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PESTE

332 AR

Rojer était encore endormi lorsqu’ils revinrent. Ils changèrent leurs habits boueux en silence, dos à dos, puis Leesha secoua Rojer pour le réveiller pendant que l’Homme-rune sellait les chevaux. Ils mangèrent leur petit déjeuner froid en silence, et le soleil n’avait pas beaucoup avancé dans le ciel quand ils prirent la route. Rojer chevauchait derrière Leesha sur sa jument et l’Homme-rune seul sur son étalon.

— On n’aurait pas déjà dû croiser un Messager se dirigeant vers le nord ? demanda Rojer.

— C’est vrai, dit Leesha.

Elle regarda la route devant et derrière eux, inquiète. L’Homme-rune haussa les épaules.

— Nous atteindrons le Creux du Coupeur à midi, dit-il. Je vous y déposerai, puis je partirai.

Leesha acquiesça.

— Je crois que c’est le mieux, dit-elle.

— Juste comme ça ? demanda Rojer.

L’Homme-rune inclina la tête sur le côté.

— Tu t’attendais à plus, Jongleur ?

— Après tout ce que nous avons traversé ? Par la nuit, oui ! cria Rojer.

— Désolé de te décevoir, répondit l’Homme-rune. Mais des affaires m’attendent.

— Que le Créateur te préserve de passer une nuit sans tuer quoi que ce soit, marmonna Leesha.

— Mais, et ce dont nous avons discuté ? insista Rojer. Je devais voyager avec vous ?

— Rojer ! s’écria Leesha.

— J’ai décidé qu’il s’agissait d’une mauvaise idée, lui dit l’Homme-rune avant de jeter un coup d’œil à la jeune femme. Si ta musique ne peut pas tuer les démons, elle ne me sert à rien. Je m’en sortirai mieux tout seul.

— Je suis entièrement d’accord, ajouta Leesha.

Rojer lui jeta un regard mauvais et les joues de la Cueilleuse s’empourprèrent. Il ne méritait pas cela, elle le savait, mais elle ne pouvait pas le réconforter ou lui expliquer alors qu’elle était elle-même en train de retenir ses larmes.

Elle avait vu la vraie nature de l’Homme-rune. Même si elle avait espéré le contraire, elle avait su que son cœur ne resterait pas ouvert bien longtemps et qu’ils n’auraient peut-être qu’un instant. Mais, oh ! comme elle avait désiré cet instant ! Elle avait voulu être en sécurité dans ses bras et le sentir en elle. Elle se frotta le ventre d’un air absent. S’il l’avait fécondée et qu’elle s’était retrouvée enceinte, elle aurait aimé l’enfant sans jamais se poser plus de questions sur le père. Mais à présent… il y avait assez de feuilles de pomm dans ses réserves pour ce qui devait être fait.

Ils chevauchèrent en silence, dans une froideur palpable. Ils prirent bientôt un virage et aperçurent le Creux du Coupeur.

Même à cette distance, ils virent que le village n’était plus qu’une ruine fumante.

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Rojer s’accrocha fermement alors qu’il rebondissait sur la selle. Leesha était partie au galop en voyant la fumée et l’Homme-rune s’était élancé à sa suite. Malgré l’humidité ambiante, les incendies brûlaient toujours sans relâche au Creux du Coupeur et des volutes de fumée noire et graisseuse s’élevaient dans les airs. La ville était dévastée et Rojer revit alors la destruction de Pontrivière. Haletant, il porta la main à sa poche secrète avant de se rappeler que son talisman était cassé et perdu. Le cheval eut une foulée brusque et Rojer posa une main contre la taille de Leesha pour ne pas être éjecté.

Au loin, on voyait des survivants qui erraient comme des fourmis.

— Pourquoi ne combattent-ils pas le feu ? demanda Leesha.

Rojer se contenta de s’accrocher, sans répondre.

Ils ne s’arrêtèrent qu’en arrivant dans le village et contemplèrent la dévastation d’un air hébété.

— Certaines brûlent depuis des jours, remarqua l’Homme-rune en désignant du menton les restes de maisons autrefois douillettes.

Effectivement, la plupart des bâtiments n’étaient plus que des ruines carbonisées qui fumaient à peine, alors que d’autres s’étaient déjà transformés en cendres froides. La taverne de Smitt, le seul édifice de la ville comprenant un étage, s’était effondrée sur elle-même, et certaines de ses poutres brûlaient encore. Il manquait le toit ou un mur à d’autres bâtiments.

En chevauchant plus avant dans le village, Leesha regarda les visages couverts de suies ou de larmes et reconnut chacun d’entre eux. Ils étaient tous trop préoccupés par leur propre peine pour remarquer le petit groupe qui passait. Elle se mordit la lèvre pour ne pas pleurer.

Au centre du village, les habitants avaient rassemblé les morts. À cette vue, Leesha sentit son cœur se serrer : il y avait au moins une centaine de cadavres, et ils n’étaient pas même recouverts par des draps. Le pauvre Niklas. Saira et sa mère. Le Confesseur Michel. Steave. Des enfants qu’elle n’avait jamais vus et des anciens qu’elle connaissait depuis sa naissance. Certains étaient brûlés et d’autres déchiquetés par les démons, mais la majorité n’avait aucune marque. Tués par la fièvre.

Mairy était agenouillée près du charnier et pleurait au-dessus d’un petit cadavre. Leesha sentit sa gorge se serrer, mais parvint tout de même à descendre de cheval et à s’approcher pour poser une main sur l’épaule de Mairy.

— Leesha ? demanda Mairy sans trop y croire.

Quelques instants plus tard, elle se releva d’un bond et serra fort la Cueilleuse d’Herbes dans ses bras, sans parvenir à cesser de pleurer.

— C’est Elga, dit Mairy en parlant de sa plus jeune fille, âgée d’à peine deux ans. Elle… elle est partie !

Leesha lui rendit son étreinte et, ne sachant que dire, chantonna des sons réconfortants. D’autres la remarquèrent, mais restèrent à une distance respectueuse, le temps que Mairy évacue sa peine.

— Leesha, chuchotèrent-ils. Leesha est revenue. Loué soit le Créateur.

Mairy parvint enfin à se reprendre. Elle tira sur ton tablier sale et couvert de boue et s’en servit pour essuyer ses larmes.

— Que s’est-il passé ? demanda doucement Leesha.

