5 juin 2000

 

 

 

 

Le sac sur l'épaule, Stephen a fait le tour du parc en rollers, tranquillement, puis il s'est installé à la Buvette de l'Observatoire. Dans son sac, il y a une paire de tennis, cinq cd et un k-way.

Il est exactement dix-sept heures lorsque la serveuse lui apporte son thé glacé. Comme tous les jours de la semaine depuis un mois, elle ne prend plus la peine de se déplacer pour s'enquérir de sa commande. Elle le laisse s'installer, seul, à une table et elle attend qu'il la salue d'un petit signe de la main pour lui porter le verre qu'elle a préparé en le voyant remonter l'allée au ralenti. En fait, il y a six semaines qu'il est fidèle à sa pause thé, mais il leur en a fallu deux pour instaurer la connivence. C'est une connivence de peu de mots. Un geste, un sourire et une banalité quotidienne. Jamais la même banalité. Stephen veille à commettre chaque jour un poncif original auquel elle répond chaque jour par une platitude différente. Toujours les yeux dans les yeux, toujours sans insistance. N'importe qui les prendrait pour des timides, à commencer par le patron de la buvette qui ne cache pas son agacement pour ce qu'il considère comme un manège d'empotés. Eux et eux seuls savent qu'un soir et un seul soir ils repartiront ensemble, ou qu'ils ne le feront jamais parce qu'ils n'en auront jamais vraiment l'envie. Ce n'est pas important. Ni pour elle, que même son travail n'ennuie pas. Ni pour lui, qu'aucune rencontre n'amuse plus.

Ça ne va pas mieux, comme dit Michel. Il redort à peu près normalement depuis qu'il prend des anxiolytiques, mais c'est tout ce qui est revenu à la normale. Et encore ! Tous les matins, entre cinq et six heures, c'est un cauchemar qui le réveille et il est incapable de se rendormir. La benzodiazépine a fini son office, la crise d'angoisse monte doucement. Il est allongé, pas forcément en sueur mais ça arrive, il se contraint à garder les paupières closes (c'est encore pire quand il ouvre les yeux) et il s'invente une histoire pour replonger dans le sommeil. Il visualise un paysage apaisant. Un lac bordé de forêts au printemps. Une barque est arrimée à un ponton de fortune. Il quitte la cabane, la canne à pêche à la main. Il ne va jamais plus loin. L'anxiété s'installe. Il reprend l'histoire au début, mais les éléments lénifiants s'estompent et d'autres se surimposent. Des sabres, des dagues, des poignards, des visages de femmes, tous différents avec toujours le même sourire sous un clin d'œil complice, de cette complicité qu'on envoie devant les tribunaux. Ses intestins se nouent, l'envie de vomir remplit l'estomac, son rythme cardiaque s'accélère et trébuche, sa tête tourne comme s'il allait s'évanouir, il rate une respiration sur deux, parfois plus. Il a peur de mourir, il a peur de devenir fou, il a peur que ça ne s'arrête jamais.

Au début, il ouvrait les yeux brutalement et il s'éjectait du lit pour se précipiter aux toilettes. Mais même deux doigts au fond de la gorge, à chatouiller la luette, il ne parvenait plus à vomir. Il a peur de s'étouffer en vomissant. Quelquefois, il a peur d'avoir peur. Maintenant, il prend son temps. Il a remarqué que, en ne se brusquant pas, en étouffant la panique sous un rituel posé, en s'appliquant dans chacun de ses gestes, il stabilise la crise. Une fois debout, une fois le rituel enclenché, il reprend le dessus. Plus exactement, il parvient à un consensus où l'angoisse et lui peuvent fonctionner de concert, mais indépendamment. En journée, il vit sa vie sociale et l'angoisse vit sa vie secrète. Quand elle s'ennuie, elle se contente de l'effrayer. Quand elle l'ennuie, il la charrie un peu.

Là, nous sommes un peu au-dessus de la fourchette de paranoïa acceptable. Si tu pousses encore, je reprends un anxio.

Le jour, ça marche. Dès qu'il fait nuit, quand l'angoisse pointe le bout de son museau, il court à la crise. Il en a parlé à Michel. Michel s'est installé trois jours chez lui. C'était début mai. Cela n'a rien changé. A part pour Michel qui prétend prendre des goûts de luxe : il ne rechigne plus à passer une nuit chez lui ou à venir prendre une douche, de temps en temps, plutôt que dans un service sanitaire. Néanmoins, il a refusé la clef que Stephen lui a tendue.

