27 avril 2001

 

 

 

 

Il suffit à Stephen d'ouvrir la fenêtre de sa chambre pour décréter que, cette fois, c'est le printemps. Il fait beau, il n'y a plus de plaques de neige, il fait chaud. Enfin, à cette époque, pour cette latitude, à cette heure, quinze degrés paraissent une température élevée. Encore que, vu la hauteur du soleil, il est certainement beaucoup plus tard qu'il ne le pense. Il jette un œil sur l'écran du radio-réveil : 11 h 55. Il a dormi huit heures, d'affilée, sans avoir peiné à trouver le sommeil. Il passe un caleçon, sort de la chambre, tend l'oreille près de celle de ses parents — pas un bruit — et entre dans la douche.

Un quart d'heure plus tard, il referme une nouvelle fois la porte de sa chambre, lavé, rasé et habillé. Il n'y a toujours aucun bruit à l'étage. C'est en entrant sur la mezzanine proprement dite qu'il entend un claquement sur le parquet du séjour. Il s'approche de la balustrade.

Au milieu du salon, en slip et en soutien-gorge. Naïs est en train d'exécuter des figures qui oscillent entre la danse, la gymnastique au sol et les arts martiaux. Stephen s'accoude sur le garde-corps.

Ce n'est pas la première fois qu'il la voit s'entraîner mais, jusque-là, elle ne l'a fait qu'à l'extérieur, habillée et de manière beaucoup plus guerrière, beaucoup trop pour qu'il ne lui accorde plus que quelques regards. Et l'impression d'exercice martial n'était pas due qu'au wakisachi, même s'il était incapable de s'empêcher de penser à l'arme elle-même et aux gorges qu'elle avait pu ouvrir en d'autres lieux.

« — C'est avec ce...

— Ce... le wakisachi ? Non, celui-ci je l'ai trouvé chez un antiquaire de Montréal. »

Qu'importe si cette arme n'a jamais tué, ces mains en ont tenu de semblables pour le faire, souvent.

Le ballet qu'exécute Naïs maintenant n'a rien à voir avec ses exercices des semaines précédentes. Il est tout en fluidité, tout en silence et en douceur. Elle n'a pas bougé les meubles. Au contraire, elle s'en sert d'agrès. Elle pirouette en fouettant l'air, d'un pied puis de l'autre, au-dessus des chaises. Elle prend appui d'une main sur la table basse, rebondit sur l'assise du canapé, s'enroule sur le dossier. Sauts de mains, rondades, grand écart, roulés, jetés, entrechats, et toujours ses mains ou ses pieds qui dessinent des arabesques. C'est étonnant de facilité, magnifique de chorégraphie. Stephen est littéralement subjugué.

Peut-être pas subjugué ou peut-être pas littéralement. Assurément, il est sous le charme, mais toujours insurgé et fier de l'être, simplement parce que ni lui ni elle ne le croyaient capable de résistance. Elle l'a traîné jusqu'à Sainte-Anne, oui. Il a visité les chambres des agents du fbi et reconnu qu'il s'agissait vraiment d'agents du fbi, oui aussi. Mais c'est tout. Il refuse de rentrer sur Montréal et cela exclut tout autre voyage. Et surtout, il refuse de jouer au mentor, au guide, à l'éducateur ou à tous les rôles qu'elle voudrait lui voir endosser, dont celui d'ami et plus si affinités vers lequel elle le pousse avec juste ce qu'il faut de retenue pour ne pas être harcelante. Elle a essayé, une fois. Rien d'ostentatoire. Elle a posé une main sur les siennes. Il s'est contenté de la fixer dans les yeux avec un regard qu'elle ne lui avait jamais vu, que lui-même ne se connaissait pas, et, à voix très basse, il a dit :

« — Quelqu'un qui déteste répéter les négations devrait comprendre ce que je veux dire par : ne recommence jamais ça, Naïs. »

Elle a hoché la tête, silencieusement, gravement, et il a vu une ombre de tristesse et de désespoir lui voiler le regard. Il s'en est presque voulu, puis il s'est détesté pour sa culpabilité. Il n'est coupable de rien, lui, pas même d'avoir éprouvé plus que de l'affection pour une Alana qui n'a jamais existé ou d'avoir plaint et de plaindre encore une enfant dont il ne connaît pas le nom pour les douleurs qu'elle a endurées.