Mairy la regarda, les yeux écarquillés, et se remit à pleurer. Prise de tremblements, elle ne parvenait pas à parler.

— La peste, dit une voix familière.

Leesha se retourna et vit arriver Jona, qui s’appuyait lourdement sur une canne. Sa robe de Confesseur avait été découpée pour dévoiler une jambe équipée d’une attelle au niveau du mollet, ainsi que des bandages fermement serrés et tachés de sang. Leesha le prit dans ses bras et jeta un regard éloquent à la jambe.

— Je me suis cassé le tibia, dit-il avec un geste dédaigneux de la main. Vika s’en est occupée. (Son visage s’assombrit.) C’est une des dernières choses qu’elle ait faites avant de succomber.

Leesha écarquilla les yeux.

— Vika est morte ? demanda-t-elle, choquée.

Jona secoua la tête.

— Pas encore tout à fait, mais la fièvre la fait délirer. Ce ne sera plus très long. (Il regarda autour de lui.) Ce ne sera peut-être plus très long pour nous tous, ajouta-t-il à voix basse pour que seule Leesha l’entende. Je crains que tu aies choisi une bien mauvaise période pour rentrer, Leesha, mais peut-être cela fait-il partie des projets du Créateur. Si tu avais attendu encore un jour, tu n’aurais peut-être plus trouvé de foyer.

Le regard de la Cueilleuse se durcit.

— Je ne veux plus entendre d’idioties de ce genre ! le gronda-t-elle. Où est Vika ? (Elle fit un tour sur elle-même, ce qui lui permit de se rendre compte de la petite taille de la foule.) Par le Créateur, où sont-ils tous ?

— Dans la Maison Sainte, dit Jona. Tous les patients y sont rassemblés. Ceux qui se sont remis ou qui ont eu la chance de ne pas du tout tomber malades sont dehors pour ramasser les morts ou les veiller.

— Alors, allons à la Maison Sainte, dit Leesha en passant une épaule sous le bras de Jona pour l’aider à marcher. Maintenant, raconte-moi ce qui s’est passé. En détail.

Le Confesseur acquiesça. Le visage pâle et les yeux creusés, il était couvert de sueur, avait visiblement perdu beaucoup de sang et devait se concentrer pour réprimer sa douleur. Rojer et l’Homme-rune les suivirent en silence, et les autres villageois qui avaient vu arriver Leesha leur emboîtèrent le pas.

— La peste a commencé il y a un mois, expliqua Jona, mais Vika et Darsy ont dit que ce n’était qu’une grippe et n’en ont pas fait grand cas. Parmi ceux qui l’ont attrapée, certains se sont vite remis, surtout ceux qui étaient jeunes et forts. Mais les autres sont restés au lit des semaines et quelques-uns ont fini par mourir. Pourtant, la maladie ressemblait toujours à une simple grippe, jusqu’à ce qu’elle s’aggrave. Les gens en bonne santé sont rapidement tombés malades ; ils devenaient délirants et faibles en l’espace d’une nuit.

» C’est alors que les feux ont commencé. Les gens s’effondraient chez eux avec des bougies ou des lampes à la main, d’autres étaient trop malades pour s’occuper de leurs runes. Ton père et la plupart des Protecteurs étaient alités et les maillages ont donc commencé à lâcher un peu partout dans la ville, surtout avec la fumée et les cendres qui emplissaient l’air et dissimulaient les runes. Nous avons combattu les incendies du mieux possible, mais de plus en plus de gens sont tombés malades et il n’y avait pas assez de bras.

» Smitt a rassemblé les survivants dans quelques bâtiments encore protégés aussi loin que possible des foyers d’incendie, espérant que leur nombre leur permettrait d’être en sécurité, mais cela n’a fait que propager la peste plus vite. Saira s’est effondrée hier soir durant l’orage, en renversant une lampe à huile qui a incendié toute la taverne. Les gens ont dû s’enfuir dans la nuit…

Il s’étrangla et Leesha lui tapa dans le dos. Il n’avait pas besoin d’en dire plus : elle parvenait très bien à imaginer ce qui était arrivé ensuite.

La Maison Sainte était le seul bâtiment restant du Creux du Coupeur entièrement construit en pierre. Il avait résisté aux cendres enflammées qui dérivaient dans l’air et se dressait fièrement face aux ruines. Leesha passa ses grandes portes et le choc lui coupa le souffle. Les bancs avaient été déplacés et toute la surface du sol était recouverte de grabats de paille séparés les uns des autres par un espace extrêmement mince. Il y avait peut-être deux cents personnes qui, allongées là, gémissaient, la plupart couvertes de sueur et agitées, tandis que d’autres, eux-mêmes affaiblis par la maladie, tentaient de les maintenir allongées. Elle vit Smitt évanoui sur une paillasse et Vika non loin de là. Deux autres enfants de Mairy et d’autres, tant d’autres. Mais aucun signe de son père.

Une femme leva les yeux vers eux lorsqu’ils entrèrent. Elle avait les cheveux prématurément gris, la mine défaite et les traits tirés, mais Leesha reconnut aussitôt sa silhouette trapue.

— Le Créateur soit loué, dit Darsy en l’apercevant.

Leesha lâcha Jona et alla aussitôt parler avec elle. Au bout de plusieurs minutes, elle revint vers le Confesseur.

— La cabane de Bruna tient encore debout ? demanda-t-elle.

Jona haussa les épaules.

— Pour autant que je sache, dit-il. Personne n’y est allé depuis qu’elle est morte. Cela fait deux semaines.

Leesha hocha la tête. La cabane de Bruna était éloignée du village proprement dit et protégée par des rangées d’arbres. Il était peu probable que la suie ait recouvert ses défenses.

— Il faut que j’aille y chercher des provisions, dit-elle en sortant.

La pluie recommençait à tomber du ciel morne et sans espoir.

Rojer et l’Homme-rune étaient là, avec un groupe de villageois.

— C’est bien toi ! s’exclama Brianne en se précipitant pour embrasser Leesha.

Evin n’était pas loin derrière elle, une petite fille dans les bras, et Calen, grand malgré ses dix ans, se trouvait près de lui.

Leesha rendit chaleureusement son étreinte à Brianne.

— Quelqu’un a vu mon père ? demanda-t-elle.

— Il est à la maison, là où tu devrais être, dit une voix.

Leesha se retourna et vit sa mère approcher, Gared sur ses talons. La Cueilleuse d’Herbes ne savait pas si elle devait être soulagée ou redouter cette apparition.

