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25

UNE NOUVELLE SCÈNE

331 AR

La pluie redoubla d’intensité pour tomber à verse et Rojer accéléra le pas en maudissant sa déveine. Il avait prévu de quitter le Vallon des Bergers depuis quelque temps, mais pas dans des circonstances aussi précipitées que déplaisantes.

Il se disait qu’il ne pouvait en vouloir au berger. Certes, l’homme passait plus de temps à s’occuper de son troupeau que de sa femme, et c’était elle qui lui avait fait des avances. Mais rentrer chez soi plus tôt pour éviter la pluie et découvrir un garçon au lit avec son épouse, cela ne met généralement pas un mari de bonne humeur.

D’une certaine façon, il remerciait la pluie. Sans elle, l’époux aurait très bien pu lancer à sa poursuite la moitié des hommes du Vallon. Les habitants du village étaient possessifs, sans doute parce que leurs femmes restaient souvent seules pendant qu’ils emmenaient leurs précieux troupeaux dans les pâturages. Les bergers prenaient au sérieux tout ce qui concernait leurs bêtes et leurs épouses. Si l’on s’immisçait dans l’un ou l’autre de ces aspects de leur vie…

Après une course-poursuite frénétique dans la chambre, la femme du berger avait sauté sur le dos de son mari et l’avait retenu assez longtemps pour que Rojer puisse s’emparer de ses affaires et prendre la porte. Ses sacs étaient toujours prêts. C’était Arrick qui le lui avait appris.

— Par la nuit, marmonna-t-il lorsque sa botte plongea dans une épaisse flaque de boue.

Le froid et l’humidité s’infiltrèrent à travers le cuir souple, mais il n’osait pas encore s’arrêter pour tenter d’allumer un feu.

Il resserra contre lui sa cape bariolée en se demandant pourquoi il avait toujours l’impression de fuir quelque chose. Depuis deux ans, il déménageait à chaque saison : il avait vécu à Fontgrillon, à Finbois et au Vallon des Bergers, au moins trois fois dans chacun de ces hameaux, mais il se sentait toujours comme un étranger. La plupart des villageois passaient leur vie entière sans quitter leur bourg et essayaient constamment de persuader Rojer de faire de même.

Épouse-moi. Épouse ma fille. Reste dans mon auberge et nous peindrons ton nom au-dessus de la porte pour attirer les clients. Réchauffe-moi pendant que mon mari est aux champs. Aide-nous à moissonner et reste pour l’hiver.

On le lui avait dit de centaines de façons différentes, mais ce que tous ces gens voulaient signifier était : « Abandonne la route et prends racine ici. »

Chaque fois qu’on le lui disait, Rojer repartait sur les chemins. Il appréciait d’être désiré, mais pour quel rôle ? Mari ? Père ? Ouvrier agricole ? Rojer était un Jongleur et il ne s’imaginait pas faire autre chose. S’il levait le petit doigt pour aider aux moissons ou poursuivre un mouton égaré, ne serait-ce qu’une fois, il savait qu’il se retrouverait sur une pente qui le détournerait de son vrai métier.

Il toucha le talisman aux cheveux blonds dans sa poche secrète et sentit l’esprit d’Arrick qui le protégeait. Il savait que, s’il ôtait sa tunique bariolée, il décevrait profondément son maître. Arrick avait été un Jongleur jusqu’à sa mort et Rojer finirait ainsi lui aussi.

Comme l’avait prédit Arrick, les hameaux avaient affûté les talents de Rojer. Deux années de représentations incessantes avaient fait de lui plus qu’un violoniste ou qu’un acrobate. Sans Arrick pour le guider, il avait dû grandir, s’ouvrir l’esprit et trouver, seul, des façons innovantes de distraire. Il mettait constamment au point de nouveaux tours de magie ou de nouvelles mélodies, mais, s’il était devenu réputé, ce n’était pas seulement pour sa prestidigitation et son violon ; c’était aussi pour ses contes.

