Février 2001

 

 

 

 

Jeudi 1er.

Comme le stipule son nouveau contrat, Stephen prend officiellement ses nouvelles fonctions à la tête de la cellule Ann X, mais cela fait déjà trois jours que la cellule est constituée. Comme Decaze l'a souhaité, elle n'est rattachée à aucun service, si ce n'est le sien, par proximité de bureaux. Trois bureaux. Un pour Stephen, un qui ressemble à une salle de réunion pour l'équipe d'investigation — qui ne compte qu'un seul permanent — et un pour son assistante, dévoyée du département de Decaze. La cellule lyonnaise chapeaute évidemment celle de Berlin, réduite à la portion congrue (un flic allemand et un seul des deux survivants de la cellule initiale, la femme), et une équipe de correspondants, disséminés dans plusieurs villes européennes et chargés de recenser tout ce qui pourrait avoir trait au dossier Ann X. Carlo Prusiner est un de ces correspondants.

Carlo ne s'est pas vexé quand Stephen lui a demandé, par téléphone, à qui il avait parlé de son éventuelle relation avec Alana Keffidas. Il n'a pas eu d'hésitation :

« — Philippe m'a déjà posé la question. Il était furieux que je ne lui en ai pas soufflé mot. Je lui ai répliqué que ton intimité ne regardait personne. Donc, si j'ai vendu la mèche, c'est en dormant et, dans ce cas, le mouchard que tu cherches est mon chat. Tu veux que je le fasse mettre sous surveillance ? »

Stephen non plus n'a pas hésité :

« — Une maîtresse ? Un amant ?

— Il n'y a que toi et Decaze pour oser ce genre de question sans la moindre gêne, Stephen. Alors sache que les heures des filles avec qui je couche sont beaucoup trop onéreuses pour que j'en passe ne serait-ce qu'une à dormir. »

Chapitre clos.

Jean-Paul Vauzelles, l'enquêteur qu'on a mis à disposition de Stephen, le connaît bien, il était de l'équipe qui ne l'a pas lâché pendant quatre mois. C'est un spécialiste des gadgets électroniques et de la filature. Il doit être habile, ni Stephen ni Michel ne l'ont repéré. Chaleureux, inventif et intelligent, il fait plutôt bonne impression sur Stephen, mais c'est un homme de Medeiros.

Meï-Lin Banchai, son assistante, est une informaticienne de talent qui commençait à se lasser de classer, trier, transmettre sans se voir jamais confier une analyse ou une synthèse. Elle a sauté sur l'occasion quand la direction a fait circuler la définition de poste que Stephen requérait. Elle est volontaire, directe et terriblement débrouillarde. Stephen apprécie autant son intelligence explosive que sa beauté discrète, mais c'est une femme de Decaze.

Vauzelles est un rien trop protecteur et Banchai un tantinet trop familière. Cela ne ressemble pas forcément à du service commandé, mais Stephen a du mal à ne pas y songer. Lui est peut-être un peu trop méfiant. Et la guerre larvée entre Decaze et Medeiros, que la direction fait semblant d'ignorer, n'arrange rien. Medeiros est sur la sellette, mais quelqu'un semble avoir une bonne raison de le maintenir en place sans déclencher d'enquête interne. Decaze, lui, bout d'avoir simultanément conservé Medeiros comme supérieur et d'avoir perdu tout contrôle sur le dossier Ann X. Comme il ne peut pas le montrer, cela se traduit par une avalanche de coups de main, facilités, conseils et autres mises à disposition dont Stephen ne se passerait peut-être pas mais qui vont finir par l'agacer.

Les relations avec Medeiros sont d'une franchise parfaitement malsaine.

« — Vous avez manœuvré très habilement pour obtenir ce que vous vouliez, Stephen, mais cela ne fait pas de vous quelqu'un de compétent.

— À votre place, j'éviterais ce terrain, monsieur.

— Je ne vous en veux pas. Ce dossier est pourri. Je vous mets simplement en garde contre la suffisance. Vous êtes indépendant, mais pas autonome. Tâchez de ne pas froisser trop de susceptibilités.

— Et vous savez de quoi vous parlez, n'est-ce pas ? Mais rassurez-vous, je ne vous en voudrai que si je m'aperçois que vous avez contribué à pourrir ce dossier.

— J'ai fait ce qu'on m'a demandé de faire.

— C'est le pronom indéfini qui me dérange.

— Pensez ce que vous voulez, je n'ai servi que les intérêts de la boutique.

— Je pense que la boutique n'a pas à avoir d'intérêts. »

Hormis les apports de Stephen, il n'y a pas un octet de plus dans le dossier rendu par Medeiros que dans celui que Decaze et lui ont été obligés de lui transmettre. Et, surtout, rien qui ait franchi l'Atlantique, du moins d'ouest en est. Dans ce domaine, pour l'instant et malgré les engagements de la diplomatie américaine, les relations n'ont pas évolué. Carlisle est toujours en place et sa seule communication depuis que la cellule a été créée fait part d'une enquête en cours dans ses services concernant les manipulations auxquelles Delaunay aurait pu se livrer. Une autre désillusion contre laquelle Medeiros l'a prévenu :

« — Les Américains disent que, pour enterrer une affaire, il suffit de créer une commission d'enquête parlementaire. Quand celle qui examine les agissements de Delaunay rendra ses conclusions, nous recevrons une nouvelle volée d'excuses. Carlisle ne sera pas débarqué. Une poignée de malversations anodines, qu'on se fera un devoir de vous communiquer, seront attribuées au regretté John Smith. La preuve sera établie que Delaunay agissait de son seul chef et qu'il n'existait aucune collusion entre les différentes agences. Si vous insistez, le consul organisera une dernière rencontre pour vous assurer que, derrière ce paravent politique, se cache une véritable purge dans tous les services mais que, pour des raisons de sécurité nationale, rien ne transparaîtra. Il vous remettra même un dossier confidentiel avec un ou deux morceaux de choix validant vos soupçons mais inexploitables. Ensuite, chaque fois qu'Ann X frappera sur leur territoire, ils se feront un plaisir de vous en tenir informé. Si vous savez vous contenter de ça, ils vous foutront une paix royale. »

Malgré l'optimisme de Decaze. Stephen craint que Medeiros ait raison sur toute la ligne.

 

 

Vendredi 2.

C'est la cinquième fois de la semaine que Banchai passe la tête par la porte de son bureau et demande :

— Tu viens déjeuner ?

Stephen a vivement encouragé le tutoiement entre membres de son équipe, correspondants inclus, surtout en ce qui le concerne. Seuls ceux avec qui il n'a encore conversé que par téléphone ont éprouvé quelque difficulté. Néanmoins, il se demande s'il n'aurait pas été plus avisé de maintenir une certaine froideur conventionnelle avec Banchai, qu'il appelle toujours Meï-Lin, mais qu'il s'efforce d'évoquer par son patronyme. Tout bien réfléchi, ce n'est pas tant la familiarité de la jeune femme qui le gêne, que son charme, et ce n'est pas elle qu'il repousse en déclinant ses invitations, mais l'attrait qu'elle exerce sur lui. Depuis qu'il a mis un terme à sa relation avec Diane, du moins à la partie sexuelle de leurs relations, il est un peu à cran. Ce réveil exacerbé de sa libido l'amuserait, s'il n'était pas confronté au quotidien à la séduction de son assistante. Séduction dont il ne doute pas qu'elle soit volontaire.

— J'ai un truc à finir.

Il est déjà plus de treize heures. Le coude appuyé sur la poignée de la porte, elle arrondit ses yeux bridés.

— Oui, moi aussi. Je le finirai d'ailleurs cette après-midi.

Manière de dire : « Tu vas me rembarrer encore longtemps avec des excuses bidons ? »

— Écoute, Meï-Lin, je...

Je quoi ? Je n ai pas envie de mélanger le cul et le boulot et je ne suis pas assez grand pour me tenir à distance ? N'importe quoi.

— ... Je veux bien, mais pas dans la Cité. Je ne peux plus la voir, même en peinture.

Un quart d'heure de bus et de marche plus tard, ils sont dans un restaurant de la rue de Sèze, celui dans lequel Stephen déjeune le plus fréquemment, toujours seul. Souvent, même, il est le dernier client et la cuisinière, patronne de l'établissement, lui offre le café et le pousse-café. Il en va ainsi dans les deux autres restaurants, rue Cuvier et rue Tête-d'Or, qu'il fréquente régulièrement. Rue Cuvier, il débarque généralement pour la fermeture et il déjeune dans la cuisine. Rue Tête-d'Or, il arrive tellement tôt qu'il mange avec le gérant et ses deux employés. Dans les trois établissements, on l'appelle Steph, on le tutoie et on ne lui pose plus de question sur son job de « psychopathe à Interlope » (dixit S. Bellanger) depuis qu'il l'a défini en termes rébarbatifs comme d'un ennui dangereusement mortel.

Ce n'est pas un hasard si Stephen a choisi d'emmener Banchai dans l'un de ses repaires et précisément celui-ci. L'accueil suffit d'ailleurs à faire perdre toute son aisance à la jeune femme et l'essentiel de son opiniâtreté.

— Steph, mon chou ! le hèle la serveuse avant de traverser la salle pour l'embrasser sur la bouche.

C'est ensuite lui qui tend les lèvres par-dessus le comptoir pour que la barmaid et caissière y dépose un baiser et, moins de trente secondes plus tard, prévenue par la serveuse, la patronne déboule de sa cuisine pour se couler langoureusement dans ses bras et lui rouler une petite pelle amicale, comme elle dit. Ce n'est qu'après qu'elle remarque qu'il est accompagné. Elle attrape Banchai à pleins bras, l'embrasse sur chaque joue et, à la plus grande joie de Stephen, débite :

— J'espère que tu n'es pas jalouse, ma jolie, parce que, ici et avec ce bourreau des cuisses là, tu n'as pas fini d'en baver. Moi, c'est Natie, pour Natacha. Derrière le zinc, c'est Amy, pour Amanda et, qui court dans toute la salle sans jamais renverser un plateau, c'est Targa, mais me demande pas le prénom qu'elle essaie de cacher, elle a jamais voulu le dire. Quand elle est de mauvais poil, on l'appelle Porschie, ça la remet d'aplomb. Et toi ?

Il faut plusieurs secondes à Banchai pour répondre.

— Euh... Meï-Lin, certains de mes amis m'appellent ml...

— Emmelle ? C'est breton ?

Natie explose de rire et retourne à ses cuisines sous les applaudissements muets de Stephen et la frimousse atterrée de Banchai.

Quarante-cinq ans, voluptueuse, Natie est une prostituée tardivement reconvertie dans la restauration. Actrice porno de vidéos bas de gamme jusqu'à la trentaine, Amy travaille depuis quatre ans avec elle. Targa est le diminutif de Target, en référence à son passé de shootée. À vingt ans, elle est toujours fichée comme junkie, prostituée et délinquante multirécidiviste alors qu'elle ne s'est plus vendue et qu'elle ne s'injecte plus rien dans les veines depuis que Natie et Amy l'ont récupérée, il y a trois ans. Stephen leur voue, à toutes les trois, une profonde admiration, qu'elles lui rendent depuis qu'il a sorti sa carte d'Interpol pour réduire à néant l'intérêt de deux flics pour leurs formes avantageuses et une partie de la recette du restaurant. Leur intimité s'arrête d'ailleurs là, et à ces effusions sans suite dont il n'est sûrement pas le seul à bénéficier, mais Banchai n'a pas à le savoir.

