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13

IL Y A FORCÉMENT PLUS

325 AR

Penchée dans le jardin, Leesha choisissait les herbes du jour. Elle prenait des racines ou des tiges au sol, arrachait quelques feuilles ou se servait de son pouce pour décrocher un bourgeon.

Elle était fière de la parcelle derrière la cabane de Bruna. La vieille était trop âgée pour s’en occuper et Darsy n’avait pas réussi à rendre fertile ce sol dur, mais Leesha savait y faire. À présent, la plupart des herbes que Bruna et elle passaient des heures à chercher dans la nature poussaient à deux pas de leur porte, à l’abri derrière des poteaux de protection.

— Tu as l’esprit affûté et la main verte, lui avait dit Bruna lorsque les premiers germes avaient poussé. Tu seras bientôt une meilleure Cueilleuse que moi.

La fierté qu’avait ressentie Leesha à ces mots était un sentiment nouveau. Elle ne serait peut-être jamais l’égale de Bruna, mais la vieille n’était pas du genre à se répandre en mots gentils ou en compliments. Elle avait vu quelque chose chez Leesha qui avait échappé aux autres et la jeune fille ne voulait pas la décevoir.

Son panier rempli, Leesha se leva, épousseta ses habits et se dirigea vers la cabane, si on pouvait encore l’appeler ainsi. Refusant de laisser sa fille vivre dans des conditions sordides, Erny avait envoyé des charpentiers et des couvreurs pour consolider les murs frêles et remplacer le chaume usé. Très vite, il ne resta quasiment plus rien de la cabane d’origine et les ajouts doublèrent la taille du bâtiment.

Bruna avait pesté contre le bruit et les hommes qui travaillaient, mais ses plaintes s’étaient calmées lorsqu’elle s’était aperçue que le froid et l’humidité n’entraient plus. Leesha s’occupait bien d’elle et, au lieu de s’affaiblir, la vieille femme semblait devenir plus forte avec les années.

Leesha, elle aussi, s’était réjouie de l’achèvement des travaux. Vers la fin, les hommes s’étaient mis à la regarder différemment.

Les années l’avaient pourvue de la silhouette généreuse de sa mère. Elle l’avait toujours désiré, mais à présent, cela lui semblait moins avantageux. Les hommes du village la regardaient avec concupiscence et les rumeurs de son flirt avec Gared étaient encore présentes à l’esprit de beaucoup, malgré le temps écoulé. Plus d’un s’imaginait qu’elle pourrait être ouverte à une proposition obscène chuchotée à l’oreille. Elle en dissuadait la plupart d’un simple froncement de sourcils et les autres avec une gifle. Elle avait même dû lancer un mélange de poivre et de datura à Evin pour lui rappeler qu’il avait une femme enceinte. Leesha gardait désormais une poignée de cette poudre aveuglante dans une des innombrables poches de son tablier et de ses chemisiers.

Évidemment, quand bien même elle se serait intéressée à un des hommes du village, Gared se serait assuré qu’aucun d’eux ne l’approche. À l’exception d’Erny, tout homme surpris en train de parler à Leesha d’autre chose que de son travail de Cueilleuse d’Herbes se voyait rappeler sans ménagement que, dans l’esprit du bûcheron corpulent, elle lui était encore promise. Même l’Enfant Jona se mettait à transpirer chaque fois que Leesha lui adressait ne serait-ce qu’un salut.

Son apprentissage allait bientôt s’achever. Sept ans et un jour lui avaient paru une éternité lorsque Bruna le lui avait annoncé, mais les années avaient filé et il ne restait plus que quelques nuits avant la fin. Leesha partait déjà chaque jour au village voir ceux qui avaient besoin des services d’une Cueilleuse d’Herbes, ne demandant les conseils de Bruna que les rares fois où elle en avait vraiment besoin. La vieille devait se reposer.

— Le duc juge l’efficacité d’une Cueilleuse d’Herbes en comparant le nombre des naissances de l’année à celui des décès, lui avait dit Bruna lors de son premier jour. Mais si tu te préoccupes plutôt de ce qui se passe entre les deux, d’ici un an, les habitants du Creux du Coupeur ne se souviendront même plus comment ils s’en sortaient sans toi.

Cela s’était révélé juste. À partir de ce moment, Bruna l’avait emmenée partout avec elle, sans tenir compte du désir d’intimité de certains. Après avoir suivi les grossesses de la plupart des femmes de la ville et avoir concocté de la tisane pour la moitié des autres, Leesha avait gagné leur confiance et elles n’hésitaient plus à lui révéler tous leurs problèmes physiques.

Mais elle restait malgré tout une paria. Les femmes parlaient comme si elle était invisible, évoquant les secrets du village aussi librement que si elle n’était qu’un meuble.

— Et c’est ce que tu es, lui avait dit Bruna lorsque Leesha avait osé s’en plaindre. Tu n’as pas à juger la vie des gens, tu dois simplement t’occuper de leur santé. Lorsque tu enfiles ce tablier couvert de poches, tu jures de garder ton calme, quels que soient les propos que tu entends. Une Cueilleuse d’Herbes a besoin de confiance pour faire son travail et elle doit gagner cette confiance. Aucun secret ne devra sortir de ta bouche, sauf si le garder t’empêche de guérir quelqu’un d’autre.

