12 juin 2001

 

 

 

 

Carlisle les intercepte avant le passage de la douane et leur fait emprunter des couloirs qui leur permettent de quitter l'aérogare sans subir aucun contrôle, flanqués de six agents du fbi qu'il n'a pas pris la peine de présenter. Par contre, il présente l'homme qui les attend avec Decaze, entouré de pas moins de cinq véhicules, dont une limousine tout ce qu'il y a de plus officiel. L'homme s'appelle Dick Landis, il est l'adjoint d'un conseiller à la Maison-Blanche, en charge des relations avec le Pentagone et les différents services secrets (sic).

— Considérez qu'on m'a improvisé diplomate pour assurer une coordination inexistante entre différents services qui passent leur temps à se tirer dans les pattes.

Stephen n'aime ni son sourire, ni sa voix, ni sa main tendue, qu'il s'arrange pour broyer en répliquant :

— Mais qui s'entendent parfaitement lorsqu'il s'agit de désinformer les services amis.

— C'est ce que j'ai cru comprendre. Vous m'expliquerez ça dans le détail.

Les retrouvailles avec Decaze sont plus franches, même si, à l'évidence, celui-ci apprécie peu de revoir Stephen, à Washington et affublé d'un rôle subalterne.

— La prochaine fois que tu as envie de me voir, Bellanger, fixe-moi un rencard à Malte ou aux Seychelles, j'aurais au moins l'impression d'être en vacances.

— La prochaine fois, Decaze, j'espère bien que ce sera pour des vacances. Tu es venu sans ton alter ego ? dit Stephen en constatant l'absence de Medeiros.

— Nous, nous n'avons eu droit qu'à un billet.

Decaze désigne Nadja, parfaite dans son tout nouveau rôle d'agent littéraire, mais il faut dire qu'elle a eu plus d'un mois pour s'y préparer. Elle distribue les sourires, serre les mains, se tient bien droite, prête à foudroyer le premier qui mettra en doute l'utilité de sa présence. Elle ne rate pas Decaze :

— Écrivez, vous aussi, un brûlot, je vous promets d'obtenir autant de billets que vous le désirerez.

— Un brûlot ?

— Vous en avez eu une partie dans les mains sous forme de cd, si je ne m'abuse, non ?

— Ce que j'ai lu n'est même pas assez chaud pour tenir lieu de bouillotte.

— Soit vous ne savez pas lire, soit vous ne comprenez pas ce que vous lisez, monsieur Decaze. Mais peut-être est-ce moins important dans votre métier que dans le mien ?

L'échange a eu lieu en français. L'accent québécois de Nadja n'est pas parfait, mais il donne le change. En tout cas, Decaze ne semble pas le mettre en doute et les Américains n'ont sûrement pas l'oreille assez francophone pour déceler le subterfuge. De toute façon, le passeport de Nadja et les fiches de renseignements, qu'ils n'ont sûrement pas manqué de contrôler à Montréal, précisent qu'elle a été récemment naturalisée. L'identité de Nadia Kerrouch, veuve Petitbois, attachée de presse d'origine libanaise, est authentique jusque dans la reconstruction faciale consécutive à l'accident qui a coûté la vie à son mari et à ses beaux-parents. Elle est seulement un tout petit peu décédée d'une maladie nosocomiale quatre mois après l'accident, mais ça, même le chirurgien, qui a fui le Canada et son épouse avec son assistante et pour des contrées moins rugueuses, ne le sait pas. Naïs n'a eu qu'à faire disparaître un cadavre non déclaré et à se livrer à de menues manipulations informatiques pour que, moyennant une guérison quasi miraculeuse et la mutation d'un j en i, Nadja acquière officiellement l'identité de Nadia.

 

 

Stephen ne comprend pas les notions de chaos, de complexité et d'entropie. Il pense que le monde est ce que ses sens peuvent percevoir et il croit qu'il est immuable, en tout cas il fait comme si. Que rien ne fonctionne vraiment comme il le conçoit ne l'émeut que brièvement, lorsqu'il est personnellement confronté à l'une ou l'autre aberration de cette réalité qui refuse de s'inscrire dans sa représentation de l'univers. Stephen est anthropique. Ce qu'il ne connaît pas, il l'imagine constitué des mêmes briques que ce qu'il connaît. Si l'explication est insatisfaisante, il la retaille jusqu'à la faire entrer dans les moules qu'on lui a inculqués. Malgré tout, il est la première personne que Naïs rencontre capable de tordre l'espace-temps pour lui faire cracher les dimensions qui échappent aux perceptions humaines. C'en est d'autant plus frustrant.

Il n'a pas voulu qu'elle l'accompagne à Washington. Il a peur d'être la clef qui lui ouvrirait des portes encore inaccessibles. Il a peur qu'elle s'engouffre entre ces portes, le sabre à la main. Et il a raison. Pas d'avoir peur, c'est encore moins rationnel que d'essayer de lui en interdire l'accès. Il a raison de penser qu'elle franchirait l'ouverture, le sabre à portée de main. La différence est subtile, et c'est sûrement parce qu'il ne la perçoit pas qu'il a peur.

Il a voulu Nadja. Elle a fait venir Nadja. Il a écrit le rôle, elle a créé le personnage, Nadja n'a qu'à l'interpréter, c'est un rôle qui lui colle tellement à la peau qu'elle le conservera sûrement. Il n'y a qu'à voir comme elle est à l'aise quand elle mouche Decaze. Et Naïs le voit.

Elle est à quoi ? Cinquante mètres, grand maximum. Adossée à un pilier dans son uniforme d'hôtesse de l'air. Quelconque, presque inexistante, encore moins palpable qu'elle ne l'était dans l'avion. En vol, ils l'ont pourtant aperçue tous les deux, comme d'autres d'ailleurs, mais ils ne l'ont pas reconnue et ils ne garderont aucun souvenir de cette hôtesse surnuméraire et transparente qui s'est comportée comme toutes les hôtesses du monde. L'un et l'autre sont pourtant persuadés de pouvoir la percer sous n'importe quelle apparence, mais ils se réfèrent à ce qu'ils conçoivent de la transparence, pas à sa science du maquillage et encore moins à la fusion des deux.

Quand Nadia monte dans la voiture, la main de l'agent qui lui tient la portière l'effleure. Nadia se frappe l'épaule, comme pour chasser une mouche, ou une guêpe.

Naïs sourit. Le labo du fbi va avoir du travail et celui qui pensait confirmer que Nadia Kerrouch est une incarnation d'Ann X va être terriblement déçu.

Carlisle, Decaze, Landis, Nadia et Stephen s'installent dans la limousine, les agents se répartissent dans les berlines. Dès que le cortège se met en branle. Nadja présente son épaule droite à Stephen.

— Tu ne veux pas regarder ? Je crois que je me suis fait piquer par une guêpe.

Effectivement une gouttelette de sang perle sur son omoplate. Landis tend un mouchoir à Stephen, qui essuie délicatement la peau et le lui rend.

— Il n'y a pas de dard. Tu es allergique ?

— Non.

Quand l'incident est oublié, Carlisle lâche :

— J'espère que vous avez conscience d'avoir semé une belle pagaille, Stephen. (Très vite, il ajoute :) Ne répondez pas. J'ai moi conscience, nous avons conscience, de vous avoir mis dans une situation inconfortable qui vous laissait peu de marge de manœuvre.

— Aucune.

— Vous auriez pu collaborer.

Decaze intervient, à la française :

— Vous vous foutez de qui, Carlisle ? C'est vous qui, non content d'avoir refusé toute collaboration, nous avez traités comme des adversaires. Je ne dis pas « concurrents », je dis « adversaires ». Vous avez mis la vie de Stephen en péril et vous êtes allé jusqu'à bousiller sa carrière, tout ça parce qu'il est tellement bon dans son job qu'il a percé vos manipulations et vos manigances. Vous vous attendiez à quoi ? A ce qu'il vous remercie ?