Banchai l'observe durant tout le repas en s'efforçant de réévaluer ce qu'elle connaît de lui. Cela ne doit cadrer ni avec la personnalité dont elle croyait s'être fait une idée, ni avec ce que Decaze lui a inévitablement confié sur son compte, car elle le regarde parfois comme s'il débarquait de Mars, voire de beaucoup plus loin. Stephen n'en rajoute pas, mais le hasard de la conversation le conduit plusieurs fois à la décontenancer. Par exemple :

— Tu as réussi à te faire des amis sur Lyon ?

— Ça, c'est une question de Parisienne, Meï-Lin.

— Touchée. Et je n'ai quitté Paris que depuis deux ans.

— Il y a quatre ans que je suis ici et j'ai le contact facile.

— Donc, tu as des amis lyonnais.

— Un.

— Un ?

— Disons deux, pour ne pas vexer Diane.

— Diane n'est pas là.

— Alors un. Michel. Je ne connais pas son nom.

— Tu ne...

— Lui connaît le mien parce qu'il est sur ma boîte et sur ma porte. Pour moi, c'est plus difficile : il n'a ni boîte, ni porte, ni rien, d'ailleurs.

À la façon dont elle ferme la bouche après l'avoir gardée ouverte trois secondes de trop, il sait qu'elle a compris que le seul ami de son chef de service est un sdf. Elle essaie tour à tour plusieurs sujets mais, chaque fois, Stephen la laisse pantoise. Les sujets qu'il lance aboutissent aussi sur des remarques qui la décontenancent.

— Pourquoi Interpol ?

— Parce que c'est le seul poste qu'on m'a proposé qui n'était pas dans le treizième.

— Le treizième ?

— Chinatown.

— Tu ne trouvais du boulot que dans le treizième ?

— Dans, sur, pour, autour. Même les rg, qui m'auraient de toute façon collée derrière un ordinateur, ne voulaient me refiler que ce qui concernait Chinatown. J'ai la tête de l'emploi, tu ne crois pas ?

— Tu as surtout la langue, les langues. Tu parles, tu lis et tu écris vietnamien et chinois, non ?

— Mon père est vietnamien, ma mère chinoise.

— J'ai lu ton cv. Dedans, il est mentionné que tes parents ne parlent ni l'un ni l'autre le français et qu'ils communiquent entre eux en anglais. Tu as dû cravacher dur pour maîtriser les quatre langues !

— J'ai toujours rêvé de voyager.

— J'ai ma réponse.

— À quoi ?

— Pourquoi Interpol.

— Lyon ne fait pas partie des destinations que j'envisageais.

— Ça va avec l'informatique : tour du monde par procuration.

Il pourrait en dire beaucoup plus. Lui parler de son adresse place Raspail, en bordure du tout petit quartier chinois de Lyon. Lui demander combien de fois par mois elle rentre sur Paris, combien d'heures elle passe sur Internet le soir chez elle, à combien de chats ou de forums elle participe. Il pourrait lui montrer que son mal de l'air et son problème de racines sont étroitement liés. Bref, il pourrait jouer les psys pour la contraindre à garder ses distances, mais le savoir lui suffit et quelqu'un écoute leur conversation avec un intérêt à peine dissimulé.

Elle est appuyée dans l'angle entre le bar et un mur, devant la machine à café. Quatre doigts passés dans une poche du jean, le coude sur le comptoir. Les cheveux d'un blond pâle qui tombent raides sur son blouson de cuir noir. Les yeux d'un vert doré qui sourient de toutes leurs paillettes. Elle est là depuis... depuis qu'elle a bien voulu qu'il la remarque. Non. Il se souvient l'avoir vue se glisser entre les tables, frôler la leur et s'installer dans son coin. C'est fugace, comme un film décomposé. Certaines images sont floues, d'autres ont la netteté du ralenti. Elle n'a rien fait pour qu'il la remarque, ses yeux se sont simplement mis à sourire quand il l'a fait. Elle lui adresse son sempiternel clin d'œil. Il baisse les yeux.

Quand il les relève, elle n'est plus là. Il balaie le restaurant du regard sans la trouver. Comme il va jusqu'à pivoter sur sa chaise, Banchai demande :

— Tu cherches quelqu'un ?

Il fait la moue.

— J'ai été filé pendant des mois. J'en suis resté un peu méfiant.

 

 

Samedi 3.

Dix heures trente, le bar est entre deux clientèles. Les attardés du petit déjeuner finissent leurs grands crèmes. Les matinaux de l'apéritif attaquent le premier pastis. Les autres tournent à la pression. Celle qui est devenue la table attitrée de Stephen est occupée par une brunette assez jolie pour qu'il s'installe face à elle, à une table et deux chaises d'écart. Après deux minutes, Kouda lui apporte son café, ses croissants et Le Canard enchaîné.

— T'es pas en avance, Québec. J'ai failli refiler tes croissants à des touristes.

Pour Kouda, tout ce qui n'est pas habitué est touriste. Ça n'a rien de péjoratif.

— Merci de les avoir gardés. J'ai eu une panne de paupières.

— Brune ou blonde ?

— Noire comme l'ébène. (Avant que Kouda ne commette une autre brève de comptoir, Stephen ajoute :) C'est ma mère, elle n'a jamais pigé le truc des faisceaux horaires et elle appelle n'importe quand.

Kouda est ahuri :

— Ta mère est noire ?

— Non, mais elle devrait.

Kouda part de son rire tonitruant.

— T'es vraiment chtarbé, Québec, tu sais ?

Oui, Québec le sait. Du moins, il commence à en prendre conscience.

— Pourquoi ? Ta mère à toi est bien noire, non ?

— Ça oui ! Mais je te jure qu'elle l'a pas fait exprès !

— C'est la différence avec la mienne. Elle a l'impression d'avoir choisi tout ce qui lui est arrivé par hasard. Du coup, elle se remarie sans cesse avec mon père en lui reprochant d'être ce qu'il est.

— Eh ben voilà ! Maintenant tu sais pourquoi je suis noir et je sais pourquoi tu es chtarbé.

Kouda retourne à son comptoir en rigolant.

Un couple se lève et quitte le café, une mamie les imite après avoir vidé sa tasse de chocolat. À part les piliers du bar qui continuent à refaire le monde, accoudés au comptoir, il ne reste plus que Stephen et l'étudiante qui lui a emprunté sa table. Pourquoi étudiante ? Parce qu'elle feuillette un livre d'une main et que, de l'autre, elle griffonne des notes sur un bloc de papier, tout en chassant d'un souffle la mèche qui lui tombe régulièrement devant les yeux. Noisette, ces yeux. Même quand elle relève la tête pour mâchouiller son stylo et qu'elle regarde dans la direction de Stephen, elle ne le voit pas. Elle est perdue dans ses réflexions. Lui en profite pour l'observer sans vergogne. Par jeu. Il commence par lui donner un âge : vingt et un ans (c'est un âge arbitraire, elle pourrait en avoir quatre de plus ou deux de moins). Il s'efforce ensuite de deviner ce qu'elle étudie. Toujours par jeu. Il se dit que s'il acquiert une certitude avant qu'elle ne remballe ses affaires, il franchira les trois mètres qui les séparent et il l'abordera.

Quand elle écrit, elle écrit vite et elle fait littéralement voler les pages de l'ouvrage pour prendre des notes plutôt que pour copier. Elle hésite assez peu, elle connaît bien l'ouvrage. Il s'agit davantage d'une synthèse par recoupements que d'une recherche. Pratiquement toutes les sciences humaines occasionnent ce genre d'exercice. Il a une préférence pour l'économie ou le droit, mais il ne saurait dire pourquoi. Peut-être parce qu'il y a quelque chose de rigide en elle. On peut difficilement être plus pétri d'idées préconçues.

Il avale ses croissants lentement mais mécaniquement. Il sirote son café par gorgées. Il n'ouvre pas le Canard. Rien ne presse. Puis il se rend compte, alors qu'il a les yeux fixés sur elle, qu'elle l'observe aussi. Pris en flagrant délit, il ne peut que sourire. Alors elle sourit aussi, referme son bloc-notes et le livre, les empile sur un coin de la table et se croise les bras sans le lâcher du regard. Ce n'est plus tout à fait le même regard. D'ailleurs, elle paraît tout à coup plus âgée qu'il ne l'a estimé. Plus mûre. Plus sûre d'elle.

Aucun besoin d'un clin d'œil. Il sait. Il le voit. Il se demande même comment il a pu ne pas s'en apercevoir avant. Il ne l'a jamais croisée avec cette coupe de cheveux, ni cette couleur, ni ces lentilles, mais c'est elle. Il retrouve le dessin de ses lèvres sous le rouge léger qui les recouvre. Il retrouve la forme de son nez et de ses pommettes. Il retrouve Alana, au second plan, et, sur d'autres plans, la blonde de chez Natie, la furie du château, la harpie de Berlin, et Paola aussi, et d'autres, en surimpressions fugaces. D'autres, moins nombreuses que sa parano ne le lui soufflait, mais d'autres assurément. Et ici, maintenant, à quelques pas de lui, elle attend qu'il se lève et qu'il la rejoigne à sa table. Elle ne l'invite pas. Elle se met à sa disposition.

Stephen se tourne vers le comptoir. Kouda ferraille avec la platine laser, qui refuse de lui rendre un disque, sous les encouragements goguenards de ses trois clients les plus fidèles. L'un d'entre eux a-t-il conscience de la présence d'Ann ? Son regard revient sur celle-ci. Il n'y a pas de consommation sur sa table. Si quelqu'un s'est aperçu de sa présence, ce n'est pas Kouda. Mais le plus surprenant c'est que, pour une fois, elle ne s'est pas volatilisée. Elle a toujours les yeux fixés sur lui. Elle attend encore. Elle attendra jusqu'à ce qu'il se décide à plonger ou jusqu'à ce qu'il fuie. En tout cas, c'est comme ça qu'il comprend son immobilisme. Elle lui offre une opportunité.

Lui se demande combien de temps il lui faudra pour mettre de l'ordre dans sa mémoire. Et, cette fois, ni Diane ni aucun analyste ne pourra l'aider. L'hypnose peut-être. S'il parvient à fixer ses traits.

Il y avait une tasse derrière la pile formée par le livre et le bloc-notes. Elle la lève et trempe les lèvres dedans. Kouda l'a bel et bien vue, ses clients aussi probablement. Ils l'auront oubliée dans quelques heures, peut-être bien avant, ou ils seront incapables de la décrire, mais ils l'ont vue. Et ils se souviendront du livre et du bloc-notes, comme d'autres se sont souvenus d'un sabre ou d'un parapluie, d'un poignard, d'une paire de ciseaux, des ustensiles. Elle peut s'effacer de n'importe quelle mémoire, elle ne sait pas gommer les ustensiles. Ça, c'est une évidence qui aurait dû lui sauter aux yeux depuis longtemps, et qui ne sert à rien. Ou peut-être pas. Banchai doit être capable de bidouiller un programme qui passe au crible des millions de dossiers anodins, bénins, insignifiants pour détecter la location, le vol, le détournement d'objets sans description d'utilisateur. Il doit même être possible de lancer un agent sur la toile pour qu'il effectue systématiquement le même boulot.