— Tu es venue voir si tout le monde allait bien, mais pas ta propre famille ? demanda Elona.

— Maman, je viens seulement de…, commença Leesha avant que sa mère lui coupe la parole.

— Seulement par-ci, seulement par-là ! aboya Elona. Tu as toujours une bonne raison pour tourner le dos à ta propre famille lorsque cela t’arrange ! La mort sera bientôt le dernier abri de ton pauvre père, et je te découvre ici… !

— Qui est avec lui ? l’interrompit sa fille.

— Ses apprentis, répondit Elona.

Leesha hocha la tête.

— Qu’ils l’amènent ici avec les autres, dit-elle.

— Il n’en est pas question ! cria Elona. Le tirer d’un confortable lit de plume pour une paillasse infestée, dans une salle où sévit la peste ? (Elle attrapa Leesha par le bras.) Tu vas venir le voir tout de suite ! Tu es sa fille !

— Tu crois que je ne le sais pas ? ! s’écria Leesha en retirant son bras.

Des larmes coulaient sur ses joues et elle ne fit aucun effort pour les essuyer.

— À qui crois-tu que j’ai pensé lorsque j’ai tout laissé tomber pour quitter Angiers ? reprit-elle. Mais ce n’est pas la seule personne de la ville, mère ! Je ne peux pas abandonner tout le monde pour m’occuper d’un seul homme, même s’il s’agit de mon père !

— Tu es idiote si tu penses que ces gens ne sont pas déjà morts, dit Elona, ce qui coupa le souffle de certains membres de l’assistance. Ces murs vont-ils retenir les chtoniens ce soir ?

Elle montra les murs de la Maison Sainte, attirant l’attention de tous sur la pierre, noircie par la fumée et la cendre. Il n’y avait, en effet, presque plus aucune rune visible.

Elle s’approcha de Leesha et baissa la voix.

— Notre maison est éloignée des autres, chuchota-t-elle. C’est peut-être la dernière demeure protégée de tout le Creux du Coupeur. Elle ne peut abriter tout le monde, mais elle peut nous sauver, si tu rentres à la maison !

Leesha la gifla. Elona tomba dans la boue et resta assise là, sidérée, la main posée sur sa joue rouge. Gared parut prêt à se précipiter sur la Cueilleuse d’Herbes et à l’emporter, mais elle l’arrêta d’un regard glacial.

— Je ne vais pas aller me cacher et laisser mes amis aux chtoniens ! cria-t-elle. Nous trouverons un moyen de protéger la Maison Sainte et nous y resterons. Ensemble ! Et si les démons osent venir et essaient de prendre mes enfants, je connais les secrets du feu qui les fera disparaître de ce monde !

Mes enfants, pensa Leesha, dans le silence soudain qui suivit. Suis-je devenue Bruna, à présent, pour les considérer ainsi ? Elle regarda autour d’elle, observa les visages apeurés et couverts de suie, parmi lesquels personne n’avait pris la direction des opérations, et s’aperçut pour la première fois que, aux yeux de tous, elle était Bruna. Elle était la Cueilleuse d’Herbes du Creux du Coupeur, à présent. Parfois, cela impliquait de soigner, et à d’autres moments…

À d’autres moments, cela impliquait d’envoyer une pincée de poivre dans des yeux ou de brûler un démon de bois dans une cour.

L’Homme-rune s’avança. À la vue du spectre encapuchonné qu’ils avaient à peine remarqué quelques instants plus tôt, les gens se mirent à chuchoter.

— Vous n’aurez pas seulement les démons de bois à affronter, dit-il. Ceux des flammes apprécieront vos feux et les démons du vent voleront au-dessus. Le fait que votre ville soit rasée a peut-être même attiré des démons de pierre des collines. Ils attendront que le soleil se couche.

— Nous allons tous mourir ! s’écria Ande.

Leesha sentit la panique monter dans la foule.

— En quoi cela te concerne ? demanda-t-elle à l’Homme-rune. Tu as tenu ta promesse et tu nous as emmenés ici ! Remonte sur ton cheval démoniaque et pars ! Abandonne-nous à notre sort !

Mais l’Homme-rune secoua la tête.

— J’ai fait le serment de ne rien donner aux chtoniens, et je ne le briserai pas de nouveau. Je préfère être damné et envoyé dans le Cœur plutôt que leur laisser le Creux du Coupeur.

Il se tourna vers la foule et laissa tomber sa capuche. Certains eurent le souffle coupé par le choc et la peur et, pendant un instant, la panique cessa de prendre de l’ampleur. L’Homme-rune profita de cet instant.

— Lorsque les chtoniens viendront à la Maison Sainte ce soir, je serai là et je me battrai ! déclara-t-il.

Il y eut un soupir collectif et un éclair de reconnaissance passa dans les yeux de nombreux villageois. Même là, ils avaient entendu les histoires parlant d’un homme tatoué qui tuait les démons.

— Est-ce que l’un d’entre vous se battra avec moi ? demanda-t-il.

Les hommes échangèrent des regards sceptiques. Des femmes leur prirent les bras en les implorant du regard de ne rien dire qu’ils pourraient regretter.

— Que pouvons-nous faire, à part nous faire tuer ? cria Ande. Y a rien qui peut tuer les démons !

— Tu as tort, dit l’Homme-rune en s’approchant de Danseur de l’Aube pour prendre un paquet enveloppé. Même un démon de pierre peut être tué.

Il laissa tomber le contenu du paquet dans la boue, devant les villageois.

Longue et incurvée, la chose mesurait quatre-vingt-dix centimètres, de sa base tranchée à sa pointe aiguisée ; elle était polie et d’un jaune affreux tendant vers le marron, telle une dent cariée. Alors que les villageois restaient bouche bée, un faible rayon de soleil traversa le ciel couvert et vint le frapper. Même dans la boue, l’objet se mit à fumer sur toute sa longueur et grésilla sous l’effet des gouttelettes froides de crachin qui la frappaient.

Presque aussitôt, la corne du démon de pierre s’enflamma.

— Tous les démons peuvent être tués ! cria l’Homme-rune.

Il prit une lance protégée sur Danseur de l’Aube et la planta dans la corne en feu. Il y eut un éclair et la corne explosa en projetant des étincelles, comme dans un feu d’artifice.

— Créateur miséricordieux, souffla Jona en dessinant une rune dans l’air.