— À quoi tu rêves ?

Alana s'est immobilisée contre le canapé, une fesse en appui sur le dossier.

— Je te regardais et je me demandais comment s'appelle ce... c'est quoi, c'est un sport, une danse ?

— Aïkido. Tu veux que je te donne un cours ?

— De l'aïkido ? Vraiment ?

— A ma sauce.

— Où as-tu appris ça ?

Elle se frotte les cheveux comme pour en chasser la sueur.

— Dans les livres au départ et dans le miroir. Dans les vidéos ensuite et un peu dans les dojos, au Japon.

— Tu as séjourné au Japon ?

— Plusieurs fois, au total cela doit représenter deux ans, peut-être un peu plus. J'étais fascinée par le Japon médiéval. Je me suis moins passionnée pour le Japon moderne.

— C'était quand ?

— 89, 90, 91.

— Juste après Lugano.

— La première fois, oui, pratiquement.

— Tu avais à peine seize ans. Comment tu...

La question ne sort pas. Elle y répond quand même.

— Jusqu'à Tokyo, assez simple. Après, il a fallu que je perfectionne ma technique de maquillage.

— Et tu t'es intégrée ?

— Dans l'ensemble, ça s'est moyennement passé. Il n'y a pas moins d'ordures au Japon qu'ailleurs et beaucoup, parmi elles, savent se battre. Question de culture.

Il fronce les sourcils.

— Nous n'avons découvert aucune affaire Ann X au Japon. Ni nous, ni les Américains.

Elle lève les yeux au ciel.

— Je suis à moitié à poil et tu me parles de mes mauvais côtés.

— Tu es très jolie, mais ça ne répondra jamais à aucune question.

Elle pince les lèvres.

— D'accord. La réponse à la question qui n'était pas formulée est encore « question de culture ». Combien avez-vous découvert d'affaires Ann X en Sicile, en Corse, en Irlande du Nord ?

C'est au tour de Stephen d'égarer son regard vers le plafond. En quatre semaines, il a appris qu'elle a occis moins de personnes que le fbi ne voulait le lui faire croire, mais plus qu'il ne l'estimait, dont beaucoup qu'Interpol n'a pas recensées. Il quitte la balustrade et descend l'escalier, elle s'apprête à monter. Quand ils se croisent au bas des marches, elle se fige.

— Une voiture.

Il tend l'oreille.

— Un 4x4.

— Tu attends quelqu'un ?

— Merde !

— Quoi ?

Il soupire.

— C'est mon père. Je n'ai pas fait gaffe à la date. Il passe tous les 1er Mai au chalet. Il a dû profiter du week-end et de la météo pour monter plus tôt.

Cela paraît beaucoup amuser Naïs.

— Ton père ? Il risque d'être surpris, non ?

Stephen se prend la tête à deux mains.

— Tu ne peux pas savoir à quel point ! Bon. Vire les draps, remets la couverture sur le lit et transfère tes affaires dans ma chambre.

— Tu es sûr ?

Il lui décoche un regard noir qu'il ne peut s'empêcher de transformer en sourire.

— J'ai déjà couché avec toi, mon père non. Je dormirai sur mon matelas de plage. Et pendant que tu es là-haut, essaie de trouver une tenue plus habillée.

— J'ai le temps d'une douche ?

— Vitesse lumière. Ils sont là dans cinq minutes.Elle grimpe l'escalier en courant. Quand elle redescend. Stephen est devant une fenêtre. Le 4 x 4 est en train de virer en direction de l'atelier.

— Tu as droit à la totale.

— A quoi ?

— II y a aussi ma mère.

Naïs éclate de rire.

