2 avril 1999
Ils petit-déjeunent à califourchon sur un banc de la place Ampère quand Michel lâche :
— Tu as une ombre.
Stephen en profite pour laisser couler une grosse goutte de café sur son coupe-vent, via son menton. Comme cela fait plusieurs mois qu'il a pigé le truc pour manger son croissant sans souiller ses vêtements, Michel en déduit qu'il n'a pas besoin de faire un dessin. Et c'est vrai : bien que rien ne l'ait préparé à ça. Stephen a compris. Peut-être parce que, au fond, c'est la validation qu'il espérait à son travail.
— Qui ? demande-t-il sans lâcher le sdf du regard.
— Le type avec les cheveux en bataille, des tiags et un cuir qui farfouille dans les rayons de Maxi Livres. Hier, il était en jogging bandana tennis, avant-hier en Kenzo Mosquito coiffé nickel. Il prend le métro derrière toi et il revient le soir par la même rame. Quand tu es sorti de ton allée, il a donné un coup de tête vers deux mecs qui sont attablés au Macdo. Je les ai vus quand ils sont entrés. L'un a un attaché-case, l'autre une mallette genre plombier. Le type en tiags va te filer. Les deux autres vont sûrement rendre une petite visite à ton appart. Classique, sauf que, vu ton job, je doute que ce soit des monte-en-l'air.
Malgré une forte envie de tourner la tête, une fois vers Maxi Livres, une fois vers la fabrique d'obèses, Stephen reste impassible. Decaze a beau répéter qu'il n'est pas formé au terrain, il n'est pas plus stupide qu'un autre. D'une main, il continue à s'inonder de café et de miettes, de l'autre, il manipule les touches du mobile dans sa poche. Puis il fait semblant de s'excuser auprès de Michel et il porte l'appareil à son oreille.
— Decaze, s'annonce Decaze.
— Bonjour Philippe. Je suis devant chez moi. J'ai un type au train depuis trois jours et j'en vois deux autres qui s'apprêtent à forcer ma porte.
Il écoute la réponse très sèche de Decaze et raccroche en soupirant.
— Qu'est-ce qu'il a dit ?
— Il a dit : « Je sais. Ramène-toi illico et essaie de ne pas montrer que tu as repéré ton suiveur. »
Michel explose de rire.
— C'est ses propres hommes... ça c'est la meilleure !
— Aucune chance, sinon il ne m'aurait pas conseillé d'être discret.
— Alors comment il sait ?
Stephen se lève sur un rictus.
— Tu as un meilleur œil que moi, Michel, mais il y a certainement quelqu'un qui me colle aux basques depuis longtemps et que tu n'as jamais remarqué.
Le sdf plisse les yeux, puis il exulte :
— La petite !
— Quoi ?
— La bab que tu as ramenée il y a trois semaines. Je m'en souviens parce que c'est la première nana qui met les pieds chez toi depuis Iza. Tu sais : la blonde qui avait l'air de pas y toucher ?
— Elle était blonde ?
Michel lève les yeux au ciel.
— Ouais, elle était blonde, mais je crois que je l'ai déjà vue en brune version bcbg plutôt prononcée. Je suis pas sûr. Quoique, à y bien réfléchir, je l'ai peut-être revue à d'autres occases, coiffée et sapée autrement. Je ferais un bon physio en mecs, mais les nanas... suffit qu'elles se peinturlurent un peu et je fais pas la différence entre Kim Baisencore et Céline Fion.
Stephen lui décoche un regard affligé, époussette les miettes sur son coupe-vent et le salue. Puis il s'engouffre dans la bouche de métro. S'il devait qualifier l'état dans lequel il se trouve en descendant les marches, il utiliserait le mot « émulé », dans une acception informatique du néologisme.
A aucun moment durant le trajet, il n'a la tentation de se retourner ou de chercher son suiveur dans le reflet des vitres de la rame. Pour quoi faire ? Decaze sait, et cela soulève tellement de questions dans l'ensemble plutôt rassurantes.
Quand vous sentirez un souffle sur votre épaule, ce sera le mien ou celui de quelqu'un qui aura le mien sur la sienne.
Il l'a réellement fait, depuis probablement le premier jour. Oui, ça c'est rassurant, même s'il est désagréable de se découvrir sous surveillance après plus d'un an de filature. Pour consolation, Stephen imagine la tête que Decaze a dû faire derrière son téléphone en apprenant qu'il avait repéré son trio d'ombres, comme dit Michel.
Stephen se gardera bien de parler de Michel. Il évitera les questions directes aussi, et jusqu'aux allusions. Decaze ne lui dira de toute façon que ce qu'il pense devoir dire. Autant le laisser dans le même flou.
Un siège se libère derrière lui. Stephen abandonne la barre à laquelle il s'accrochait et s'y assoit. Son cerveau est en ébullition, mais il est serein. Il se produit enfin quelque chose. Quelque chose de tangible qui implique des vrais gens dans le vrai monde, pas seulement son modem et des gigaoctets de documents estompés par le temps.
Après les premières semaines d'excitation qui voyaient ses soupçons se fortifier recoupements après rapports, dossiers après enquêtes, les mois ont été interminables de confirmations toutes plus ou moins sujettes à caution ; combien de fois a-t-il entendu : « Le dossier tient uniquement sur ta conviction que toutes ces affaires impliquent une seule et même personne » ? Presque autant de fois que lui-même s'est pris à douter.