Au fond, il le sait depuis toujours. Ann se nourrit, se loge, s'habille, se déplace, en toute illégalité ou sous des identités d'emprunt, intangibles, floues, évanescentes. C'est donc par les ombres qu'elle laisse derrière elle qu'on peut la suivre.

Elle lui sourit.

Il tire un billet de vingt francs de son portefeuille. Il le pose sur la table et il s'en va. Il a un peu peur qu'elle le suive.

 

 

Mardi 6.

Stephen a trouvé ce qu'Ann a évoqué comme sa trilogie américaine, mais il ne voit pas de rapport direct avec l'assassinat des sœurs Keffidas, sauf si la série ne s'arrête pas là. Chicago, Los Angeles, New York. Vingt-deux meurtres en deux mois. Les dossiers lui avaient été transmis par Smith. Même s'il se souvient avoir tiqué lors des premières lectures, ils sont en apparence irréprochables. Toutefois, en poussant plus loin, il apparaît que les identités des victimes et d'une partie des témoins, communiquées par le fbi, sont invérifiables. Comme aucune source officielle ne lui permet d'affiner ses recherches, il confie à Banchai le soin de s'enfoncer plus furtivement dans les fichiers américains. Les dossiers verrouillés de la cia, du fbi ou du Pentagone sur lesquels elle achoppe suggèrent que les vingt-deux personnes assassinées par Ann à l'automne 97 étaient des agents ou d'ex-agents de différents services américains. Et ce ne sont pas les seules.

Sous cet éclairage, entre 98 et 99, tout se passe comme si Ann et les services américains se livraient à un concours d'exactions. En Amérique latine, la cia se débarrasse de personnalités politiquement gênantes pour les intérêts de l'économie américaine en usant des méthodes Ann X. Ann exécute des correspondants locaux de l'agence ou des agents eux-mêmes. Stephen ne peut pas le prouver, il ne peut même pas en être raisonnablement certain, mais il suspecte que cela concerne plus de la moitié des affaires sur cette période. Idem fin 99 et début 2000, de nouveau et brièvement aux États-Unis, mais surtout en Europe, où très peu des meurtres jusque-là imputés à Ann répondent parfaitement à ses critères ou à sa méthodologie avérés. Chaque fois, quelque chose cloche. Les dépositions des témoins et les identités des cadavres parfois, les motivations souvent. S'il est indéniable qu'Ann continue à massacrer ses contemporains, ses leitmotive semblent avoir évolué.

Retour en force vers la logique de prédation émise par Nussbauer. Ann chasse, veille sur son territoire en limitant la population des nuisibles et, acculée, se retourne contre ses propres prédateurs. Cela ne l'empêche pas d'égorger l'un ou l'autre représentant de la loi, lorsque sa liberté est en péril, ni d'émasculer un entreprenant lorsqu'elle se sent sexuellement agressée, mais sa guerre contre ce que, faute de mieux, Stephen continue à appeler l'équipe Delaunay a pris le dessus sur ses psychoses. Reste à vérifier l'hypothèse et, au-delà, à en quantifier les conséquences sur son comportement.

Decaze lui conseille de demander à Anton de mettre son réseau en branle pour réexaminer les affaires de l'automne 99 en Europe de l'Est. Medeiros lui suggère de contacter l'un des officiers de la dst à qui il a déjà eu affaire pour qu'il interroge un de ses homologues de la dgse. Un peu de ce que cache la cia a pu transpirer auprès de services amis, surtout s'il s'agit de cadavres à escamoter de territoires aiguisant leur esprit de compétition.

Les deux lui recommandent expressément, quel que soit le résultat de ces discrètes investigations, de ne rien entreprendre sans l'aval formel de la direction. Un esprit malin souffle à Stephen qu'ils le savent tous deux sur une pente savonneuse au sommet d'une impasse.

 

 

Vendredi 9.

Chaque fois qu'il passe devant le banc vide, il pense à Michel, et il y passe deux fois par jour, presque tous les jours. C'est pour ça que, chaque matin, il prend son café chez lui, pour n'avoir qu'un regard à jeter sur le banc avant de dévaler l'escalier de la bouche de métro. Il ne l'a pas revu depuis qu'Ann l'a embarqué. Il l'a juste eu au téléphone, une fois, le surlendemain du « massacre ». Soit Michel l'a anticipé de son initiative, soit Ann lui a recommandé la prudence : la communication a été très courte.

« — Salut Steph. Je suis en vadrouille. Je vais où tu sais. Je te rappellerai quand je serai installé.

— Si je veux te joindre ?

— Tu me trouveras sur le marché. On y descendra toutes les semaines. »

Le marché d'Uzès, évidemment, là où une communauté de marginaux installée dans les Cévennes peut écouler ses produits artisanaux. Cette fois, c'est sûr, Michel en a fini avec la cloche. Plus tôt que prévu, par la force des choses, mais ce ne doit pas être pour lui déplaire : il avait du mal à se décider. Stephen aussi s'en réjouit. Mais, tabernacle, ce que son pote lui manque !

À qui d'autre pourrait-il parler des eaux troubles dans lesquelles il s'immerge un peu plus chaque jour ? Qui d'autre pourrait comprendre qu'il se sent libre avec une épée de Damoclès en guise de petit nuage personnel ? Même Diane y perdrait son Freud, son Jung et son Lacan. De toute façon, Diane l'ennuie. Elle ne raisonne plus qu'en fantasmes, quel que soit le sujet, et elle consacre l'essentiel de son énergie à concrétiser les siens.

Michel, lui, comprendrait pourquoi il accepte le jeu du chat et de la souris. Pourquoi, tandis qu'il organise une nasse à l'échelle de la planète, ou peu s'en faut, pour coincer Ann, il ne lève pas le plus petit doigt quand il la croise dans son bar de prédilection, dans un de ses restaurants préférés, au coin d'une rue ou dans une rame de métro.

Là, elle est assise à deux mètres de lui. La tête appuyée contre la vitre, ses yeux verts qui se reflètent dedans. Elle est auburn, ce matin, coupée au carré avec deux pointes qui rebiquent sous la mâchoire. Elle a des taches de rousseur autour du nez. Elle mâchouille un chewing-gum. Elle se ressemble moins que chez Kouda.

Plutôt, elle ressemble moins au visage qu'il commence à connaître, mais il est maintenant sûr de la reconnaître sous n'importe quel maquillage. Enfin, si elle se laisse voir.

Il ne l'a pas aperçue sur le quai, par exemple, et il ne l'a vue ni monter ni s'asseoir. Simplement elle est apparue, subitement, alors qu'il s'accrochait à sa barre et qu'il pensait à Michel. Ni sourire, ni clin d'oeil, ni regard direct, elle l'observe dans le reflet de la vitre. Comme samedi dernier, elle attend. C'en est presque rassurant.

Stephen est tout à coup moins certain que Michel comprendrait pourquoi il ne l'aborde pas, pourquoi il n'en parle pas à Decaze, pourquoi il ne lui tend pas un piège, pourquoi lui aussi attend. Que lui dirait-il avec son foutu sens des évidences ?

T'as peur qu'elle te découpe en rondelles ou qu'elle charcute quelqu'un que tu connais ? T'as peur qu'elle s'échappe, qu'elle revienne et que, cette fois, elle soit très, très en colère ? Ou t'as peur que Decaze l'abatte sans autre forme de procès ?

Oui, peut-être Michel poserait-il ce genre de questions, mais il est probable qu'il en poserait de plus embarrassantes.

T'es plus si sûr que ce soit un drame qu'elle ait zigouillé mille mecs ? Ou alors tu te dis que c'est moins grave puisque, sur les mille, elle n'en a sûrement trucidé que huit cents et qu'il y a peut-être un dixième, voire un cinquième de barbouzes dans le tas ?

Michel a toujours le chic pour lui rendre les doutes inconfortables.

T'as un ticket, elle est jolie, elle t'a sauvé la tête et elle s'en remet à toi. Tu veux pas la trahir, c'est ça ? Parce que ça serait un peu comme un cureton qui dénonce des sans-abri réfugiés dans son église ?

Ou comme un psy qui vendrait l'intimité de ses patients aux rg, ou à Delaunay. Un peu de tout ce que pourrait lui dire Michel ou rien de tout ça. Pour Stephen, cela ne fait aucune différence. Le dossier Ann X n'est pas un problème qui se réglera en appuyant sur un bouton ou sur une détente — un détonateur, à la rigueur, version minage à l'ancienne — parce qu'Ann n'en est qu'un élément.

Elle se lève quand il s'approche de la porte. Elle quitte la rame au même arrêt que lui, en même temps que lui. Elle marche pratiquement à ses côtés jusqu'à l'arrêt de bus et elle s'arrête, à un mètre de lui, en lui jetant un œil de temps en temps. Quand le bus s'immobilise et que les portes s'ouvrent, elle se dirige vers la même ouverture que lui et le suit immédiatement à l'intérieur. Il reste debout près d'une barre, elle s'accroche à la barre la plus proche. À l'arrêt Cité internationale, elle descend en même temps que lui et l'accompagne jusqu'au bâtiment d'Interpol. Elle avance cette fois parfaitement à sa hauteur, un mètre cinquante sur sa gauche. Elle se rapproche même jusqu'à le toucher lorsqu'ils atteignent le bâtiment. Leurs bras, en tout cas, se frôlent. Plusieurs phrases se bousculent dans le crâne de Stephen.

Il est hors de question que je te laisse entrer là-dedans.

Tu veux que je te fasse arrêter maintenant, c'est ça ?

Je suis insensible à la provocation.

Ça rime à quoi ce jeu ?

Il n'en prononce aucune. Il s'immobilise. Elle non. Elle le regarde en secouant imperceptiblement la tête.

Elle continue son chemin. Il attend qu'elle soit à plus de cent mètres avant de pénétrer dans la boutique.

 

 

Mardi 13.

Il a un doute depuis plusieurs jours. Maintenant, il en est certain. Quelqu'un le file. Vauzelles. Il ne peut pas être sûr qu'il s'agisse de Vauzelles depuis que la sensation lui pèse, mais il ne voit pas pourquoi Ann aurait subitement décidé de se cacher pour le suivre ou, du moins, de ne pas se montrer de temps en temps comme elle prend un malin plaisir à le faire depuis le début du mois. Néanmoins, là, dans la Fnac, c'est bien Vauzelles qu'il vient de piéger.

Piéger n'est pas le terme exact. Vauzelles n'a pas remarqué que Stephen l'a repéré, mais celui-ci a effectivement plié les jambes et slalomé très vite entre les rayons pour se poster derrière une tête de gondole, d'où il l'a aperçu. Ensuite, il reprend le cours normal de ses pérégrinations, acquiert deux cd et entraîne Vauzelles place Bellecour, puis rue de la Charité, rue des Remparts-d'Ainay et place Ampère.

Ce périple n'a pas de sens précis, pas même celui de s'assurer que Vauzelles le file effectivement. C'est un trajet normal que Stephen effectue le pas flâneur pour se donner le temps de décider de l'attitude qu'il doit adopter. Finalement, il rentre chez lui après un détour par la boulangerie sans avoir pris de décision. Il a tout son temps.