 

 

Savoir que certaines étapes sont incontournables ne les rend pas plus agréables à vivre. Après le moment de surprise, le moment d'affabilité exagérée, le moment emprunté d'allégresse mal contenue et le moment « chez nous on se dit tu », Stephen subit avec horreur le moment « Stephen a toujours, a été, était, est ». Pour l'instant, ce n'est que par petites touches devant un casse-croûte pantagruélique, mais il sait que le sujet va revenir comme une antienne dans la bouche de ses parents. Celle de sa mère surtout, dont la froideur toute british a complètement explosé à la seconde où elle a aperçu Naïs. Une fille à la maison, tabernacle ! Même s'il ne s'agit que du chalet de Daddy, c'est tellement la première fois que c'est déjà une bru. Le pire c'est que, manifestement, Daddy en est arrivé à la même conclusion. Il n'y a qu'à juger des efforts qu'il fait pour être affable, disert et prévenant.

Daddy : « Naïs, tu reprendras bien de cet excellent pâté ? »

Le pâté est un foie gras entier qu'un traiteur de Montréal fait venir du Gers.

Naïs : « Avec plaisir, Gabriel, je n'en avais pas mangé depuis mon dernier séjour en Haute-Savoie. »

Maman : « Vous vous êtes connus dans les Alpes ? Stephen avait toujours rêvé de skier à... c'est comment déjà ? Voriaz, c'est ça ? »

Tout ce que Maman connaît des Alpes tient dans un timbre-poste, celui du festival du film fantastique avant qu'il ne soit déplacé dans les Vosges.

Stephen : « Avoriaz, maman. »

Naïs : « Nous y avons passé un week-end, Margaret, mais nous nous sommes connus en Grèce. »

Daddy : « Ça fait longtemps ? »

Naïs, malicieuse : « Deux ans. En fait, nous nous étions déjà croisés à Lyon, mais il ne s'en souvient pas. »

Maman, sur un ton de reproche : « Stephen ! »

Stephen, sourire en coin : « Elle oublie de dire qu'elle était blonde à l'époque. »

Daddy, rêveur : « Deux ans... »

Maman : « Moi aussi, il m'est arrivé de me teindre les cheveux. Ne l'écoute pas, Naïs. Les hommes sont pétris d'à priori. »

En l'occurrence. Maman est auburn, mais sa couleur naturelle, avant que ses cheveux grisent, était châtain clair. Quand les premières blagues ont commencé à circuler, Daddy l'appelait « la blonde » dès qu'elle faisait une remarque déplacée.

Daddy : « Un peu de sauternes, Naïs ? »

Naïs : « Avec plaisir, Gabriel. »

Maman : « Stephen avait beaucoup d'à priori avant de partir en Europe. »

Naïs : « Il lui en reste encore, mais je ne désespère pas de lever les derniers en moins de cinq mille ans. »

Daddy, soufflant la réplique à Stephen : « Naïs, c'est un prénom grec ? »

Naïs : « Pas à ma connaissance. »

Maman, une angoisse infime mais irrépressible dans la voix : « Tu es française ? »

Naïs : « J'ai un passeport de l'onu. »

Daddy : « Tu travailles à l' onu ? »

Naïs : « Je travaille pour l'Association internationale de sauvegarde de l'enfance. Le passeport international est une protection. »

Maman : « Tu as quand même une nationalité, au moins à l'origine ? »

Naïs : « Même pas, je suis née dans un avion au milieu du Pacifique. »

Maman est stupéfaite, Daddy impressionné. Stephen redoute la prochaine question.

Maman : « Et tes parents ? »

Bingo !

Naïs : « Décédés. »

Daddy détourne le regard.

Maman : « Désolée. Je... »

Naïs : « C'est de l'histoire ancienne. J'avais douze ans et ce n'était pas des gens recommandables. »

Malaise, confusion, fin de la discussion.

 

 

Sous prétexte de réviser la moto qu'il a tractée depuis Montréal, une 600 enduro sur laquelle Stephen n'est pas monté depuis cinq ans, Daddy a entraîné Stephen dans l'atelier. Maman a embarqué Naïs dans une promenade vers le lac. Dans les deux cas, Stephen redoute le pire.