Stephen voudrait être sûr que l'éclat est sincère, mais Decaze est arrivé la veille et il est improbable que Carlisle, Landis et lui ne se soient pas déjà accordés sur de nombreux points, peut-être même sur le rôle que chacun devait tenir. En jouant les médiateurs, Landis confirme son soupçon :

— Nous avons déjà présenté nos plus plates excuses pour les désagréments vécus par M. Bellanger en début d'année. Nous les renouvelons pour ceux qui l'ont conduit à démissionner et nous faisons amende honorable pour la surveillance que nous exerçons sur lui depuis qu'il a quitté Interpol. Mieux, nous le ferons publiquement au cours du procès que nous laisserons aller à son terme, si toutefois M. Bellanger souhaite qu'il en soit ainsi. Et, quoi qu'il advienne, nous le dédommagerons. Ne pourrait-on pas, entre nous, faire table rase de ces déplorables incidents, et nous concentrer sur ce qui devrait être notre principale préoccupation ?

— C'est bien dans ce but que je suis ici.

— John ?

— Parfaitement d'accord.

— Stephen ?

Stephen sourit.

— Apparemment, vous avez pris pas mal d'avance sur moi. En ce qui me concerne, je ne connais que mes préoccupations et je n'ai aucune raison de croire que vous vous en souciez.

— Tout dépend ce qu'elles sont.

— Boucler le dossier Ann X, monsieur Landis, dans tous ses aspects.

— C'est bien dans ce sens que nous souhaitons travailler.

— Travailler ? s'immisce Nadja. Le travail est fait, prêt à être publié. Ce qui préoccupe Stephen, ce sont les suites que vous donnerez à ce travail. Ces suites sont, je crois, le seul motif de cette réunion.

Carlisle est agacé. Landis reste très calme.

— Et vous, madame Petitbois, quelles sont vos préoccupations ?

— Kerrouch, monsieur Landis. Je n'ai jamais porté le nom de mon mari de son vivant, je ne vais pas commencer maintenant. Mes préoccupations sont assez simples. Je suis venue m'assurer que Stephen ne se censurera pas pour de vulgaires compromis. Ou, si vous préférez une version plus mercantile, je suis ici pour veiller à ce que Stephen et moi ne renoncions pas à des contrats juteux sous de mauvais prétextes.

— L'argent n'est pas un problème, madame Kerrouch.

— C'est exactement ce que je viens de vous dire. L'argent n'est pas le problème.

On ne peut pas dire que cela détende l'atmosphère.

 

 

Naïs ne prend pas la peine de suivre le cortège du fbi. Elle sait où Carlisle conduit Nadja et Stephen et elle a beaucoup de choses à préparer avant d'entrer en scène. Ce n'est pas tellement qu'elle doive soigner son entrée, mais il est impératif qu'elle réussisse sa sortie, or c'est un souci dont elle n'a pas l'habitude. Jusqu'ici et maintenant, en tout cas, quand elle a voulu tirer sa révérence, elle est partie, point. Parfois en fuyant, bien sûr, mais sans s'être précédemment posé la question de savoir comment elle devrait le faire, ou alors au dernier moment, dans le feu de l'action.

Cette fois, c'est impossible. Elle joue un acte écrit à deux mains sans qu'aucune ne sache ce qu'a pondu l'autre. L'une des mains est celle de son ennemi, qu'elle appelle Sun Tzu puisqu'il pratique l'Art de la guerre depuis toujours. L'autre lui appartient, mais ce n'est pas une qualité dont elle peut se contenter au moment où ces deux mains vont s'empoigner, enfin, dans l'espoir d'être à jamais amputée de la poigne de l'autre.

Sun Tzu analyse, anticipe, dispose ses pièces, rectifie ses positions. Naïs non. Naïs fauche les têtes qui dépassent. Même l'extermination du nid de Delaunay n'était pas programmée, elle n'aurait fait que le visiter. S'il ne s'en était pas pris à Stephen, peut-être aurait-il survécu un peu. Mais elle savait qu'il en avait après Stephen et elle a pris ses marques, assez pour que, depuis, Sun Tzu soit sur ses gardes.

Une fois encore, Sun Tzu a élaboré sa stratégie autour de Stephen, mais, cette fois, c'est lui qui joue l'appât. Et une fois encore, Naïs s'efforce de l'enfermer dans la nasse. Cela ressemble au jeu de go.

Depuis deux heures, ils sont enfermés dans une salle de briefing du Metropolitan Field Office. Après avoir énuméré les affaires qui ne peuvent plus être imputées à Ann X, Decaze et Carlisle ont entrepris de dresser le bilan de celles dans lesquelles elle est indubitablement impliquée mais dont les victimes sont des agents d'un service américain ou d'un autre. Stephen s'en mêle peu. C'est Nadja, le portable ouvert devant elle, qui met son grain de sel chaque fois que la liste sur laquelle marchandent Decaze et Carlisle s'écarte de celle qu'ils ont établie avec Naïs — et qui n'est pas exhaustive. A de rares exceptions près, toutes font partie du rapport que Stephen a remis à Decaze et Medeiros. Celles qui n'y figuraient pas sont aisément vérifiables et, surtout, auraient pu être facilement découvertes par Stephen sans l'appareil d'Interpol.

Quand, vers midi et demi, après avoir félicité Stephen pour son remarquable travail, Landis décrète une pause et demande à Carlisle d'envoyer un de ses agents leur chercher de quoi déjeuner, Stephen décide de déclencher les hostilités :

— C'est assez fascinant de vous entendre négocier l'appartenance des victimes à tel ou tel groupe d'individus, alors que j'ai déjà établi tout ça depuis très longtemps, mais cela ne nous rapproche pas de leurs assassins et encore moins de la mise hors d'état de nuire de ceux-ci.

— Je vous assure personnellement que la Maison-Blanche prendra les mesures idoines, réagit aussitôt Landis.

— Et ne t'inquiète pas ! lui fait écho Decaze. Je n'ai pas l'intention de quitter Washington sans l'assurance que le coup de balai sera réellement donné, cette fois-ci !

— Et vous voulez balayer quoi ? Une douzaine d'agents de la cia devenus encombrants ? Un ou deux chefs de service corrompus à la nsa ? Une poignée d'agents du fbi mal avisés ? Notre ami John Carlisle ?

Carlisle se dandine sur sa chaise.

— Tous ceux qui ont trempé dans ou qui ont couvert ce qui était manifestement un système, répond Landis. Nous déterminerons la responsabilité de chacun, M. Carlisle inclus... qui a été manipulé mais qui a su réagir à temps et, entre nous soit dit, il ne vous a pas attendu... puis nous prendrons les mesures en conséquence.

— Jusqu'à quelle altitude ?

— Excusez-moi ?

— Remonterez-vous jusqu'à la personne qui tire toutes les ficelles depuis le 2 juin 1985 ?

— C'est-à-dire ?

— La personne qui employait Delaunay. Celle qui a joué de la nsa, de la cia et du fbi pour effacer l'identité d'Ann X, la poursuivre, l'attraper très momentanément à des fins d'expériences, utiliser ses méthodes pour couvrir certaines opérations spéciales et, finalement, tenter de se débarrasser d'elle.

Carlisle s'essuie les mains sur son pantalon. Decaze est très concentré. Landis est toujours impassible.

— Vous connaissez le nom de cette personne ?

— Bien sûr, et vous faites plus que vous en douter, sinon pourquoi serais-je ici ?

— Tu connais son nom ? s'étonne Decaze.

Stephen se tourne vers Nadja.

— Que dit le manuscrit, Nadia ?

— La personne en question n'est mentionnée que sous des initiales. d.g.h., je crois, mais je peux vérifier.

Elle fait mine de se plonger sur son clavier. Decaze l'arrête :

— C'est inutile, madame Kerrouch, je crois qu'ici tout le monde sauf moi sait de qui l'on parle.

Carlisle s'abîme dans la contemplation du plafond. Landis semble toujours aussi décontracté.

— Gordon Grant Haywood, précise Stephen pour Decaze, Big Doug ou D. G. Haywood, ex-sénateur chargé d'une commission d'enquête sur les activités de la cia en Amérique centrale, initiateur de la réorganisation de la nsa vers l'espionnage commercial, magnat de l'armement (il équipe entre autres le fbi), démocrate puis républicain, par opportunisme dans les deux cas, grand financeur des campagnes politiques...