De nombreux villageois l’imitèrent. L’Homme-rune croisa les bras.

— Je peux fabriquer des armes qui blessent les chtoniens, dit-il, mais elles ne servent à rien sans bras pour les brandir, alors je le répète : qui se battra avec moi ?

Il y eut un long moment de silence.

— Moi, dit enfin une voix.

L’Homme-rune se retourna et fut surpris de voir Rojer s’avancer pour se placer à ses côtés.

— Moi aussi, dit Yon Legris en faisant un pas en avant. Ça fait plus de soixante-dix ans que je les regarde venir et nous emporter, l’un après l’autre. Si ce soir doit être mon dernier alors, alors je cracherai dans l’œil d’un chtonien avant d’y passer.

Il s’appuyait lourdement sur sa canne, mais sa détermination se lisait dans ses yeux. Les autres habitants du Creux restèrent ébahis, puis Gared s’avança à son tour.

— Gared, espèce d’idiot, que fais-tu ? demanda Elona en lui saisissant le bras.

Mais le bûcheron géant se libéra et tendit une main hésitante pour prendre la lance protégée par terre. Il examina attentivement les runes qui couraient sur sa surface.

— Mon père a été tué, hier soir, dit-il d’une voix grave et pleine de colère. Je compte bien lui rendre justice.

Il serra l’arme et leva les yeux vers l’Homme-rune, montrant les dents. Ses paroles aiguillonnèrent les autres. Un par un ou par groupes, certains par peur, d’autres par colère et la plupart par désespoir, les habitants du Creux du Coupeur se levèrent pour affronter la nuit à venir.

— Idiots, cracha Elona avant de partir.

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— Tu n’avais pas à faire ça, dit Leesha.

Ses bras entouraient la taille de l’Homme-rune tandis que Danseur de l’Aube galopait sur la route menant à la cabane de Bruna.

— À quoi sert une obsession si elle n’aide pas les gens ? répondit-il.

— J’étais en colère, ce matin, dit Leesha. Je ne pensais pas ce que j’ai dit.

— Si, tu le pensais, lui assura l’Homme-rune. Et tu n’avais pas tort. J’ai été si occupé par mes adversaires que j’en ai oublié pour qui je me battais. Toute ma vie, je n’ai rêvé que de tuer des démons, mais à quoi bon s’attaquer aux démons qui errent dans la nature et oublier ceux qui traquent les hommes chaque soir ?

Ils s’arrêtèrent devant la cabane et l’Homme-rune sauta au sol avant de lui tendre une main. Leesha sourit et le laissa l’aider à mettre pied à terre.

— La maison est encore intacte, dit-elle. Tout ce dont nous avons besoin devrait être à l’intérieur.

Ils entrèrent dans la cabane. Leesha avait l’intention de foncer droit sur les réserves de Bruna, mais elle fut frappée de revoir cet intérieur si familier. Elle prit alors conscience qu’elle ne reverrait jamais plus la vieille, qu’elle ne l’entendrait plus pester, qu’elle ne la gronderait plus parce qu’elle crachait par terre, qu’elle ne s’abreuverait plus de sa sagesse et qu’elle ne rirait plus de ses grivoiseries. Cette partie de sa vie était terminée.

Mais elle n’avait pas le temps de pleurer ; Leesha mit de côté ses sentiments et fila jusqu’à la pharmacie où elle prit des bouteilles et des bocaux. Elle en fourra certains dans son tablier et en donna d’autres à l’Homme-rune qui les entassa rapidement et les chargea sur Danseur de l’Aube.

— Je ne vois pas pourquoi tu as besoin de moi pour ça, dit-il. Je devrais être en train de protéger des armes. Il ne nous reste que quelques heures.

Elle lui tendit un dernier sac d’herbes et, lorsqu’ils eurent tout accroché à la selle du cheval, elle l’emmena au centre de la pièce et tira le tapis pour dévoiler une trappe. L’Homme-rune l’ouvrit pour elle et découvrit des marches de bois qui menaient dans les ténèbres.

— Faut-il que j’allume une bougie ? demanda-t-il.

— Surtout pas ! aboya Leesha.

L’Homme-rune haussa les épaules.

— J’y vois assez, dit-il.

— Désolée, je ne voulais pas être brusque.

Elle plongea une main dans une des nombreuses poches de son tablier et en sortit deux petites fioles bouchées. Elle versa le contenu de l’une dans l’autre et secoua le mélange, qui produisit alors une douce lueur. Elle tint la fiole en l’air et guida l’Homme-rune sur les marches moisies, jusque dans une cave poussiéreuse aux murs de terre battue et aux poutres de soutien couvertes de runes. L’étroit espace était garni de caisses, d’étagères remplies de bouteilles et de bocaux ainsi que de grands tonneaux.

Leesha s’approcha d’une étagère et prit une boîte de bâtonfeux.

— Les démons de feu ne peuvent être atteints par les flammes, songea-t-elle. Et par un fort solvant ?

— Je l’ignore, dit l’Homme-rune.

Leesha lui donna la boîte et s’agenouilla pour fouiller parmi des bouteilles alignées sur l’une des étagères basses.

— Nous verrons bien, dit-elle en lui passant une grande bouteille en verre remplie d’un liquide transparent.

Le bouchon était en verre, lui aussi, et tenait en place grâce à une cage de mince fil de fer.

— La graisse et l’huile leur feront perdre leurs appuis, marmonna Leesha sans cesser de fouiller. Et elles s’enflammeront sans problème, même sous la pluie…

Elle lui tendit une paire de pots en glaise séchée, scellés par de la cire.

D’autres objets suivirent. Des bâtonnets explosifs servant habituellement à éliminer les souches d’arbres gênantes, et la boîte de feux d’artifice festifs de Bruna : des pétards, des soufflets à feux et des pois fulminants.

Pour finir, elle s’approcha d’un grand tonneau au fond de la cave.

— Ouvre-le, dit Leesha à l’Homme-rune. Doucement.

Il s’exécuta et trouva quatre pots en céramique qui flottaient sur l’eau. Il se tourna vers Leesha et la regarda avec curiosité.

— C’est du feu démoniaque liquide, lui dit-elle.

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Les vifs sabots protégés de Danseur de l’Aube les amenèrent à la maison du père de Leesha en quelques minutes. Encore une fois, la nostalgie frappa Leesha et elle dut de nouveau mettre de côté ses sentiments. Combien d’heures avant le coucher du soleil ? Pas assez, elle en était sûre.