Gabriel Bellanger est à genoux devant la moto. Stephen se tient à côté de lui.

— Elle est bien cette petite.

— Tu te bases sur quoi pour dire ça ?

La réplique a fusé tellement vite que Gabriel, en train de déballer les outils, se fige.

— J'ai touché un point sensible, là ?

— Tu ne la connais pas.

Par contre, Gabriel connaît ce ton. Il abandonne la caisse à outils et se relève.

— C'est juste que tu me rembarres ou il y a un problème ?

— Un ou deux, oui.

— Quel genre de problèmes ?

— Le genre que j'ai étudié à l'université.

Gabriel souffle plus qu'il ne siffle.

— Je vois.

— Non.

— Je ne vois pas, donc. Qu'est-ce que tu veux dire ? Elle est malade ?

— Socialement, c'est certain. D'un point de vue psychiatrique, c'est plus complexe.

— Tu ne peux pas être moins... didactique ?

— Je veux seulement te faire comprendre que Naïs n'a pas eu une enfance comme les autres et que ça a laissé des traces.

— Elle est fragile... Enfin, plus que d'autres et il faut faire gaffe. C'est ça ?

Stephen regrette amèrement d'avoir provoqué la discussion.

— Ce n'est pas qu'il faut faire gaffe. Je dirais même qu'il faut éviter de prendre des gants. Elle n'est pas moins fragile que d'autres, bien au contraire. Elle a appris à se battre et elle a passé sa vie à le faire. Simplement, elle ne réagit pas comme la plupart des gens et elle peut se retrouver... disons décalée. Je voulais juste te prévenir.

— Décalée. C'est tout toi, ça. En tout cas, elle est jolie, bien élevée et son contact est agréable. Si tu supportes le décalage, je dois pouvoir m'y faire.

Gabriel se replonge dans la caisse à outils, Stephen dans ses pensées. Celles-ci sont moins sombres qu'il ne le voudrait. Il aimerait pouvoir regretter d'avoir menti. Il a la désagréable impression de ne l'avoir pas fait, pas plus que Naïs pendant le déjeuner. Pourtant ce n'est pas faute d'avoir omis la vérité.

 

 

Naïs est en train d'essuyer la vaisselle que Gabriel lave. Margaret et Stephen sont assis sur le perron. Malgré son pull, Margaret frissonne, mais elle a besoin de parler à son fils. Lui se demande depuis combien de temps ils ne l'ont pas fait.

— On dirait que tu as déniché l'oiseau rare.

— Ah non ! Pas toi, maman !

— Comment ça, pas moi ? Je suis ta mère et je suis contente. J'ai le droit de le dire, non ?

Stephen secoue la tête.

— Tu as le droit.

— Tu es gêné parce que je le formule ? On s'est toujours dit les choses, tous les deux, avec assez peu de fioritures d'ailleurs. On ne va pas commencer à tourner douze fois notre langue dans la bouche avant de dire des bêtises sous prétexte que tu as une... On dit une blonde encore, après deux ans ? Ou tu préfères « petite amie » comme disent les Français ?

Stephen le sait : la discussion va être pénible, en tout cas pour lui. Néanmoins, il peut consentir à ce qu'elle ne le soit que pour lui.

— On dit ce qu'on veut. Ce n'est pas ça qui compte.

— Tu as raison. Il vaut mieux laisser les qualificatifs à ceux qui n'ont rien d'autre. Qu'en pense Daddy ?

— J'imagine qu'il te le dira quand vous serez couchés.

— Tu veux entendre ce que je lui dirai ?

Stephen tend la main pour l'inciter à poursuivre.

— Cette fille a beaucoup souffert, mais elle est forte, très forte. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi déterminé.

— C'est parce que ça n'existe pas.