Quatre-vingt-quatre affaires dans dix-sept pays européens, quatre-vingt-quatre enquêtes inabouties autour de deux cent trois meurtres attribués à des jeunes femmes dont aucun signalement fiable n'a pu être diffusé. Plus onze morts en cinq affaires distinctes que la police canadienne a fini par regrouper sous l'appellation « Mante Religieuse » et pour laquelle elle a arrêté une prostituée que la justice a acquittée. Et trois périodes de plusieurs mois sans aucune affaire, trois trous dans l'historique du dossier qui penchent en faveur de la thèse de la meurtrière unique simplement occupée à autre chose, ou ailleurs. Un ailleurs dont Stephen est persuadé qu'il regroupe cinquante États symbolisés par autant d'étoiles dans le coin supérieur gauche et bleu d'un drapeau rayé rouge et blanc. Un ailleurs avec lequel Decaze ne veut toujours pas prendre contact, ce que Stephen a fini par accepter. Il faut dire que le dernier argument opposé à ses demandes répétées l'a profondément troublé.
« — Stephen, les Américains recourent régulièrement à nos services pour la recherche de criminels étrangers qu'ils soupçonnent de jouer avec leurs frontières. Ils nous communiquent tout aussi régulièrement des dossiers concernant leurs propres criminels susceptibles d'agir en dehors de leur territoire. Même si les tueurs en série sont loin d'être leur principale préoccupation, même s'ils préfèrent travailler en solo et que leur terrain d'intervention privilégié est l'Alena, ils nous ont ces dernières années transmis des dizaines d'avis de recherche de meurtriers à répétition. À l'exception d'une poignée de terroristes, dûment fichées comme telles de Moscou à Washington, en passant par Londres et Tel-Aviv, aucun d'eux ne concerne une femme. Aucun ! Tu comprends ce que cela signifie ?
— Que j'ai raison, qu'ils en savent plus que nous et qu'ils ne veulent pas que l'information se diffuse, parce qu'elle est extrêmement embarrassante pour un de leurs services ou pour quelqu'un de très haut place.
— Que, si tu as raison, un de leurs services est effectivement détenteur d'informations qu'il tient à conserver à son usage exclusif, et que, vu la zizanie qui oppose ces différents services, l'universalité de cette chape de plomb suppose l'intercession de la Maison-Blanche. En conséquence, la première démarche officielle que nous effectuerons en direction de n'importe quel service de police américain occasionnera une cascade de coups de téléphone tout à fait officieux qui aboutiront à la clôture définitive du dossier. Or, et je redis bien si tu as raison, je préfère prendre le risque qu'une criminelle sévisse encore pendant quelques mois, plutôt que de nous voir interdire définitivement de lui courir après. Rassure-moi : dans ton esprit, le plus important, c'est bien de coincer Ann X, n'est-ce pas ? Pas de connaître les tenants et les aboutissants de son parcours ? »
Stephen a pu acquiescer sans honte, il n'en est pas pour autant dupe de ses motivations. Coincer Ann n'est pas de son ressort et permettre à Anton, à Carlo ou à n'importe quel flic de le faire n'est qu'une conséquence de ses attributions, mais il ne lui paraît pas plus impératif de mettre un terme à sa carrière meurtrière que de comprendre comment celle-ci a été possible, ne serait-ce que parce qu'il ne pourra jamais assurer qu'elle n'est pas reproductible. Si Ann existe, en tout cas telle que lui la définit. Et tout son malaise vient de là : il ne réussit pas mieux à être catégorique sur la personnalité d'Ann que les témoins de ses exactions ne parviennent à la décrire. Les témoignages flous et les caméras myopes sont d'ailleurs le seul véritable lien entre les quatre-vingt-neuf affaires qu'il a rassemblées dans le dossier.
Un temps, à l'exception de Sarajevo, il a pu entretenir la certitude que la violence d'Ann s'exerçait toujours en réaction à des sollicitations à caractère sexuel abusives. Les enquêtes d'Anton à Sopron et à Graz montraient que les trois adolescents hongrois avaient été impliqués dans plusieurs agressions de jeunes filles et que deux patientes du dermatologue autrichien avaient déposé des plaintes pour viol, avant de les retirer, manifestement après un arrangement financier avec le médecin. De la même façon, un commissaire parisien avait informé Decaze que la police avait soupçonné les deux agents de sécurité du grand magasin de monnayer leur indulgence en nature auprès des clientes prises en flagrant délit. Plusieurs affaires, comme celle du routier et celle de l'éducateur, trouvaient nettement leur origine dans les assiduités des uns ou des autres, et d'autres s'avéraient cacher des vices que Carlo ou Anton finissaient par révéler. Bref, hormis Sarajevo, pour lequel Stephen commençait à se ranger à l'opinion d'Anton, la pathologie d'Ann se confirmait meurtre après meurtre... jusqu'à une longue série d'affaires auxquelles il aurait été hasardeux de trouver une connotation sexuelle.