 

 

Vendredi 16.

Pour la seconde fois, Stephen accepte de déjeuner avec Banchai. C'est elle qui choisit un restaurant de spécialités chinoises, vietnamiennes et thaïlandaises, rue Ney. Curieusement, alors que Vauzelles le file dès qu'il met le nez hors de la boutique, il ne prend pas cette fois la peine de les suivre lorsqu'ils quittent le bâtiment.

Banchai est rayonnante, et pas seulement parce qu'elle se sent dans un univers familier. Elle plaisante, elle rit, elle minaude et elle ne manque jamais une occasion de mettre en valeur sa sensualité. Plusieurs fois, elle le frôle, chair à chair, et elle ne le lâche pas du regard. Bref, elle le drague effrontément et Stephen se laisse faire.

 

 

Samedi 17.

Stephen petit-déjeune chez Kouda, à sa table habituelle. Ann s'installe cinq minutes après lui, à la table immédiatement à côté de la sienne. En tendant le bras il pourrait la toucher. Elle ressemble un peu à l'étudiante qu'elle lui a déjà montrée au même endroit, mais, cette fois, Kouda ne vient pas s'enquérir de sa consommation. Stephen est le seul à la voir. Ils restent une demi-heure l'un à côté de l'autre sans échanger plus d'un regard. Elle le suit jusqu'à la porte de son immeuble lorsqu'il quitte le bar.

 

 

Dimanche 18.

Hier soir, Stephen a décliné l'invitation à dîner chez elle de Banchai. Ce matin, il a baladé Vauzelles sur tous les quais de Saône et, particulièrement, sur le marché de la Création, comme il l'avait fait la veille sur les quais du Rhône et à la Croix-Rousse. A croire que ce type travaille sept jours sur sept.

A midi et demi, en rentrant chez lui, Stephen se décide à éliminer son dernier doute. Il appelle Banchai.

— Salut, Meï-Lin. Ça tient toujours ton invitation ?

— Steph ? (Depuis vendredi, elle raccourcit son prénom.) Avec plaisir, mais c'était pour hier, tu sais ?

— Hier, je ne...

— Ne t'excuse pas. Je suis ravie. Tu viens à quelle heure ?

— Maintenant ?

— Laisse-moi le temps de faire un saut à la supérette.

— Un dimanche à cette heure ? Si tu préfères venir ici...

Elle prend un accent de doublure française pour rôle asiate de série B américaine :

— Supérette chinoise toujours ouverte. Mieux chez moi.

— Je débarque dans une heure, si tu veux.

— Une demi-heure me suffit.

Il y a une promesse et un empressement dans sa voix.

Vauzelles ne le reprend pas en filature quand il quitte son immeuble.

Banchai lui saute dessus après le premier verre de vin blanc. Elle remet ça chaque fois qu'il fait mine de vouloir s'esquiver. Il ne peut le faire que lorsqu'elle s'est endormie, vers minuit.

 

 

Lundi 19.

Anton livre enfin le rapport de son réseau. Effarant. Concernant la seule zone couverte par ses correspondants, sur les vingt-cinq victimes des sept affaires imputées à Ann à l'automne 99 et des quatre de février 2000, quinze ont pu être directement reliées à des services spéciaux américains et six autres sont susceptibles de l'être ou possèdent toutes les caractéristiques supposant qu'elles puissent l'être.

Sur le coup de l'excitation, Stephen relance son contact à la dst, lui donne les chiffres et lui demande d'insister auprès de son propre contact à la dgse. Moins de quatre heures plus tard, celui-ci le rappelle et lâche tout à trac : Mon contact confirme Tbilissi et Minsk en novembre 99 et n'infirme aucune des autres informations. Il se souvient par ailleurs que nos homologues espagnols ont soupçonné que les affaires d'Almeria et de Barcelone, fin janvier 2000, étaient en relation avec un service ami opérant officieusement sur leur territoire. Certaines dépouilles auraient été rapatriées par le biais diplomatique. Il ajoute que, dans les premières semaines de ce même mois de janvier, les services américains semblent avoir connu quelques déboires en Algérie et au Maroc, déboires qui ne peuvent pas tous être expliqués par leur lutte contre le terrorisme. C'est tout.

— Comment ça : c'est tout ?

— Il ne s'engagera pas plus avant.

— Je ne lui demande pas de s'engager. J'aimerais obtenir des informations plus précises pour...

— Vous n'en obtiendrez ni de lui ni de moi. L'efficacité des services secrets tient justement à leur capacité de préserver l'obscurité autour de leurs sources et de leurs actions. Je suis sûr que vous comprenez ça, Stephen ? Vous-même êtes tenu à une certaine confidentialité, n'est-ce pas ?

— Je suis surtout complètement bloqué par cette confidentialité.

— C'est notre lot à tous, mais vous savez comme moi que nous avons d'autres biais. Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls et nous sommes de loin les mieux lotis. Songez, par exemple, au travail de fourmi ou de titan, appelez-le comme vous voulez, auquel se livrent les journalistes d'investigation pour mettre au jour ce que nous nous évertuons à leur cacher.

Cette phrase n'a pas pu être prononcée par hasard. Dix minutes plus tard, Stephen obtient de Decaze les coordonnées de deux correspondants, un au Maroc, un en Algérie. Dans la demi-heure qui suit, il leur demande à tous deux d'éplucher les journaux de leur pays respectif pour le mois de janvier 2000 et de lui expédier par le Net tout ce qui peut avoir trait, de près ou de loin, au dossier Ann X. Il est seize heures.

À vingt heures, le dossier s'est enrichi de deux nouvelles affaires. Une à Oran, le 24 janvier 2000. Une le surlendemain à Berkane (la veille de celle d'Almeria). En Algérie comme au Maroc, il n'est pas possible de douter qu'Ann soit l'auteur des doubles assassinats, perpétrés au poinçon et en pleine foule sans qu'aucun témoin ne puisse décrire la meurtrière que tous ont pourtant vue. À Oran, les journaux parlent des victimes comme de ressortissants américains et sous-entendent qu'il pourrait s'agir d'espions. À Berkane, ce sont deux ingénieurs étrangers, travaillant pour un consortium pétrochimique, qui pourraient avoir été victimes d'un acte terroriste lié au mia algérien.

Par mail, Stephen demande au correspondant algérien de rechercher d'autres crimes, moins exhaustifs sur les critères Ann X, dans les semaines précédant celui d'Oran. Au Marocain, à tout hasard, il demande de trouver comment Ann est passée en Espagne et, plus précisément, sur quel bateau elle a fait le voyage jusqu'à Almeria.

À vingt heures trente, Banchai passe la tête par la porte de son bureau.

— Je vais y aller. Tu me rejoins ?

— Je t'appelle si je termine à une heure décente.

Elle prend une mine contrariée puis elle éclate de rire.

— Je suis crevée. J'ai peur qu'aucune heure ne soit vraiment décente pour moi cette nuit. Je te mitonne un pho au bœuf pour demain soir. Ça te va ?

Stephen retient son sourire.

— Ce serait plutôt mon tour de cuisiner, non ? Et mon appart est très sympa, tu verras.

— Pho au bœuf chez moi demain et hamburger au caribou chez toi la prochaine fois.

Stephen approuve de la tête. Demain et la prochaine fois sont deux détails qui l'intéressent beaucoup moins que ce soir. Parce que, ce soir, il est sûr que Vauzelles va se raccrocher à ses basques. C'est mathématique : quand il n'est pas avec Banchai, Vauzelles lui colle au train. Il l'a encore vérifié à midi, en refusant de déjeuner avec Banchai, sous prétexte qu'il attendait un coup de fil, et en la rejoignant après dix minutes au restaurant où il savait qu'elle mangeait. Dix minutes à traîner Vauzelles derrière lui. Juste ces dix minutes. Ces deux-ci sont presque aussi synchrones que leurs anciens chefs de service sont discordants.

 

 

 

Mardi 20.

A moins qu'elle n'ait disposé d'un hélicoptère pour rallier un aéroport ou un autre port, le correspondant marocain pense qu'Ann n'a pu franchir la mer d'Alboran qu'à partir de l'enclave espagnole de Melilla, dans la nuit du 26 janvier 2000, par ferry. Le poste frontière marocain n'a noté le passage que de deux femmes ce jour-là, deux journalistes qui voyageaient ensemble, une Française et une Algérienne.

Après vérification, la douane espagnole confirme qu'une journaliste algérienne et une photographe française ont bien pénétré dans l'enclave de Melilla le 26, mais qu'aucune d'elles n'a embarqué à bord d'un ferry le soir même, ni d'ailleurs dans les jours qui ont suivi. Ils n'ont pas davantage de trace d'elles dans un quelconque hôtel de l'enclave. La photographe, française d'origine marocaine, est enregistrée sous le nom de Selima Saouira. La journaliste sous celui de Nadja Khelif.

La police française connaît effectivement une Selima Saouira, correspondante à l'agence Reuter, décédée dans un accident de voiture en décembre 99 alors qu'elle se rendait à Genève. Les Renseignements généraux connaissent aussi une Nadja Khelif, auteur de plusieurs reportages pour différentes chaînes de télévision françaises et allemandes.

Les autorités algériennes traînant des pieds, Stephen demande à son correspondant à Alger de se renseigner sur Nadja Khelif. Deux heures plus tard, celui-ci lui communique un dossier qui s'achève le 24 janvier 2000 par une pleine page dans un journal constantinois. Le correspondant a pris la peine de traduire certains passages.

Le corps de Nadja Khelif a été retrouvé la veille dans les décombres d'un bâtiment brûlé, étendu à côté du cimeterre qui lui a tranché la gorge... C'est son photographe et ami qui l'a identifié malgré les ravages causés par les flammes... Ils couvraient, avec d'autres journalistes, la rencontre entre des factions du mia et des représentants du gouvernement dans un village du sud algérois...

Il n'y a qu'une seule photo, très pixelisée, mais Stephen ne peut pas se tromper. Cette Nadja et la Shéhérazade avec qui il a dansé pour le réveillon ne sont qu'une seule et même personne. Or, cette personne est une proche d'Ann et elle gravite toujours dans son sillage.

Ann est furtive jusqu'à l'insaisissable, mais il suffirait d'un avis de recherche pour localiser Nadja et d'une souricière bien organisée pour les coincer toutes les deux.

Alors Ann rejoindrait Mesrine dans le paradis des criminels lavés de tous leurs crimes par celui que les autorités leur ont finalement infligé.

Ce ne sont peut-être pas les mots qu'emploierait Michel, mais c'est le mépris qu'il lui jetterait au visage.

 

 

Mercredi 21.

Stephen a très peu dormi et Banchai n'y est pas pour grand-chose. Il est rentré chez lui avant minuit. Il y avait quelqu'un sur le banc de Michel, enroulé dans un sac de couchage, qui n'y est plus lorsqu'il repasse devant à huit heures trente. Ce n'était probablement pas Michel, mais il n'en sait rien : il n'a pas eu le courage de s'en assurer. Cette non-rencontre a certainement contribué à son insomnie. En tout cas, elle en a exacerbé les effets. Chaque fois qu'il commençait à plonger, une sensation de vide le ramenait à l'état d'éveil.

