ils avancèrent vite, car les nuages s’amassaient et la pluie menaçait.
Leesha avait l’impression qu’elle aurait dû avoir peur. Les bandits étaient vivants, plus loin sur la route. Elle se rappela le regard méchant de l’homme à la barbe noire et du rire bruyant de son camarade. Pire, elle se souvint du poids terrible et du violent désir aveugle du muet.
Elle aurait dû être effrayée, mais ne l’était pas. Plus encore que Bruna, l’Homme-rune lui procurait une sensation de sécurité. Il ne se fatiguait pas. Il n’avait pas peur. Et elle savait sans l’ombre d’un doute qu’on ne pourrait lui faire aucun mal tant qu’elle se trouvait sous sa protection.
Protection. Avoir besoin de protection était un sentiment étrange, comme tiré d’une autre vie. Elle se protégeait toute seule depuis si longtemps qu’elle avait oublié ce que cela faisait. Ses talents et son intelligence suffisaient à la préserver dans les endroits civilisés, mais ils n’étaient d’aucune efficacité dans la nature.
L’Homme-rune bougea sur sa selle et elle s’aperçut qu’elle était collée à lui, ses mains pressées autour de sa taille et la tête posée sur son épaule. Elle se recula, si gênée qu’elle ne remarqua pas tout de suite la main coincée dans une broussaille sur le bord de la route.
Lorsqu’elle l’avisa, elle se mit à hurler.
L’Homme-rune tira sur les rênes et Leesha tomba presque de cheval pour se précipiter vers la main. La Cueilleuse écarta les feuilles et eut le souffle coupé en s’apercevant qu’elle n’était pas reliée à un corps, mais qu’elle avait été arrachée par une morsure.
— Leesha, qu’est-ce que c’est ? cria Rojer en la rejoignant avec l’Homme-rune.
— Ils campaient près d’ici ? demanda Leesha en soulevant la main.
L’Homme-rune acquiesça.
— Emmenez-moi là-bas, ordonna-t-elle.
— Leesha, à quoi bon…, commença Rojer
Mais elle ne lui prêta pas la moindre attention, et ne quitta pas des yeux l’Homme-rune.
— Emmenez. Moi. Là. Bas, dit-elle.
L’Homme-rune hocha la tête puis planta un pieu auquel il attacha la jument.
— Surveille, dit-il à Danseur de l’Aube.
Le cheval lui répondit en hennissant.
Ils trouvèrent le campement peu après, couvert de sang et de corps à moitié dévorés. Leesha leva son tablier pour se couvrir la bouche et lutter contre la puanteur. Rojer eut un haut-le-cœur et sortit de la clairière en courant.
Mais Leesha avait l’habitude de voir du sang.
— Il n’y en a que deux, dit-elle en examinant les restes avec des sentiments si mélangés qu’elle était encore incapable de les trier.
L’Homme-rune acquiesça.
— Il manque le muet, dit-il. Le géant.
— Oui, dit Leesha. Et le cercle aussi.
— Le cercle aussi, confirma l’Homme-rune quelques instants plus tard.
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Les lourds nuages commençaient à s’amasser lorsqu’ils revinrent aux chevaux.
— Il y a une grotte de Messager à quinze kilomètres de la route, dit l’Homme-rune. Si nous nous dépêchons et que nous sautons le repas, nous devrions y arriver avant la pluie. Nous pourrons nous y réfugier le temps que l’orage passe.
— L’homme qui tue les chtoniens à mains nues a peur d’un peu de pluie ? demanda Leesha.
— Si le nuage est assez épais, les chtoniens se lèveront plus tôt, dit l’Homme-rune.
— Depuis quand craignez-vous les chtoniens ? reprit Leesha.
— Se battre sous la pluie est stupide et dangereux, dit l’Homme-rune. La boue couvre les runes et rend le sol glissant.
Ils venaient à peine d’arriver dans la grotte lorsque l’orage éclata. Des trombes d’eau transformèrent la route en bourbier et le ciel devint noir, illuminé de temps à autre par de violents éclairs. Le vent soufflait dans leur direction, accompagné par le vrombissement du tonnerre.
La majeure partie de l’entrée de la grotte était déjà protégée avec des symboles de puissance profondément gravés dans la pierre, et l’Homme-rune sécurisa aussitôt le reste en utilisant des pierres protégées trouvées dans une cachette.