— Mais c'est qu'en plus tu l'admires ! Eh bien dis donc ! J'ai l'impression que tu vas faire mieux que nous ! Remarque : tu n'auras pas de mal. Cela dit, méfie-toi quand même des retours de flamme, du style « brûler ce qu'on a adoré ». Tu vois ce que je veux dire ?

Stephen se tétanise. Il entrevoit surtout le revers du dicton.

— Bref, tu n'es pas obligé de reproduire nos conneries. C'est pour elle que tu as démissionné d'Interpol ?

— En quelque sorte, oui.

— Tu as bien fait.

Un troupeau d'anges passe.

— Elle m'a dit qu'elle t'avait causé pas mal de soucis.

— Ah bon ?

— Oui. Elle m'a expliqué que son parcours n'avait pas toujours été très orthodoxe et qu'elle n'était pas certaine d'avoir surmonté tous ses problèmes.

— Elle t'a dit ça ?

— Entre femmes, on se dit facilement les choses.

— Évidemment.

— Elle m'a dit aussi que tu lui avais beaucoup apporté, que tu l'avais rééquilibrée. Elle croit beaucoup en toi. Je lui ai dit qu'elle aurait pu plus mal tomber. Elle m'a avoué que ça lui était déjà arrivé. Nous avons ri.

Stephen ne parvient pas à se décrisper, alors il préfère se taire.

— Tu sais ce qu'elle veut dire quand elle dit que ses parents n'étaient pas des gens recommandables ?

— Oui.

— Et ?

— C'est à elle d'en parler.

— Tu as raison.

— Ne l'y pousse pas trop.

— J'avais deviné toute seule. C'est pour ça que je te posais la question. Pendant que j'y suis, il y a d'autres sujets qu'il vaut mieux éviter d'aborder ?

Il lui faut plusieurs secondes pour répondre.

— Oui, il y en a, mais tu les découvriras toute seule.

— Si tu me mettais en garde, je m'efforcerais de la protéger et il ne faut pas, je me trompe ?

— Tu ferais une bonne psy, maman.

Il lui fait une bise sur la joue et il se lève.

— Je peux te poser une dernière question ?

— Pourquoi une dernière ? Tu peux en poser autant que tu veux.

— Mais tu n'es pas forcé d'y répondre.

— C'est ce que je viens de dire.

— Tant pis, je la pose quand même. Tu l'aimes ?

Il se secoue en soupirant bruyamment.

— Tu n'es pas croyable, maman.

— On dit incroyable, il me semble. Alors ? Tu l'aimes ?

Il soupire une seconde fois, plus discrètement.

— À ton avis ?

Elle prend son timbre de voix le plus sérieux :

— Non. J'ai l'intuition que non.

— Ton côté psychologue.

Elle se lève à son tour.

— Mon côté psychologue me dit aussi que tu en as peur.

Il est estomaqué.

— D'elle ?

— De l'aimer.

Pour le gracier d'une réplique qu'il est incapable de donner, elle lui prend le bras et le pousse à rentrer. Quand ils passent la porte, elle lui souffle juste dans l'oreille :

— Ce n'est pas aussi douloureux qu'on le dit. Laisse-toi aller.

Curieusement, il ne trouve pas le moyen d'en rire.

 

 

Stephen est presque soulagé de se retrouver seul avec Naïs. En tout cas, que ce soit dans une chambre ne le gêne absolument pas. Il sort le matelas de plage du placard, le déroule et l'allonge entre le lit et la fenêtre, puis il l'ait la même chose avec son vieux duvet de camping et enfourne un oreiller dans une taie qu'il jette sur son lit de fortune. Naïs allume la lampe de chevet qui est entre eux, éteint le plafonnier, se dévêt totalement et se glisse dans les draps. Il se dénude aussi et se réfugie dans le duvet. À voix basse, elle demande :

— Alors ? Pas trop dur ?

Il répond aussi à voix basse. Même l'oreille collée à la porte, personne ne risque de comprendre ce qu'ils disent.

— Autant que je m'y attendais, mais ce sont mes parents.

— Je faisais allusion au plancher.