— Ça va ! l'arrête Carlisle. Nous savons parfaite* ment qui est Haywood.

Stephen se tait et attend. Landis finit par reprendre la parole.

— Pouvez-vous prouver ce que vous avancez, Stephen ?

— Je peux prouver certaines choses.

— Je vous écoute.

— Qu'il a financé la prise en charge psychiatrique d'Ann X à Berlin, puis sa scolarité à Fribourg. Que le laboratoire secret dans lequel elle a été enfermée en 95, après son kidnapping, lui appartient. Qu'il côtoyait et qu'il rémunérait Delaunay.

Decaze souffle la parole à Landis.

— Nom de Dieu ! Où as-tu déniché tout ça, Bellanger ?

— Ce qui concerne Fribourg, dans un rapport d'enquête de la Commission européenne sur les paradis fiscaux. Initialement, je me suis demandé comment la prise en charge financière d'Ann pouvait avoir été à ce point opaque. J'ai compris qu'il avait suffi de racheter l'institut. Ce qu'Haywood a fait par l'intermédiaire d'une société écran des îles Caïman, via une banque luxembourgeoise. Je me suis ensuite intéressé à cette banque et je suis tombé sur le travail d'un journaliste, à l'origine de l'enquête de la Commission européenne, qui démontre qu'elle est spécialisée dans la gestion de fonds secrets de services tout aussi secrets du monde entier. Pour ses activités européennes les moins avouables, la cia y dispose d'un compte sous couvert d'une autre société des îles Caïman, filiale de la société dont se sert Haywood. Pour le labo. je me suis servi de ce que m'avait dit Ann le 1er janvier et du jeu des sociétés de complaisance en rapport avec Haywood et le chaînon manquant. Tu vois ce que je veux dire ?

— Nom de Dieu !

— Moi, je ne vois pas, intervient Carlisle.

— Un sniper de la cia qui a pété les plombs et que nous avons arrêté en 92, explique Decaze. Avant de se suicider, il nous a parlé d'un centre de formation en Arizona dans lequel il avait été conditionné et entraîné. La cia nous a bien sûr affirmé qu'elle ne possédait pas de centres de ce type. Alors, tu as fini par comprendre ? revient-il à Stephen.

— Je n'ai aucun mérite. C'est Inge qui m'en a parlé à Uzès. Cela dit, la cia ne vous a pas menti : le centre ne leur appartient pas.

— Il appartient à Haywood.

— A une société dont il est le principal actionnaire.

— Évidemment ! Et Delaunay ?

— Toujours les banques et les sociétés écrans. Quand on sait où chercher, ça devient plus facile.

Landis s'est croisé les bras depuis un moment. Quand il estime que le déballage est terminé, il se les décroise.

— Au mieux, si vous disposez effectivement de toutes les preuves pour étayer vos assertions, cela démontre que M. Haywood s'est intéressé à Ann X et qu'il entretenait des relations avec Delaunay. Ce qui concerne le centre de formation et la détention éventuelle d'Ann X est irrecevable. Comment voulez-vous que nous exploitions un butin aussi maigre ? Et je ne vous parle pas de l'accueil que nous réserverait un tribunal !

Stephen prend une expression et un ton désenchantés :

— Cessons les hypocrisies, monsieur Landis, s'il vous plaît. Vous étiez au courant de tout cela bien avant moi et j'imagine que vous en savez beaucoup plus. Ou peut-être savez-vous seulement qu'il ne faut pas toucher à un cheveu de Big Doug. Ou peut-être ne connaissez-vous que les excellentes raisons qui le rendent intouchable. Ce n'est pas mon problème. Je n'ai pas besoin de prouver davantage que ce que je viens d'énoncer pour publier un bouquin qui vous mettra très mal à l'aise, vous, D. G. Haywood, la Maison-Blanche, etc., sans risquer ne serait-ce qu'une plainte en diffamation. Alors, à l'exception de M. Haywood et de ses relais dans les différents services secrets, votre intérêt à tous c'est de mettre les bouchées doubles pour combler les trous du dossier, ce dont vous avez largement les moyens.

— De toute façon, ajoute Nadja, à la seconde où le bouquin sera publié, les médias vous contraindront à le faire.

Landis fait la moue.

— Ne vous faites pas trop d'illusions sur le pouvoir des médias, madame Kerrouch. L'époque du Watergate est révolue.

— Vous voulez dire leur indépendance ?

Landis ignore la remarque.

— Stephen, contrairement à ce que vous pensez, je n'ai reçu aucune consigne visant à protéger qui que ce soit. Toutefois, s'il est vrai qu'on ne m'a communiqué le dossier que très récemment, il est tout aussi vrai que j'en sais plus que vous sur certains aspects, dont la plupart touchent à la sécurité nationale, parfois même au bon fonctionnement des relations internationales. Or, si je déplore ce que quelques-uns de leurs serviteurs les plus zélés ont fait au nom de nos institutions, il est hors de question que je permette qu'elles soient remises en cause.

» Maintenant, quoi que je vous révèle ou que je vous certifie, je sais que vous ne vous contenterez pas de me croire. Je vous réaffirme néanmoins que je ferai tomber les têtes et de ceux qui ont préféré singer les méthodes d'une criminelle plutôt que respecter nos fondements et nos valeurs démocratiques, et de ceux qui ont rendu ces exactions possibles. J'informerai Interpol de la progression de cet assainissement, par l'intermédiaire de M. Decaze qui se chargera de vous tenir personnellement au courant. À ce jour, nous avons collecté suffisamment de renseignements et de témoignages pour initier une première vague d'inculpations dont vous aurez les résultats dès le début de la semaine prochaine.

»  Nous ne sommes pas favorables au grand déballage médiatique et je crois savoir qu'Interpol non plus, mais si vous pensez devoir publier votre ouvrage, faites-le. Un peu ironiquement, je vous conseillerais même de le faire incessamment car, à la vitesse où nous allons progresser, il sera bientôt périmé. Disons que de scoop, il deviendra livre d'histoire. Je ne doute pas que votre avocat et Mme Kerrouch sauront vous prémunir contre tout ce qui pourrait confiner à la diffamation, mais je vous engage à reconsidérer d'éventuelles conclusions basées sur une analyse partielle ou partiale des faits que vous avez relevés. Certains rapprochements pourraient se révéler hâtifs, infondés ou découler d'un défaut de documentation.

— Vous faites allusion à ce qui concerne dgh ?

— Je parle d'un point de vue général. Livrez-vous à un petit exercice. Mettez dans une colonne les faits avérés, dans une autre les déductions et dans une troisième les extrapolations. Comparez-les et demandez-vous si certaines de vos suspicions sont si légitimes que ça ou s'il n'existe pas un doute, tout aussi légitime, ou d'autres explications.

Étonnamment, ce n'est pas la pertinence du propos qui perturbe Stephen, mais la confiance que Landis semble accorder à son intelligence.

 

 

Naïs a séjourné deux fois à Washington, en mars, pour prendre la mesure de Sun Tzu. Pas forcément pour en finir avec lui, bien que, si l'occasion s'était présentée, elle n'aurait pas hésité. Elle n'a pas eu d'opportunité. Elle n'a même pas pu l'approcher à moins de trente mètres.

Sun Tzu est excessivement prudent, du moins prend-il des précautions de chef d'État. Il ne se rend que dans des lieux sécurisés, entouré d'une dizaine de gardes du corps, dans une voiture blindée encadrée par deux autres, précédée par deux motos. Quand il se déplace, il y a toujours un hélicoptère en l'air. Intra muros, il bouge peu. De la forteresse qui lui sert de domicile au Pentagone, du Pentagone au Capitole, du Capitole à la Maison-Blanche, de la Maison-Blanche au restaurant où il dîne chaque fois qu'il quitte sa forteresse. Il ne reçoit que très rarement chez lui, des invités triés sur le volet. Il possède un jet, dont il se sert pour se rendre dans l'une de ses propriétés, au Texas, en Floride, en Californie et, une fois au moins, en Arkansas. Il ne sort jamais des États-Unis. Les gens qui le suivent dans ses déplacements ont tous été formés par la cia, sauf sa secrétaire, qui est passée de Harvard à Quantico, avant de lâcher le fbi pour se mettre à son service.