Un huissier à Nice, la nuque brisée par sa cravate. Un automobiliste un peu énervé sur une aire d'autoroute entre Grenoble et Chambéry, poignardé sous le menton. Trois carabiniers lors d'une opération anti-émeute dans une banlieue napolitaine, éventrés au sabre. Un homme d'affaires, son épouse et leur garde du corps à la sortie d'un restaurant à Madrid, égorgés au tranchoir. Une aubergine à Bordeaux, égorgée aussi, avec une truelle. Deux dealers et deux inspecteurs de police en civil dans une rave party près de Francfort, le cervelet ou le cœur transpercés par un poinçon. Un bobby à Heathrow, le larynx écrasé par un manche à balai. Deux douaniers entre Zgorzelec en Pologne et Görlitz en Allemagne, le crâne défoncé avec une pelle à neige. Une avocate à La Haye, son Montblanc planté dans l'œil. Et le sabre, encore, à Barcelone, à Bruges, à Jersey, à Londres, à Timisoara, à Prague, sur un chantier, dans un squat, sur un yacht, sur un quai, dans un hangar, dans un musée. Des vigiles, des nasillons, un banquier, un diamantaire, un chirurgien, un gardien d'immeuble et son chien, des soldats, un touriste. Des représentants de l'autorité, souvent, et des émanations du pouvoir économique, et d'autres, des plus ou moins excités, qui ont eu l'heur de lui déplaire avec un peu trop d'insistance. Les témoins sont incapables de la décrire, mais ils relatent presque tous de petits accrochages qui dégénèrent, ce que confirment, quand elles existent, les vidéos qui ont (mal) enregistré les altercations.
Là où d'autres s'emportent ou se liquéfient, Ann tue. Quand sa liberté risque d'être entravée, quand on exerce sur elle une pression de nature autoritaire, quand on prétend la contraindre. Cela cadre avec la personnalité égotiste et absolument asociale que Stephen imagine. Mais pas à Sarajevo, où elle semble avoir agi par compassion. Ni à Madrid, où elle dînait dos à la table de l'homme d'affaires et de son épouse, qu'elle a rattrapés sur le parking après être passée par les cuisines sans avoir le moindre contact avec eux. Ni pendant la rave de Francfort où elle a frappé ses quatre victimes, une par une, à plusieurs minutes d'intervalle. Ni à La Haye, où elle a pénétré dans le cabinet de l'avocate, s'est emparée du stylo plume et le lui a enfoncé dans un œil, sans un mot, sous le regard ahuri de ses assistantes. Ni à Londres, où elle a intercepté le gardien pendant qu'il faisait le tour de son pâté d'immeubles avec son chien.
Madrid, Francfort, La Haye, Londres, neuf assassinats qui ressemblent à des exécutions. Comme c'est peut-être aussi le cas sur le yacht à Jersey, bien que la police n'ait pas écarté le harcèlement sexuel comme leitmotiv (les trois notables avaient déjà été entendus pour des affaires de mœurs en France et en Grande-Bretagne), et dans le musée praguois, malgré la discussion murmurée, mais que les témoins ont qualifiée d'assez vive, avant que la jeune femme ne tire un sabre court (un wakisachi) de sous son manteau. Quant au massacre des vigiles, à Barcelone, commandités par un promoteur pour déloger des prostituées et des drogués d'un quartier en démolition, et celui des skinheads à Bruges qui mettaient à sac le squat de sans-papiers, ils peuvent très bien s'apparenter à la compassion de Sarajevo.
Sur l'ensemble des quatre-vingt-neuf affaires, la moitié semblent motivées par le harcèlement sexuel ou ce qu'Ann interprète comme tel, et un tiers paraissent être des coups de sang consécutifs à des altercations ou à de potentielles entraves à sa liberté, mais les neuf affaires restantes peuvent difficilement passer pour autre chose que des exécutions, voire, pour six d'entre elles, des « contrats ».
En faculté, il a appris que, névropathes ou psychopathes, tous les tueurs professionnels sont sujets à de profonds troubles psychiques et comportementaux, fous, qu'ils soient gagés par des intérêts privés ou qu'ils soient appointés par des services plus ou moins publics. La différence ne tenant souvent, après formation et endoctrinement, qu'au fil d'un suivi psychologique ne pouvant en aucun cas s'apparenter à un contrôle. Mais il a aussi appris que l'acte contractualisé doit servir le trouble, que ce soit pour en soulager ses expressions ou, au contraire, pour lui permettre de s'extérioriser, tout en reposant sur un système de justification extrinsèque dont Ann n'a aucun besoin et qui dénoterait un fonctionnement contraire à son obsession de l'autonomie. Car métaphoriquement, sémantiquement, Ann est autotrophe : elle se nourrit de substances qu'elle élabore à partir d'éléments dont elle seule perçoit l'utilité. Ce qui, d'une manière plus pragmatique, exclut qu'elle vende ses services, en quelque matière et pour quelque raison que ce soit.