Les enfants et les vieux avaient commencé à arriver et se rassemblaient dans la cour. Brianne et Mairy les avaient déjà mis au travail, les chargeant de rapporter tous les outils qu’ils trouveraient. Mairy surveillait les enfants, mais son regard paraissait vide. Il n’avait pas été facile de la convaincre de laisser les deux siens à la Maison Sainte, mais la raison l’avait finalement emporté. Leur père était resté avec eux et, si les choses se passaient mal, les autres enfants auraient besoin de leur mère.

Elona sortit de la maison en trombe lorsqu’ils arrivèrent.

— C’est ton idée ? demanda-t-elle. Transformer ma maison en étable ?

Leesha passa devant elle, l’Homme-rune à ses côtés. Elona n’eut d’autre choix que de les suivre lorsqu’ils entrèrent dans la maison.

— Oui, mère, répondit-elle finalement. C’était mon idée. Nous n’avons peut-être pas de place pour tout le monde, mais les enfants et les vieux qui ont évité la maladie jusqu’à présent seront en sécurité ici, quoi qu’il se passe par ailleurs.

— Je ne le permettrai pas ! aboya Elona.

— Tu n’as pas le choix, s’écria Leesha en se tournant vers elle. Tu avais raison, tout à l’heure : nous avons les seules runes solides de la ville, alors soit tu restes ici et tu supportes une maison bondée, soit tu pars et tu vas te battre avec les autres. Mais par le Créateur, les jeunes et les vieux resteront derrière les runes de papa ce soir.

Elona lui jeta un regard noir.

— Tu ne me parlerais pas ainsi si ton père n’était pas malade.

— S’il ne l’était pas, il les aurait invités de lui-même, dit Leesha sans reculer d’un pouce.

Elle reporta son attention sur l’Homme-rune.

— L’atelier de papier est derrière ces portes, lui dit-elle en les désignant. Tu y auras de la place pour travailler et les outils de protection de mon père. Les enfants rassemblent toutes les armes qu’ils trouvent en ville et ils vont te les apporter.

L’Homme-rune hocha la tête et disparut dans l’atelier sans dire un mot.

— Où as-tu bien pu le trouver, celui-là ? demanda Elona.

— Il nous a sauvés des démons sur la route, répondit Leesha en se dirigeant vers la chambre de son père.

— Je ne sais pas si cela va servir à quelque chose, la prévint Elona en bloquant la porte d’une main. Darsy, la sage-femme, dit que son sort est entre les mains du Créateur à présent.

— Balivernes, dit Leesha en entrant dans la chambre.

Elle alla aussitôt au chevet de son père. Il était pâle et couvert de sueur, mais elle n’hésita pas. Elle posa une main sur son front, puis fit courir ses doigts sensibles sur sa gorge, ses poignets et sa poitrine, tout en posant des questions à sa mère : quels étaient les symptômes, quand s’étaient-ils manifestés et qu’avait-elle tenté, avec Darsy, jusqu’à présent.

Elona se tordait les mains, mais répondit du mieux qu’elle put.

— La plupart des autres sont dans un état pire encore, dit Leesha. Papa est bien plus fort que tu le crois.

Pour une fois, Elona n’eut rien de dénigrant à rétorquer.

— Je vais lui préparer un breuvage, dit la jeune femme. Il faudra lui en donner régulièrement, au moins toutes les trois heures.

Elle prit un parchemin et rédigea les instructions d’une main alerte.

— Tu ne restes pas avec lui ? demanda Elona.

Leesha secoua la tête.

— Il y a près de deux cents personnes qui ont besoin de moi à la Maison Sainte, mère, dit-elle. La plupart vont moins bien que papa.

— Darsy s’occupe d’eux, expliqua Elona.

— Elle semble ne pas avoir dormi depuis que l’épidémie a démarré, dit Leesha. Elle somnole debout et, même au meilleur de sa forme, je ne pense pas qu’elle soit capable de lutter contre cette maladie. Si tu restes avec papa et suis mes instructions, il aura plus de chances de revoir l’aube que la plupart des habitants du Creux du Coupeur.

— Leesha, dit son père en gémissant. C’est toi ?

La Cueilleuse d’Herbes se précipita à ses côtés, s’assit au bord du lit et lui prit la main.

— Oui, papa, dit-elle les yeux humides. C’est moi.

— Tu es venue, chuchota Erny en souriant faiblement et en pressant doucement la main de sa fille. J’en étais sûr.

— Évidemment que je suis venue.

— Mais tu dois partir, dit Erny en soupirant.

Comme elle ne répondait pas, il lui tapota la main.

— J’ai entendu ce que tu as dit. Va faire ce qu’il faut. Le simple fait de te voir m’a redonné des forces.

Leesha sanglota légèrement, mais essaya de le cacher en riant. Elle lui embrassa le front.

— Ça va aussi mal que ça ? chuchota Erny.

— Beaucoup de gens vont mourir ce soir.

La main d’Erny serra les siennes et il se redressa un peu.

— Alors, assure-toi qu’il n’en meurt pas plus qu’il le faut, dit-il. Je suis fier de toi et je t’aime.

— Je t’aime, papa, dit Leesha avant de le serrer contre elle.

Puis elle essuya ses larmes et quitta la pièce.

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Rojer fit une culbute dans la minuscule allée du dispensaire improvisé, mimant la façon hardie dont l’Homme-rune les avait sauvés quelques nuits plus tôt.

— Mais, poursuivit-il, entre nous et le campement se trouvait le plus gros démon de pierre que j’aie jamais vu.

Il sauta sur une table et leva les bras, agitant les mains pour signifier qu’elles n’étaient pas encore assez hautes pour rendre justice à la créature.

— Il mesurait au moins cinq mètres, avait des dents comme des lances et une queue cornue capable de balayer un cheval. Leesha et moi nous sommes arrêtés, mais l’Homme-rune a-t-il hésité ? Non ! Il a poursuivi son chemin, aussi calme qu’un matin du septième jour, et a regardé le monstre droit dans les yeux.

Rojer se délectait des regards ébahis rivés sur lui. Il hésita, laissant le silence tendu monter en intensité.

— Bam ! s’écria-t-il en frappant dans ses mains.

Tout le monde sursauta.