Dans les hameaux, tout le monde appréciait les bonnes histoires, surtout celles qui parlaient d’endroits éloignés. Rojer consentait à les raconter, évoquant des lieux qu’il avait vus et d’autres où il n’avait jamais mis les pieds, des villes qui se trouvaient juste derrière la prochaine colline et d’autres qui n’existaient que dans son imagination. Chaque fois qu’il les racontait, les histoires s’étoffaient et leurs personnages prenaient vie dans l’esprit des gens. Jak Languécaille, qui pouvait parler aux chtoniens et trompait sans cesse les stupides créatures avec de fausses promesses. Marko Errant, qui traversait les montagnes milniennes et trouvait, de l’autre côté, de riches terres où l’on adorait les chtoniens comme des dieux. Et, évidemment, l’Homme-rune.

Les Jongleurs du duc passaient dans les hameaux pour apporter les décrets chaque printemps et le dernier qui était venu avait mentionné un homme sauvage qui errait dans la nature en tuant des démons et en se nourrissant de leur chair. Il prétendait que c’était la vérité, qu’il l’avait apprise de la bouche du tatoueur qui avait dessiné des runes sur le dos de l’homme et que d’autres lui avaient confirmé cette histoire. Il avait captivé son auditoire et, lorsque les villageois avaient demandé à Rojer de raconter de nouveau ce récit le lendemain, il l’avait fait en l’enjolivant.

Le public aimait poser des questions pour essayer de le prendre en défaut, mais Rojer adorait la danse des mots et il réussissait sans mal à convaincre les péquenauds de la véracité de ses récits bizarres.

De façon ironique, la seule chose qu’ils ne parvenaient pas à croire était que Rojer puisse faire danser les chtoniens avec son violon. Il aurait pu le prouver quand il le voulait, évidemment, mais comme disait Arrick : « Si tu commences à prouver quelque chose, tu vas devoir prouver tout le reste. »

Rojer regarda le ciel. Je jouerai bientôt pour les chtoniens, se dit-il. Le temps était resté couvert toute la journée et il faisait de plus en plus sombre. Dans les villes, où les hautes murailles empêchaient la plupart des gens de voir de vrais chtoniens, personne ne croyait qu’ils puissent sortir sous des nuages noirs et tous pensaient que c’était un conte à la tamponelle, mais après avoir vécu deux ans hors les murs et dans les hameaux, Rojer connaissait la vérité. La plupart attendaient le crépuscule pour s’élever, mais si les nuages s’épaississaient assez, quelques démons audacieux se risqueraient dans la fausse nuit.

Mouillé, frigorifié et pas d’humeur à tutoyer le danger, il tenta de trouver un endroit pour établir son campement. Il aurait de la chance s’il arrivait à Finbois le lendemain. Plus vraisemblablement, il passerait deux nuits sur la route. Cette idée lui fit gargouiller l’estomac.

Et à Finbois, tout se passerait comme au Vallon. Ou à Fontgrillon, d’ailleurs. Tôt ou tard, il mettrait enceinte une femme ou, pire, tomberait amoureux, puis, avant même de s’en rendre compte, il ne sortirait son violon de son étui que les jours de fête. Et ce, jusqu’à ce qu’il ait besoin de l’échanger pour réparer la charrue ou acheter des graines. Et il deviendrait alors comme tout le monde.

Ou tu pourrais rentrer chez toi.

Rojer pensait souvent à retourner à Angiers, mais trouvait toujours des raisons de remettre son voyage à la saison suivante. Après tout, qu’avait à offrir la ville ? Des rues étroites remplies de gens et d’animaux, des planches de bois puant le fumier et les ordures. Des mendiants et des voleurs, et la préoccupation constante de devoir trouver de l’argent. Des gens qui ne prêtaient pas la moindre attention les uns aux autres.

Des gens normaux, se dit Rojer en soupirant. Les villageois voulaient toujours tout savoir sur leurs voisins et ouvraient leurs portes aux étrangers sans rechigner. C’était louable, mais, au fond de lui, Rojer était un enfant de la ville.