Leesha tint donc sa langue et les femmes finirent par lui faire confiance. Les hommes ne tardèrent pas à suivre, souvent poussés par leurs épouses. Mais le tablier les tenait éloignés de toute façon. Leesha avait vu tous les hommes du village nus, mais elle n’était jamais devenue intime avec aucun d’entre eux ; et même si les femmes chantaient ses louanges et lui envoyaient des cadeaux, elle n’avait personne à qui confier ses propres secrets.

Pourtant, malgré tout, Leesha avait été plus heureuse ces sept dernières années que les treize précédentes. Le monde de Bruna était tellement plus vaste que celui auquel sa mère l’avait préparée. Elle connaissait la peine de devoir fermer les yeux de quelqu’un, mais aussi la joie de sortir un bébé de sa mère et de déclencher ses premiers pleurs d’une tape ferme.

Son apprentissage serait bientôt achevé et Bruna prendrait sa retraite pour de bon. À l’en croire, elle ne vivrait pas longtemps après cela. Cette idée terrifiait Leesha de bien des façons.

Bruna était son bouclier et sa lance, sa protection impénétrable contre le village. Que deviendrait-elle sans cela ? Leesha n’avait pas son autorité et ne savait pas aboyer des ordres ou frapper les idiots. Et sans Bruna, qui lui parlerait comme à une personne et non pas comme à une Cueilleuse d’Herbes ? Qui sécherait ses larmes et l’écouterait exprimer ses doutes ? Car le doute entraînait aussi une perte de confiance. Les gens avaient besoin d’avoir confiance en leur Cueilleuse d’Herbes.

Ses pensées les plus intimes allaient plus loin. Le Creux du Coupeur lui paraissait petit, à présent. Les portes qu’avaient ouvertes les leçons de Bruna ne se refermaient pas facilement ; elles ne lui rappelaient pas ce qu’elle savait, mais plutôt ce qu’elle ignorait. Sans Bruna, ce voyage s’achèverait.

Elle entra dans la maison et découvrit Bruna à table.

— Bonjour, dit-elle. Je ne pensais pas que tu te lèverais si tôt, sinon, je t’aurais fait du thé avant d’aller au jardin.

Elle posa son panier, regarda le feu et vit que la bouilloire fumante était presque bouillante.

— Je suis vieille, grommela Bruna, mais pas aveugle ou paralysée au point de ne pas faire mon propre thé.

— Bien sûr que non, dit Leesha en embrassant la vieille sur la joue. Tu es assez en forme pour donner des coups de hache avec les bûcherons.

Elle éclata de rire voyant la grimace de Bruna et alla chercher les ingrédients pour préparer du porridge.

Les années passées ensemble n’avaient pas adouci la façon de parler de Bruna, mais Leesha le remarquait à peine à présent et ne percevait que l’affection derrière les grommellements de la vieille femme. Elle lui répondait donc gentiment.

— Tu es sortie cueillir tôt, ce matin, fit remarquer Bruna pendant leur repas. On sent encore la puanteur des démons dans l’air.

— Tu es la seule personne qui, entourée de fleurs fraîchement coupées, se plaint de la puanteur, répondit Leesha.

En effet, la jeune fille garnissait la maison de fleurs qui délivraient un doux parfum.

— Ne change pas de sujet, dit Bruna.

— Un Messager est venu, hier soir. J’ai entendu le cor.

— Juste avant que le soleil se couche, grommela la vieille. Imprudent.

Elle cracha par terre.

— Bruna ! la gronda Leesha. Qu’est-ce que je t’ai dit à propos des crachats dans la maison ?

La vieille la regarda et plissa ses yeux chassieux.

— Tu m’as dit que j’étais chez moi et que je crachais où je voulais.

Leesha fronça les sourcils.

— Je suis sûre que ce n’était pas ça, dit-elle d’un air songeur.

— Pas si tu es plus maligne que tes seins le laissent croire, dit Bruna en sirotant son thé.

La mâchoire de Leesha tomba en une indignation feinte, mais elle était habituée à bien pire de la part de la vieille. Bruna parlait et agissait comme bon lui semblait et personne ne pouvait la faire changer.

—C’est donc le Messager qui t’a fait te lever si tôt, reprit Bruna. J’espère que c’est le charmant ? Comment s’appelle-t-il ? Celui qui te fait les yeux doux ?

Leesha fit un sourire timide.

— Il a plutôt un regard dur, comme un loup, dit-elle.

— Ça peut aussi être bon signe ! gloussa la vieille en donnant une tape sur le genou de Leesha.

La jeune fille se leva pour nettoyer la table.

— Comment il s’appelle ? insista Bruna.

— Ce n’est pas ce que tu crois.

— Je suis trop vieille pour qu’on me la fasse, fillette. Son nom.

— Marick, dit Leesha en roulant des yeux.

— Dois-je préparer une cruche de tisane à la pomm avant la visite du jeune Marick ?

— Tout le monde ne pense donc qu’à ça ? J’aime parler avec lui. C’est tout.

— Je ne suis pas aveugle au point de ne pas voir que ce garçon a une idée derrière la tête.

— Ah oui ? demanda Leesha en croisant les bras. Combien de doigts je te montre ?

Bruna ricana.

— Aucun, dit-elle sans même se tourner vers la jeune fille. Je ne suis pas née de la dernière pluie et je connais ce tour, tout comme je sais que Merdick le Messager ne t’a pas une seule fois regardée dans les yeux lors de vos conversations.

— Il s’appelle Marick, répéta Leesha, et il l’a fait.

— Chaque fois qu’il n’avait pas une vue dégagée sur ton décolleté.

— Tu es incroyable, dit Leesha, froissée.