— Juste comme ça, poursuivit Rojer, le cheval de l’Homme-rune, aussi noir que la nuit et ressemblant lui-même à un démon, a planté ses cornes dans le dos du chtonien.

— Le cheval avait des cornes ? demanda un vieil homme en levant un sourcil gris aussi épais et broussailleux qu’une queue d’écureuil.

Posé sur sa paillasse, le moignon de sa jambe droite trempait de sang ses pansements.

— Oh oui, confirma Rojer en plaçant ses doigts derrière ses oreilles, ce qui lui valut des rires entrecoupés de quintes de toux. Des cornes immenses, en métal brillant, fixées à sa bride, bien aiguisées et couvertes de runes de puissance ! La bête la plus belle que vous verrez jamais ! Ses sabots frappèrent le monstre comme des coups de tonnerre et il fit tomber le démon. Nous courûmes jusqu’au cercle pour nous mettre en sécurité.

— Et le cheval ? demanda un enfant.

— L’Homme-rune a sifflé ! (Le Jongleur porta ses doigts à ses lèvres et émit un son strident.) Son cheval a galopé entre les chtoniens et a sauté au-dessus des runes pour retourner dans le cercle.

Il fit claquer ses mains contre ses cuisses pour imiter le bruit du galop et sauta pour illustrer son récit.

Les patients étaient fascinés par son histoire et ne pensaient plus à leur maladie, ni à la nuit à venir. Et Rojer savait qu’il leur donnait de l’espoir. L’espoir que Leesha puisse les soigner. Que l’Homme-rune puisse les protéger.

Il aurait aimé pouvoir aussi se donner à lui-même des raisons d’espérer.

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Leesha ordonna aux enfants de nettoyer les grandes cuves utilisées pour la fabrication de la pâte à papier, puis elle y prépara des potions à une échelle plus grande qu’elle l’avait jamais fait. Même les réserves de Bruna s’épuisèrent rapidement et elle fit passer le mot à Brianne, qui envoya des petits chercher, au loin, du tordylium et d’autres plantes.

Elle jetait de fréquents coups d’œil à la lumière du soleil, qui filtrait par les fenêtres et avançait sur le sol de la boutique. Le jour déclinait.

Non loin de là, l’Homme-rune travaillait aussi vite, ses mains se déplaçant avec une précision délicate tandis qu’il peignait des runes sur des haches, des piques, des marteaux, des lances, des flèches et des pierres de jet. Les enfants lui apportaient tout ce qui pouvait servir d’arme et ramassaient le résultat dès que la peinture avait séché pour les empiler dans des chariots à l’extérieur.

De temps en temps, quelqu’un arrivait en courant pour relayer un message à Leesha ou à l’Homme-rune. Ils donnaient rapidement leurs instructions, renvoyaient le messager et se remettaient au travail.

Deux heures à peine avant le coucher du soleil, ils ramenèrent les chariots jusqu’à la Maison Sainte sous une pluie battante. Les villageois s’arrêtèrent de travailler en les voyant et vinrent aussitôt aider Leesha à décharger ses remèdes. Quelques-uns s’approchèrent de l’Homme-rune pour lui prêter main-forte et vider son chariot, mais il les congédia d’un seul regard.

Leesha alla le voir, un lourd pichet de pierre à la main.

— Tamponelle et durante, dit-elle en le lui donnant. Incorpore ce mélange à la nourriture de trois vaches et assure-toi qu’elles mangent tout.

L’Homme-rune prit le pichet et acquiesça. Elle tournait les talons pour entrer dans la Maison Sainte quand il lui saisit le bras.

— Prends ça, dit-il.

Il lui tendit une de ses lances personnelles en bois de frêne léger qui mesurait un mètre cinquante. Des runes de puissance étaient gravées sur sa pointe de métal très aiguisée.

Leesha la regarda d’un air dubitatif et ne fit pas mine de la prendre.

— Que veux-tu que j’en fasse, au juste ? demanda-t-elle. Je suis une Cueilleuse…

— Ce n’est pas le moment de me réciter ton serment de Cueilleuse, dit l’Homme-rune en poussant l’arme contre elle. Ton dispensaire improvisé est à peine protégé. Si nos défenses tombent, cette lance pourrait être ton dernier rempart entre les chtoniens et tes patients. Qu’exigera ton serment, alors ?

Leesha se renfrogna, mais prit l’arme. Elle le regarda dans les yeux, à la recherche de quelque chose d’autre, mais ses protections étaient de nouveau en place et elle n’arrivait plus à lire son cœur. Elle avait envie de jeter la lance et de le prendre dans ses bras, mais elle ne pourrait pas supporter de se faire rabrouer une fois de plus.

— Eh bien… bonne chance, parvint-elle à dire.

L’Homme-rune hocha la tête.

— Bonne chance à toi aussi.

Il se retourna pour s’occuper de son chariot et Leesha le regarda, prête à pleurer.

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Les muscles de l’Homme-rune se détendirent lorsqu’il s’éloigna d’elle. Il lui avait fallu faire appel à toute sa volonté pour lui tourner le dos, mais ils ne pouvaient se permettre de se troubler l’un l’autre un soir de plus.

Il s’efforça de chasser Leesha de son esprit et pensa à la bataille à venir. Le livre saint des Krasiens, l’Evejah, comportait des témoignages sur les conquêtes de Kaji, le premier Libérateur. Il l’avait étudié de près lorsqu’il avait appris la langue krasienne.

La philosophie du combat de Kaji était sacrée à Krasia et avait permis à ses guerriers de combattre nuitamment les chtoniens pendant des siècles. Il y avait quatre lois divines qui gouvernaient les batailles. Ayez les mêmes objectifs et obéissez aux mêmes chefs. Battez-vous à l’endroit et à l’heure que vous aurez choisis. Adaptez-vous à ce que vous ne pouvez contrôler et préparez-vous au reste. Attaquez d’une façon à laquelle l’ennemi ne s’attend pas, trouvez et exploitez ses faiblesses.

Dès leur naissance, on apprenait aux guerriers krasiens que tuer des alagai était le chemin du salut. Lorsque Jardir leur ordonnait de quitter leurs protections, ils le faisaient sans hésiter, combattaient et mouraient persuadés de servir Everam et d’être récompensés dans l’au-delà.