S’il retournait à Angiers, il devrait de nouveau se frotter à la guilde. Les jours d’un Jongleur sans permis étaient comptés, mais les affaires d’un membre assermenté de la guilde pouvaient être florissantes. Son expérience dans les hameaux suffirait à lui permettre d’obtenir un permis, surtout s’il trouvait un membre de la guilde pour parler en sa faveur. Arrick s’était mis à dos la plupart de ses confrères, mais Rojer pourrait peut-être en trouver un qui prendrait pitié de lui en apprenant le sort de son maître.

Il dénicha un arbre pour s’abriter de la pluie et, après avoir installé son cercle, parvint à ramasser suffisamment de petit bois sec, à l’abri sous une branche, pour allumer un petit feu. Il l’attisa soigneusement, mais le vent et l’humidité l’éteignirent vite.

— J’emmerde les hameaux, dit Rojer tandis que les ténèbres l’enveloppaient, seulement entrecoupées par les éclairs magiques occasionnels engendrés par les chtoniens testant ses défenses. Je les emmerde tous.

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Angiers n’avait pas beaucoup changé depuis son départ. Elle paraissait plus petite, mais Rojer avait longtemps vécu dans de grands espaces et pris quelques centimètres depuis sa dernière venue. Il avait seize ans, à présent, et était un homme à tous les égards. Il resta un moment à l’extérieur de la cité et observa les portes en se demandant s’il faisait une erreur.

Il avait un peu d’argent, récolté dans son chapeau et soigneusement mis de côté ces dernières années en vue de son retour, ainsi qu’un peu de nourriture dans son sac. Ce n’était pas beaucoup, mais cela l’empêcherait de dormir dans des abris pour au moins quelques nuits.

Si je ne veux qu’un ventre plein et un toit sur ma tête, je peux toujours retourner dans les hameaux, pensa-t-il. Il pourrait repartir vers le sud, où se trouvaient la Bosse des Fermiers et le Creux du Coupeur, ou vers le nord, où le duc avait reconstruit Pontrivière sur la rive angierienne du fleuve.

Bah, avec des « si »…, se dit-il en rassemblant son courage pour passer les portes.

Il trouva une auberge assez bon marché, tira de son sac sa plus belle tunique bariolée et ressortit aussitôt après s’être changé. La maison de la guilde des Jongleurs se trouvait près du centre-ville, afin que ses résidents puissent facilement se produire partout dans la cité. Tout Jongleur assermenté pouvait vivre dans la maison, à condition d’accepter sans se plaindre les spectacles qu’on lui assignait et de donner la moitié de ses revenus à la guilde.

« Des idiots, disait Arrick à leur propos. Un Jongleur prêt à donner la moitié de son argent pour un toit et trois bouillies d’avoine n’est pas digne de ce nom. »

C’était vrai. Seuls les Jongleurs les plus vieux et les moins talentueux vivaient dans la maison, prêts à prendre les spectacles que les autres refusaient. C’était pourtant mieux que de vivre dans l’indigence et plus sûr que de dormir dans un abri. Les runes sur la maison de la guilde étaient puissantes et ses résidents moins susceptibles de se voler les uns les autres.

Rojer se dirigea vers l’aile résidentielle de la maison et, après avoir posé quelques questions, frappa sur une porte bien précise.

— Quoi ? demanda le vieil homme en plissant les yeux dans le couloir après avoir ouvert. Qui es-tu ?

— Rojer Mimain, monsieur.

Aucune lueur de reconnaissance n’éclaira les yeux chassieux du vieux Jongleur.

— J’étais l’apprenti d’Arrick Beauchant, ajouta Rojer.

En un instant, le regard troublé devint mauvais et l’homme s’apprêta à refermer la porte.

— Maître Jaycob, s’il vous plaît, dit Rojer en posant sa main contre la porte.

Le vieil homme poussa un soupir, mais ne prit pas la peine de fermer le montant. Il recula dans la petite chambre et s’assit lourdement. Rojer entra et ferma la porte derrière lui.

— Que veux-tu ? dit Jaycob. Je suis vieux et je n’ai pas le temps de jouer.

— J’ai besoin d’un parrain pour demander un permis de la guilde.

Jaycob cracha par terre.