« — Elle doit tout de même se nourrir, se vêtir, se loger, ont tour à tour objecté Anton, Carlo et Decaze. Il lui faut donc bien, d'une manière ou d'une autre, trouver de l'argent ! Et le métier de samouraï est grassement payé ! »
Ils objectent pour le principe, puisque aucun d'eux n'admet vraiment ce qu'il dépeint d'elle (le questionnaire à embranchements, conçu pour tester l'hypothèse de la transparence, a été abandonné faute de résultats), en tout cas pas le plus important. Alors, pour le principe aussi, Stephen s'abstient de répliquer que, lorsque Ann a besoin de quelque chose, il lui suffit de le prendre, comme elle le fait avec les vies, en toute impunité. Tricher, voler, falsifier, détourner, rien de ce que la morale commune et les lois réprouvent ne peut lui poser plus de difficulté que le meurtre. Pourquoi se priverait-elle ? Pourquoi s'abaisserait-elle à travailler, légalement ou illégalement, pour un tiers intérêt ? Stephen peut encore moins croire au besoin et aux contrats qu'à la compassion et aux exécutions. Donc dix pour cent des affaires qu'il impute à Ann sur des critères « techniques », à son sens indiscutables, ne sont pas de son fait. Donc ces critères ne sont pas indiscutables. Donc Ann X n'existe pas. Le monstre transparent contre lequel il voudrait mobiliser tout Interpol n'existe pas. Et Anton ou Carlo ou Decaze pourraient bien avoir raison.
N'empêche que, comme chacun d'eux, il ne démord pas de son présupposé initial et, puisque chaque membre de l'équipe poursuit ses investigations sur la base de son a priori personnel, il continue lui aussi à investir dans le sien. C'est ainsi que, outre les quatre-vingt-neuf dossiers satisfaisant à tous ses fameux ou fumeux critères techniques, il a entrepris d'examiner plusieurs milliers de crimes non élucidés à travers l'Europe. Des assassinats sans caméra myope, sans témoin, sans certitude sur la sexuation du coupable, mais dont la méthodologie et/ou la motivation supposée ressemblent à celles d'Ann. À défaut d'autre chose, comme dit Decaze, les six arrestations consécutives aux recoupements effectués lors de ces recherches ont au moins permis de justifier son salaire sans que la hiérarchie doute de son emploi du temps. Six arrestations : un couple qui sévissait sur tout le bassin européen de la Méditerranée et une famille opérant des Vosges au Tyrol, tous convaincus d'assassinats multiples. Sans compter les quatre dossiers encore ouverts (coupables non identifiés ou encore en fuite), regroupant une cinquantaine d'affaires et deux cas dont les justices française et anglaise devront déterminer s'il s'agit d'euthanasie ou de meurtres en série. Mais peu de résultats concernant Ann, si ce n'est l'élaboration d'une échelle de probabilité, qui fait beaucoup rire Anton et uniquement Anton. Parce que même Carlo est effrayé par le nombre de cas potentiels et la nature des similitudes mises en évidence par Stephen, et parce que Decaze est effaré par les insuffisances policières en général, incommunication en tête, et par l'impuissance de son propre service en particulier.
Parallèlement, sur une suggestion de Carlo, Stephen s'intéresse aux délits commis dans le sillage d'Ann sur la base de ses principaux critères : jeune femme indescriptible qu'aucune caméra n'est capable de focaliser. Malheureusement, si toutes les polices du monde fichent effectivement les criminels et les délinquants qu'elles défèrent devant la justice et si elles centralisent un nombre variable d'informations sur les affaires résolues ou ayant occasionné des suites, il n'existe aucun outil autre que statistique (consécutif à l'enregistrement des plaintes) lui permettant d'effectuer des recherches et des recoupements depuis son bureau, particulièrement pour les délits, considérés comme mineurs ou tout simplement banals, n'entraînant que des enquêtes de principe lorsqu'ils n'entrent pas dans le cadre d'opérations visant à démanteler des réseaux. Dans ces conditions, seul un contact direct avec les forces de police locales, les victimes et les éventuels témoins pourrait l'aider à distinguer des modus operandi, des manies, des habitudes, des goûts dans le parcours d'Ann. Ce qui nécessiterait, une fois de plus, de recourir aux moyens d'investigation — quasiment une équipe d'enquêteurs par dossier — dont Decaze ne veut pas entendre parler.
Il quitte le métro à Masséna avec l'inconscience de l'habitude et s'engouffre dans le bus 47, rue Tête-d'Or, sans avoir attendu plus d'une minute. C'est comme ça tous les matins, quelle que soit l'heure à laquelle il se rend au bureau. Ça l'est d'ailleurs aussi loin qu'il se souvienne : il n'a jamais poireauté à un arrêt de bus, dans une station de métro, dans une gare ou un aéroport. Même dans les grandes surfaces, il se trouve toujours une caisse pour ouvrir à deux pas de lui au moment où il veut sortir. Statistiquement, c'est aussi improbable que de pouvoir faire un Scrabble avec trois lettres à huit ou dix points lors de chaque partie jouée. Pourtant, au Scrabble aussi, il n'a jamais eu à patienter. Tout au plus a-t-il pu regretter que, en duplicate, chaque joueur bénéficie des mêmes tirages et que tous soient plus habiles que lui à placer les mots courts. Le blouson de cuir et les santiags sont montés devant lui. Stephen prend un malin plaisir à s'asseoir en face de son suiveur, puis il perd son regard dans la contemplation aveugle des immeubles qui défilent de l'autre côté de la vitre. Le trajet dure moins de dix minutes. Il les passe à se demander combien de fois il a déjà pu l'effectuer si près de son ombre sans s'en apercevoir.
Une fois descendu à l'arrêt Cité internationale, il se rend directement à Interpol sans se retourner. Decaze l'intercepte dans le hall.
— Ah ! Bellanger ! Enfin.