— Tu n’as pas à avoir honte. Si j’avais des nichons comme les tiens, je les exhiberais moi aussi.

— Je ne les exhibe pas ! cria Leesha, mais Bruna ricana de nouveau.

Un cor sonna, non loin de là.

— Ça doit être le jeune maître Marick, annonça la vieille. Dépêche-toi de te faire belle.

— Ce n’est pas ce que tu crois ! répéta Leesha, mais Bruna écarta cette possibilité d’un geste de la main.

— Je vais préparer cette tisane, juste au cas où, dit-elle.

Leesha lança un chiffon sur la vieille et lui tira la langue avant de se diriger vers la porte.

Dehors, sous le porche, elle sourit malgré elle en attendant le Messager. Bruna la pressait presque autant que sa mère de trouver un homme, mais la vieille agissait ainsi par amour. Elle ne voulait que le bonheur de Leesha et la jeune femme l’aimait beaucoup pour cela. Mais malgré les taquineries de Bruna, elle était plus intéressée par les lettres qu’apportait Marick que par ses yeux de loup.

Depuis son enfance, elle adorait les jours de passage du Messager. Le Creux du Coupeur était un petit village, mais il se trouvait sur la route entre trois grandes villes et une dizaine de hameaux et, grâce aux bois du Creux et au papier d’Erny, il avait une place importante dans l’économie de la région.

Les Messagers passaient au Creux au moins deux fois par mois, et même s’ils laissaient la majorité du courrier à Smitt, ils apportaient le sien personnellement à Bruna, attendant souvent une réponse. La vieille correspondait avec des Cueilleuses de Fort Rizon, d’Angiers, de Lakton et de plusieurs autres hameaux. Comme sa vue baissait, la tâche de lire les lettres et d’écrire les réponses incombait à Leesha.

Même à distance, Bruna imposait le respect. En effet, la plupart des Cueilleuses d’Herbes de la région avaient étudié avec elle à un moment ou à un autre. On lui demandait souvent conseil pour guérir des maux qui dépassaient les connaissances des autres et chaque Messager lui apportait des demandes d’apprentissage. Personne ne voulait que son savoir disparaisse du monde.

— Je suis trop vieille pour former une autre novice ! râlait Bruna en repoussant cette possibilité d’un geste de la main.

Leesha rédigeait alors une lettre de refus polie, chose à laquelle elle avait fini par s’habituer.

Cela donnait à Leesha de nombreuses occasions de parler avec des Messagers. La plupart lui lançaient des regards concupiscents, en effet, ou tentaient de l’impressionner avec leurs contes des Villes Libres. Marick faisait partie de ceux-là.

Mais les récits des Messagers touchaient une corde sensible de Leesha. Ils ne servaient peut-être qu’à la séduire, mais les images que ces mots faisaient naître l’accompagnaient dans ses rêves. Elle mourait d’envie de marcher sur les quais de Lakton, de voir les grands champs protégés de Fort Rizon, ou d’apercevoir Angiers, la forteresse de la forêt ; de lire leurs livres et de rencontrer leurs Cueilleuses d’Herbes. Il existait d’autres gardiens du savoir de l’ancien monde, si elle prenait la peine de les chercher.

Elle sourit lorsque Marick apparut. Même de loin, elle reconnut sa démarche, les jambes légèrement arquées à cause du temps passé à cheval. Le Messager était angierien, à peine aussi grand que Leesha avec son mètre soixante-treize et d’une minceur qui lui conférait une certaine dureté. La jeune fille n’avait pas exagéré en parlant de ses yeux de loup. Ils observaient avec un calme de prédateur, à l’affût du danger… ou d’une proie.

— Salut, Leesha ! cria-t-il en levant sa lance vers elle.

La jeune femme le salua de la main.

— Tu as vraiment besoin de porter cette arme en plein jour ? cria-t-elle en montrant la lance.

— Et s’il y avait un loup ? répondit Marick avec un sourire. Comment pourrais-je te défendre ?

— Il n’y a pas beaucoup de loups au Creux du Coupeur, rétorqua Leesha tandis qu’il approchait.

Il avait des cheveux bruns assez longs et des yeux de la même couleur que l’écorce des arbres. Elle était obligée d’admettre qu’il était charmant.

— Un ours, alors, dit Marick en arrivant à la cabane. Ou un lion. Il y a toutes sortes de prédateurs dans le monde, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à son décolleté.

— Je le sais bien, dit Leesha en ajustant son châle pour cacher la chair visible.

Marick éclata de rire et posa son sac de Messager sous le porche.

— Les châles ne sont plus à la mode, fit-il remarquer. Les femmes de Rizon et d’Angiers n’en portent plus.

— Alors, j’imagine que leurs robes sont moins décolletées ou que leurs hommes sont plus subtils.

— Elles remontent jusqu’au cou, confirma Marick en riant et en saluant bien bas. Je pourrais t’en rapporter une d’Angiers, chuchota-t-il en s’approchant d’elle.

— Et quand aurais-je l’occasion de la porter ? demanda Leesha en s’écartant avant que l’homme puisse l’acculer contre le mur de la cabane.

— Viens à Angiers, lui proposa-t-il. Tu la porteras là-bas.

—J’aimerais bien, soupira-t-elle.

— Tu en auras peut-être l’occasion, dit le Messager avec espièglerie.

Il se courba de nouveau, indiquant du bras la porte de la cabane pour l’inviter à y pénétrer avant lui.