— Arrick est devenu un poids mort ? demanda-t-il. Son problème de boisson met un frein à ton succès, alors tu le laisses pourrir dans son coin et tu te lances à ton compte ? (Il grogna.) C’est un juste retour des choses. C’est ce qu’il m’a fait il y a vingt-cinq ans.

Il leva les yeux vers Rojer.

— Mais juste ou pas, si tu crois que je vais t’aider à le trahir…

— Maître Jaycob, l’interrompit Rojer en levant les mains pour l’empêcher de se lancer dans une tirade. Arrick est mort. Tué par des chtoniens sur la route de Finbois, il y a deux ans.

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— Tiens-toi droit, mon garçon, dit Jaycob tandis qu’ils marchaient dans le couloir. Souviens-toi de regarder le maître de la guilde dans les yeux et ne parle pas avant que l’on se soit adressé à toi.

Il avait déjà répété cela une dizaine de fois, mais Rojer se contenta d’acquiescer. Il était jeune pour obtenir son propre permis, mais Jaycob avait dit que d’autres, dans l’histoire de la guilde, l’avaient eu encore plus tôt. C’était le talent et la compétence qui permettaient de l’obtenir, pas les années d’expérience.

Il n’était pas facile d’obtenir un rendez-vous avec le maître de la guilde, même avec un parrain. Jaycob n’avait plus la force de se produire depuis des années, et même si les membres de la guilde considéraient avec respect son âge avancé, il était plus ignoré que vénéré dans l’aile administrative de la maison.

Le secrétaire du maître de la guilde les fit attendre devant son bureau pendant plusieurs heures et ils regardèrent, avec désespoir, d’autres personnes passer avant eux. Rojer s’assit le dos droit et résista à l’envie de gigoter ou de se vautrer, pendant que la lumière passant par la fenêtre traversait doucement la pièce.

— Le maître de la guilde Cholls va vous recevoir, finit par dire l’employé, attirant ainsi l’attention de Rojer.

Il se leva aussitôt et aida Jaycob à faire de même.

Le bureau du maître de la guilde ne ressemblait à rien de ce qu’avait pu voir Rojer depuis l’époque où il fréquentait le palais du duc. Des tapis chauds et épais aux motifs éclatants recouvraient le sol et des lampes à huile ornementées en verre coloré étaient accrochées sur les murs de chêne, entre des peintures représentant des grandes batailles, des belles femmes et des natures mortes. Sur le bureau de noyer noir brillant, de petites statuettes complexes servaient de presse-papier et reprenaient les motifs des statues plus massives posées sur des piédestaux dans la pièce. Sur le mur derrière le bureau se trouvait le symbole de la guilde des Jongleurs : trois balles colorées dans un sceau.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, maître Jaycob, dit le maître de la guilde Cholls sans prendre la peine de lever les yeux de la liasse de papiers posée sur son bureau.

C’était un homme corpulent, d’au moins cinquante étés, portant l’habit brodé d’un Marchand ou d’un Noble au lieu de la tunique d’un Jongleur.

— Celui-ci ne vous fera pas perdre votre temps, dit Jaycob. C’est l’apprenti d’Arrick Beauchant.

Cholls leva enfin les yeux pour jeter un regard de travers à Jaycob.

— Je ne savais pas que tu étais encore en contact avec Arrick, dit-il sans même jeter un coup d’œil à Rojer. J’avais entendu dire que vous vous étiez quittés en mauvais termes.

— Les années finissent par atténuer ce genre de choses. Je suis en paix avec Arrick, dit froidement Jaycob en allant aussi loin qu’il le pouvait dans le mensonge.

— Il semble que tu sois le seul, dit Cholls en ricanant. La plupart des hommes de ce bâtiment l’étrangleraient volontiers s’ils le croisaient.

— Ils arriveraient un peu tard, rétorqua Jaycob. Arrick est mort.

Cholls redevint sérieux.

— Cela m’attriste, dit-il. Chacun de nous est précieux. Est-ce la boisson qui l’a tué ?

Jaycob secoua la tête.

— Les chtoniens.

Le maître de la guilde se renfrogna et cracha dans un seau en cuivre posé près de son bureau et apparemment déposé là à cet effet.

— Où et quand ? demanda-t-il.