Cette sensation, il sait d'où elle vient. Il a besoin de parler, de montrer que toutes les aberrations qui émaillent son existence depuis le 15 mars de l'année dernière ont un sens. Accessoirement, il a aussi besoin de justifier ce qu'il va faire alors qu'il n'a aucune idée de ce qu'il va faire, mais, étrangement, cela ne lui paraît pas plus difficile. Ce qui est vraiment embarrassant, c'est qu'il ne sait pas auprès de qui s'expliquer. Nussbauer serait l'auditeur idéal, car lui saurait rester neutre même devant ses pires contradictions. Mais ce n'est pas auprès de Nussbauer qu'il devra s'expliquer, quand, inévitablement, il devra le faire. Ce sera très probablement Decaze.

La matinée passe sans qu'il adresse un mot à qui que ce soit. Il a même fermé la porte de son bureau et basculé son téléphone sur la messagerie. A midi, il emmène Vauzelles faire le tour du parc de la Tête d'Or, puis il le balade un peu dans le sixième et il le ramène à la boutique par le quai. Il se demande comment Vauzelles peut encore être dupe de son jeu.

En fin d'après-midi, il propose à Banchai d'écourter la journée et de rentrer ensemble chez lui. Elle refuse évidemment, tout en ajoutant que ce sera plus facile demain, ce qui lui laisse plus ou moins une journée pour inventer une raison de le voir plutôt chez elle. A moins qu'elle ne repousse jusqu'à vendredi. Elle a déjà tendu quelques perches pour programmer un week-end « à la neige ». Elle ignore, bien sûr, que ce genre de week-end lui évoque deux Alana. Elle ne cherche qu'à éviter l'appartement de Stephen. Elle craint de ne pas y être naturelle, parce qu'elle redoute de croiser à la boutique le regard de tel ou tel ingénieur du son qui aura intercepté leurs ébats. Elle est pudique. Elle ne se désinhibe vraiment qu'en faisant l'amour. C'est ce qui a mis la puce à l'oreille de Stephen. Ça, plus le cirque entre elle et Vauzelles, qui consiste à ne jamais le laisser seul, sauf lorsqu'il est chez lui, sur table d'écoute.

Banchai ne veut pas jouer ? Vauzelles se fera un devoir de prendre le relais. De toute façon, il n'a pas le choix.

 

 

Jeudi 22.

Réveil matinal après nuit houleuse, Stephen est dans la rue à six heures trente. Le banc de Michel est de nouveau occupé. Il semble que le sac de couchage est identique à celui de la nuit de mardi à mercredi. A priori, ce pourrait être celui de Michel. Impossible de voir qui est enroulé dedans, même la tête est sous le duvet. Stephen s'approche, hésite, s'assoit en bout de banc, doucement, pour ne pas réveiller le dormeur. Il est prêt à attendre le temps qu'il faudra pour voir son visage, pour être sûr de ne pas rater Michel. Le sac bouge aussitôt.

D'abord, les pieds percutent la cuisse de Stephen, puis un corps à l'intérieur du duvet achève de se déplier pour quitter la position fœtale et basculer sur le dos. Ensuite un bras émerge au-dessus d'une tignasse rouquine complètement emmêlée et le tissu descend sur le front et les yeux. Des yeux vert émeraude, lumineux, parfaitement éveillés. Des yeux comme il n'en a jamais vus mais qui racontent une histoire qu'il a déjà lue dans des dizaines d'autres regards. Le tissu tombe encore un peu plus et le visage d'Ann achève de naître du sac.

Impossible de dire si elle dormait tant elle paraît alerte et enjouée. C'est ça : elle est heureuse. Un peu comme une gosse qui vient de jouer un bon tour à son père. Un peu comme une mère qui voit revenir son fds après des mois de fugue.

Stephen se sent envahi par la colère, une colère noire, mais sa rage bute sur ce bonheur absurde, animal, et se transforme en nausée. Il penche la tête en arrière, prend une profonde inspiration, se lève et fuit le banc.

— Eh ! Steph ! T'oublies pas ta copine Naïs, hein ?

C'est comme un coup de poignard au milieu du dos. Ses poumons expulsent tout l'air qu'ils contenaient d'un coup, son cœur rate plusieurs battements, ses pieds butent sur un obstacle invisible, ses genoux plient. Il titube encore un pas ou deux et s'arrête. La fureur est revenue, mais cette fois elle se teinte d'une curiosité qui lui interdit toute expression. Il ne se souvient pas avoir ressenti d'émotion plus écœurante que cette curiosité. Il ferme les yeux, serre les poings et, à force de violence, il réussit à ne pas se retourner.

Dix secondes plus tard, il est dans la station de métro. Une minute après, quand la porte de la rame s'est refermée derrière lui, il se remet à respirer.

Toute la journée, il mâchouille sa colère, son dégoût et le nom qu'elle lui a lancé en se demandant s'il a entendu Naïs ou Anaïs. Ann... Naïs... Anaïs... le rapprochement est bancal, mais il a le sentiment qu'elle lui a donné son vrai nom, ou sa contraction, en tout cas ce qui lui tient lieu d'identité pour elle-même. Un prénom entier est-il exploitable ? Peut-être, si elle est née à Berlin ou si elle est passée par une douane avec ses parents.

Toute la journée, il jette des regards vers son téléphone mobile posé sur le bureau, mais ses mains restent croisées. Finalement, il le saisit à dix-neuf heures.

— Anton ? Stephen. Si je te donne un prénom, est-ce que tu peux retrouver un nom de famille ?

— Tu parles d'Ann X, c'est ça ?

— Je n'en suis pas sûr.

Un silence de cinq secondes, puis :

— On connaît son année de naissance. Si le prénom n'est pas trop commun et si elle a été enregistrée par une administration berlinoise, je dois pouvoir dresser une liste raisonnable en quelques jours.

— Sans que personne s'en aperçoive ?

— Sans que personne sache ce que je cherche.

— Même Philippe ?

— Ah. (Un soupir.) Où est le problème ?

— Tout ce que Philippe sait, la boutique l'apprend. Et tout ce que la boutique sait, les services secrets américains l'apprennent.

— Les Ricains connaissent l'identité d'Ann X depuis toujours.

— Ann X est le nom d'un dossier que je n'entends pas clore avant que toutes les personnes impliquées n'aient été déférées devant les autorités judiciaires compétentes.

— Tu parles sérieusement ?

— Oui.

— Démissionne.

— Pardon ?

— La boutique ne te suivra jamais. Par ailleurs, les Américains ne reconnaissent aucune autorité judiciaire internationale.

— Je me contenterai qu'ils soient jugés aux États-Unis.

— Des agents de la cia et de la nsa ? Tu t'y prendras comment ?

— Commission sénatoriale aiguillonnée par des demandes d'extradition émanant de tribunaux étrangers.

— Je connais un fils de général chilien, assassiné en 1973 par la cia, qui se bat depuis plus de vingt ans, preuves à l'appui, pour que le commanditaire, un certain Henry Kissinger, soit jugé.

— Schneider, je connais aussi.

— Tant mieux, parce que ton cas est encore pire. Tu n'as pas l'ombre d'une preuve et tu ne sais absolument pas qui est impliqué dans le dossier Ann X. Et je ne te parle pas des comment ! Que penses-tu obtenir ?

— J'ai besoin d'un coup de main, Anton, pas qu'on me sape le moral.

Rire.

— Tu sais très bien que, juste pour emmerder les Ricains, je te donnerai tous les coups de main qu'il faudra. C'est même pour ça que tu m'as appelé, moi. Mais ne crois pas aux miracles. Tu es où, là ?

— Au bureau.

— Alors sors, rends-toi dans un endroit où il y a beaucoup de bruits et beaucoup de mobiles en service et rappelle-moi pour ce foutu prénom.

 

 

Vendredi 23.

Ça fait plusieurs nuits que Stephen n'a pas aussi bien dormi. Du coup, il se réveille guilleret. Sa première pensée va à Vauzelles, qu'il a baladé dans toute la presqu'île jusqu'à vingt-deux heures (Banchai s'est à nouveau servie de l'excuse de la fatigue pour reporter sa venue et lui s'est débarrassé du week-end en prétextant qu'il le passait ailleurs). C'est peut-être pour ça qu'il s'est endormi comme une masse et qu'il a fait ses huit heures sans discontinuer. Parce que le jeu Vauzelles, Banchai, Decaze, Medeiros lui est devenu plus amusant que pitoyable. À moins que ce ne soit parce qu'il sait pouvoir compter sur Anton. En tout cas, il est de bonne humeur et celle-ci ne retombe même pas lorsque, quittant son appartement, il découvre une femme assise sur son paillasson.

Il n'a pas le temps d'avoir peur que ce soit Ann. Elle lève la tête vers lui dès que la porte s'ouvre. Puis, un doigt barrant ses lèvres, elle tend une main pour qu'il l'aide à se relever. Ce qu'il fait de bonne grâce. Ensuite elle s'approche de l'ascenseur et l'appelle. Il referme la porte de l'appartement et la rejoint. Elle a toujours un doigt sur les lèvres. Elle ne l'ôte que lorsque, après qu'elle a appuyé sur le bouton du rez-de-chaussée, l'ascenseur s'est remis en branle.

— Bonjour Stephen.

— Bonjour Nadja... Khelif.

Les sourcils de Nadja se froncent.

— J'aimerais te dire que je suis impressionnée, mais je suis surtout inquiète.

— Alors rassure-toi : il n'y a que moi qui le sache, du moins qui puisse faire le lien entre une journaliste assassinée il y a un an en Algérie et la Shéhérazade du réveillon beaujolais... que tout le monde prend d'ailleurs pour... Anaïs, c'est ça ?

— Naïs. (C'est une réponse machinale, elle a toujours l'air soucieuse.) Stephen, je doute qu'il y ait quoi que ce soit que tu sois le seul à savoir. Il y a des micros plein ton appartement et c'est sûrement pareil à ton bureau.

— Et je suis pris en charge chaque fois que je pose un pied dehors. D'ailleurs, mon suiveur est certainement déjà sur le qui-vive, puisque la table d'écoute n'a pas manqué de lui signaler que je m'apprêtais à sortir de chez moi.

— Jean-Paul Vauzelles, c'est ça ?

Le minuscule ascenseur atteint péniblement sa destination.

— Que tu sois au courant pour les micros m'étonne peu. Apparemment, je possède l'appartement le plus visité du deuxième arrondissement, si ce n'est de la ville entière. Mais, pour Vauzelles, je dirais comme toi : tu m'inquiètes plus que tu ne m'impressionnes.

Elle ouvre la porte de l'ascenseur.

— Trop concentré sur sa filature, il est facile à suivre. En plus, il habite à quatre rues de chez toi. Tu savais qu'il a un jumeau ?

Non, mais maintenant il n'a plus à se demander pourquoi Vauzelles est toujours fidèle au poste et infatigable.

Elle sort, lui tient la porte pour qu'il fasse de même et l'oriente vers la grille derrière laquelle se trouve l'escalier qui conduit à la cave. La grille est verrouillée. Elle tire une clef d'une poche de son blouson.

— Moulage de la mienne, je suppose ?