L'unique restaurant qu'il fréquente est le seul endroit où Naïs a une chance de l'aborder. C'est là qu'elle se rend vers quinze heures, sous l'apparence d'une femme de ménage qui devrait dormir chimiquement dans sa chambre de banlieue jusqu'à demain matin. Elle découvre qu'il y a réservé plusieurs tables pour le soir même et que deux de ses gorilles y ont déjà pris position. Ils sont en train de poser des caméras dans toutes les salles, cuisine et toilettes incluses. Au cas où elle déjoue ses autres précautions, Sun Tzu pense la suivre par ce que Stephen appelle l'effet de myopie sélective. Les caméras sont reliées à quatre monitors pilotés par un ordinateur installé dans un bureau. C'est par là qu'elle devra commencer. En attendant, il lui reste à peaufiner sa sortie.

Landis a appelé Carlisle deux fois dans l'après-midi, mais il n'est revenu qu'après dix-neuf heures.

— J'étais ennuyé par vos assertions, Stephen. Assez pour prendre conseil, et on m'a conseillé d'appeler Haywood. Je ne le connais pas aussi bien que mon boss, mais je le connais suffisamment pour n'avoir pas à tourner autour du pot. Je lui ai rapporté vos propos. Il a été... Vous verrez.

— Je verrai ? Vous organisez une rencontre ?

— Pas moi. Lui. Il vous invite à dîner ce soir.

— Juste moi ?

— Haywood étant accompagné de sa secrétaire, Mme Kerrouch sera la bienvenue. Decaze, Carlisle et moi dînerons dans le même restaurant, mais à une autre table. Nous allons vous raccompagner à votre hôtel et nous passerons vous prendre à vingt et une heures précises. Cela vous convient ?

Cela convient d'autant mieux à Stephen qu'il dispose enfin d'un peu de temps pour discuter en tête à tête avec Decaze. Ce qu'ils font dans la buanderie de l'hôtel, pour échapper à d'éventuels micros dans les chambres, pendant que Nadja se plonge dans ce qu'elle a présenté comme un bain dépolluant.

— Es-tu bien sûr de savoir ce que tu fais, Bellanger ?

— Toi, tu sais des choses que j'ignore encore !

— Peut-être, mais vu la surprise que tu m'as réservée aujourd'hui, je n'en suis pas si sûr.

— Landis et Carlisle ne t'avaient pas parlé de Big Doug ?

Ils sont assis sur des ballots de linge sale, face à face. Decaze dévisage Stephen.

— Toi non plus, quand tu m'as appelé.

— Je ne voulais pas qu'Interpol et Washington aient le temps de s'organiser pour faciliter le classement vertical de cet aspect de l'affaire.

— Mouais. Alors, pour ta gouverne, il vaut mieux que tu saches que Landis avait anticipé ta ruée dans les brancards. Ils ne m'ont pas parlé d'Haywood, mais nous n'étions pas encore arrivés à l'hôtel que je savais déjà qu'ils redoutaient l'implication, dans ton bouquin, d'une personnalité proche du bureau ovale. Ils ont précisé qu'ils te suivraient sur tous les autres points, mais pas celui-ci, et qu'Interpol avait intérêt à se tenir loin de cet aspect de l'affaire, comme tu dis. J'ai évidemment demandé si cette personnalité était réellement impliquée, ils ont répondu oui, mais pas comme je pouvais le penser.

— C'est ce que Landis a redit aujourd'hui.

— Aujourd'hui, tout ce qui s'est dit ou produit, c'est du cinéma. Nous faisons semblant de collaborer au règlement de problèmes qu'ils ont déjà réglés, à cause de nous et, plus particulièrement, de la pression que tu leur as mise, mais sans nous. Pris sous un autre angle, nous négocions un contrat dont tous les termes ont été rédigés par eux, longtemps à l'avance et sans qu'il soit possible de les discuter. C'est pour ça que je te demande si tu sais où tu vas.

— Tu veux la vérité vraie ? Je navigue à vue. Je n'ai aucune intention de publier cette ostie de bouquin, mais je veux tourner la page et je ne peux le faire que si ce chapitre de ma vie prend fin.

— Tu es très littéraire dans tes images pour quelqu'un qui ne veut pas écrire. Ce chapitre, c'est le dossier Ann X ?

— C'est la partie que nous avons les moyens de refermer maintenant.

— Mais pas ce qui concerne Ann X.

— Tu sais comment t'y prendre ? Eh bien moi non plus.

— Apparemment, les Ricains savent.

— S'ils savaient, ils ne consacreraient pas autant d'énergie, de temps et de fric à m'emmerder.

— C'est justement parce qu'ils savent qu'ils te collent au cul. Et je ne peux pas les en blâmer.

Ils restent un moment à se regarder, sourcils froncés pour Decaze, rictus ironique pour Stephen. Puis Stephen se lève.

— Bon. J'ai moi aussi besoin de prendre une douche. Au fait, pour ta gouverne, j'ai bel et bien l'intention d'écrire.

 

 

Ils n'ont pas installé de caméra dans le bureau qui leur sert de poste de surveillance. Pourquoi l'auraient-ils fait, n'est-ce pas, puisqu'il est occupé en permanence par deux hommes ? Il y a aussi une fenêtre dans le bureau, qui donne sur une cour intérieure à laquelle on ne peut accéder qu'avec la carte magnétique adéquate, ou par le toit de l'immeuble voisin. La fenêtre est d'ordinaire fermée, mais Naïs a mis la climatisation du bureau en panne dans l'après-midi, avant que les caméras ne soient en service. Quand elle se laisse couler le long de la gouttière, la nuit n'est pas tout à fait tombée, mais la fenêtre du bureau est déjà béante.

 

 

Même limousine, même escorte, mais seuls Decaze, Carlisle, Landis, Nadja et Stephen pénètrent dans le restaurant. En d'autres endroits, ils auraient été accueillis par un maître d'hôtel. Ici, il s'agit plutôt d'un cerbère, catégorie porte-flingue, et Stephen en remarque immédiatement deux autres, de chaque côté du vestiaire, puis deux autres encore quand ils traversent la salle principale, et un près du bar, un autre à l'entrée de la cuisine, un dernier au pied de l'escalier qui conduit à une mezzanine. Car ce n'est pas une table qu'Haywood a retenue, c'est toute une mezzanine, sa mezzanine, le petit bout de restaurant qui lui revient d'office quand il y dîne. C'est ce qu'explique Landis à Nadja et Stephen en leur désignant les marches.

— M. Haywood vous attend en haut. Nous dînons juste en dessous.

Il n'y a qu'une table sur la mezzanine, ovale, autour de laquelle on mangerait aisément à huit, mais seuls Haywood et sa secrétaire l'occupent. Ils se lèvent tous deux lorsque Nadja et Stephen émergent de l'escalier. Haywood s'avance même vers eux, main tendue. Il est tellement grand — facilement une tête de plus que Stephen — qu'il se casse presque en deux pour baiser la main de Nadja. Puis il enserre littéralement la main de Stephen dans sa poigne de bûcheron.

— Enchanté, miss Kerrouch. Ravi de faire votre connaissance, monsieur Bellanger, vraiment. (Stephen et Nadia n'ont pas le temps de retourner la politesse.) Venez, je vais vous présenter mon véritable bras droit : miss Gordon.

Haywood fait asseoir Nadja en face de miss Gordon et Stephen en face de lui. Une porte de l'autre côté de la mezzanine s'ouvre aussitôt et un garçon apparaît en poussant un plateau sur lequel trône une bouteille de Cristal dans son seau. Pendant que celui-ci remplit les flûtes, Haywood reprend la parole :

— Miss Gordon a l'habitude, mais vous risquez d'être surpris ou gênés, alors autant vous prévenir que je m'embarrasse assez peu des convenances et que j'apprécie qu'on soit direct en retour.