Comme il l’avait prédit, quelques démons s’élevèrent en avance dans cette fausse nuit. L’air sinistre, il les regarda surgir des parties les plus sombres du bois, ravis d’avoir été libérés prématurément du Cœur. Les brefs éclairs de lumière faisaient ressortir leurs silhouettes sinueuses tandis qu’ils gambadaient sous la pluie.
Ils tentèrent d’entrer dans la grotte, mais les protections tinrent bon. Ceux qui s’aventuraient trop près le regrettaient, car ils étaient accueillis par les coups de lance de l’Homme-rune, qui était d’humeur maussade.
— Pourquoi êtes-vous tant en colère ? demanda Leesha en sortant des bols et des fourchettes de son sac pendant que Rojer s’efforçait d’allumer un petit feu.
— Qu’ils sortent la nuit est déjà une malédiction, cracha l’Homme-rune. Ils n’ont aucun droit sur le jour.
Leesha secoua la tête.
— Vous seriez plus heureux si vous acceptiez ce qui se passe, lui conseilla-t-elle.
— Je n’ai aucune envie d’être heureux.
— Tout le monde le désire, dit Leesha sur un ton moqueur. Où est la casserole ?
— Dans mon sac, dit Rojer. J’y vais.
— Inutile, dit Leesha en se levant. Occupe-toi du feu, je vais la chercher.
— Non ! cria le Jongleur en bondissant sur ses pieds.
Mais c’était trop tard. Le souffle coupé, la jeune femme sortait du sac de Rojer le cercle portatif.
— Mais…, balbutia-t-elle. Ils l’avaient pris !
Elle regarda Rojer et le vit se tourner vers l’Homme-rune. Elle l’observa à son tour et ne put rien lire dans l’ombre de sa capuche.
— Quelqu’un va-t-il m’expliquer ? demanda-t-elle.
— Nous… l’avons récupéré, dit Rojer d’une façon peu convaincante.
— Je vois bien que vous l’avez récupéré ! cria Leesha en jetant violemment au sol l’assemblage de corde et de plaques de bois. Mais comment ?
— Je l’ai pris en même temps que le cheval, dit soudain l’Homme-rune. Je ne voulais pas que cela pèse sur ta conscience, alors je ne t’ai rien dit.
— Vous l’avez volé ?
— Ils l’ont volé, corrigea l’Homme-rune. Je l’ai récupéré.
Leesha le regarda un long moment.
— Vous l’avez pris pendant la nuit, dit-elle doucement.
L’Homme-rune ne répondit pas.
— L’utilisaient-ils ? demanda Leesha, les dents serrées.
— La route est déjà assez dangereuse sans de tels hommes, répondit l’Homme-rune.
— Vous les avez assassinés.
Leesha fut surprise de constater qu’elle avait les larmes aux yeux. « Tu trouveras toujours pire que l’être humain le plus affreux qui existe en regardant par la fenêtre la nuit », lui avait dit son père. Personne ne méritait d’être jeté en pâture aux chtoniens. Pas même eux.
— Comment avez-vous pu ? demanda-t-elle.
— Je n’ai assassiné personne, dit l’Homme-rune.
— C’est tout comme !
L’homme haussa les épaules.
— Ils vous ont fait la même chose.
— En quoi cela le justifie-t-il ? cria Leesha. Regardez-vous ! Vous n’en avez rien à faire ! Deux hommes, au moins, sont morts et vous dormez sans problème ! Vous êtes un monstre !
Elle se jeta sur lui, prête à le frapper de ses poings, mais il lui attrapa les poignets et l’observa, impassible, tandis qu’elle se débattait.
— Qu’en avez-vous à faire ? demanda-t-il.
— Je suis une Cueilleuse d’Herbes ! J’ai prêté serment ! J’ai juré de guérir, mais vous, vous n’avez juré que de tuer, dit-elle en lui jetant un regard froid.
Au bout d’un moment, l’envie de combattre la quitta et elle s’éloigna de lui.
— Vous vous moquez de ce que je suis, dit-elle en s’effondrant.
Elle contempla le sol de la grotte pendant plusieurs minutes, puis elle leva les yeux sur Rojer.
— Tu as dit « nous », l’accusa-t-elle.