Elle sourit et entra, mais sentit alors les yeux de l’homme posés sur son derrière.

Bruna était retournée sur sa chaise lorsqu’ils entrèrent. Marick s’approcha d’elle et la salua bien bas.

— Jeune maître Marick ! dit joyeusement Bruna. Quelle bonne surprise !

— Je vous transmets les salutations de maîtresse Jizell d’Angiers, dit Marick. Elle vous demande votre aide dans une affaire délicate.

Il plongea une main dans son sac et en sortit un rouleau de papier attaché avec une épaisse ficelle.

D’un geste, Bruna pria Leesha de prendre la lettre, puis elle s’appuya contre le dossier de son siège. Elle ferma les yeux quand son apprentie commença à lire.

« Chère Bruna, salutations de Fort Angiers en cette année 326 AR, lut Leesha. »

— Jizell jacassait comme une pie lorsqu’elle était encore mon apprentie et elle écrit de la même façon, l’interrompit Bruna. Je n’ai pas l’éternité devant moi. Passe directement au cas.

Leesha lut la page en diagonale, la retourna et fit de même avec le verso. Elle s’attaqua à la deuxième feuille avant de trouver ce qu’elle cherchait.

— Il s’agit d’un garçon de dix ans, expliqua Leesha. Sa mère l’a emmené au dispensaire, car il avait des nausées et se sentait faible. Pas d’autres symptômes, ni d’antécédents de maladies. Elle lui a donné de la lugubrelle, de l’eau et lui a ordonné de rester au lit. En trois jours, les symptômes ont empiré et il a eu une éruption sur les bras, les jambes et la poitrine. Elle a augmenté la lugubrelle à trois onces par jour pendant plusieurs jours.

» Son état a encore empiré, avec de la fièvre et des furoncles blancs et durs qui sont apparus sur les rougeurs. Le baume n’a eu aucun effet. Il s’est ensuite mis à vomir. Elle lui a donné de la plante caméléon et du pavot pour la douleur, ainsi que du lait pour l’estomac. Il n’a plus d’appétit et ne semble pas être contagieux.

Bruna resta assise un long moment, le temps d’assimiler les informations. Elle regarda Marick.

— Vous avez vu ce garçon ? demanda-t-elle.

Le Messager acquiesça.

— Il transpirait ?

— Oui, mais il tremblait aussi, comme s’il avait à la fois chaud et froid.

Bruna grogna.

— De quelle couleur étaient ses ongles ? demanda-t-elle.

— De la couleur que sont les ongles, répondit le Messager avec un sourire.

— Ne joue pas au plus malin avec moi, le prévint Bruna.

Marick pâlit et acquiesça. La femme le questionna quelques minutes de plus et grogna parfois après ses réponses. Les Messagers étaient réputés pour leur bonne mémoire et leur sens de l’observation, et Bruna ne mettait pas ses paroles en doute. Elle finit par lui faire signe de se taire.

—Y a-t-il autre chose d’important dans la lettre ? demanda-t-elle.

— Elle veut vous envoyer une nouvelle apprentie, dit Leesha.

Bruna se renfrogna.

« J’ai une apprentie, Vika, qui a presque fini son apprentissage», lut Leesha, « tout comme toi d’après ce que disent tes lettres. Si tu n’as pas envie d’accepter une novice, considère l’idée d’un échange d’apprenties.»

Leesha s’arrêta, le souffle coupé, et Marick afficha un sourire entendu.

— Je ne t’ai pas ordonné de cesser de lire, dit Bruna d’une voix rauque.

Leesha se racla la gorge.

« Vika est très prometteuse », lut-elle, « et bien préparée pour s’occuper des besoins du Creux du Coupeur, mais elle pourra aussi prendre soin de la sage Bruna et beaucoup apprendre d’elle. Leesha pourrait également apprendre énormément en soignant les malades de mon dispensaire. S’il te plaît, je te supplie de laisser encore une autre fille bénéficier de la sagesse de Bruna avant qu’elle quitte ce monde.»

La vieille resta silencieuse un long moment.

— Je vais y réfléchir avant de répondre, dit-elle enfin. Va faire ta tournée en ville, ma fille. Nous en parlerons à ton retour. Tu auras ta réponse demain, annonça-t-elle à Marick. Leesha s’occupera de te payer.

Le Messager s’inclina et sortit de la maison pendant que Bruna s’adossait contre le dossier de son siège, les yeux fermés. Leesha sentait son cœur battre la chamade, mais elle savait qu’il ne fallait pas interrompre la vieille pendant qu’elle fouillait sa mémoire pour trouver un moyen de soigner le garçon. Elle prit son panier et partit faire sa tournée.

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Lorsque Leesha sortit, Marick l’attendait.

— Tu savais ce qu’il y avait dans cette lettre depuis le début, l’accusat-elle.

— Bien sûr. J’étais là lorsqu’elle l’a écrite.

— Mais tu n’as rien dit.

Marick sourit.

— Je t’ai proposé une robe à haut col, dit-il, et cette offre tient toujours.

— Nous verrons, dit Leesha en souriant et en lui tendant une bourse remplie de pièces. Ta paie.

— Je préférerais que tu me paies avec un baiser.

— Tu me flattes en prétendant que mes baisers valent plus que de l’or, répondit Leesha. J’ai peur de te décevoir.

Marick éclata de rire.

— Ma chère, si j’affrontais les démons de la nuit d’Angiers jusqu’ici et ne m’en retournais qu’avec un de tes baisers, je rendrais jaloux tous les Messagers qui passeraient jamais au Creux du Coupeur.