Il regarde tour à tour Nadja, qui l'engage à poursuivre d'un geste de la main, et Stephen, qui laisse tomber :

— Cela facilitera la conversation.

Le serveur pose une coupe à côté de chaque convive et disparaît. Haywood saisit sa flûte, attend que chacun l'imite, et y porte les lèvres après l'avoir inclinée en direction de ses invités en guise de toast. Il la repose immédiatement sur la table.

— Dick m'a rapporté les accusations que vous portiez à mon encontre, monsieur Bellanger. Je ne vous cacherai pas qu'elles m'embarrassent au plus haut point, non que je sois irréprochable ou que je me soucie d'éventuelles conséquences judiciaires, mais parce qu'elles me touchent intimement. Avant de vous expliquer de quelle façon, je veux vous garantir que je n'exercerai aucune pression sur vous quant à la publication de cet ouvrage. Je vous demanderai simplement de ne pas y faire figurer ce que je vais vous révéler.

— Informations trop... sensibles ?

Haywood dévisage Stephen avec un air peiné.

— Des informations sensibles ? Non, c'est moi seulement qui le suis. Voyez-vous, j'ai une petite-fille, monsieur Bellanger. Elle s'appelle Mary... Mary Liz Haywood. Elle est la seule famille qui me reste. Son père l'avait cachée sous le nom d'Annalina Velasquez. C'est très joli Annalina, et c'est très rare. Je ne vous ai laissé que les trois premières lettres, vous avez rajouté le X.

Stephen est abasourdi. Il s'attendait à tout sauf à ça. Il jette un regard vers Nadja qui a l'air aussi ahurie que lui.

— Vous... vous êtes le grand-père d'Ann X ?

— Oui, monsieur Bellanger. Je suis son grand-père et je suis aussi celui qui l'a abandonnée à son monstre de père, mon... (il crache le mot :) ... fils. Elle avait deux ans quand j'ai chassé ce salopard et sa pute de chez moi. Elle en avait douze quand j'ai appris ce qu'ils lui avaient fait subir. Depuis, je l'entends hurler toutes les nuits. Et aujourd'hui encore, alors que je poursuis l'adulte sans plus aucun espoir de lui rendre son humanité, j'entends hurler l'enfant. Oh ! je me suis raccroché longtemps à cet espoir ! Pour effacer la culpabilité, certainement. Je voulais la guérir de ses douleurs, lui donner une chance de... de vivre, tout simplement. Je l'ai regardée grandir de loin, en mettant à sa portée tout ce que son intelligence faramineuse pouvait exploiter. Et sa vie a basculé une deuxième fois. Je me suis encore efforcé de croire que rien n'était définitif. Je l'ai cherchée, je l'ai trouvée, je l'ai reperdue. Et je n'ai plus d'autre choix que la laisser abattre, comme on abat une bête enragée. Voilà, monsieur Bellanger, j'ai un jour commis une erreur qui s'est transformée en cauchemar et que je n'ai jamais pu réparer, ni avec ma fortune, ni avec le pouvoir qu'elle me confère. Si vous pouvez m'infliger une peine pire que celle-ci, faites-le.

Miss Gordon se tient très droite. Son regard n'a pas cessé de sauter du visage de Stephen à celui de Nadja, elle cherche à y lire la compassion. Le sien, en tout cas, en déborde. Stephen, lui, cherche à contenir ses émotions. Il comprend Haywood, le grand-père Haywood. Il sait ce dont est capable l'homme, le puissant, et ce qu'il a fait. Il n'entend pas laisser l'empathie l'emporter sur l'analyse froide des actes. Nadja, elle, a du mal à tenir en place sur sa chaise. Elle finit d'ailleurs par se pencher vers miss Gordon pour lui demander où se trouvent les toilettes. Celle-ci lui propose de l'accompagner, mais Nadja se contente de ses indications.

 

 

Le jour a sombré. Naïs voit les deux hommes dans le reflet d'une vitre de la fenêtre. Ils lui tournent le dos. L'un est assis devant le clavier de l'ordinateur, les yeux rivés sur les monitors. L'autre est debout, penché vers son collègue, une main en appui sur le fauteuil. Ils n'arrêtent pas de faire basculer les images sur les écrans et ils commentent les scènes muettes auxquelles ils assistent. Elle se glisse sous la fenêtre, attrape le rebord du bout des doigts et se tracte à la force des bras.

Elle pose un pied sur le rebord, l'autre, puis passe les jambes par la fenêtre et se coule sur le plancher. Elle fait deux pas, replie les bras, serre les poings contre ses flancs, laisse dépasser l'articulation de chaque majeur et frappe les deux crânes simultanément, juste sous l'occiput. Pas assez fort pour tuer. Stephen n'apprécierait pas.

Stephen n'appréciera pas, de toute façon, mais ce n'est pas la peine d'en rajouter.

Elle saisit le téléphone mobile qu'elle a volé à un passant, compose le numéro de Nadja et compte trois sonneries avant de couper. Le buzzer de Nadja a dû vibrer contre sa cuisse. Elle va quitter la table, se diriger vers les toilettes et se laisser assommer. Cette partie du plan ne lui plaisait pas du tout, comme d'être retrouvée plus tard, inconsciente, avec pour tout vêtement sa culotte et son soutien-gorge, mais sa sécurité et sa couverture sont à ce prix. Une petite bosse de rien du tout, avec une légère entaille pour faire plus vrai, et sûrement un gros mal de crâne pendant quarante-huit heures.

 

 

Nadja est restée moins de cinq minutes aux toilettes, mais Stephen est content qu'elle revienne. Il n'est pas très sûr de lui. Haywood le met mal à l'aise et l'espèce de fidélité canine que lui voue sa secrétaire n'arrange rien. Nadja doit le sentir, car elle lui sourit de manière très rassurante, l'air de dire « ça va aller, je suis là ».

— J'ai manqué quelque chose ?

— M. Bellanger faisait valoir que la culpabilité ne justifiait aucune exaction, répond Haywood. Opinion à laquelle je ne peux souscrire qu'à titre personnel. Il y a longtemps, hélas, que mon destin se mêle à celui de la nation. Et, croyez-moi, ce n'est pas forfanterie !

— Je vous crois, monsieur Haywood, je vous crois, dit Nadia. Mais puis-je me permettre de vous poser une question, à titre personnel, bien sûr ?

C'est inattendu, mais Stephen est soulagé que Nadja prenne le relais. Il a besoin de recul.

— Je vous en prie, engage Haywood.

— Merci. Ce que je ne comprends pas c'est, pour reprendre vos mots, puisque votre destin se mêle à celui de la nation, pourquoi n'avoir pas choisi d'insuffler à la nation un peu de ces opinions personnelles qui lui font tant défaut ?

Stephen est tout à coup moins soulagé. Haywood ne se démonte pas :

— La politique, miss Kerrouch, la raison d'État, les secrets d'État, ne laissent guère de place à l'expression des valeurs humaines. C'est navrant, mais c'est ainsi.

— C'est un peu comme si vous répondiez : la libido, miss Kerrouch, le désir sexuel, les pulsions sexuelles ne laissent guère de place aux considérations humaines. Vous ressemblez à votre fils ou à mon père, comme vous préférez, monsieur Haywood. Vous commettez seulement vos crimes sous couvert d'autres mensonges.

Haywood en reste bouche ouverte, Stephen l'imite bien involontairement. Seule miss Gordon réagit en plongeant la main dans son corsage. Mais elle stoppe net son geste quand Nadia, Naïs, Annalina, Mary Liz pose un revolver sur la table, canon pointé vers elle. Elle ne laisse pas la main dessus, elle l'écarte même de trente centimètres et la croise avec l'autre. Le geste a été tellement rapide que miss Gordon ne se fait aucune illusion sur ses chances.

— Surprise ! s'exclame Naïs sans une once d'humour. À votre place, j'éviterais de hausser la voix ou d'alerter qui que ce soit si quelqu'un surgit. Vous pouvez garder votre arme, Gordon, mais arrangez-vous pour que je voie vos mains.