Le ton est naturel, mais le regard est beaucoup plus pétillant qu'à l'accoutumée. Il se fend même d'une poignée de main tout à fait inhabituelle en l'entraînant vers les ascenseurs. Son téléphone bipe avant que Stephen n'ait le temps d'esquisser une question. Il écoute sans rien dire et raccroche après que son interlocuteur a tout au plus prononcé une phrase, mais il ne lâche pas l'appareil qui se remet aussitôt à sonner. Cette fois, après encore une phrase très courte, il prononce juste le mot : « Action ». Ce seul mot suffit à sortir Stephen de sa torpeur, un peu à cause de ses connotations cinématographiques, beaucoup parce qu'il devine ce que Decaze est en train de mettre en scène.
La porte de l'ascenseur s'ouvre sur le parking du sous-sol.
— Le premier coup de fil venait d'une équipe planquée dans un van devant la boutique. Le second de la place Ampère. Ton suiveur a attendu que tu rentres dans l'immeuble pour prévenir ses petits copains qu'ils pouvaient visiter ton appartement avec une bonne marge de sécurité.
— Et que signifie « action » ?
— Qu'on embarque tout ce beau monde avec un maximum de discrétion.
— On ?
— L'équipe du van s'occupe du fileur et du type qui l'attend sur le parking. Une autre cueille les monte-en-l'air dans ton salon. La troisième se charge des vigies.
— Des quoi ?
— Il y a une bagnole garée rue Franklin, devant ton allée, et une autre à l'angle Carnot/Victor-Hugo. Les véhicules ont été positionnés hier. Les chauffeurs les ont rejoints quand tu as pris le métro.
Decaze désigne la Laguna.
— Tu veux conduire ?
Stephen lui décoche un regard ahuri.
— Je plaisante.
C'est la première fois que Stephen entend Decaze s'essayer à l'humour. Le mot « action » prend alors une signification toute particulière.
— Tu as dit « dans mon salon », c'est ça ? demande-t-il alors que les pneus crissent sur le revêtement du parking.
— Ça fait un moment que j'attends un truc comme ça. J'ai quelqu'un dans l'immeuble et il a un double de tes clefs.
Stephen lève les yeux au plafond, alors que la voiture s'engage sur le quai.
— Depuis quand ?
— Depuis que tu as rompu avec Iza.
— Tabernacle ! Tu veux dire...
— Non. Un appartement s'est libéré à ce moment, c'est tout. Un de nos stagiaires cherchait un truc en centre-ville. Je l'ai mis sur le coup. Ensuite, j'ai emprunté tes clefs, j'en ai fait un jeu et nous avons changé ses serrures pour qu'elles soient identiques aux tiennes. Il n'en sait toujours rien, pas plus qu'il ne sait que l'exercice d'entraînement, auquel lui et deux autres stagiaires se livrent par roulement, est une mission certes officieuse mais tout à fait effective. Hier soir, je lui ai demandé d'aller dormir à l'hôtel et de me prêter son appartement.
— Ce qui revient à dire que, depuis un an, je vis sous la surveillance de trois flics en formation...
— Protection.
Stephen soupire :
— Surveillance ou protection, j'imagine que leurs rapports laissent peu de place à l'intimité.
— Aucune. Chez nous, ils sont en stage, mais ce sont d'excellents flics depuis longtemps. Je leur ai seulement interdit les micros et les caméras.
— Vraiment ?
— Je ne pouvais pas courir le risque qu'ils comprennent sur quoi tu bosses.
— Je me doutais bien qu'il ne s'agissait pas de protéger ma vie privée.
La voix de Decaze se durcit un peu :
— Bellanger, il serait peut-être temps de prendre conscience que, privée ou professionnelle, ta vie est suspendue à un fil d'une solidité toute relative. J'espère que nous allons maintenant pouvoir le renforcer ou nous faire une idée du ou des marionnettistes qui sont susceptibles d'agir dessus.
Du coin de l'œil, Decaze remarque enfin que Stephen ne manifeste aucune nervosité, alors qu'il vient de griller deux feux d'affilée et qu'il slalome entre les files sans ménager l'embrayage.
— Tu es sous anxio ou quoi ?
La remarque échappe à Stephen, comme d'ailleurs la direction que prend la Laguna, à l'opposé du centre-ville.
— Je me demande ce que tu sais depuis le début et que j'ignore toujours.
— Rien. Je suis payé et formaté pour soupçonner, alors je soupçonne.
— Ça, j'ai bien compris. Mais tu soupçonnes quoi ?
— Ça ne va pas te plaire.
Stephen se rencogne dans l'angle entre la vitre et la ceinture de sécurité, bras croisés, et regarde Decaze avec amusement.
— Tu serais étonné par mes capacités de tolérance.
Decaze hausse les épaules.
— Je ne crois pas qu'on t'ait embauché par hasard.
— J'espère en effet que mes qualités n'y sont pas pour rien.
— Justement.
— Aïe. Je ne suis pas sûr d'avoir entendu un compliment.
La main droite de Decaze continue à sauter du volant au levier de vitesses, tandis que la voiture grimpe l'A46 en direction de Rilleux au mépris de la moitié du code de la route.
— Si tu pouvais éviter de m'interrompre pendant une minute ou deux...
— J'écoute.
La Laguna se cale enfin sur la voie de gauche, l'indicateur de vitesse s'immobilise entre 200 et 210.