L’Homme-rune craignait que les habitants du Creux n’aient pas ce sentiment d’unité et ne s’impliquent pas dans la bataille, mais en les voyant s’affairer en tous sens pour se préparer, il se dit qu’il les avait peut-être sous-estimés. Même à Val Tibbet, tout le monde soutenait ses voisins lors des moments difficiles. C’était ce qui maintenait les hameaux en vie et les rendait prospères, malgré l’absence de murailles protégées. S’il parvenait à les tenir occupés, à les empêcher de désespérer lorsque les démons s’élèveraient, peut-être se battraient-ils comme un seul homme.

Sinon, tous ceux, ou presque, qui se trouvaient dans la Maison Sainte mourraient ce soir.

La force de la résistance krasienne résidait autant dans le respect de la deuxième loi de Kaji, bien choisir le terrain, que de ses guerriers. Le Dédale krasien était soigneusement conçu pour offrir aux dal’Sharum des couches de protections, mais aussi pour canaliser les démons vers des endroits où les hommes auraient l’avantage.

Un côté de la Maison Sainte faisait face à une forêt où régnaient les démons de bois et deux autres donnaient sur les rues dévastées et les ruines de la ville. Les chtoniens avaient trop d’endroits où se mettre à couvert et où se cacher. Mais l’entrée principale donnait directement sur la place du village. S’ils parvenaient à y attirer les démons, ils auraient peut-être une chance.

Sous cette pluie, il était impossible de nettoyer la cendre graisseuse des épais murs de pierre de la Maison Sainte pour les couvrir de runes. Ils barricadèrent donc les grandes portes et les fenêtres, dessinant hâtivement des runes à la craie sur le bois. L’entrée se faisait par un petit accès sur le côté et des pierres de protection étaient posées autour de la porte. Il serait plus facile aux démons de passer à travers le mur.

La présence même d’humains au cœur de la nuit attirerait les démons comme un aimant, mais l’Homme-rune s’efforçait tout de même d’éloigner les chtoniens du bâtiment et de ses côtés, afin de les inciter à attaquer depuis l’autre bout de la place. Sous ses ordres, les villageois avaient placé des obstacles sur les autres flancs de la Maison Sainte et planté çà et là des poteaux de protection faits à la hâte, sur lesquels il avait peint des runes de confusion. Tout démon les contournant pour aller attaquer directement le bâtiment oublierait ses objectifs et serait inévitablement attiré vers le tumulte qui régnerait sur la place du village.

Sur l’un des côtés de la place se trouvait l’enclos du bétail du Confesseur. Il était petit, mais ses poteaux de protection récents étaient puissants. Quelques animaux allaient et venaient parmi les hommes qui y érigeaient un abri rudimentaire.

De l’autre côté de la place, des tranchées avaient été creusées et elles s’étaient rapidement remplies d’eau de pluie sale. Elles inciteraient les démons des flammes à prendre un chemin plus facile. L’huile de Leesha formait une couche épaisse à la surface de l’eau.

Les villageois avaient bien suivi les préparatifs de la troisième loi de Kaji. La pluie incessante avait rendu la place glissante : une mince pellicule de boue recouvrait le sol de terre battue. On avait déployé les cercles de Messager de l’Homme-rune sur le champ de bataille comme il l’avait demandé, pour former des zones de retraite et d’embuscade, et une fosse profonde avait été creusée et recouverte d’une toile boueuse. On avait étalé de la graisse visqueuse sur les pavés avec des balais.

Quant à la quatrième loi – attaquer l’ennemi d’une façon à laquelle il ne s’attend pas -, elle s’appliquerait toute seule.

Les chtoniens ne s’attendraient pas du tout qu’ils attaquent.

— J’ai fait ce que vous vouliez, dit un homme en s’approchant de lui pendant qu’il examinait le terrain.

— Hein ? dit l’Homme-rune.

— Je suis Benn, monsieur. L’époux de Mairy. (L’Homme-rune le regarda sans le voir.) Le souffleur de verre.

Les yeux de son interlocuteur s’éclairèrent enfin.

— Voyons voir, dit-il.

Benn sortit une petite flasque de verre.

— Elle est mince, comme vous le vouliez. Fragile.

L’Homme-rune acquiesça.

— Combien tes apprentis et toi avez-vous eu le temps d’en faire ? dit-il.

— Une quarantaine, répondit Benn. Puis-je vous demander à quoi elles vont servir ?

L’Homme-rune secoua la tête.

— Tu le verras bien assez tôt, dit-il. Apporte-les et trouve-moi des chiffons.

Ce fut ensuite au tour de Rojer de s’approcher de lui.

— J’ai vu la lance de Leesha, dit-il. Je suis venu chercher la mienne.

L’Homme-rune fit non de la tête.

— Tu ne te bats pas, dit-il. Tu restes à l’intérieur avec les malades.

Rojer le regarda fixement.

— Mais vous avez dit à Leesha…

— Te donner une lance reviendrait à t’ôter ta force, l’interrompit l’Homme-rune. Dehors, ta musique serait couverte par le tumulte, mais à l’intérieur, elle sera plus efficace qu’une dizaine de lances. Si les chtoniens parviennent à passer, je compte sur toi pour les retenir jusqu’à ce que j’arrive.

Rojer fronça les sourcils, mais il acquiesça et se dirigea vers la Maison Sainte.

D’autres attendaient déjà de pouvoir lui parler. L’Homme-rune écouta les rapports sur leur progression et leur assigna d’autres tâches qu’ils partirent aussitôt exécuter. Les villageois se déplaçaient rapidement, le dos voûté, comme des lièvres prêts à fuir à n’importe quel moment.

Dès qu’il les eut renvoyés, Stefny se précipita sur lui, un groupe de femmes en colère sur les talons.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous voulez nous envoyer à la cabane de Bruna ? demanda la femme.

— Là-bas, les runes sont fortes, dit l’Homme-rune. Il n’y a pas de place pour vous dans la Maison Sainte, ni chez Leesha.

— On s’en fiche, dit Stefny. Nous allons nous battre.

L’Homme-rune la regarda. Stefny était une petite femme, qui dépassait à peine le mètre cinquante et était aussi mince qu’un roseau. La cinquantaine bien entamée, elle avait une peau fine et rugueuse, comme du cuir usé. Même le démon de bois le plus petit la dominerait.

Mais son regard lui indiqua que cela importait peu. Elle allait se battre, quoi qu’il dise. Les Krasiens n’autorisaient peut-être pas les femmes à se battre, mais c’était tant pis pour eux. Il n’allait pas refuser à quelqu’un qui le souhaitait d’affronter la nuit. Il prit une lance sur son chariot et la lui donna.