— Ah ! Ça ? Eh bien, disons que ça l'est moins que ma journée, mais que j'ai connu plus confortable.

— Tu veux qu'on échange ? J'ai plus l'habitude que toi.

— Non, ça ira.

— D'accord. Tu n'auras qu'à me réveiller quand tu en auras marre de tourner en rond.

Elle est allongée sur le côté, en bordure de lit, la tête appuyée sur le coude. Il est sur le dos, le crâne enfoncé dans l'oreiller, les bras à l'extérieur du duvet, mains croisées sur la poitrine.

— J'aime bien tes parents. Ils sont un peu pressés de me transformer en belle-fille, mais ils sont sympas.

— Tu as remarqué aussi ?

— Je suppose que tu ne parles pas de l'aspect sympa. Oui, j'ai remarqué. Il était difficile de faire autrement. Ils ne t'ont jamais vu avec une fille ou quoi ?

— Il y a un peu de ça. Disons qu'ils n'ont jamais vu deux fois la même fille.

— Ça, je m'en suis aperçue au premier coup d'œil.

— Qu'ils n'ont jamais vu deux fois la même fille ?

— Que tu es un don juan. Tu ne t'en souviens pas ?

— Séducteur bio élevé au grain et en plein air, si, je me souviens.

Elle apprécie d'un signe de tête.

— Ta mère m'a dit que, si ça ne nous dérangeait pas, ils comptaient rester jusqu'à dimanche prochain.

— Après-demain, tu veux dire ?

— Non, le suivant.

Stephen ferme les yeux.

— C'est pas vrai ! Que lui as-tu répondu ?

— Je n'ai fermé aucune porte.

— C'est-à-dire ?

— J'ai dit que nous avions envisagé de partir en début de semaine.

Il souffle longuement.

— Bien joué ! Je ne tiendrai pas plus de trois jours.

— Je crois que moi non plus.

Même sans y réfléchir c'est logique, pourtant il est surpris. Elle le voit, évidemment.

— On dirait que ça t'étonne.

— Tu t'es tellement prise au jeu que...

— Prise au jeu ? Je n'ai pas joué une seconde, Steph. J'ai fait gaffe à ne rien dire qui embarrasse qui que ce soit, mais je n'ai pas triché, à aucun moment. Même quand je dis que j'aime bien tes parents, c'est pas pour jouer les filles de bonne famille. Alors, il est possible que je fasse un transfert... c'est le genre de truc qui me pend au nez depuis l'ado, mais... Laisse tomber.

Le ton est celui de la colère et il est tellement sincère que Stephen a un peu honte. Il n'a pas le droit d'oublier qui est Naïs, mais il n'a pas non plus celui d'omettre une partie d'elle, surtout celle-ci.

— Excuse-moi,-je...

— Laisse tomber, j'ai dit. Tu n'as pas plus à me ménager que je n'ai à me plaindre. Ce qui m'énerve, c'est d'être encore sensible à ces conneries.

— Pourquoi ? C'est le contraire qui serait embarrassant, non ?

— Je croyais que lu refusais d'être mon psy.

Il se redresse, glisse avec le duvet sur le parquet, pivote et s'adosse contre le mur, sous la fenêtre. Elle est vraiment en colère, furieuse contre elle-même. Ça, c'est inattendu. Inattendu et nouveau. Donc intéressant, parce que, pour la première fois, elle lui offre une prise sur elle-même, sur ce qu'elle a enfoui depuis l'enfance sous une débauche de violence.

— Franchement et sans retenue, tu te rappelles ?

— Pas facile à voix basse.

Il se met à parler normalement :

— Les portes sont isophoniques et il y a la salle de bains entre les deux chambres, mais si tu préfères ou si tu as l'intention de hausser le ton, on peut descendre dans le séjour, voire faire un tour dehors.

Elle s'exprime elle aussi normalement.

— Qu'est-ce qui éveille ton intérêt, tout d'un coup ? Ne pas oublier qu'elle en sait au minimum autant que lui sur le psychisme.

— J'ai une prise.

— Tu connais mon histoire, tu l'as toujours eue cette prise.