Elle hoche la tête, repousse la grille, actionne l'interrupteur de l'ampoule de quarante watts censée éclairer toute la cave et descend l'escalier. Stephen la suit. Il n'est pas retourné à la cave depuis son emménagement. Autant qu'il se souvienne, elle comporte une dizaine de petits box individuels et se termine par un amoncellement de gazinières, réfrigérateurs et autres ustensiles hors de service abandonnés par d'anciens locataires. Il avait seulement oublié que le sol est en terre battue et que celle-ci devient facilement de la boue.

Nadja le fait patauger dans une semi-obscurité jusqu'au tas d'objets abandonnés et disparaît dans l'ombre de celui-ci. Puis elle réapparaît ou, plutôt, elle allume une lampe de poche et Stephen découvre une voûte sous laquelle elle s'engage. Après quelques pas, il évalue qu'ils sont en train de traverser la rue.

— Ça conduit à la cave de l'immeuble d'en face ?

— Oui, et de la cave de cet immeuble on peut passer à celle d'un autre immeuble, etc., etc. Pratiquement toutes les caves de la presqu'île sont reliées. Enfin, j'exagère un peu : la plupart des passages ont été murés. Cela dit, de ton immeuble, on peut ressurgir place Ampère, rue de Condé, rue de Castries, rue des Remparts ou rue Jarente. C'est pratique quand on veut se débarrasser d'un suiveur, non ?

C'en est même dommage de l'apprendre aussi tardivement.

— Et tu m'emmènes où ?

— Je te dois un repas, tu te rappelles ? Le petit déj, ça ira ?

Stephen ne répond pas. Il se laisse guider de cave en cave jusqu'à une allée de la rue Jarente où ils refont surface, puis jusqu'à un café de la rue Sainte-Hélène. Quand ils sont installés et que le serveur est venu s'enquérir de leurs consommations, Nadja reprend :

— Stephen, je crois que tu es la personne que je comprends le moins au monde. Mais je suppose que je ne suis pas la première à te le dire ?

— Non, en effet, mais c'est assez inattendu de la part de quelqu'un qui fréquente une tueuse en série.

— Tu l'as toi-même fréquentée.

— J'ignorais qui elle était.

— Cela ne change pas grand-chose.

— Cela change tout.

Nadja fait la moue.

— C'est pour ça que tu refuses de lui parler ?

Voilà donc où elle voulait en venir. Stephen se renfrogne, mais il n'a pas le temps de répliquer. Le serveur revient avec leurs tasses de café et leurs croissants, et c'est Nadja qui redémarre :

— Tu n'es pas curieux ? Tu n'as pas envie de savoir qui elle est ? Comment elle fonctionne ? Ce qui est vrai, ce qui est faux ? Tu ne te sens pas le devoir de comprendre ?

— Je ne suis pas payé pour comprendre.

— Bien sûr que si, mais seulement la couche superficielle. De toute façon, je ne parlais pas de ton boulot.

— C'est toi qui as mis le sujet sur la table.

— Tu veux dire que Naïs ne saurait être que de ton univers criminalistique ?

— C'est le cas.

Elle renifle.

— Si c'était le cas, il y a belle lurette que tu aurais pris un flingue et que tu lui aurais collé une bastos, puisque tu es le seul des chasseurs qui puisse l'approcher sans le moindre risque.

— Je ne suis pas un partisan de la justice expéditive.

— Très bien ! Alors disons un flingue de vétérinaire et une seringue anesthésiante ! Ne cherche pas d'échappatoire, Stephen. Naïs t'a donné des dizaines d'occasions de l'arrêter ou de la faire arrêter, tu...

— C'est ce qu'elle cherche ? Que je la livre pieds et poings liés à un juge d'instruction ?

Nadja ouvre des yeux effarés.

— D'accord, je m'y prends mal. On recommence. (Elle prend une longue inspiration.) Stephen, j'ai toujours su que les psys étaient dingues mais, franchement, tu bats tous les records. Ton comportement est absurde au-delà de... de toute déraison. En fait, quand je pense à toi, le mot qui me vient à l'esprit c'est schizo. Et j'ai beau savoir que je ne devrais pas utiliser ce genre de terme avec quelqu'un qui en maîtrise parfaitement la définition clinique, je trouve que « barré grave » est insuffisant Ma question c'est : tu en as conscience ou pas ?

Stephen préfère ce terrain.

— De temps en temps... Privilège de schizo.

— Ça t'amuse ?

— Que veux-tu que je te dise ? Que je ne suis pas toujours très bien dans ma peau ? Ce serait un mensonge. Je ne ressens aucun malaise existentiel. Il y a des moments où je suis un peu paumé, oui, mais ça ne me dérange en rien. Et toi, en quoi ça te dérange ?

Il trempe un croissant dans sa tasse et en croque la partie humide.

— Ma meilleure amie s'efforce de trouver un sens à ton existence pour se cacher qu'elle est amoureuse de toi.

Stephen recrache le morceau de croissant dans sa tasse et s'étouffe en avalant le café qui l'imbibait. Nadja en profite :

— Elle n'en sait rien, bien sûr. Elle est à peu près aussi lucide sur elle-même que tu l'es à ton propre égard. J'ai souvent envie de lui dire que tu n'es qu'un animal archaïque lâché dans une mégalopole moderne, mais je suis sûre qu'elle le sait déjà. Et comme, d'une certaine façon, je te dois la vie...

Stephen est incapable de relever, il tousse, mais Nadja voit la question dans son regard exorbité.

— Elle a failli me tuer quarante-huit heures après qu'on s'était rencontrées à Alger. C'est en tout cas ce qu'elle m'a dit par la suite et ce que j'ai lu dans son regard sur le coup. Au lieu de ça, elle a acheté le cadavre d'une femme qui avait ma corpulence et qui venait de décéder, elle lui a mis un coup de cimeterre à travers la gorge et elle l'a fait brûler après que je l'ai habillé avec mes vêtements, mon collier, un anneau que je portais toujours à la cheville et ma bague. En quelque sorte, elle m'a offert une seconde vie. Un autre jour, alors que je râlais contre le boulot de surveillance auquel elle m'astreignait, elle m'a dit que je te devais cette vie, parce qu'elle m'aurait probablement tuée avant de te rencontrer.

Il a cessé de tousser, mais il est trop incrédule pour prononcer le moindre mot. Alors elle poursuit :

— Je n'en suis pas persuadée, je suis même convaincue du contraire. Je la connais bien, tu sais. Cela dit, il est possible que le personnage que je connais ne soit pas du tout celui qu'elle a été. Et c'est vrai qu'il y a en elle aujourd'hui une... je ne sais pas comment dire... miséricorde ? compassion ? en tout cas un certain respect de la vie qu'elle ne semble pas avoir toujours possédé. Elle dit qu'il est venu à ton contact. Pour ce que je connais de toi et de ton absence totale d'intérêt pour autrui, c'est difficile à admettre. À part Michel, peut-être.

Il se secoue.

— Tu connais Michel ?

— Je viens de passer une semaine dans sa Commune des Cévennes, comme il l'appelle. C'est d'ailleurs moi qui l'y ai descendu début janvier et j'y ai séjourné deux trois fois depuis. Naïs aussi a fait plusieurs allers-retours. Et toi ?

Il ne peut que rester coi.

— Tu vis à côté de la vie, Stephen, dans ta tête uniquement. Et encore ! Je suis sûre que tu ne te poses pas le dixième des questions que se pose un être doué d'émotions. Tu as été lobotomisé ou quoi ?

Elle n'attend pas de réponse, il n'en a aucune à formuler. Ils achèvent le petit déjeuner sans échanger d'autres mots, à la va-vite. Après avoir réglé l'addition, elle dit seulement :

— Désolée. Je n'avais pas l'intention de t'en mettre plein la tête. Je voulais juste... (Elle souffle par le nez.) J'étais juste venue te dire que Naïs n'est pas une abstraction. (Elle s'écarte de lui, puis elle s'immobilise et elle se retourne.) Oh ! J'allais oublier. Nous nous demandons si tu sais à quoi tu sers.

— A quoi je sers ?

— Ton boulot à Interpol. Enfin... pas ton boulot, justement.

 

 

Samedi 24.

Journée de frustration intense après une nuit de mauvais rêves. Mauvais parce que trop réalistes, mais sans qu'aucun ne puisse être assimilé à un cauchemar. Au réveil, il s'en souvient d'une demi-douzaine.

A sept heures, il monte dans l'Escort et s'engage sur l'A7. Il sort à Loriol. Privas, Aubenas, Aies, Uzès. Il lui paraît judicieux d'emprunter l'itinéraire bis, mais il ne sait pas pourquoi. Pour faire croire qu'il se balade, probablement. Mais le faire croire à qui ? Il ne remarque aucun véhicule suiveur.

Onze heures à Uzès, il fait le tour du marché, en vain. Pour donner le change à ses ombres invisibles, il achète du miel, de l'huile d'olive, de la tapenade, du pain aux olives et du saucisson, puis il s'installe dans le bar de la place aux Herbes où Hilde lui a parlé de ses sangsues d'alors. Pas sur la terrasse, évidemment. Même s'il fait six degrés de plus qu'à Lyon, la température est encore un peu fraîche. Il est près de la vitre, il surveille la place. Pas de Michel.

A treize heures, il remonte dans l'Escort, direction Nîmes, Montpellier. Sète. Il prend une chambre dans un hôtel sur le port. Il remonte dans la voiture. Il s'arrête en bord de mer et marche sur la plage jusqu'à ce que la nuit tombe.

Bouillabaisse dans un restaurant méditerranéen. Digestif avec les patrons une fois la salle vidée. Promenade frigorifique sur le port. Retour à l'hôtel. Il n'a pas l'impression d'avoir réfléchi une minute de la journée, juste de s'être ennuyé. Le lendemain s'annonce mortel.

 

 

 

Dimanche 25.

Golfe de Beauduc, pointe du Sablon. Il pique-nique seul, face à la mer et à un vent à décorner les taureaux. Sans le vent, il aurait risqué une tête. Il craint d'avoir froid en sortant de l'eau. Il n'a même pas de serviette pour s'essuyer et le chauffage de l'Escort fonctionne de manière erratique.

Il est en train de revenir sur Salin-de-Giraud par les digues défoncées lorsque son mobile bipe. Un message. Banchai :

« Tu es où ? » Comme si elle ne le savait pas ! « Rappelle-moi ou passe directement en rentrant. Je ne bouge pas de chez moi et je meurs d'envie de te voir. » Ben voyons !

Il rentre par Arles. Il n'avait pas l'intention d'y faire escale. Il s'y arrête tout de même, devant une cabine téléphonique. Tu es où ?

— Anton ? Stephen. Je suis dans une cabine publique. Je crois que mon mobile sécurisé l'est encore moins que mon téléphone de bureau.

— Il ne l'est pas. Ils ont dû ajouter une puce. Quelqu'un farfouille dans les archives en même temps que moi et y cherche la même chose.

— Tu sais qui est ce quelqu'un ?

— brd.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Pas la trace d'une Anaïs nulle part. Change de cabine et rappelle-moi.

Stephen s'exécute.

— Stephen.

— Écoute et ne m'interromps pas. Les Ricains n'ont pas besoin de recourir au brd, celui-ci agit donc pour Interpol ou pour la dst. Peut-être à la demande conjointe des deux. Si ce que tu as dit sur les fuites est vrai, et je n'en doute pas, cela signifie que tout en collaborant avec les Ricains, Interpol entretient encore l'espoir de les griller, à moins qu'il ne s'agisse de la dst. Cela signifie aussi que les Ricains savent que ma recherche n'aboutira pas. Comme ils ne peuvent pas être sûrs d'avoir tout effacé, c'est qu'Ann X ne se prénomme pas Anaïs. Change de cabine.