Elle reprend la sienne et la pose sur ses genoux. Une arme à feu, prend conscience Stephen, dans les mains de Naïs qui les honnit, qui n'en a jamais employé. Mais est-ce vraiment le cas ? Et combien manque-t-il de cadavres au dossier Ann X si l'un des principaux critères d'attribution des affaires est erroné ? Non, il ne peut pas croire qu'il se soit fourvoyé à ce point.

— C'est impossible, se secoue Haywood. Nous avons analysé le sang que nous t'avons prélevé à l'aéroport et nous avons comparé plusieurs séquences génétiques.

La guêpe, comprend Stephen.

— On se tutoie, grand-père ? Comme tu veux. Je peux même te donner du papi si ça t'amuse. (Elle se tourne vers Stephen.) Et toi, monsieur Bellanger, comment veux-tu que je t'appelle ? Grosse pomme ? Bonne poire ? L'asticot ? Tu as compris ce que le grand manitou vient de dire, au moins ? Je n'ai plus d'empreintes depuis longtemps. Je les ai brûlées à l'acide. J'y suis même allée tellement fort qu'il a fallu me reconstruire le bout des doigts. Mais dg possède mes marqueurs génétiques depuis qu'il m'a fait enfermer dans son bunker en Arizona. Comme il est persuadé depuis des mois que je ne te lâche pas d'une semelle, il t'a attiré ici pour refermer la nasse sur ta copine.

Il s'est fait manipuler, oui, autant par Haywood que par Naïs.

— J'ai compris, répond-il sèchement. Où est Nadia ?

— Dans les chiottes. Elle dort. Ne t'inquiète pas, elle aura juste un peu mal à la tête.

Miss Gordon a un regard involontaire vers la caméra disposée dans un angle entre le mur et le plafond.

— Bien pensé le coup des caméras. L'idée est de toi, Gordon ? La prochaine fois, prévois une redondance. Deux locaux de télésurveillance équipés chacun d'une caméra et qui se contrôlent l'un l'autre. C'est par là que je suis entrée.

Des caméras ! Des locaux de télésurveillance ! Les porte-flingues qu'il a repérés en traversant le restaurant, la guêpe, l'escorte surdimensionnée et quoi d'autre encore ? Stephen n'en revient pas d'avoir été aussi naïf. Une fois de plus, Naïs s'est servie de lui, mais depuis combien de temps Haywood le manipule-t-il pour monter ce piège ? Depuis le coup de téléphone de Carlisle ? Non, bien avant. Depuis des mois. Peut-être pas depuis Berlin, mais depuis que Carlisle a repris la place de Smith et que le fbi a commencé le travail de sape à son encontre. Le kidnapping du réveillon n'était qu'un coup d'essai ou, pire, une vérification. Ann X tourne-t-elle réellement autour du criminologue d'Interpol ? Facile de s'en assurer. Il suffit de sacrifier quelques pions. Au passage, cela élimine quelqu'un qui en sait trop. Delaunay si Ann intervient ou, si ce n'est pas le cas, quelqu'un qui se rapproche dangereusement : Bellanger.

— Tu n'as aucune chance de t'en sortir cette fois, Mary, affirme Haywood.

— Mary ? Je préfère Mary Liz ou Annalina, grand-père. Ou Ann, après tout j'ai vécu plus longtemps affublée de ce mensonge que de tous les autres noms.

— Donne ton arme à miss Gordon.

Naïs hausse les épaules.

— Je suis d'accord avec toi : je ne peux pas m'en sortir. Tu as je ne sais pas combien de flingueurs dans le resto et le quartier est bouclé par le fbi sans compter l'hélico, les bagnoles, les motos et l'ordre de tirer à vue. Je serai abattue, ça c'est une évidence dont je suis persuadée depuis longtemps. Je ne connaissais pas le jour ni l'endroit... notre appât réciproque a très involontairement fixé la date en négociant avec Carlisle son déplacement à Washington et toi, tu as choisi le lieu.

Il y a un tel fatalisme dans sa voix que Stephen en a le souffle coupé. Naïs ne joue pas. Elle ne se contente pas non plus de reconnaître qu'elle est piégée. Elle dit qu'elle s'est jetée dans la gueule du loup en parfaite connaissance de cause, qu'elle a même contribué à rendre sa capture inéluctable. Non, pas sa capture. Elle parle de sa mort. Elle lui dit à lui, Stephen, qu'elle tient sa promesse, qu'elle en finit vraiment avec Ann X, ici et maintenant, grâce à lui en quelque sorte. Il a envie de hurler, mais il est tétanisé.

— Je le fais un peu à contrecœur, je dois l'avouer, grand-père, mais j'accepte qu'il en soit ainsi. Et toi ?

Les yeux d'Haywood s'exorbitent. Naïs continue :

— Non, toi, tu ne l'acceptes pas, sinon tu ne me demanderais pas de rendre mon arme. C'est assez lâche, tu ne crois pas ? Tu veux bien me tuer, mais tu veux me survivre. Tss tss. Nous avons l'occasion de débarrasser la planète de deux de ses pires fléaux. Toi, moi, dans un de ces magnifiques élans sacrificiels dont tu as le secret. Mais il est vrai que tu n'as pas l'habitude de payer de ta personne et que ce sont surtout les autres que tu immoles, de loin. As-tu remarqué qu'à nous deux nous avons le siècle ? C'est un âge raisonnable pour mourir, non ?

La peur dans les yeux de Big Doug le fait tout à coup paraître moins grand et beaucoup plus apathique. Stephen, lui, est abasourdi. À l'inverse, miss Gordon est gagnée par la nervosité, mais un profond respect se lit dans son regard, presque de l'admiration. Elle sait qu'elle va devoir agir bientôt et qu'elle mourra avant son patron, juste avant, pour rien, mais c'est le moins qu'elle puisse faire. Naïs lui sourit.

— Ne te sacrifie pas, Gordon. Ce salopard n'en vaut pas la peine et il faudra quelqu'un pour aider la Maison-Blanche à vider ses poubelles et à enterrer les immondices qu'il a semées un peu partout. De toute façon, un jour tu serais devenue inutile et dangereuse, et tu sais comment il traite ses collaborateurs lorsqu'il n'en a plus l'usage, n'est-ce pas ? Smith, Delaunay, qu'il a envoyés à l'abattoir et pour ne citer qu'eux, mais il y en a eu bien d'autres. (Son regard revient sur Haywood.) Qu'est devenu le cinquième convive, grand-père ? Celui qui s'est rué sur un téléphone pour t'appeler juste après que j'ai commis l'erreur de l'épargner ?

Haywood reste muet.

— Tu l'as tué parce qu'il a oublié de te dire, après chacune de ses visites, que j'étais maltraitée ? Ou parce que, au contraire, il t'en avait informé et que tu ne pouvais pas agir sans risquer un scandale qui aurait mis un terme à ton ascension politique ? Comme tu as dû me haïr quand j'ai brisé cette carrière de quatre petits coups de sabre ! Comme cela a dû te coûter d'organiser ma disparition plutôt que mon assassinat, juste parce que ton pigeon voyageur t'a parlé du formidable potentiel qu'il avait vu à l'œuvre ! Bellanger appelle ça la transparence et il croit qu'il peut l'expliquer sans recourir à ce que la science n'a pas encore théorisé. Mais toi, tu sais depuis ce soir-là que ce talent auquel je recourais pour la première fois et sans en avoir conscience se rapprochait des recherches que poursuivait ton labo de l'Arkansas.

La stupeur horrifiée de Stephen se lit sur son visage.

— Ça, il ne t'en a pas parlé, n'est-ce pas ? Bien sûr que non. Il était plus facile déjouer sur la fibre grand-paternelle. (Elle revient à Haywood :) Je suppose que tu ne lui as pas davantage parlé de mon autre grand-père ?

— Tu ne peux pas savoir ça !

Elle rit.