— Toi aussi. Par contre, c'est la première fois que tu manifestes une émotion qui en découle.

— Que crois-tu que je fasse quand j'égorge un violeur ou que je poignarde un tortionnaire d'enfant ?

C'est une provocation visant à clore la discussion. Il l'ignore sans difficulté.

— Correction : que tu me manifestes.

— J'ai pas envie de me rhabiller.

— Et apparemment pas davantage celle de te mettre à poil.

Elle change de position, arrange l'oreiller derrière elle et s'assoit dans le lit. Après une hésitation, elle remonte la couette sur ses seins.

— Pourquoi maintenant. Steph ?

— Je viens de te le dire, mais je peux le formuler autrement : parce que j'ai touché un point faible, que je ne l'ai pas fait exprès et que c'est conjoncturel.

— Une occasion à ne pas manquer.

— Mais que tu fais tout pour désamorcer, parce que tu voudrais bien discuter, mais pas de ça.

Elle pince les lèvres pour s'empêcher de répliquer.

— Si tu aimes bien mes parents, pourquoi dis-tu que tu ne tiendras pas plus de trois jours avec eux ?

— Froid.

— Qu'est-ce que ça veut dire : froid ?

— Que tu t'éloignes de la cachette.

— Je devrais être capable de m'en apercevoir tout seul. Pourquoi ne...

— Parce que je voudrais que nous réglions d'abord ce qui nous concerne et parce que la présence de tes parents est une aubaine pour que je t'embarque là où nous pourrons le faire.

— D'abord ? A quel ensuite songes-tu ?

Elle est soufflée.

— Il va devenir de plus en plus difficile de n'embarrasser personne, Steph.

— Tu veux dire : mes parents ?

— C'est bien d'eux que nous parlons, n'est-ce pas ? Je n'ai pas envie de leur faire du mal, ou de les décevoir, ou... ou de passer pour ce que je ne suis pas.

— C'est pour ça que tu t'es montrée en version originale, non ?

Soufflée, une deuxième fois.

— Ce n'est que par rapport à toi.

— Dans le cas où tu serais amenée à revoir mes parents. Moi, je te connais sous tellement de visages. Quelle importance ?

— Je... je ne peux pas espérer construire quoi que ce soit si... Il me suffisait d'être transparente, tu sais ?

— Ce n'est pas le choix que tu as fait.

— Syllogisme.

— Correction : tu as délibérément fait le choix d'imprimer Naïs dans leur mémoire.

— Je n'ai rien prémédité.

Stephen claque une langue agacée.

— Tu corriges, s'il te plaît ?

— Je n'ai consciemment rien prémédité. Je ne risquais pas de le faire. Je n'ai disposé que de dix minutes et je ne connaissais pas les patents,

— Mais tu savais ce que tu voulais qu'ils soient. Cette fois, elle a du mal à reprendre son souffle.

— Je suppose, oui.

— Et tu voulais, sans tricher, leur montrer la meilleure des Naïs.

Elle a les yeux vitreux et ses paupières clignotent.

— Nom de Dieu ! Quel genre de psy es-tu. Stephen ?

Elle essaie de récupérer. Il ne doit pas relâcher la pression.

— Criminologue. Tu as déjà oublié ?

— Je ne risque pas.

— Surtout après une journée entière passée à effacer ton histoire de chacune de tes phrases.

— Je n'ai pas...

— Que des généralités triées sur le volet, pas d'anecdotes, aucune référence, rien de significatif, et la panoplie complète des dérobades rédhibitoires. Rassure-toi, l'effet recherché est obtenu : tu as fait forte impression. Combien de temps peux-tu relever la gageure ?

Elle le poignarde du regard.

— Je fais ça depuis toujours.

— Quoi : ça ? Te dérober ? Au mieux, je dirais depuis Fribourg, quand on t'a arrachée à Carl. Vouloir être aimée ? Même pas. Cela ne concerne que ton enfance.

Son visage est crispé, ses yeux s'embuent, elle serre la mâchoire.