— Il y a deux ans, sur la route de Finbois.

Cholls secoua la tête tristement.

— Je me rappelle que son apprenti était un bon violoniste, finit-il par dire en tournant la tête vers Rojer.

— En effet, confirma Jaycob. Et plus encore. Je vous présente Rojer Mimain.

Le garçon s’inclina.

— Mimain ? répéta le maître de la guilde avec un soudain intérêt. J’ai entendu parler d’un Mimain qui jouait dans les hameaux. C’est toi, mon garçon ?

Rojer écarquilla les yeux, mais hocha la tête. Arrick avait dit que la réputation se propageait bien au-delà des hameaux, mais il n’en revenait pas. Il se demanda si la sienne était bonne ou mauvaise.

— Que cela ne te monte pas à la tête, reprit Cholls comme s’il lisait dans ses pensées. Les ploucs exagèrent toujours.

Rojer acquiesça sans quitter des yeux le maître de la guilde.

— Oui, monsieur, je comprends.

— Bien, alors, allons-y, dit Cholls. Montre-moi ce que tu vaux.

— Ici ? demanda Rojer en hésitant.

Le bureau était grand et paisible, mais avec ses épais tapis et ses meubles hors de prix, il ne semblait pas convenir pour les acrobaties et le lancer de couteau.

Cholls eut un geste impatient.

— Tu t’es produit avec Arrick pendant des années, alors je veux bien croire que tu sais jongler et chanter.

Rojer sentit sa gorge se serrer.

— Pour mériter son permis, ajouta Cholls, il faut montrer un talent supplémentaire et pas seulement ces bases.

— Joue-lui du violon, comme tu me l’as montré, dit Jaycob avec confiance.

Rojer acquiesça. Ses mains tremblaient légèrement quand il prit l’instrument dans son étui, mais lorsque ses doigts se refermèrent sur le doux bois, la peur s’évanouit comme neige au soleil. Il commença à jouer et oublia le maître de la guilde en se plongeant dans la musique.

Il joua un court moment, puis un cri rompit le charme de la mélodie. Son archet glissa des cordes et, dans le silence qui suivit, une voix tonna de l’autre côté de la porte.

— Non, je n’attendrai pas qu’un apprenti à la noix ait fini son examen ! Pousse-toi !

Un bruit de bagarre se fit entendre, puis la porte s’ouvrit et maître Jasin entra en trombe dans la pièce.

— Je suis désolé, maître de la guilde, dit le secrétaire, il a refusé d’attendre.

Cholls le chassa d’un geste pendant que Jasin fonçait sur lui.

— Vous avez donné le bal du duc à Edum ? demanda-t-il. C’était mon spectacle depuis dix ans ! Mon oncle en entendra parler !

Cholls ne bougea pas, les bras croisés.

— Le duc lui-même a demandé ce changement, dit-il. Si ton oncle a un problème, je lui conseille d’aller en toucher deux mots à Sa Seigneurie.

Jasin fronça les sourcils. Il était peu probable que le premier ministre Janson intercède auprès du duc en faveur de son neveu.

— Si vous êtes simplement venu parler de ça, Jasin, vous allez devoir nous excuser, reprit Cholls. Le jeune Rojer passe l’épreuve en vue d’obtenir son permis.

Les yeux de Jasin sortirent de leurs orbites lorsqu’il reconnut Rojer.

— Je vois que tu t’es débarrassé de l’ivrogne, souffa-t-il. J’espère que tu ne l’as pas remplacé par ce vieux croulant. (Il désignait Jaycob du menton.) L’offre tient toujours, si tu souhaites travailler pour moi. Pour une fois, ce sera Arrick qui te suppliera de récupérer tes miettes.

— Maître Arrick a été tué par des chtoniens sur la route, il y a deux ans, dit Cholls.

Jasin regarda le maître de la guilde et éclata de rire.

— Fabuleux ! s’écria-t-il. Cette nouvelle compense la perte du bal du duc et même plus.

Puis Rojer le frappa.