— Quoi ? demanda le Jongleur en faisant semblant d’être troublé.
— Tout à l’heure, expliqua-t-elle. Tu as dit : « Nous l’avons récupéré. » Et le cercle était dans ton sac. Tu es allé avec lui ?
— Je…, dit-il pour gagner du temps.
— Ne me mens pas, Rojer ! tonna Leesha.
Le Jongleur baissa les yeux au sol. Au bout d’un moment, il acquiesça.
— Il a dit la vérité, avoua Rojer. Il n’a pris que le cheval. Pendant qu’ils étaient distraits, j’ai pris le cercle et tes herbes.
— Pourquoi ? demanda Leesha, d’une voix prête à se briser.
La déception qu’il percevait dans son ton lui fit l’effet d’un coup de couteau.
— Tu sais pourquoi, répondit Rojer d’un air sinistre.
— Pourquoi ? demanda de nouveau Leesha. Pour moi ? Pour mon honneur ? Dis-moi, Rojer. Dis-moi que tu as tué en mon nom !
— Il fallait qu’ils paient, dit fermement Rojer. Ils devaient payer pour ce qu’ils ont fait. C’était impardonnable.
Leesha partit d’un rire dépourvu de la moindre note d’humour.
— Tu crois que je ne le sais pas ? s’écria-t-elle. Tu crois que je me suis préservée vingt-sept ans pour m’offrir à un groupe de bandits ?
Le silence régna dans la grotte pendant un long moment. Un coup de tonnerre fendit l’air.
— Tu t’es préservée…, répéta Rojer.
— Oui, par le Cœur ! cria Leesha, des larmes de colère striant son visage. J’étais vierge ! Est-ce que cela justifie de jeter des hommes en pâture aux chtoniens ?
— Jeter en pâture ? répéta l’Homme-rune.
Leesha se retourna vers lui.
— Bien sûr que oui ! cria-t-elle. Je suis sûre que vos amis les démons ont été ravis de votre petit cadeau. Rien ne leur fait plus plaisir que d’avoir des humains à tuer. Nous sommes si peu nombreux que c’est un présent rare !
L’Homme-rune écarquilla les yeux et la lumière du feu se refléta dans ses pupilles. Leesha ne lui avait jamais vu une expression aussi humaine et cette vision lui fit momentanément oublier sa colère. Il semblait véritablement terrifié et il s’écarta d’eux pour gagner l’entrée de la grotte.
Juste à ce moment-là, un chtonien se jeta contre le maillage et un éclair de lumière argentée éclaira la caverne. L’Homme-rune tournoya vers lui et lui adressa un cri tel que Leesha n’avait jamais entendu, mais qu’elle reconnut tout de même. C’était une vocalisation de ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait été clouée au sol, lors de cette horrible matinée sur la route.
L’Homme-rune ramassa vivement une de ses lances et la projeta sous la pluie. Une explosion magique retentit lorsqu’elle toucha un démon et l’envoya dans la boue.
— Soyez maudits ! tonna l’Homme-rune en arrachant sa robe et en bondissant sous la pluie. J’avais juré de ne rien vous donner ! Rien du tout !
Il bondit sur le dos d’un démon de bois et l’écrasa au sol. Les grosses runes sur sa poitrine s’embrasèrent et le chtonien prit feu malgré la pluie. D’un coup de pied, il rejeta au loin la créature.
— Combattez-moi ! exigea l’Homme-rune, s’adressant aux autres monstres, en plantant ses pieds dans la boue.
Les chtoniens s’exécutèrent et bondirent vers lui, griffes et dents en avant, mais l’homme se battait lui-même comme un démon et ses adversaires furent balayés telles des feuilles d’automne dans le vent.
Des profondeurs de la grotte, Danseur de l’Aube, entraîné à lutter aux côtés de son maître, hennit et tira sur son entrave. Rojer alla calmer l’animal en regardant Leesha, troublé.
— Il ne peut pas tous les affronter, dit Leesha. Pas dans la boue.
La plupart des runes de l’homme étaient déjà maculées de terre.
— Il cherche à mourir, reprit-elle.
— Que faire ? demanda Rojer.
— Ton violon ! cria Leesha. Fais-les fuir !
Rojer secoua la tête.
— Le vent et le tonnerre me couvriraient, dit-il.