— Il n'y a pas de toujours dans ton existence. Naïs. Il y a une époque que tu voudrais être la préhistoire, dont tu refuses de déterrer les vestiges. Il y a une antiquité, confuse, brumeuse, pendant laquelle tu as inventé des signes pour écrire ta vie au futur. Et il y a l'histoire proprement dite, avec ses périodes obscures et ses embrasements, qui s'est tellement ramifiée que tu ne reconnais plus le monde que tu as bâti.

Ses paupières se sont fermées. Elle va pleurer.

— Tu ne peux pas retourner à la préhistoire pour tout récrire, Naïs, et tu ne peux rien gommer.

Il s'arrête là. Il a failli ajouter « et personne ne peut se substituer... », mais la phrase n'avait aucune fin sur laquelle elle puisse rebondir pour passer par-dessus le mur. Il s'interdit aussi de croiser les bras. Il est le mur et un mur se doit d'être inerte.

Elle rouvre les yeux. Ils sont un peu rouges. C'est tout.

— Si je n'avais pas su ça avant de te rejoindre, je ne t'aurais pas demandé de m'aider. (Sa voix est à peine plus rauque qu'au naturel. Elle a récupéré.) Je l'ai déjà fait avec Carl, je l'ai ensuite fait toute seule mais, si tu penses que c'est nécessaire, je suis prête à retravailler sur mon passé... sur toutes les époques. Toujours est-il que mon problème aujourd'hui c'est l'avenir, parce que c'est le seul enjeu.

Elle attend qu'il la relance, il lui fait signe qu'il n'a pas à le faire.

— Tu as décidément une curieuse façon de m'aider. (Comme il ne réagit toujours pas. elle reprend :) J'ai envie d'un avenir. J'allais dire « enfin », mais ce serait plutôt « de nouveau ». La différence c'est que, cette fois, je n'arrive pas à me projeter, alors que ce que j'en attends est beaucoup plus clair. Je ne sais pas où en sont tes envies de me faire payer, mais il vaut mieux que tu te fasses à l'idée que je ne me laisserai pas mettre en cage, quelle que soit la cage. La solution de Decaze, pour ne citer que lui, me convient mieux. En tout cas, c'est la seule qu'on puisse s'imposer. Sur ce, puisque la nuit est réparatrice et qu'elle porte conseil, je propose que nous profitions de ses bienfaits.

Elle descend dans le lit, réarrange l'oreiller sous son crâne et ferme les yeux. Stephen quitte le mur, se rallonge sur le matelas de mousse et lève la main pour atteindre l'interrupteur de la lampe de chevet. Il éteint.

Cinq minutes plus tard, à sa respiration, il sait que Naïs s'est endormie. Il l'envie, longtemps, parce que pour lui le sommeil ne vient pas. Il est perturbé d'avoir réussi à la déstabiliser, et encore plus par ce que lui coûtera cette victoire. Quand il retrouve sa sérénité, c'est le plancher qui se rappelle à son dos. Une partie de la nuit s'écoule entre anxiété et inconfort. Puis Naïs gémit. Un gémissement d'enfant.

Il se redresse pour jeter un œil sur elle. Elle est en position fœtale. Elle cauchemarde. Il l'observe un moment, se rallonge, ne trouve aucune position qui ne soit pas douloureuse. Naïs ne gémit plus. Il se redresse à nouveau. Elle se tient si près du bord du matelas, qu'il se lève, contourne le lit et se glisse sous la couette. Il ne voit pas de raison de lui imposer le plancher et il n'en voit plus aucune de s'endolorir les côtes ou les reins, alors que le lit fait deux mètres de large et que Naïs n'en occupe qu'une extrémité.

— Suffisamment courbatu ?

La voix n'est pas aussi ensommeillée qu'elle le devrait.

— Tu gémissais.

— Cauchemar. Ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Bonne nuit, Steph.

Il s'abstient de retourner la politesse, dix secondes.

— Bonne nuit. Naïs.

Il s'endort à la fin de la phrase.