— Comment crois-tu que je suis remontée jusqu'à toi ? Il a suffi d'un acte de naissance. Mary Liz Haywood, née de William Henry Haywood et de Patricia Mitchell. Après, avec un peu de doigté et une bonne maîtrise des réseaux informatiques, on obtient tout ce qu'on veut. Patricia Mitchell portait le nom de sa mère, parce que son père n'a pas voulu la reconnaître et que la génétique ne permettait alors pas la recherche de paternité. Ça n'a pas empêché ma grand-mère de réclamer une pension alimentaire pour sa fille à un dénommé Wallace et d'obtenir un arrangement financier en une seule traite. (Elle s'adresse une nouvelle fois à Stephen :) Comme Big Doug. Wallace était un proche de Lyndon Johnson, à qui il doit son embauche à la cia, petit service qu'il a largement payé de retour en jouant, entre autres, le rôle de troisième tireur, le 22 novembre 1963 à Dallas. Papi Haywood l'a fait flinguer il n'y a pas très longtemps, quand des journalistes ont entrepris de réexaminer l'affaire par l'angle texan.

Haywood explose. En se redressant, il pousse violemment la table qui percute l'estomac de Stephen. Avant que celui-ci parte à la renverse avec sa chaise, il voit Naïs jaillir de la sienne. Elle passe par-dessus la table, pivote sur une main, fouette le crâne de Gordon avec un pied et retombe à côté d'Haywood pour lui ficher quelque chose dans l'œil gauche.

C'est allé à une vitesse hallucinante. Miss Gordon est inconsciente sur le sol. Haywood s'effondre au ralenti sur les genoux, quatre centimètres de métal dépassent de son orbite, le manche d'une fourchette. Il est mort avant que son corps tout entier bascule vers Stephen, avant que Naïs projette une chaise pour faire voler en éclats la fenêtre fermée de la mezzanine, et plonge à travers celle-ci, tête la première. Deux balles sifflent derrière elle. Le garçon se tient dans l'ouverture de la porte d'où il a déjà surgi, le pistolet braqué à deux mains sur la fenêtre. Deux hommes émergent de l'escalier, eux aussi l'arme au poing. En bas, des voix se lancent des consignes dans la précipitation générale. Dehors, de nombreux coups de feu retentissent, des moteurs rugissent, des pneus crissent.

La fusillade s'éloigne mais reste audible plusieurs minutes.

 

 

Naïs a parfaitement dosé son plongeon et sa rotation vers l'avant. Elle retombe sur ses pieds, accroupie, à cinquante centimètres de la voiture dans laquelle poireautent deux agents du fbi. Ses deux mains frappent la portière pour amortir son élan. L'une d'entre elles glisse dans le caniveau et attrape le sabre emmailloté dans du papier journal. La portière s'ouvre. Elle dégage la lame juste à temps pour la planter dans l'épaule de l'agent qui tente de s'extraire du véhicule. Une balle la frôle, tirée depuis l'angle de la rue. Elle saute et roule sur le toit de la voiture. Une deuxième balle passe au-dessus de sa tête, deux autres frappent le pare-brise, l'une d'elles traverse le crâne du chauffeur alors qu'il achevait de quitter le véhicule. Un mort que Stephen ne pourra pas lui reprocher.

Elle traverse l'avenue en biais, se glisse entre deux voitures, se baisse et commence à s'éloigner le plus rapidement possible à l'abri des véhicules. Les agents du fbi et les gorilles d'Haywood arrosent à l'aveuglette toute la rangée de voitures au revolver et au pistolet-mitrailleur. Le douzième véhicule, à l'angle de la rue suivante, est une camionnette, elle ouvre les portières arrière, grimpe dedans, enfourche la moto, met le contact, débraye, enclenche la première et accélère à fond en embrayant. La moto touche l'asphalte au moment où une pluie de projectiles pulvérise la camionnette. Naïs ne se retourne pas. Elle sait que plusieurs véhicules se lancent à sa poursuite et que l'hélicoptère doit être en train de prendre de l'altitude pour la filer et la mitrailler du ciel.

Les voitures, elle s'en fout, même les deux gros 4x4. Tous trop larges pour passer là où elle passera. Les motos ne feront pas mieux ; ce sont des routières, leurs pilotes seront en difficulté sur le terrain où l'enduro les entraîne. L'hélicoptère, par contre, lui causera plus de problèmes, d'autant qu'il sera vite rejoint par d'autres appareils.

 

 

Stephen, hébété, répond aux questions qu'on lui pose. Il fait ce qu'on lui demande de faire, mais il n'est pas vraiment là. Pour éviter de penser, il se concentre sur Nadja. Il ne parvient pas à croire que Naïs ait pu la frapper jusqu'à lui faire une estafilade de six centimètres dans le cuir chevelu.

Nadja a été évacuée vers un hôpital, à moitié consciente. Enfin, en apparence, car lorsqu'il s'est penché vers elle sur le brancard, elle lui a dit « tout va bien » et elle lui a fait un clin d'oeil.

Tout va bien, d'accord. Nadja était dans la confidence, d'accord. Mais comment Naïs a-t-elle pu la cogner avec une telle violence juste pour donner le change ?

— Venez, Stephen. Un hélicoptère nous attend.

Il suit Landis qui le conduit à une berline où sont déjà installés Decaze et Carlisle, casque et micro sur la tête. Carlisle se dégage une oreille et se retourne pour leur donner les dernières nouvelles de la chasse.

— Cette fois, elle a décroché tout le monde. Ils ne sont pas loin, mais il n'y a plus qu'un hélico qui l'a en mire, et ils ont bien cru l'avoir perdue en forêt. Le pilote dit que l'un de ses tireurs pense l'avoir touchée, ce que semble confirmer le motard que nous venons de récupérer. Nom de Dieu ! Vous savez ce qu'elle a fait ? Elle a coupé ses feux alors qu'elle commençait à le distancer. Elle l'a attendu sur le bas-côté et elle lui a foncé dessus, sur la roue arrière, quand il est passé à sa hauteur ! Le mec s'est pris son pneu avant en pleine poire. Il avait son casque, heureusement, mais c'est quand même un miracle qu'il s'en sorte !

— Où se dirige-t-elle ? demande Landis.

— Impossible à dire. Elle n'arrête pas de changer de direction et de revenir sur ses traces. Je crois qu'elle cherche un truc pour semer l'hélico, abandonner la moto et s'évanouir dans la nature.

— Je peux vous donner un conseil, John ?

— Bien entendu, Dick.

— Ne la perdez pas.

 

 

La moto a encaissé plusieurs balles. Naïs une seule, mais ça fait un mal de chien. Le projectile ne lui a pourtant traversé que le deltoïde gauche. Elle ne se savait pas aussi douillette. Piloter, en tout cas, est devenu un calvaire de chaque seconde, un calvaire auquel elle peut heureusement mettre un terme immédiat.

Elle s'assure que l'hélico est toujours là, qui sinue avec la route et elle entre les rangées d'arbres. Peu de virages, en fait, mais il suffit d'en rater un et de bien le choisir. Or son choix, elle l'a fait en mars et a encore vérifié cette après-midi que c'était le bon. C'est le dernier virage avant de sortir de l'abri forestier et de longer l'enceinte de l'usine métallurgique.

Maintenant, c'est le prochain.

Elle fonce tout droit, donne un coup de frein du pied et de la main pour laisser le maximum de gomme sur le goudron et s'éjecte dès que le pneu avant mord sur l'herbe du bas-côté. La moto file dans le mur de béton, le percute, explose. Naïs bondit sous les arbres, puis dans un arbre à pester sur son deltoïde que la chute n'a pas rendu moins douloureux, et enfin sur une branche qui franchit le mur de l'usine.

 

 

— Elle s'est plantée ! exulte Carlisle.

— Elle s'est quoi ? demande Landis.

— Elle a raté un virage et elle s'est écrasée dans un mur. Le pilote de l'hélico ne voit pas son corps, mais il ne peut pas éclairer tout le lieu de l'accident. Il demande s'il doit se poser pour voir si elle s'en est sortie.

— Non ! réagit instantanément Decaze. Qu'il reste en l'air en attendant du renfort.

Carlisle le regarde l'air surpris.