— Nous ne pouvons pas le laisser se tuer ! lui cria Leesha.
— Tu as raison, convint Rojer.
Il s’approcha des armes de l’Homme-rune et prit une lance légère et le bouclier protégé. Comprenant ce qu’il avait en tête, Leesha alla l’arrêter, mais il sortit de la grotte avant qu’elle puisse l’atteindre et se précipita vers l’Homme-rune.
Un démon des flammes cracha du feu sur Rojer, mais le jet grésilla sous la pluie et n’alla pas loin. Le chtonien sauta sur lui, mais il leva le bouclier protégé qui repoussa la créature. Concentré sur ce qui se passait devant lui, il ne remarqua pas l’autre démon des flammes, derrière lui, avant qu’il soit trop tard. Le chtonien bondit, mais l’Homme-rune attrapa le démon de un mètre de haut en l’air et le projeta, sa chair grésillant à son contact.
— Rentre ! ordonna l’homme.
— Pas sans vous ! répliqua Rojer.
Les cheveux roux trempés et collés à son visage, il plissait les yeux face au vent et à la pluie, mais il faisait face à l’Homme-rune avec fermeté, sans reculer d’un pouce.
Des démons de bois leur sautèrent dessus, mais l’Homme-rune se laissa tomber dans la boue en balayant les jambes de Rojer. En s’effondrant, le Jongleur esquiva involontairement les crocs de son agresseur, qui fut frappé au dos par les poings protégés de l’Homme-rune. D’autres créatures arrivaient, attirées par les éclairs de lumière et les bruits des combats. Elles étaient trop nombreuses pour les combattre.
L’Homme-rune avisa Rojer allongé dans la boue et la folie quitta son regard. Il tendit une main et le Jongleur la saisit. Ils foncèrent ensemble vers la grotte.
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— Qu’est-ce qui vous est passé par la tête ? demanda Leesha en attachant le dernier pansement. À tous les deux !
Rojer et l’Homme-rune, enveloppés dans des couvertures près du feu, ne dirent rien pendant qu’elle les réprimandait. Au bout de quelques minutes, elle finit par s’arrêter et prépara un bouillon chaud avec des herbes et des légumes avant de leur en tendre chacun un bol, sans dire un mot.
— Merci, dit doucement Rojer, le premier mot qu’il prononçait depuis son retour dans la grotte.
— Je suis toujours en colère contre toi, dit Leesha sans le regarder dans les yeux. Tu m’as menti.
— Non, protesta Rojer.
— Tu m’as caché des choses. C’est pareil.
Rojer l’observa quelques instants.
— Pourquoi as-tu quitté le Creux du Coupeur ? demanda-t-il.
— Quoi ? dit Leesha. Ne change pas de sujet.
— Si ces gens sont importants pour toi, au point que tu es prête à tout risquer, à tout endurer pour rentrer chez toi, reprit Rojer, pourquoi es-tu partie ?
— Pour mes études…, commença Leesha.
Rojer secoua la tête.
— Je sais reconnaître quelqu’un qui fuit les problèmes, Leesha, dit-il. Il y a autre chose que tu ne me dis pas.
— Je ne vois pas en quoi ça te regarde.
— Peut-être parce que je suis en train d’attendre la fin d’un orage dans une grotte cernée par des chtoniens, au milieu de nulle part ? demanda Rojer.
Leesha le regarda pendant un long moment, puis elle poussa un soupir, lasse de l’affronter.
— J’imagine que tu en entendras parler bientôt, dit-elle. Les habitants du Creux du Coupeur n’ont jamais été très bons pour garder des secrets.
Elle leur raconta tout. Elle n’en avait pas eu l’intention, mais la grotte froide et humide se transforma en une sorte de confessionnal, et lorsqu’elle eut commencé son histoire, les mots sortirent tout seuls : sa mère, Gared, les rumeurs, sa fuite chez Bruna, sa vie de paria. L’Homme-rune se pencha en avant et ouvrit la bouche en entendant parler du feu démoniaque liquide de Bruna, mais il la referma et se redressa, préférant ne pas l’interrompre.
— Voilà, dit finalement Leesha. J’avais espéré rester à Angiers, mais il semblerait que le Créateur ait d’autres projets.
— Tu mérites mieux que ça, dit l’Homme-rune.
Leesha hocha la tête en le regardant.