— Eh bien, dans ce cas, dit Leesha en riant, je pense que je vais garder mes baisers un peu plus longtemps dans l’espoir d’en obtenir un meilleur prix.

— Tu me brises le cœur, dit-il en se serrant la poitrine.

Leesha lui lança la bourse et il l’attrapa habilement.

— Aurai-je au moins l’honneur d’escorter la Cueilleuse d’Herbes en ville ? demanda-t-il avec un sourire.

Il fit une révérence et lui tendit le bras. Leesha sourit malgré elle.

— Nous ne précipitons pas les choses, au Creux, dit-elle en regardant le bras, mais tu peux porter mon panier.

Elle l’accrocha au bras tendu du Messager et il la regarda s’en aller vers le village.

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Le marché de Smitt était animé lorsqu’ils arrivèrent en ville. Leesha aimait faire ses commissions au plus tôt, avant que les meilleurs produits soient partis, et passer commande chez Dug le boucher avant de faire sa tournée.

— Bonjour, Leesha, dit Yon Legris, le doyen du Creux du Coupeur.

Sa barbe grise, un motif de fierté, était plus longue que les cheveux de la plupart de femmes. Autrefois un bûcheron corpulent, Yon avait perdu presque toute sa stature en vieillissant et il s’appuyait dorénavant lourdement sur une canne.

— Bonjour, Yon, répondit-elle. Comment vont les articulations ?

— J’ai toujours mal. Surtout aux mains. Il y a des jours où j’arrive à peine à tenir ma canne.

— Tu arrives pourtant bien à me pincer chaque fois que je tourne le dos, fit remarquer Leesha.

Yon ricana.

— Un vieil homme comme moi est prêt à affronter toutes les douleurs du monde pour ça, fillette.

Leesha plongea une main dans son panier et en sortit un petit bocal.

— Je t’ai préparé du baume relaxant, dit-elle. Et tu m’épargnes le déplacement pour te l’apporter.

Yon sourit.

— Tu peux toujours venir chez moi pour m’aider à l’appliquer, dit-il avec un clin d’œil.

Leesha essaya en vain de ne pas rire. Yon était un vieux pervers, mais elle l’aimait bien. Vivre avec Bruna lui avait appris que les excentricités de l’âge étaient un petit prix à payer pour bénéficier de l’expérience d’une vie entière.

— J’ai bien peur que tu doives te débrouiller seul, dit-elle.

— Bah ! fit Yon en feignant l’irritation d’un geste de sa canne. En tout cas, réfléchis-y. (Il regarda Marick avant de partir et hocha la tête respectueusement.) Messager.

Marick lui rendit son salut et le vieil homme s’éloigna.

Sur le marché, tous saluaient Leesha ou lui glissaient un mot gentil, et elle s’arrêtait pour s’enquérir de la santé de chacun, travaillant sans cesse, même lorsqu’elle faisait ses courses.

Même si Bruna et elle récoltaient beaucoup d’argent en vendant des bâtonfeux et d’autres objets, personne n’acceptait le moindre klat en échange de ses achats. Bruna ne demandait pas d’argent pour soigner et personne ne lui en réclamait en échange de quoi que ce soit.

Marick resta près d’elle, comme pour la protéger, pendant qu’elle tâtait des fruits et des légumes d’une main experte. Il attirait les regards, et Leesha se dit que ce n’était pas tellement en tant qu’étranger, mais plutôt parce qu’il était avec elle. Les Messagers étaient assez banals au Creux du Coupeur.

Elle croisa le regard de Keet, qui était le fils de Stefny, mais pas de Smitt. Il avait presque onze ans et ressemblait un peu plus chaque jour au Confesseur Michel. Stefny avait rempli sa part du marché et n’avait pas dit de mal de Leesha depuis qu’elle était apprentie. Son secret était bien gardé avec Bruna, mais Leesha n’arrivait pas à comprendre comment Smitt faisait pour ne pas voir la vérité qui lui faisait face chaque soir à sa table.

Elle fit un signe et Keet arriva en courant.

— Apporte ce sac à Bruna lorsque tu auras fini tes corvées, dit-elle en lui donnant ses courses.

Elle lui sourit et lui glissa discrètement un klat dans la main.

Keet afficha un large sourire en découvrant le cadeau. Les adultes n’acceptaient pas d’argent d’une Cueilleuse d’Herbes, mais Leesha donnait toujours un petit quelque chose aux enfants pour les services qu’ils lui rendaient. La pièce en bois laqué d’Angiers était la monnaie du Creux du Coupeur et elle permettrait à Keet et à ses frères et sœurs d’acheter des bonbons rizoniens la prochaine fois que passerait un Messager.

Elle s’apprêtait à partir lorsqu’elle vit Mairy et alla la saluer. Son amie avait été fort occupée ces dernières années, et trois enfants étaient accrochés à sa jupe à présent. Un jeune souffleur de verre appelé Benn avait quitté Angiers pour faire fortune à Lakton ou à Fort Rizon. Il s’était arrêté au Creux pour travailler et gagner quelques klats avant de finir son voyage, mais avait rencontré Mairy et ses projets s’étaient dissous comme du sucre dans le thé.

Maintenant, Benn exerçait son art dans l’écurie du père de Mairy et le commerce était florissant. Il achetait des sacs de sable aux Messagers qui venaient de Fort Krasia et les transformait en objets utiles et beaux. Le Trou n’avait jamais eu de souffleur auparavant et tout le monde voulait posséder son propre objet en verre.