— Dans l'ordre : sept États européens s'inquiètent de la recrudescence des crimes en série et de l'impuissance de leurs propres polices. Le Benelux et l'Allemagne fustigent les incohérences des justices dans les pays dits latins. Ceux-ci mettent en cause l'intégrité des systèmes judiciaires des États accusateurs. Europol en profite pour faire élargir son domaine de compétences et gonfler ses budgets. Nous réagissons en ennemis fidèles. Plusieurs réunions entre les chefs de service et la direction débouchent sur la création d'un poste, dont on me confie la définition et la responsabilité. Je demande un profiler, on me refile un Bellanger.
— Or le Bellanger n'est pas un profiler.
— Si, quoi que tu en dises, et j'aurais même tendance à penser que tu es une pointure. Je veux dire : aujourd'hui. Parce que lorsque tu as levé le lièvre Ann X et, conséquemment, celui d'un dysfonctionnement dans mon service, je n'ai pas écarté la possibilité que tu sois une taupe, interne ou externe, qui savait très exactement où mettre le doigt pour... pour j'ignorais quoi.
Stephen ne dit rien. Il a le sentiment que Decaze est en train de lui confier beaucoup plus que des soupçons.
— Pour en finir avec ce que tu disais tout à l'heure : te surveiller ou te protéger revenait au même. Je n'avais qu'à faire ce qui était indispensable avec le moins d'à priori possible. Petit à petit, en te regardant travailler sur des matériaux aussi pauvres que ceux que nous te fournissions, j'ai découvert que tes facultés d'intégration étaient bien réelles et qu'elles avaient une dimension supplémentaire par rapport à celles des profilers que tu méprises tant. J'aurais du mal à l'expliquer mais, grosso modo, tu es capable d'analyser avec une froideur clinique les sensations ou les impressions les plus irrationnelles que procure ce que certains appellent l'empathie.
Instantanément, l'imagination de Stephen visualise un serpent et, aussitôt, il se demande pourquoi et comment les paroles de Decaze ont généré ce symbole. L'expression « froideur clinique » associée au verbe « analyser » sans aucun doute. Comme il ne peut pas se satisfaire de ce poncif, il en passe d'autres en revue : tentation, incarnation du démon, calcul, ruse, danger caché, et il s'arrête sur cette dernière notion.
— Donc, pour résumer et gagner un peu de temps, tu penses aujourd'hui qu'on se sert de moi pour manipuler la boutique, lâche-t-il.
La Laguna quitte l'autoroute sans que Stephen ait aperçu le nom ou le numéro de la sortie. Decaze l'engage rapidement sur des routes étroites de rase campagne.
— Encore une de tes intégrations lumineuses ? En fait, j'envisage plusieurs possibilités. L'une suppose effectivement qu'on t'ait placé au moment qu'il fallait à l'endroit où il fallait pour exhumer le dossier Ann X. Soit pour focaliser notre attention sur un leurre. Soit, au contraire, pour que nous apportions Ann X sur un plateau à quelqu'un qui ne parvient pas à la loger tout seul. Soit, enfin, pour que nous mettions très mal à l'aise un tiers qui a commis une ou plusieurs boulettes sans qu'aucun autre nom que le sien et les nôtres ne soit prononcé.
Sur plusieurs centaines de mètres, ils suivent un mur qui se transforme en grillage avant que Decaze n'immobilise la voiture devant un portail fermé par une chaîne et un cadenas. Sans couper le moteur, il descend de la Laguna, glisse une clef dans le cadenas et déverrouille la grille. Puis il remonte dans le véhicule et, laissant le portail béant, le dirige sur un chemin de terre qui descend en lacets dans un vallon.
— C'est quoi ça ? demande Stephen en découvrant plusieurs bunkers au milieu des champs.
— Terrain militaire.
— Désaffecté ?
— Non. Il sert encore de base d'entraînement pour les commandos. Ils y jouent à la survie en milieu hostile, à la prise de bastions terroristes, au largage de nuit à dix mille mètres d'altitude et à je ne sais quoi encore.
— Et tu en possèdes la clef ?
— Renvoi d'ascenseur... à titre personnel, je te rassure.
Stephen hoche la tête. Decaze reprend :
— Je ne sais pas à qui me fier en interne. Je ne suis même pas sûr de ma hiérarchie ! Alors je me débrouille autrement.
Il contourne une espèce de hangar, se gare derrière et coupe le moteur.
— Ce qui signifie que, dans la boutique, nous sommes les deux seuls à être au courant de cette opération.
— Les deux seuls ? s'étonne Stephen. Qui a repéré les voitures hier et qui conduit cette opération ?
— Anton.
— Anton est à Lyon ?
— Depuis que les stagiaires ont repéré ton suiveur. Pour l'interception, il a eu recours au service de quelques-unes de ses anciennes relations. Sauf catastrophe, tout ce beau linge devrait être ici dans une dizaine de minutes. Tu veux te dérouiller les jambes ?
Ils sortent tous deux de la voiture et se mettent à faire les cent pas autour.
— Tout à l'heure, tu as parlé de plusieurs possibilités...
— Je me doutais bien que tu m'y ferais revenir ! J'entrevois en effet deux autres possibilités. L'une n'est faite que de coïncidences qui t'amènent dans mon service à exhumer le dossier Ann X. Et ce sont nos gesticulations, pourtant discrètes, qui réveillent un hiberné dans la boutique ou qui attirent l'attention d'un tiers très concerné par l'affaire, ou par l'une des affaires. L'autre, c'est Ann X en personne. Elle a très bien pu devenir quelqu'un de suffisamment influent qui ne souhaite pas que son passé remonte à la surface.