— Nous vous trouverons une place, promit-il.

S’attendant à une dispute, Stefny fut étonnée, mais elle prit l’arme, acquiesça et s’en alla. Les autres femmes vinrent chacune à leur tour et il donna une lance à chacune.

Les hommes arrivèrent ensuite en voyant l’Homme-rune distribuer des armes. Les bûcherons reprirent leurs haches en regardant d’un air dubitatif les runes fraîchement peintes sur les lames. Aucun coup de hache n’avait jamais fendu la carapace d’un démon de bois.

— J’aurai pas besoin de ça, dit Gared en rendant sa lance à l’Homme-rune. Je suis pas du genre à savoir manier un bâton, mais je sais me servir de ma hache.

Un des coupeurs vint avec une fille qui avait peut-être treize étés.

— Je m’appelle Flinn, monsieur, dit le coupeur. Ma fille Wonda chasse avec moi, parfois. Je ne l’emmènerai pas avec moi au cœur de la nuit, mais si vous la laissez derrière les runes avec un arc, vous vous apercevrez qu’elle vise bien.

L’Homme-rune considéra la fillette. Grande et d’allure modeste, elle tenait sa taille et sa force de son père. Il s’approcha de Danseur de l’Aube et prit son arc en if et ses lourdes flèches.

— Je n’en aurai pas besoin ce soir. Va voir si tu peux détacher assez de planches pour tirer de là-haut, lui conseilla-t-il en désignant une haute fenêtre au sommet du toit de la Maison Sainte.

Wonda prit l’arc et partit en courant. Son père s’inclina et s’éloigna lui aussi.

Le Confesseur Jona vint ensuite, en boitant, à la rencontre de l’Homme-rune.

— Vous devriez être à l’intérieur et reposer votre jambe, dit ce dernier qui n’était jamais très à l’aise en compagnie des Saints Hommes. Si vous ne pouvez pas porter de fardeau ou creuser une tranchée, vous n’avez rien à faire ici.

Le Confesseur Jona acquiesça.

— Je voulais juste jeter un coup d’œil aux défenses, dit-il.

— Elles devraient tenir, rétorqua l’Homme-rune en affichant plus de confiance qu’il en ressentait en réalité.

— Elles tiendront. Le Créateur ne laissera pas ceux qui sont dans Sa maison sans protection. C’est pour cela qu’Il vous a envoyé.

— Je ne suis pas le Libérateur, Confesseur, dit l’Homme-rune en prenant un air menaçant. Personne ne m’a envoyé et rien n’est sûr concernant ce soir.

Jona eut un sourire indulgent, celui d’un adulte face à un enfant ignorant.

— Le fait que vous apparaissez au moment où nous en avons le plus besoin est donc une coïncidence ? demanda-t-il. Ce n’est pas à moi de dire si vous êtes le Libérateur ou non, mais vous êtes ici, comme chacun d’entre nous, parce que le Créateur vous a placé là, et tout ce qu’Il fait a une raison.

— Il avait une raison pour rendre malade la moitié de votre village ?

— Je ne prétends pas connaître Ses voies, dit calmement Jona, mais je sais qu’elles existent tout de même. Un jour, nous nous rappellerons et nous nous étonnerons de ne pas avoir compris.

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Darsy, épuisée, était accroupie au chevet de Vika et tentait de rafraîchir son front fiévreux avec un chiffon humide lorsque Leesha entra dans la Maison Sainte.

Elle alla droit sur elles et prit le linge des mains de Darsy.

— Va dormir, dit-elle en lisant la fatigue dans les yeux de la femme. Le soleil va bientôt se coucher et nous aurons alors tous besoin de forces. Vas-y. Repose-toi pendant qu’il en est encore temps.

Darsy secoua la tête.

— Je me reposerai quand je serai morte, dit-elle. En attendant, je travaillerai.

Leesha la considéra un long moment, puis acquiesça. Elle plongea une main dans son tablier et en sortit une substance noire et collante enveloppée dans du papier graisseux.

— Mâche ça, dit-elle. Demain, tu auras l’impression d’être passée entre les griffes d’un démon, mais cela te permettra de rester éveillée toute la nuit.

Darsy acquiesça, prit la pâte à mâcher et la fourra dans sa bouche pendant que Leesha se penchait pour examiner Vika. Elle prit une outre qu’elle avait sur l’épaule et en ôta le bouchon.

— Aide-la à se redresser un peu, dit-elle.

Darsy s’exécuta et releva Vika pour que Leesha puisse lui donner la potion. Elle toussa un peu, mais Darsy lui massa la gorge et l’aida à avaler jusqu’à ce que Leesha soit satisfaite.

Leesha se releva et balaya du regard l’alignement de corps prostrés, qui semblait sans fin. Elle avait trié les malades et s’était occupée des plus atteints avant d’aller à la cabane de Bruna, mais il restait encore énormément de blessures à soigner, d’os à remettre en place et de plaies à recoudre, sans parler des breuvages à faire boire à des dizaines de personnes inconscientes.

Avec du temps, elle pensait pouvoir repousser la maladie. Peut-être certains étaient-ils trop atteints et resteraient malades ou mourraient, mais la plupart des enfants se remettraient.

S’ils parvenaient à passer la nuit.

Elle rassembla les volontaires, leur distribua des médicaments et donna des instructions sur ce qu’elle attendait d’eux et ce qu’ils devraient faire lorsque les blessés de l’extérieur commenceraient à affluer.

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Rojer regardait Leesha et les autres travailler, tout en accordant son violon, et il se sentit lâche. Au fond de lui, il savait que l’Homme-rune avait raison : il devait miser sur ses points forts, comme lui avait toujours dit Arrick. Mais cela n’y changeait rien. Se cacher derrière des murs de pierre ne serait jamais un acte plus courageux que se battre à l’extérieur.

Il n’y avait pas si longtemps, l’idée de poser son violon pour prendre un outil lui paraissait exécrable, mais il en avait assez de se cacher pendant que d’autres mouraient pour lui.

S’il survivait et pouvait la raconter, La Bataille du Creux du Coupeur deviendrait un récit qui se transmettrait jusqu’aux enfants de ses enfants. Mais qu’en était-il du rôle qu’il y aurait joué ? Jouer du violon à l’abri méritait à peine un couplet, voire un vers.