Leesha s’était réjouie elle aussi de cette nouveauté et n’avait pas tardé à faire fabriquer par Benn les délicats outils de distillation décrits dans les livres de Bruna. Ils lui permirent de mieux filtrer les herbes et de fabriquer les remèdes les plus puissants de l’histoire du Creux.

Peu après, Benn et Mairy s’étaient mariés, puis Leesha avait aidé son amie à mettre son premier enfant au monde. Deux autres avaient rapidement suivi et Leesha les aimait autant que s’il s’agissait des siens. Elle avait été émue aux larmes lorsqu’ils avaient donné son prénom à la petite dernière.

— Bonjour, les polissons, dit Leesha en s’accroupissant pour laisser les enfants de Mairy sauter dans ses bras.

Elle les serra fort, les embrassa et leur glissa des bonbons enveloppés dans du papier avant de se relever. Elle avait fabriqué les sucreries elle-même, une autre recette que lui avait apprise Bruna.

— Bonjour, Leesha, dit Mairy en faisant une petite révérence.

Leesha retint un froncement de sourcils. Mairy et elle étaient restées proches toutes ces années, mais son amie la regardait différemment maintenant qu’elle portait un tablier à poches et rien ne semblait pouvoir changer cela. La révérence était une habitude tenace.

Toutefois, Leesha tenait beaucoup à leur amitié. Saira lui rendait des visites discrètes pour lui demander de la tisane de pomm, mais leur relation s’arrêtait là. D’après ce qu’en disaient les femmes en ville, Saira ne s’ennuyait pas. La moitié des hommes du village frappaient à sa porte à un moment ou à un autre et elle avait toujours plus d’argent que ce que rapportaient les travaux de couture qu’elle effectuait avec sa mère.

D’une certaine manière, Brianne était tombée encore plus bas. Elle n’avait pas parlé à Leesha depuis sept ans, mais ne perdait pas une occasion de médire d’elle. Elle allait voir Darsy pour ses remèdes et son badinage avec Evin n’avait pas tardé à la mettre enceinte. Lorsque le Confesseur Michel l’avait questionnée, elle avait préféré avouer qu’Evin était le père plutôt que d’affronter le village seule.

Evin avait épousé Brianne, encadré par les frères de la jeune femme et sous la menace de la fourche de son père. Il s’employait depuis à faire un enfer de la vie de sa femme et de son fils Callen.

Brianne s’était révélée une mère et une épouse convenable, mais elle n’avait jamais perdu le poids pris durant sa grossesse, et Leesha était aux premières loges pour savoir que les yeux d’Evin – et ses mains – s’égaraient parfois. D’après la rumeur, il avait frappé plusieurs fois à la porte de Saira.

— Bonjour, Mairy, dit-elle. Tu connais le Messager Marick ?

Leesha se tourna pour présenter l’homme et découvrit qu’il n’était plus derrière elle.

—Oh, non, dit-elle en le voyant face à Gared, à l’autre bout du marché.

Lorsqu’il avait quinze ans, Gared était déjà plus grand que tous les hommes de la ville, sauf son père. À présent, à vingt-deux, il était gigantesque : deux mètres dix de muscles affermis par le maniement de la hache. On racontait qu’il avait du sang milnien, car aucun Angierien n’était aussi grand.

L’histoire de son mensonge avait fait le tour du village et, depuis, les filles gardaient leurs distances, apeurées à l’idée de rester seules avec lui. Peut-être était-ce pour cette raison qu’il convoitait encore Leesha, ou peut-être l’aurait-il fait tout de même. Mais Gared n’avait pas retenu les leçons du passé. Son ego avait enflé en même temps que ses muscles et il était devenu la terreur que tout le monde redoutait qu’il devienne. Les garçons qui le taquinaient auparavant sursautaient maintenant dès qu’il ouvrait la bouche, et, s’il se montrait cruel avec eux, il devenait encore plus redoutable avec tout homme assez bête pour poser les yeux sur Leesha.

Gared continuait à l’attendre, se comportant comme si elle allait reprendre un jour ses esprits et se rendre compte qu’elle lui appartenait. Toute tentative de le convaincre du contraire revenait à s’adresser à un mur.

— Tu n’es pas d’ici, entendit-elle Gared dire tout en poussant sans ménagement Marick par l’épaule. Tu ne sais donc peut-être pas que Leesha est prise.

Il se dressa face au Messager comme un adulte devant un enfant.

Mais Marick ne cilla pas plus qu’il ne bougea. Il resta complètement immobile, sans quitter Gared de ses yeux de loup. Leesha pria pour qu’il soit assez intelligent et ne réponde pas à la provocation.

— Ce n’est pas ce qu’elle dit, répondit Marick.

La jeune femme perdit tout espoir.

Elle se dirigea vers les deux hommes, mais une foule s’était déjà formée autour d’eux et l’empêchait d’avancer. Elle regrettait de ne pas avoir la canne de Bruna pour forcer le passage.

— Elle a prononcé des vœux avec toi, Messager ? demanda Gared. Elle l’a fait avec moi.

—C’est ce qu’on m’a dit, répondit Marick. J’ai aussi entendu dire que tu es le seul idiot du Creux à croire encore que ces vœux ont plus de valeur que de la pisse de chtonien après ta trahison.