Cette fois, il faut plusieurs minutes à Stephen pour en trouver une.

— Stephen.

— Anaïs peut être une déformation d'Anna X. Là, le champ d'exploration est immense, surtout si la gamine n'est ni américaine ni la fille d'un des couples qui la maltraitaient. Tu te souviens des physiciens ukrainiens enlevés en rda et dont la fille s'appelait Anna ?

— Bielenko, c'est ça ?

— Je vais reprendre cette piste. Tu devrais faire la même chose avec tes propres sources. Il y a aussi une possibilité que nous n'avons jamais envisagée. Celle que la gamine ait été un moyen de pression. Kidnapping puis chantage sur plusieurs années. Le chantage dure peut-être encore ou a pu être réactivé.

— Improbable.

— Change de cabine.

Retour à celle à côté de laquelle l'Escort est garée.

— Stephen.

— Réfléchis tout de même à l'éventualité d'un chantage. Et réfléchis à autre chose. Tu es dans le collimateur de beaucoup de monde, Stephen, à commencer par celui d'Interpol qui, manifestement et, pour ce que j'en sais, à raison, ne te fait plus aucune confiance. Tu ne peux pas continuer comme ça. Certes, tu ne peux rien contre les collusions entre les différents services, mais il faut que tu te couvres. Va trouver Philippe et parle-lui. Il ne pourra peut-être pas empêcher les Ricains de s'en sortir sans une tache, mais il te sortira de la merde dans laquelle tu semblés t'être mis.

Anton raccroche. Stephen remonte en voiture. Il sent que le trajet retour va être long.

 

 

Lundi 26.

— Eh ! Steph ! T'oublies pas ton pote Michel, hein ?

Stephen sursaute. Il est tellement préoccupé qu'il n'a pas vu que le banc était occupé.

— Michel ? Tabernacle ! Si tu savais comme je suis content de te voir !

— Je m'en doute un peu. Naïs m'a dit que tu es passé à Uzès samedi. Alors, je lui ai demandé de me ramener.

Trop d'informations en peu de mots. Stephen préfère éluder. Il désigne le sac de couchage (le même dans lequel l'attendait Naïs jeudi matin).

— Tu as dormi là ?

— J'ai surtout dormi dans la bagnole en montant. Nous sommes arrivés tard, ou tôt ce matin, comme tu veux.

— Tu aurais pu monter à l'appart !

— Les micros ne te gênent peut-être pas, mais moi, c'est pas ma tasse de thé. (Il se lève.) D'ailleurs, en parlant de thé, je boirais bien un grand chocolat bien chaud.

Michel conduit Stephen dans le même café et les fait prendre place à la même table où celui-ci a discuté avec Nadja vendredi. Ce n'est évidemment pas un hasard.

— Quand tu partiras, l'un des jumeaux te collera au train. L'autre, ou un de leurs potes, attendra pour me suivre. Il attendra longtemps. Il y a un accès à la cour par la cuisine et un à la cave par la cour. Tu vois ce que je veux dire ?

Stephen hoche la tête.

— Alors Steph, elle t'a secoué la petite Nadja, non ?

Stephen hoche encore la tête, en souriant cette fois, mais il ne dit toujours rien. Il est content, heureux même.

— C'est un sacré numéro, cette nana ! Tout à fait pas mon genre, mais je l'adore quand même. Quant à la Naïs, waow ! Moi qui croyais que t'étais le type le plus allumé que je connaissais... T'es un nain de jardin, mon gars !

Un froncement apparaît au-dessus du nez de Stephen, mais il est toujours euphorique.

— Nad m'a dit que t'aimais pas trop qu'on parle de Naïs. J'ai trouvé ça curieux de la part de quelqu'un qui m'en a rabâché les oreilles pendant trois ans ! Mais, bon, je suppose que c'est en rapport avec ton job. (Il jette un regard à Stephen qui ne bronche pas.) À propos de job, tu as répondu à la question de Nad ?

Stephen condescend enfin à desserrer les lèvres :

— Oui.

Après cinq secondes, voyant que Stephen n'ajouterait rien, Michel reprend :

— Bien.

Un changement de sujet s'impose :

— Comment tu vas, Michel ?

— Bien. Très bien, même. C'est pas le boulot qui manque avant que tout soit fini, mais la Commune commence à avoir une gueule sympa. Faudra que tu passes nous voir, un de ces quatre. On a une bonne douzaine de piaules étanches, maintenant.

— J'y songe. J'ai quelques menus problèmes à régler avant, mais ça devrait pouvoir se faire dans un délai acceptable.

La gêne s'installe. Michel engloutit deux croissants, liquide la moitié de sa tasse. Stephen pinaille avec un croissant qu'il déchire petit bout par petit bout.

— Pourquoi tu es venu, Michel ?

— Parce que j'ai l'impression que tu sais plus où tu habites.

— Dans un appart bourré de micros. Dans un bureau bourré de micros. Dans une voiture bourrée de micros. Ils m'ont collé une paire de clones au cul et une nana dans les bras. Ils ont même planqué un mouchard dans mon mobile et ils s'en servent comme d'un gps. Crois-moi, personne ne sait mieux que moi dans quel monde il vit

— Elle est chouette la nana, au moins ?

Premier sourire de Stephen.

— Banchai ? Ouais. Ce sont des malins. Ils ont choisi une débutante et ils l'ont choisie, elle, parce qu'elle avait le béguin pour moi. Tout baigne.

— C'est pas trop lourd, quand même ?

— Lourd ? Je vais t'étonner, mais non.

— Qu'est-ce qui cloche, alors ?

— Le béquillard des bois.

— Hein ?

— C'est une chanson de Gotainer.

Michel lève les yeux au ciel.

— T'as pas envie de parler, c'est ça ?

— Tu m'aurais posé la question il y a quinze jours, je t'aurais noyé avec mes états d'âme. Il faut dire que tu me manquais sacrement et que je ne savais pas trop sur quel pied danser. Aujourd'hui, j'ai une vision beaucoup plus claire des choses. J'avance. Droit dans le mur, mais j'avance.

— Droit dans le mur ?

— Je n'ai plus le choix, Michel. Impossible de revenir en arrière. Impossible de faire un pas de côté. Je dois aller au bout.

— Tu parles de Naïs, là ?

Second sourire.

— Tu m'as demandé ce qui clochait. J'ai cru que tu voulais que je parle de moi.

— Tu parles pas, tu gloses... C'est comme ça qu'on dit, non ?

— Ça dépend de ce que tu veux dire.

— Que tu meubles le silence, avec des vérités certainement, mais en restant le plus évasif possible. Tu m'as rangé dans le camp des ennemis ou quoi ?

Stephen se rembrunit.

— Je n'ai pas d'ennemi, Michel.

— Tant mieux, Steph, tant mieux. Parce que, à cette allure-là, tu n'auras bientôt plus d'amis non plus.

L'humeur de Stephen devient cette fois d'une noirceur d'encre.

— Je n'ai qu'un ami.

Michel rit.

— C'est un peu égoïste, mais je préfère ça. Un instant, je me suis demandé si t'avais pas viré barbouze. Non, je déconne. C'est juste que tu commençais à me casser les couilles avec tes images d'Épinal ! (Il redouble de rire et récite en comptant sur ses doigts :) Te noyer avec mes états d'âme, je ne sais pas sur quel pied danser, droit dans le mur, impossible de revenir en arrière ou de faire un pas sur le côté... Putain ! T'en as enchaîné un max !

Stephen lâche un tout petit rire soulagé.

— C'est le problème quand on s'exprime avec une langue de bois du matin au soir.

— Eh ben arrête !

— Anton m'a recommandé la même chose.

— Il grimpe dans mon estime, le coco ! Et tu vas suivre le conseil ?

— Oui.

— C'est-à-dire ?

— Conseil de guerre après-demain matin avec Decaze et Medeiros.

Maintenant, c'est Michel qui fait grise mine. Stephen repousse les miettes du croissant déchiqueté et vide son café d'un trait.

 

 

Mercredi 28.

Stephen a réfléchi deux jours avec l'impression de ne pas l'avoir fait depuis des mois. Il ne s'était pas arrêté de raisonner, simplement cela se faisait en tache de fond, sur un plan non conscient. Ces deux journées ne sont que la résultante de tout ce qui n'avait pas vraiment émergé. Puis, hier soir, juste avant de se rendre injoignable, il a expédié son mail :

« Important. Briefing demain matin, neuf heures, dans la salle de réunion de la cellule. Navré de prévenir aussi tard. Encore un détail à vérifier. »

Le mail était conjointement adressé à Decaze, Medeiros, Vauzelles et Banchai. Ils étaient là tous les quatre, avant que Stephen ne fasse son entrée, pile à neuf heures. Decaze et Medeiros sont assis côte à côte, dos à la fenêtre. Banchai et Vauzelles occupent chacun un bout de la table rectangulaire. Stephen prend place en face de Decaze. D'un ton enjoué, il lance :

— Bonjour à tous.

Chacun répond à sa manière. Enthousiaste pour Banchai. Chaleureuse pour Vauzelles. Polie pour Medeiros. D'un rictus pour Decaze. Stephen enchaîne :

— Je sais que vous êtes tous surchargés de travail, aussi je vais être concis.

Il sort deux cd d'une poche, en tend un à Decaze, l'autre à Medeiros. C'est à eux qu'il s'adresse :

— Dans ces fichiers, outre un résumé exhaustif et commenté de ce que vous connaissez déjà, se trouvent mes dernières conclusions sur le dossier Ann X. Elles ne résolvent pas, à proprement parler, notre affaire, mais elles l'éclairent sous un angle nouveau qui devrait en rendre la résolution plus facile et qui, accessoirement, expliquent certains aspects de mon comportement de ces derniers mois. Je fais évidemment allusion à ce que je vous ai caché et pour lequel vous m'avez maintenu sous surveillance étroite bien après vous être engagés à lever ladite surveillance.

Medeiros se redresse, sur le qui-vive. Decaze se relâche, un petit sourire au coin des lèvres. Vauzelles semble toujours aussi décontracté. Banchai est moins enthousiaste.

— À ce propos, je voudrais remercier Jean-Paul, et son frère hélas absent ce matin, pour la constance et la discrétion dont ils ont su faire preuve. (Il se tourne vers Vauzelles.) Tu m'excuseras auprès de ton frère pour les quelques petits tours que je vous ai joués, mais il m'était difficile de préserver l'anonymat de mes informateurs en vous traînant derrière moi.

Medeiros s'énerve. Il ouvre la bouche pour s'indigner. Decaze la lui referme :

— Ta gueule, Medeiros !

Stephen s'oriente instantanément vers lui.

— J'espère, Decaze, que tu sauras toi aussi la fermer quand je remercierai Meï-Lin pour m'avoir rendu le plus agréable possible des moments qui auraient pu être très empruntés vu les circonstances. (Il se tourne vers Banchai.) Je suis d'ailleurs désolé de te gêner maintenant, Meï-Lin, mais mes remerciements sont sincères. Il m'aurait été difficile de traverser cette période sans ton attention et ta gentillesse.