Il ne se rendit pas compte de ce qu’il avait fait jusqu’à ce qu’il se retrouve au-dessus du maître, des picotements sur ses articulations humides. Il avait senti un craquement sec lorsque son poing avait heurté le nez de Jasin et savait qu’il n’avait plus aucune chance d’obtenir son permis, mais n’en avait que faire.

Jaycob l’attrapa et le tira en arrière alors que Jasin se relevait en titubant.

— Je te tuerai pour ça, espèce de… !

Cholls s’interposa aussitôt entre eux. Jasin s’agita, mais le maître de la guilde le retenait et il était bien assez massif pour cette tâche.

— Ça suffit, Jasin ! aboya-t-il. Tu ne vas tuer personne !

— Vous avez vu ce qu’il m’a fait ! cria Jasin, du sang coulant de son nez.

— Et j’ai entendu ce que tu as dit ! répliqua Cholls. J’ai eu moi-même envie de te frapper !

— Comment che bais pouboir chanter che choir ? demanda Jasin.

Son nez gonflait déjà et chaque seconde qui passait rendait ses paroles de moins en moins compréhensibles.

Cholls se renfrogna.

— Je trouverai quelqu’un pour te remplacer, dit-il. La guilde te remboursera la perte. Daved !

Le secrétaire passa sa tête à la porte.

— Escorte maître Jasin jusque chez une Cueilleuse d’Herbes et fais envoyer la note ici, lui ordonna le maître de la guilde.

Daved acquiesça et vint aider Jasin, qui le repoussa.

— Ch’est pas fini, promit-il à Rojer en partant.

Cholls poussa un long soupir lorsque la porte se referma.

— Eh bien, mon garçon, tu n’as pas fait les choses à moitié. C’est un ennemi que je ne souhaite à personne.

— C’était déjà mon ennemi, dit Rojer. Vous avez entendu ce qu’il a dit.

Cholls acquiesça.

— Oui, mais tu aurais tout de même dû te retenir. Que feras-tu si un client t’insulte ? Ou le duc lui-même ? Les membres de la guilde ne peuvent pas frapper tous ceux qui les mettent en colère.

Rojer baissa la tête.

— Je comprends, dit-il.

— Tu viens de me faire perdre une grosse somme, reprit Cholls. Je vais devoir donner de l’argent et de bons spectacles à Jasin pendant les semaines à venir pour l’apaiser, et, avec tes talents de violoniste, je serais idiot de ne pas te les faire rembourser.

Rojer leva les yeux en silence.

— Permis probatoire, dit Cholls en prenant une feuille de papier et une plume. Tu ne te produiras que sous la supervision d’un maître de la guilde payé sur ta part, et la moitié de tes revenus ira à ce bureau jusqu’à ce que je considère ta dette effacée. C’est compris ?

— Tout à fait, monsieur ! dit Rojer avec enthousiasme.

— Et tu garderas ton sang-froid, le prévint Cholls, ou je déchirerai ton permis et tu ne te produiras plus jamais à Angiers.

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Rojer jouait de son violon, mais, du coin de l’œil, il observait Abrum, l’apprenti corpulent de Jasin. Ce dernier faisait généralement surveiller les spectacles du garçon par un de ses élèves. Cela le rendait mal à l’aise, car il savait qu’ils n’y assistaient que pour le compte de leur maître et que celui-ci lui voulait du mal, mais des mois s’étaient écoulés depuis l’incident dans le bureau du maître de la guilde et rien ne s’était passé. Maître Jasin s’était vite remis et avait rapidement repris ses spectacles, récoltant tous les honneurs lors des événements de la haute société d’Angiers.

Rojer aurait pu espérer que cet épisode était derrière eux si les apprentis ne venaient pas tous les jours. Parfois, c’était Abrum, le démon de bois, qui se tapissait dans la foule ; à d’autres moments, il s’agissait de Sali, le démon de pierre, qui buvait un verre au fond d’une taverne. Malgré leur air inoffensif, il ne pouvait être question d’une coïncidence.

Rojer acheva sa représentation en lançant son archet en l’air d’un grand geste du bras. La foule applaudit à tout rompre et, grâce à son ouïe fine, le garçon entendit le tintement des pièces de métal dans le chapeau que faisait passer Jaycob. Rojer ne put retenir un sourire. Le vieux semblait presque alerte.