Gared grogna et essaya d’attraper le Messager, mais Marick fut plus rapide. Il fit un pas de côté, leva sa lance et, de l’extrémité du manche, assena au bûcheron un coup entre les deux yeux. D’un mouvement agile, il balaya l’air de sa lance, frappant à l’arrière des genoux un Gared déséquilibré. Le coupeur tomba lourdement sur le dos.

Marick planta sa lance dans le sol et se tint au-dessus de Gared, ses yeux de loup affichant une confiance froide.

— J’aurais pu utiliser la pointe, dit-il. Tu ferais mieux de t’en souvenir. Leesha sait très bien s’exprimer toute seule.

Tous les membres de la foule étaient bouche bée, mais Leesha, connaissant Gared et sachant que ce n’était pas terminé, continua sa tentative désespérée de se frayer un chemin.

— Arrêtez vos idioties ! cria-t-elle.

Marick la regarda et Gared profita de cet instant pour attraper le bout de sa lance. Le Messager s’en aperçut et il agrippa la hampe des deux mains pour dégager son arme.

C’était la dernière chose à faire. Gared était fort comme un démon de bois et, même allongé à terre, personne ne pouvait l’égaler. Il banda les muscles de ses bras et Marick se retrouva projeté dans les airs.

Gared se leva et cassa en deux la lance d’un mètre quatre-vingts, comme s’il s’agissait d’une vulgaire brindille.

— Voyons voir comment tu te bats lorsque tu ne peux pas te cacher derrière ta lance, dit-il en lâchant les morceaux.

— Gared, non ! cria Leesha en écartant la dernière rangée de badauds.

Elle lui agrippa le bras et il la poussa sur le côté sans quitter Marick des yeux. Ce simple mouvement renvoya la jeune femme dans la foule, où elle heurta Dug et Niglas qui tombèrent par terre.

—Arrête ! cria-t-elle désespérément en luttant pour retrouver l’équilibre.

— Aucun autre homme ne t’aura, dit Gared. Ce sera moi ou tu finiras ratatinée et seule comme Bruna !

Il repartit vers Marick qui venait à peine de se relever.

Gared balança un coup de poing au Messager mais, de nouveau, celui-ci fut plus prompt. Il se pencha habilement pour éviter le choc et frappa deux fois le bûcheron avant de reculer, hors de portée du violent crochet lancé en contre par Gared.

Mais le coupeur ne paraissait pas avoir senti les coups. Cet échange se répéta et, cette fois, Marick frappa Gared au nez. Du sang gicla et le géant éclata de rire puis cracha un peu de liquide rouge.

— Tu peux pas faire mieux ? demanda-t-il.

Marick gronda et bondit vers l’avant en envoyant une salve de coups de poing. Gared n’arrivait pas à suivre et n’essaya guère. Il se contenta de serrer les dents et d’encaisser les chocs, le visage rouge de colère.

Au bout de quelques instants, Marick bondit en arrière et adopta une posture de combat féline, les poings en l’air, prêt à continuer le combat. Les articulations de ses doigts étaient écorchées et il était essoufflé. Gared ne semblait qu’à peine atteint. Pour la première fois, il y avait de la peur dans les yeux de loup de Marick.

—C’est tout ce que tu as ? demanda Gared en s’élançant de nouveau.

Le Messager l’attaqua encore mais, cette fois, il ne fut pas si rapide. Il le toucha une fois, deux fois, puis les doigts épais de Gared trouvèrent une prise sur son épaule et serrèrent fort. Le Messager tenta de se dégager, mais l’autre le tenait bien.

Gared donna un coup de poing dans l’estomac du Messager et tout l’air contenu dans ses poumons fut expulsé. Il frappa de nouveau, cette fois à la tête, et Marick tomba par terre comme un sac de pommes de terre.

— Tu fais moins le malin, maintenant ! gronda Gared.

Marick se mit à quatre pattes et essaya de se relever, mais Gared lui donna un grand coup de pied dans le ventre qui le retourna et le fit retomber sur le dos.

Leesha se précipita vers eux tandis que Gared s’agenouillait sur Marick et lui décrochait de puissants coups de poing.

— Leesha m’appartient ! tonna-t-il. Et tous ceux qui prétendent le contraire seront… !

Il se tut lorsque Leesha lui jeta une grosse poignée de poudre aveuglante de Bruna au visage. Sa bouche était déjà ouverte et il inspira par réflexe, puis se mit à hurler lorsque la substance attaqua ses yeux et sa gorge, s’insinua dans ses sinus et brûla sa peau comme de l’eau bouillante. Il tomba à côté de Marick et se roula par terre en s’étouffant et en se griffant le visage.

Leesha se rendit compte qu’elle avait utilisé trop de poudre. Une pincée suffisait à arrêter sur-le-champ un homme, mais une pleine poignée pouvait le tuer en le faisant s’étouffer avec ses propres mucosités.

Elle se renfrogna et poussa les badauds pour aller chercher le seau d’eau dont se servait Stefny pour laver des pommes de terre. Elle le jeta sur Gared et ses convulsions se calmèrent. Il resterait aveugle encore quelques heures, mais elle n’aurait pas sa mort sur la conscience.

— Notre promesse est rompue, à jamais, lui dit-elle. Je ne serai jamais ta femme, même si je dois finir ratatinée et seule ! Je préférerais épouser un chtonien !

Gared grogna et ne montra aucun signe apparent qu’il avait entendu.

Elle alla voir Marick et s’agenouilla pour l’aider à s’asseoir. Elle prit un chiffon propre et essuya le sang sur son visage. Ses blessures commençaient déjà à gonfler et bleuir.