Stephen préfère garder pour lui la stupidité dans laquelle il tient cette éventualité.
— Ce qui est sûr, poursuit Decaze, c'est que, dans tous les cas, nous avons quelqu'un de sacrement bien outillé sur le dos.
— Tu privilégies tout de même une hypothèse, non ?
Decaze secoue la tête.
— Pas vraiment, pas plus que je ne parviens à trancher entre les théories d'Anton, de Carlo ou les tiennes. Pour ce que j'en sais, vous pourriez avoir tous les trois raison, en partie. Par contre, je suis certain que nous allons beaucoup progresser grâce à l'impatience de celui qui a décidé de fouiller ton appartement.
— J'imagine que, pour son identité aussi, tu n'as pas de préférence...
— Oh ! Une préférence, si ! Mais je crains qu'elle soit justement un peu trop idéale pour avoir la moindre chance d'être exaucée.
— Et c'est ?
— Europol, bien sûr.
Stephen fait une mimique d'incompréhension.
— Je ne vois pas bien ce qu'Europol...
Decaze l'arrête :
— Moi non plus, pour être franc. Néanmoins, même si nous nous efforçons de collaborer, il est difficile de nier que nous sommes en compétition et que, pour ce qui touche à la Communauté européenne, ils ont accès aux mêmes infos que nous. Or, comme nous nous sommes pas mal fait remarquer ces derniers mois, grâce à tes petites compilations, et qu'il ne serait pas surprenant qu'un de nos administrateurs à la langue bien pendue ait lâché ton nom histoire d'épater la galerie avec les qualités de son personnel, donc de son recrutement et de sa formation etc., etc., quelqu'un, que cela agacerait et qui serait capable d'additionner deux et deux, pourrait facilement avoir envie de jeter un œil sur ton travail.
— En fouillant chez moi ?
— Et en installant des mouchards. C'est, de toute façon, ce qui se serait produit, si je n'avais pas préféré intercepter l'équipe chargée du boulot.
— Et tu crois qu'une huile d'Europol s'amuserait à ça ?
— Je n'en sais rien. J'essaie simplement de t'expliquer ma préférence, aussi improbable soit-elle. Je te le redis : suspecter est la base de mon job.
Stephen sait qu'il n'y a pas de fumée sans feu, surtout dans un univers paranoïaque.
— Et toi, tu t'amuserais à ça ?
Decaze soupire :
— J'aimerais être sûr du contraire, mais les circonstances ne nous permettent pas toujours d'agir dans le respect des règles et de notre éthique personnelle.
— Comme aujourd'hui.
— Non. Aujourd'hui, nous sommes les offensés, en tout cas si nous avons affaire à un service officiel et quelque soit ce service.
Stephen s'apprête à expliquer son point de vue sur les univers paranoïaques, lorsqu'un bruit de moteur se fait entendre du côté de la grille, plusieurs moteurs.
— On garde le silence jusqu'à ce qu'Anton vienne nous chercher.
Les trois moteurs se sont éteints presque simultanément, des portières ont claqué, des bruits indéfinissables se sont succédé, mais aucune voix ne s'est fait entendre, puis le silence s'est installé. Au bout de trois minutes, un homme tout de noir vêtu et encagoulé contourne le bâtiment pour rejoindre Stephen et Decaze.
Anton ôte sa cagoule en s'immobilisant près de la Laguna.
— Six hommes, six flingues, six mobiles, pas de papiers, pas de résistance, pas un mot. Ils s'attendaient à tout sauf à ça, mais ce sont des pros qui respectent les consignes à la lettre. Ils ont tout de même marqué le coup quand ils ont découvert que nous les tenions tous les six.
— Marqué le coup ? demande Decaze.
— Stupeur, déconfiture, échange de regards... le tout discret mais indéniable. Neuf chances sur dix pour que nous ayons l'équipe au complet.
— Et quand tu dis qu'ils s'attendaient à tout sauf à ça, tu penses à quoi ?
— Ils étaient préparés à l'échec, pas à une interception façon commando. Nous leur avons ôté les bandeaux sur les yeux à la descente des vans. Ils ont marché.
Decaze hoche la tête d'un air satisfait.
— Ils ont marché à quoi ? interroge Stephen.
— Méthode, équipement et terrain militaires... à qui penses-tu qu'ils croient avoir affaire ?
Stephen commence à comprendre.
— dgse, lâche-t-il. Vous cherchez à les déstabiliser.
— Bingo !
— Il y a de fortes chances pour qu'ils aient un sacré paquet de coups d'avance sur nous, explique Decaze. Nous nous sommes dit qu'il pouvait être payant de leur démontrer le contraire en leur faisant avaler qu'ils ne savaient même pas contre qui ils jouaient.
Le sifflement de Stephen est aussi surpris qu'admiratif.
— Je ne vois pas bien où ça nous mène, mais je suis impressionné.
— Ça ne nous mènera pas forcément quelque part, admet Decaze, mais au moins nous ne serons plus les seuls à être pris pour des cons.
— Ça paiera, garantit Anton. Tu lui as expliqué ?