Banchai éclate en sanglots. Medeiros explose :

— C'est grotesque ! À quoi jouez-vous, Stephen ?

— Je ne joue pas. Je m'efforce de rester humain dans un univers où on ne s'embarrasse pas d'humanité. Vous le premier. Enfin... vous, Decaze, Interpol et nos amis français et américains avec qui nous partageons tant de secrets. (Il revient à Banchai.) Tu peux sortir, Meï-Lin, et prendre ta journée. Je t'appellerai quand j'en aurai fini avec ces messieurs. Jean-Paul, raccompagne-la chez elle et prends ta journée aussi.

Une nouvelle fois, Medeiros va se récrier et Decaze l'arrête, en lui posant une main sur le bras. Quand Banchai et Vauzelles sont sortis, Decaze retire sa main et Medeiros se lâche :

— Expliquez-vous, Stephen ! Qu'est-ce que cette façon d'humilier vos collaborateurs et depuis quand êtes-vous habilité à distribuer des congés ?

Decaze contient un ricanement. Il se croise les bras et attend la suite.

— L'humiliation, je vous en laisse tout le mérite. Le congé, c'est mon cadeau d'adieu. Vous devriez recevoir ma démission par lettre recommandée ar dans la journée.

— Votre quoi ?

Medeiros s'est égosillé. Decaze a fermé les yeux. Quand il les rouvre, c'est sur une déception immense.

— En fait, ce n'est pas une lettre de démission. C'est un courrier qui vous signifie que je ne souhaite pas prolonger notre collaboration après ma période d'essai et que j'y mets un terme ce jour. Vous avez changé mon contrat il y a moins d'un mois, vous vous souvenez ?

Medeiros est outré.

— Vous ne pouvez pas...

— Ne vous fatiguez pas. Je peux, je veux et je fais, en conformité avec mon contrat de travail et les lois afférentes. Et soyez à l'aise, je ne vous poursuivrai ni pour pose d'écoute illégale, ni pour harcèlement moral, etc., etc. Cela devrait vous suffire. J'espère en tout cas que nous n'aurons pas à nous lancer dans un concours d'indélicatesses devant les tribunaux.

Cette fois, Decaze intervient :

— Ta défection me chagrine et la boutique y perdra beaucoup, mais tu sais très bien que nous n'irons pas et que nous ne pouvons de toute façon pas aller contre ta décision. Pourquoi parles-tu de tribunaux ?

— Quand j'ai pris conscience que Vauzelles me filait, j'ai cru que c'était dans un souci de protection. Vu mes petits problèmes avec Delaunay, c'était assez logique.

— Mais c'est exactement ça ! s'engouffre Medeiros. Stephen l'ignore.

— Quand j'ai découvert le rôle de Banchai, je me suis dit que cela dépassait le cadre de la simple protection. Toutefois, il ne me paraissait pas illogique, dans la mesure où vous saviez pertinemment que je n'avais pas tout dit, que la boutique continue de s'assurer de mes faits et gestes vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Decaze ouvre les mains.

— C'était en effet la moindre des choses.

— Sans commentaire. Sauf qu'il n'était pas indispensable que Banchai me séduise. Du coup, j'ai compris que Vauzelles et Banchai n'étaient que la partie visible d'une opération visant à piéger Ann en la provoquant. Alors, je me suis demandé jusqu'où étaient capables d'aller des gens qui risquaient la vie d'une collaboratrice en l'amenant à coucher avec leur appât. La première réponse qui m'est venue c'est, quoi qu'il arrive, beaucoup trop loin pour moi. Mais ce n'est pas la seule. Il m'est apparu que, même à Interpol, personne n'avait l'intention de prendre Ann vivante et que c'était une priorité, pour que le dossier soit à tout jamais enterré avec elle. Il est devenu tout aussi évident que vous ne me lâcheriez pas tant que ce ne serait pas fait. C'est pour ça que je parle de tribunaux. Si vous avez l'intention de poursuivre votre surveillance, armez-vous de commissions rogatoires et d'autorisations judiciaires, parce que si je découvre le moindre micro, je porte plainte.

— Si je comprends bien, tu ne te contentes pas de reprendre ta liberté, tu en dictes les modalités, quoi que cela coûte en vies humaines. Parce qu'Ann ne va pas s'arrêter là, Bellanger. Tu le sais ?

— Et la cia ou la nsa ou je ne sais qui, non plus. Tu devrais lire mon rapport, Decaze. (Il désigne le cd.) C'est édifiant.

Stephen se lève, fait quelques pas dans la salle et se rassoit, là où se tenait Banchai, une fesse sur la table.

— Je n'ai pas envie de me lancer dans un dialogue de sourds. Le dossier Ann X comporte deux aspects, dont un que vous ne voulez pas traiter. Concernant l'autre, concernant Ann donc, j'ai fini mon job. Je ne peux réellement pas aller plus loin. Vous avez cru que je pouvais être un appât et vous vous êtes trompés ou, plus exactement, vous y avez songé trop tard parce que votre raisonnement reposait sur une erreur d'analyse de Delaunay. C'est d'une ironie terrible. Delaunay était persuadé qu'il pouvait la piéger à travers moi et Ann se servait de moi pour remonter jusqu'à lui. À cette période, si nous avions compris ça, nous aurions pu organiser une nasse qui permette de les coincer l'un et l'autre. Je parle d'un point de vue théorique, bien sûr, puisqu'il n'était pas politiquement correct qu'Interpol s'en prenne à un service américain.

— Que veux-tu dire par « Ann se servait de moi » ? Nouveau geste en direction des cd.

— Ann m'a approché sous l'identité d'Alana Keffidas lorsque j'ai rencontré Nussbauer.

— C'est elle que tu as vue à Genève le jour de l'assassinat des sœurs Keffidas ! Et c'est parce que tu t'en es rendu compte à Berlin que tu étais dans cet état. Merde, Bellanger ! Pourquoi n'en as-tu pas parlé ?

— cqfd : parce que je me suis aussi aperçu qu'Interpol était une véritable passoire pour les services américains, qui venaient d'assassiner la vraie Alana, et pour Ann qui nous avait abattu quatre hommes puis John Smith. Bref, depuis la Grèce, sous une apparence ou sous une autre, elle me manipule et, depuis Berlin, ça s'est aggravé. J'ignore combien de fois elle s'est immiscée dans ma vie, mais ça a failli me rendre dingue. Ce qu'elle avait évidemment planifié. Je me suis trouvé une psy pour m'en sortir et Delaunay a pris le train en marche en remplaçant son propre analyste par un de ses sbires. À partir de là, il courait à sa perte. Quand Medeiros relâche sa pression sur moi, il en profite pour m'enlever ; Ann file ses barbouzes et massacre tout le monde au nid.

— La fille au kimono.

— C'est ça.

Medeiros a les sourcils froncés depuis une longue minute.

— Vous dites que vous n'étiez pour elle qu'un moyen d'atteindre Delaunay, mais comment le connaissait-elle et pourquoi vous a-t-elle choisi ?

Stephen ne donne cette fois qu'un coup de tête vers la disquette.

— Les détails sont là-dedans. Grosso modo, ce n'est pas elle qui m'a choisi, c'est Delaunay. En me traitant comme un concurrent puis comme un adversaire, il m'a désigné comme l'outil idéal, mais le plus cocasse, c'est qu'il s'est désigné lui-même comme le principal mandataire de l'ennemi d'Ann. Car elle connaît son ennemi depuis longtemps, pas nommément, mais en tant qu'entité émanant des services secrets américains. Elle s'est même fait prendre une fois, et je soupçonne que ce soit volontaire, pour en apprendre davantage sur ce qu'il lui voulait. Et elle est en guerre contre lui depuis l'automne 97. Pratiquement toutes ses victimes depuis cette période sont des agents au service, direct ou indirect, de cet ennemi. Elle le traque aussi sûrement que lui la traque, et l'un et l'autre vont continuer.

— Tu es sûr qu'ils l'ont déjà attrapée ?

— Oui, au milieu des années 90. Nussbauer y avait fait allusion, elle m'en a parlé après avoir occis Delaunay. Sur le coup, je n'ai pas imprimé, ni ça ni d'autres infos qu'elle a lâchées alors que j'étais dans un état quasi hypnotique.

Medeiros plisse les yeux.

— Quelles autres infos ?

— C'est dans mon rapport, cela concerne les agents qu'elle a éliminés.

— Vous avez aussi parlé d'informateurs...

— Un seul, une en fait.

— Shéhérazade, intervient Decaze.

Stephen approuve du chef.

— Qui est Shéhérazade ? insiste Medeiros.

— Un agent américain qui n'aimait ni Delaunay ni sa façon de traiter le dossier, ment-il. Je n'en sais pas plus.

— Quelles autres surprises réserve votre rapport ?

— Une théorie sur l'identité d'Ann X, supposant qu'aucun des couples assassinés à Berlin en 85 n'était ses parents. Nous l'avions plus ou moins envisagé il y a trois ans. Ann pourrait s'appeler Anna Bielenko et avoir été un moyen de pression sur ses véritables parents, des physiciens ukrainiens. Anton Rawicz continue à explorer cette voie. Cependant, à moins de vouloir indisposer Washington, cela ne mènera pas loin.

— Rien d'autre ?

— Rien dont je n'ai déjà parlé et qui concerne le décompte des crimes réellement imputables à Ann, ceux qui sont à mettre à l'actif des services américains — entre un cinquième et un quart — et ceux dont les victimes sont des agents desdits services... environ un autre quart mais qui représente plus de neuf dixièmes de ses victimes sur ces quatre dernières années.

Medeiros tourne la tête. Il n'a pas envie de poursuivre sur ce terrain. Decaze fait la moue.

— Selon toi, Ann serait donc aujourd'hui beaucoup moins dangereuse pour le simple citoyen qu'elle ne l'a été.

— Selon moi, elle l'est en tout cas moins que la cia et la nsa. Ce qui n'empêche que c'est une bombe ambulante et que, même si elle n'est aujourd'hui surtout dangereuse que pour ceux qui la traquent, elle doit payer pour ses crimes. Simplement, je ne comprends pas pourquoi elle devrait être seule à payer.

— C'est la vraie raison de ta démission, n'est-ce pas ?

— Tu veux dire, à part le fait que j'estime avoir rempli ma part de boulot, que je ne tiens pas à servir d'appât malgré moi dans un piège superflu, que je supporte mal d'être espionné vingt-quatre heures sur vingt-quatre et que je n'entends pas servir de caution à l'hypocrisie ?

Stephen se lève. Pour lui, l'entretien est arrivé à son terme.

— Que vas-tu faire maintenant ?

— Je n'ai pas vu mes parents depuis quatre ans. (Il prend l'accent québécois :) Je vais rejoindre mes forêts et mes lacs, histoire de m'assurer que mon chez-moi ne serait pas là-bas, comme une cabane au Canada. (Il revient à l'accent lyonnais :) J'ai suffisamment d'argent de côté pour m'offrir une année sabbatique. J'en profiterais peut-être pour écrire un bouquin à l'usage des étudiants en criminologie, histoire de lancer une carrière d'enseignant. Je me vois bien universitaire. Tu crois que j'ai l'étoffe ?