— Pourquoi êtes-vous sorti ? demanda-t-elle doucement en pointant le menton vers l’entrée de la grotte.
L’Homme-rune s’affaissa en regardant fixement ses genoux.
— J’ai rompu un serment, dit-il.
— C’est tout ?
Il leva les yeux vers elle et, pour une fois, elle ne vit pas les tatouages sur son visage, mais seulement son regard qui la transperçait.
— J’avais juré de ne jamais rien leur donner, dit-il. Même pour sauver ma propre vie. Mais au lieu de cela, je leur ai offert tout ce qui me rendait humain.
— Vous ne leur avez rien donné, dit Rojer. C’est moi qui ai pris le cercle.
Les mains de Leesha se serrèrent autour de son bol, mais elle ne dit rien. L’Homme-rune secoua la tête.
— Je t’ai aidé, dit-il. Je savais ce que tu éprouvais. Te les donner revenait à les donner aux chtoniens.
— Ils auraient continué à écumer la route, dit Rojer. Le monde est meilleur sans eux.
L’Homme-rune acquiesça.
— Mais ce n’est pas une raison pour les jeter en pâture aux démons, dit-il. J’aurais pu tout aussi facilement prendre le cercle – voire même les tuer – face à face, en plein jour.
— Alors, vous êtes sorti ce soir parce que vous vous sentiez coupable, dit Leesha. Pourquoi le faites-vous, d’habitude ? Pourquoi combattre ainsi les chtoniens ?
— Au cas où vous ne l’aviez pas remarqué, répondit l’Homme-rune, les chtoniens sont en guerre contre nous depuis des siècles. Est-ce un mal de riposter ?
— Vous vous prenez donc pour le Libérateur ? demanda Leesha.
L’Homme-rune fronça les sourcils.
— L’attente du Libérateur a paralysé l’humanité pendant trois cents ans, dit-il. Ce n’est qu’un mythe. Il ne viendra pas ; il est temps que les gens s’en rendent compte et se relèvent seuls.
— Les mythes ont du pouvoir, dit Rojer. Ne les rejetez pas si vite.
— Depuis quand as-tu la foi ? demanda Leesha.
— Je crois en l’espoir. J’ai été Jongleur toute ma vie et si j’ai appris une chose en vingt-trois ans, c’est que les histoires qui font pleurer les gens, celles dont ils se souviennent, sont celles qui offrent de l’espoir.
— Vingt, dit brusquement Leesha.
— Quoi ?
— Tu m’as dit que tu avais vingt ans.
— Vraiment ?
— Tu ne les as même pas, hein ? demanda-t-elle.
— Si ! insista Rojer.
— Je ne suis pas idiote, Rojer, dit Leesha. Je ne te connais que depuis trois mois et tu as grandi de trois centimètres pendant cette période. Cela n’arrive pas à vingt ans. Quel âge as-tu ? Seize ans ?
— Dix-sept ! lança Rojer sur un ton hargneux avant de jeter son bol, renversant ce qui restait de bouillon à l’intérieur. T’es contente ? Tu avais raison de dire à Jizell que tu étais presque assez âgée pour être ma mère.
Leesha le considéra. Elle ouvrit la bouche pour lancer une réplique cinglante, mais la referma.
— Je suis désolée, dit-elle à la place.
— Et vous, Homme-rune ? demanda Rojer en se tournant vers lui. Ajouterez-vous « trop jeune » à la liste des raisons pour lesquelles je ne devrais pas voyager avec vous ?
— Je suis devenu un Messager à dix-sept ans, répondit l’homme, et je voyageais déjà avant.
— Et quel âge a l’Homme-rune ? demanda Rojer.
— L’Homme-rune est né dans le désert krasien il y a quatre étés, répondit-il.
— Et l’homme sous les runes ? demanda Leesha. Quel âge avait-il lorsqu’il est mort ?
— Peu importe le nombre d’étés qu’il avait, répondit l’Homme-rune. C’était un enfant naïf et stupide, qui rêvait trop.
— C’est pour ça qu’il devait mourir ? demanda Leesha.
— Il a été tué. Et oui.
— Comment s’appelait-il ? demanda doucement la jeune femme.
L’Homme-rune resta silencieux un long moment.
— Arlen, finit-il par dire. Il s’appelait Arlen.