Il parcourut du regard la foule qui se dispersait pendant qu’ils rassemblaient leur équipement, mais Abrum avait disparu. Ils se dépêchèrent tout de même d’emballer leurs affaires et prirent un chemin détourné pour rentrer à leur auberge, afin de s’assurer qu’ils ne seraient pas faciles à suivre. Le soleil était sur le point de se coucher et les rues se vidaient rapidement. C’était la fin de l’hiver, mais il restait des plaques de glace et de neige sur les trottoirs en bois et seuls ceux qui avaient à faire restaient à l’extérieur.

— Même avec la part de Cholls, le loyer est payé et il nous reste encore des jours d’avance, dit Jaycob en faisant tinter la bourse contenant leur argent. Lorsque la dette sera remboursée, tu seras riche !

Nous serons riches ! le corrigea Rojer.

Jaycob éclata de rire en faisant claquer ses talons, puis donna une tape dans le dos du garçon.

— Regarde-toi, reprit Rojer en secouant la tête. Qu’est-il arrivé au vieux à moitié aveugle et sans énergie qui m’a ouvert sa porte il y a quelques mois ?

— C’est le fait de me produire de nouveau, répondit Jaycob en affichant un sourire édenté. Je sais bien que je ne chante plus et que je ne lance plus de couteaux, mais passer le chapeau suffit à me redonner une énergie comme je n’en avais pas connu depuis vingt ans. J’ai l’impression que je pourrais…

Il détourna le regard.

— Quoi ? demanda Rojer.

— Je pourrais juste… Je ne sais pas, raconter une histoire, peut-être ? Ou jouer en sourdine pour accompagner la chute de tes blagues ? Rien qui ne te ferait de l’ombre…

— Bien sûr, dit Rojer. Je te l’aurais demandé, mais j’avais peur de t’imposer déjà trop de choses en t’entraînant aux quatre coins de la ville pour surveiller mes spectacles.

— Mon garçon, je ne me rappelle pas la dernière fois où j’ai été aussi heureux.

Ils souriaient lorsqu’ils tournèrent à un angle et tombèrent face à Abrum et Sali. Derrière eux, Jasin affichait un large sourire.

— Je suis content de te voir, mon ami ! dit-il tandis qu’Abrum attrapait Rojer par les épaules.

Le garçon eut brusquement l’impression que l’air dans son estomac explosait ; le coup le plia en deux et le fit tomber sur le trottoir gelé. Avant qu’il puisse se relever, Sali lui donna un grand coup de pied dans la mâchoire.

— Laisse-le ! cria Jaycob en se jetant sur Sali.

La lourde soprano se contenta de rire, l’attrapa et le lança avec force contre le mur d’un bâtiment.

— Oh, il y en a pour toi aussi, le vieux ! dit Jasin pendant que Sali le rouait de coups de poing.

Rojer entendait les os fragiles craquer et le souffle faible et humide qui sortait des lèvres du maître. Il ne tenait encore debout que grâce au mur.

Les planches de bois sous les mains de Rojer semblaient tourner, mais il parvint tant bien que mal à se relever, tenant son violon des deux mains par le manche et balançant furieusement cette matraque improvisée.

— Vous ne vous en sortirez pas comme ça ! cria-t-il.

Jasin éclata de rire.

— À qui vas-tu te plaindre ? demanda-t-il. Les magistrats de la ville vont-ils accepter les fausses accusations d’un artiste de rue insignifiant ou se fier à la parole du neveu du premier ministre ? Va voir la garde et c’est toi qu’ils pendront.

Abrum attrapa facilement le violon et tordit le bras de Rojer avant de lui envoyer un coup de genou dans l’entrejambe. Le garçon sentit son bras se casser et son aine s’enflammer. Le violon se brisa contre sa nuque et il se retrouva par terre.

Malgré le bourdonnement dans ses oreilles, Rojer pouvait entendre Jaycob, qui n’avait pas cessé de grogner de douleur. Abrum se tenait au-dessus de lui et souriait en soulevant un gros gourdin.