— Je pense qu’on lui a donné une bonne leçon, non ? demanda le Messager avec un petit rire faible qui le fit grimacer de douleur.

Leesha versa, sur le chiffon, quelques gouttes de l’alcool fort que Smitt distillait dans sa cave.

— Aahhh ! souffla Marick lorsqu’elle s’en servit sur lui.

— Bien fait pour toi, dit Leesha. Tu aurais pu éviter cette bagarre et tu aurais dû, même si tu avais pu l’emporter. Je n’ai pas besoin qu’on me protège et je ne suis pas encline à aimer un homme qui pense que se battre va lui permettre d’obtenir les faveurs d’une Cueilleuse d’Herbes ; pas plus qu’à à devenir la terreur du village.

—C’est lui qui a commencé ! protesta Marick.

— Tu me déçois, maître Marick, dit Leesha. Je croyais que les Messagers étaient plus malins que ça.

Marick baissa la tête.

— Emmenez-le dans sa chambre chez Smitt, dit-elle aux quelques hommes qui l’entouraient.

Ils s’empressèrent d’obéir, comme le faisaient la plupart des habitants du Creux du Coupeur, ces temps-ci.

— Si tu sors de ton lit avant demain matin, dit Leesha au Messager, je le saurai et je serai encore plus en colère contre toi.

Marick sourit faiblement, puis les hommes l’aidèrent à se lever.

—C’était formidable ! souffla Mairy lorsque Leesha retourna chercher son panier d’herbes.

— Ce n’était qu’une idiotie à laquelle il fallait mettre fin, l’interrompit son amie.

— Rien que ça ? demanda Mairy. Deux hommes qui se battent comme des taureaux et tu n’as eu qu’à jeter une poignée d’herbes pour les arrêter !

— Faire mal avec des herbes est facile, dit Leesha, surprise de parler comme Bruna. S’en servir pour guérir est bien plus difficile.

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Il était midi passé quand Leesha acheva sa tournée et revint à la cabane de Bruna.

— Comment vont les enfants ? demanda Bruna lorsque son apprentie posa son panier.

Leesha sourit. Tous les habitants du Creux du Coupeur étaient des enfants aux yeux de Bruna. Elle alla s’asseoir sur le tabouret bas, près du siège de Bruna, pour que la vieille Cueilleuse d’Herbes puisse bien la voir.

— Plutôt bien, répondit-elle. Les articulations de Yon Legris le font encore souffrir, mais son esprit est toujours jeune. Je lui ai donné du baume adoucissant. Smitt est encore au lit, mais sa toux se calme. Je crois que le pire est passé.

Elle continua à décrire sa tournée pendant que la vieille acquiesçait en silence. Bruna l’arrêtait quand elle avait des commentaires à faire ; cela n’arrivait plus que rarement.

—C’est tout ? demanda Bruna. Qu’en est-il de l’épisode de ce matin, au marché, dont le jeune Keet m’a parlé ?

— Des bêtises, dit Leesha.

Bruna la fit taire d’un geste.

— Les garçons ne changent jamais, dit-elle. Même lorsqu’ils deviennent des hommes. On dirait que tu as bien géré cette histoire.

— Bruna, ils auraient pu s’entre-tuer ! dit Leesha.

— Oh, pff ! Tu n’es pas la première jolie fille pour laquelle des hommes se battent. Tu ne le croiras peut-être pas, mais lorsque j’avais ton âge, quelques-uns se sont brisé les os pour moi aussi.

— Tu n’as jamais eu mon âge, la taquina Leesha. Yon Legris dit qu’on t’appelait déjà « la vieille » avant qu’il apprenne à marcher.

Bruna ricana.

—C’est vrai, c’est vrai. Mais il y a eu une époque avant ça où mes seins étaient aussi gros et doux que les tiens, et les hommes se battaient comme des chtoniens pour les téter.

Leesha regarda attentivement Bruna, tâchant d’oublier les années pour voir la femme comme elle avait pu être, mais c’était impossible. Même en tenant compte des exagérations et des histoires à dormir debout, Bruna avait au moins cent ans. Elle n’avouait jamais son âge exact et se contentait de répondre « J’ai arrêté de compter à cent » lorsqu’on insistait.

— En tout cas, dit Leesha, Marick a peut-être le visage un peu enflé, mais il n’aura aucune raison de ne pas reprendre la route demain.

—C’est bien, dit Bruna.

—Alors, tu as trouvé un remède pour le jeune patient de maîtresse Jizell ?

— Que lui conseillerais-tu de faire avec ce garçon ?

— Je ne sais vraiment pas.

— Ah bon ? Je pense le contraire. Allez, que dirais-tu à Jizell si tu étais moi ? Ne me dis pas que tu n’en as aucune idée ?

Leesha prit une profonde inspiration.

— Le système du garçon ne supporte pas la lugubrelle, dit-elle. Il faut lui faire évacuer, et percer et drainer les furoncles. Bien entendu, cela n’enlèvera pas la maladie originelle. La fièvre et la nausée peuvent être dues à un simple rhume, mais les yeux dilatés et les vomissements indiquent qu’il y a autre chose. J’essaierais de la feuille de moine avec de la brochedame et de la viperade moulue, soigneusement titrée, pendant au moins une semaine.

Bruna la regarda longuement puis acquiesça.

— Fais tes bagages et va prendre congé, dit-elle. Tu iras donner ce conseil à Jizell toi-même.