La question s'adresse à Decaze, qui l'ignore.
— Il m'a expliqué quoi ? demande Stephen.
— Ton rôle, répond Anton.
Decaze serre les dents.
— J'hésite encore. Ça peut être casse-gueule à long terme.
— Merde, Philippe ! C'est la seule façon de faire sortir le loup du bois !
— Nous ne savons pas de quel loup il s'agit.
— Ça n'a aucune importance.
— Il pourrait ne pas être seul sur le coup.
— Dans ce cas, ça devient carrément une assurance-vie.
— Stop ! les arrête Stephen. Vous avez oublié ma spécialité ?
Decaze et Anton le regardent avec un intérêt non feint.
— Vous croyez que je ne sais pas à quoi vous jouez ? Depuis une heure, Philippe s'efforce de me sensibiliser à l'insignifiance de ma propre existence dans vos univers paranos et, maintenant, vous essayez de m'effrayer. Message compris, tabernacle ! Nous entrons dans une phase terrain pour laquelle je ne suis absolument pas formé. En conséquence je ne peux m'en remettre qu'à vous et je devrai suivre les consignes au pied de la lettre. Ça vous va ?
Anton sourit. Decaze hoche la tête.
— On fera comme si, lâche-t-il.
— Bien. Quel est mon rôle ?
Decaze jette un regard vers Anton. Stephen prend conscience qu'il hésite encore, vraiment. Anton ne lui retourne qu'impassibilité. Alors il prend sa respiration et il se jette à l'eau :
— C'est toi qui vas interroger nos zozos, un par un. Tu seras le seul parmi nous à visage découvert et le seul à parler. Tu conduis les entretiens comme tu veux. Tu ne dois simplement pas oublier que tu es une taupe de la dgse au sein d'Interpol, mais que ce sont tes interlocuteurs qui doivent parvenir seuls à cette conclusion. Si tu fais gaffe et si tu n'en rajoutes pas, ce sera facile. Comme te l'a dit Anton, la méthode, l'équipement et le terrain que nous utilisons sont des indices plus que suffisants. Il peut et il va se passer beaucoup de choses dans la tête de nos prisonniers. Le fait que tu te grilles en te présentant à visage découvert marquera la détermination de tes « supérieurs » à obtenir des résultats. C'est un truc qui va leur faire très peur. C'est donc un truc très dangereux.
— Cela revient à leur offrir l'alternative collaboration/exécution, donc à les pousser vers une action désespérée.
— Oui. C'est pour ça que tu seras toujours encadré par deux hommes, Anton et moi en l'occurrence. pm braqués sur tes interlocuteurs. Sans préjuger de leurs différentes réactions, une fois la conscience de leur probable exécution et de leur incapacité à s'y soustraire par l'évasion digérée, ils vont chercher une échappatoire différente de celle que tu leur proposes. C'est sur ce point que tu devras être le plus subtil. Ton objectif principal est de leur faire cracher pour qui ils bossent, ainsi que le moyen de nous en assurer, mais ils ne doivent jamais se douter que tu l'ignores, entre autres parce que l'échappatoire est une collaboration entre services. Je suis clair ?
— Non, mais je suis intelligent. Je dois les amener à comprendre qu'eux comme moi ne sommes que les pièces de joueurs qui peuvent parfaitement se positionner du même côté de l'échiquier. Dans cette optique, mon visage découvert devient une marque de la bonne foi de ma hiérarchie.
— Absolument. De la même façon qu'elle sous-entend que les deux camps ont leur antenne à Interpol, qu'il n'y a rien de plus normal et, donc, pas de quoi en faire un fromage, alors que l'affaire qui nous oppose ponctuellement nécessite au moins une mise au point.
— Pigé. Et je pige aussi que tu ne crois pas plus à Europol qu'à une secte ou à l'œuvre directe d'Ann X...
Anton rit. Decaze lève les bras au ciel.
— Je ne crois qu'à ce que je peux vérifier, alors je vérifie large, ou au pire, comme tu préfères. Les éventualités auxquelles tu fais allusion ne sont que des éventualités, qui seront, ou seraient tellement secouées par notre seule mise en scène, que tu n'auras pas à forcer ton talent pour les percer.
— D'accord. Quel est mon objectif secondaire ?
— Localiser le défaut dans notre cuirasse. Qui, comment, où, quoi, bref, n'importe quelle info nous permettant de boucher le trou.
Stephen laisse passer dix secondes.
— C'est tout ? Rien concernant Ann ?
Lèvres pincées, Decaze secoue la tête.
— Si tu fais bien ton boulot, les renseignements concernant Ann tomberont en résultante. Pour l'instant, le gros problème à résoudre concerne la sécurité de la boutique.
Stephen ne peut pas s'empêcher de penser que Decaze se trompe de combat, pas plus qu'il ne peut l'empêcher, lui, d'apprécier les priorités en fonction de critères syllogistiques.
— Compris, affirme-t-il. Quel est le code ?
— Le code ? s'étonne Decaze.
— Les petits gestes pour me signifier que je m'égare, que je vais trop loin, que je dois changer de sujet ou au contraire insister...
Une fois de plus, Decaze le sidère complètement :
— Bon sang. Bellanger ! C'est toi le psy ! Comment veux-tu qu'Anton ou moi te guidions dans un domaine où nous ne comprenons rien ?