— Du calme, Philippe ! Je n'ai pas l'intention de perdre un hélico, ou de la perdre elle en n'ayant plus personne en l'air pour s'assurer qu'elle ne nous file pas entre les pattes. J'envoie tous nos véhicules couvrir la zone, d'autres hélicos sont déjà en route, et nous allons nous-mêmes nous y rendre.

Il y a longtemps que Stephen a compris que Carlisle et Landis ont œuvré avec zèle à la conception et à la mise en place du piège tendu par Haywood à Naïs. Il vient seulement de comprendre que tous les moyens déployés pour intercepter et éliminer Naïs ne visaient pas nécessairement à le faire avant que son chemin ne croise celui d'Haywood. Et si, dans le meilleur des cas. Decaze l'a deviné bien avant lui, il est encore plus probable que cela a fait partie des discussions, voire des tractations, qu'ils ont eues tous les trois avant que Stephen débarque comme une fleur bleue de sa province natale.

Plus de Naïs, plus d'Haywood, plus de dossier Ann X. Était-ce vraiment cela que Naïs désirait ? Sa conscience lui souffle que non.

Naïs est encore vivante, Steph. Elle avait peu d'espoir, mais elle ne s'est pas laissé descendre. Elle s'est enfuie et elle court toujours pour sa vie. Peut-être l'auront-ils. Peut-être, mais elle se battra jusqu'au bout.

Voilà à quoi se raccroche la raison de Stephen pendant que l'appareil s'arrache de l'héliport. La raison, ce mensonge auquel il faut bien se rendre quand il est trop tard pour regretter.

 

 

Naïs ne compte pas les hélicos, ni les voitures, ni les hommes, c'est inutile. Il y en a assez pour prendre d'assaut une forteresse dans laquelle ne se trouvent que l'ennemie non publique numéro un et une équipe de nuit. L'usine produit des pièces métalliques de grande taille, des poutrelles essentiellement, pour le bâtiment et le génie civil. On ne peut pas arrêter certaines machines, le coût serait prohibitif, mais les ordinateurs les maintiennent en fonction, moyennant une surveillance électronique que très peu d'hommes suffisent à conduire : quelques ouvriers pour piloter les machines, une poignée de contremaîtres pour s'assurer que tout fonctionne et le cadre de service, qui veille à ce que la production ne s'arrête jamais.

Bâtiment par bâtiment, le fbi évacue l'usine. Seuls les aquariums informatiques, où sont enfermés un minimum de techniciens, ne sont pas vidés, mais on leur adjoint un petit bataillon, armé comme un commando de marine, pour leur protection personnelle.

En passant d'un bâtiment à l'autre, Naïs est prise dans le faisceau d'un projecteur d'hélicoptère. Elle essuie une rafale de projectiles qui explosent le bitume autour d'elle, le bitume et un semi-remorque. Trop tard, elle est à l'abri, ou prisonnière d'une forteresse de béton et de bardage, question de point de vue.

 

 

Carlisle a fait stopper devant le plus gros bâtiment du site le van depuis lequel il organise le rabattage.

— Elle est coincée, annonce-t-il.

Il est difficile d'en douter. Une demi-douzaine d'hélicoptères survolent le bâtiment, des dizaines de projecteurs en éclairent chaque centimètre carré, des centaines d'hommes en tenue de combat le cernent.

— Les techniciens ont été prévenus par radio, ils ont évacué le bâtiment. Mes hommes donnent l'assaut, ils auront pris position à l'intérieur dans quelques minutes. Cette fois, elle est vraiment foutue.

— Si vous avez l'intention de la tuer au lieu de l'arrêter, en effet, fait remarquer Stephen.

— Cette femme a plus de mille cadavres à son actif. Je ne risquerai la vie d'aucun de mes hommes.

— Le revolver avec lequel elle menaçait miss Gordon n'était même pas chargé et elle l'a abandonné au restaurant. À notre connaissance, elle ne dispose que du sabre qu'elle a récupéré dans le caniveau et avec lequel elle a blessé un de vos agents. Quels risques prennent vos hommes, au juste ?

— Elle ne se laissera pas prendre vivante.

Stephen n'a aucun doute là-dessus.

— Offrez-lui quand même une chance de le faire.

Landis intervient :

— Comment ?

— Donnez-moi un porte-voix et laissez-moi entrer.

— Vous pensez pouvoir la raisonner ?

— Je veux essayer.

Landis se tourne vers Carlisle qui se braque :

— C'est du temps perdu. Elle ne vous écoutera pas plus qu'elle n'écoutera qui que ce soit.

Decaze s'en mêle à son tour :

— Vous empoisonnez la vie de Stephen depuis bientôt un an parce que vous êtes convaincu qu'il a une importance toute particulière à ses yeux. Vous vous êtes même servis de cette situation privilégiée pour attirer Ann à Washington. Laissez-le essayer.

Stephen est stupéfait de ce soutien inattendu.

— Elle s'est déjà servie de lui pour assassiner Haywood, rétorque Carlisle.

— Ne me faites pas le coup de l'arroseur arrosé, ricane Decaze. J'accompagne Stephen.

Carlisle cherche un appui auprès de Landis. Celui-ci tranche :

— Donnez-lui un porte-voix. Nous entrons tous les quatre.

 

 

Voilà, c'est la fin. Naïs espère seulement que Stephen tiendra le choc ou que celui-ci sera suffisant pour qu'il s'ouvre à ces émotions qu'il a tant de mal à accepter. De là où elle se tient, elle ne le voit pas. Elle l'entend seulement, cinquante mètres en dessous d'elle, qui s'efforce de la convaincre de se rendre ou qui fait semblant. Il l'a appelée tour à tour Annalina, Mary, Ann et Mary Liz, mais jamais Naïs. S'il ne l'a pas fait, c'est qu'il lui croit encore un avenir, qu'il la pense capable de s'échapper d'ici ou de la prison dans laquelle il espère qu'on va l'enfermer, qu'il veut conserver d'elle quelque chose que les autres n'auront pas.

Tapie dans la charpente de la fonderie, elle est invisible du sol. Sous elle coule un fleuve de métal en fusion, qui part d'un bac maintenu à plus de deux mille degrés jusqu'à un réseau d'écoulement qui le conduit aux moules, où il sera débité en tronçons rougeoyants et encore mous pour usinage. La chaleur colle les vêtements de Nadja à sa peau.

Si elle s'avance sur la poutrelle maintenant, juste au-dessus du bac, un agent ou un autre l'apercevra. Un dialogue très bref s'instaurera entre des micros et des oreillettes. De nombreuses armes se relèveront. Un ordre sec sera donné.

Combien de balles gâcheront-ils ? Combien de temps durera la fusillade ? Très peu. Un corps sans vie ne tiendra pas longtemps sur la poutrelle. La chute, ensuite, puis l'embrasement juste avant qu'il ne s'enfonce dans le métal en fusion. D'elle, ne restera que l'adn contenu dans quelques gouttes de sang sur la poutrelle. Pour ses chasseurs, de quoi rentrer chez eux tranquilles et trouver un sommeil satisfait que les généticiens du fbi conforteront dans les heures suivantes.

À part Stephen, bien sûr, mais il comprendra que c'était le prix à payer pour clore son fichu dossier.

 

 

Tous les visages se sont levés vers la toiture. Dans l'ombre, Stephen lui aussi aperçoit Naïs. Elle s'est figée sur une poutrelle.

— Feu ! ordonne Carlisle.

C'est une mitraillade qui éclate. Le corps tressaute sous des dizaines d'impacts, bascule, plonge, bras et jambes ballants, et s'enflamme en pénétrant dans le bac.

Stephen est trop incrédule pour réagir. C'est-à-dire en mettant son poing dans la gueule de Carlisle. Il réagira plus tard, autrement. Pour l'instant, il ne ressent qu'un immense dégoût.

— Vous devriez nous faire reconduire à l'hôtel, lâche Decaze.

Il quitte le bâtiment sans attendre la réponse. Stephen l'imite, mais ne le rattrape pas. Il n'a rien de plus à lui dire qu'à Carlisle ou Landis. La seule personne avec qui il souhaite encore parler, c'est Nadja, et il en a déjà mal au ventre.