« — N'essaie pas de me resocialiser, Steph, ou je t'aide à plonger et je t'embarque dans la rue avec moi. »

Ce n'est pas que de l'ironie. Ils savent tous deux au bord de quel gouffre se trouve Stephen et ils ont tous deux conscience qu'il n'y aurait pas besoin de le pousser très fort pour qu'il bascule. Le généraliste de son allée est moins pessimiste, mais il commence à parler de prise en charge psychologique et il prend de moins en moins de gants pour le formuler.

« — Connaître les mécanismes du trauma dont vous êtes victime est insuffisant. Si vous étiez médecin, je dirais que votre diagnostic est bon, votre prescription inadaptée. Les diazépines vous soulagent des symptômes, elles n'agissent pas sur les ramifications qui s'étendent dans votre subconscient. Idem pour vos petits trucs anticrise, qui s'apparentent plus à des troubles obsessionnels comportementaux qu'à un réel travail sur vous-même. Vous devriez consulter un thérapeute en victimologie, ne serait-ce qu'une fois ou deux, pour qu'il vous guide. Prenez-le comme une formation complémentaire. »

Decaze lui a fait la même suggestion. C'est d'autant plus alarmant qu'il en sait encore moins que le médecin sur le trauma en question. Le médecin situe l'assassinat d'Alana Keffidas, présentée comme une amie, au même niveau que celui de Smith, présenté comme un collègue. Decaze mélange culpabilisation et identification au propos du seul Smith. L'un et l'autre n'ont aucune idée de ce que Stephen ne leur révélerait pas, même si sa vie était en jeu. Ce qu'elle est, d'une certaine façon et, en tout cas, dans ses angoisses.

Le toubib ne peut pas le contraindre. Decaze si. Pourtant il ne le fait pas. Il lui a seulement conseillé de contacter le psy de la boutique, et Stephen s'est exécuté. Ensuite. Stephen a potassé deux bouquins sur la victimologie et il a rencontré le psy, trois fois. Une première fois pour s'entendre dire qu'il ne subirait aucun test, tant il lui serait facile de tricher, et pour se voir confier toute une batterie de tests qu'il était chargé de s'infliger et d'analyser lui-même. Une deuxième fois, à la demande du psy, pour raconter la mort de Smith et ce qu'il a ressenti. Une troisième fois, à sa demande personnelle, pour prendre l'opinion du psy sur la validité des témoignages dans certaines affaires concernant Ann. Sur l'ensemble des entretiens, rien de ce qu'il a dit n'est mensonger, rien n'est véridique non plus. Le psy a rassuré Decaze : Stephen est opérationnel, il a été touché, mais il n'est pas traumatisé et l'anecdote ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir.

Stephen ne se demande pas si lui aussi serait passé à côté de l'évidence. Il en est certain. Par ailleurs, ce n'est pas son job. Son job consiste à...

Il ne sait plus très bien.

Contractuellement, il a rempli la mission pour laquelle Interpol l'a embauché. Il a dépiauté tous les dossiers de meurtres en série depuis le début des années soixante, levé quelques lièvres qui couraient encore et permis à peine moins d'arrestations (certains criminels étaient morts avant qu'il n'attire l'attention de la police sur eux, d'autres sont connus mais encore en fuite). Ponctuellement, il a mis son nez dans des affaires en cours, parfois avec réussite, parfois en réorientant le travail d'équipes d'investigation qui piétinaient. Jusqu'à preuve du contraire, il lui est arrivé de sécher un moment, mais il ne s'est jamais planté. Et, indéniablement, l'exhumation et le remontage du dossier Ann X sont ses plus belles réussites. Quand il n'est pas rongé par l'anxiété, il est sûrement la seule personne au monde capable de mettre un terme à la carrière d'Ann. Il en est toujours aussi convaincu que Decaze, sauf que cela dépasse largement son domaine de compétence et qu'il est bouffi d'angoisses. Sans compter que, une fois de plus. Ann a complètement disparu et qu'il s'ennuie en attendant qu'un flic du bout du monde le réveille en taisant tinter les critères Ann X. Mais s'il le fait, c'est qu'elle aura déjà frappé et disparu.

Le remplaçant de Smith est encore plus sceptique. Il s'appelle John aussi — John Carlisle — et il doute ouvertement que Stephen ait encore la moindre utilité dans leur enquête. Il doute aussi de la capacité de Decaze à coordonner efficacement une action internationale et il refuse de considérer Interpol comme autre chose qu'une banque de données. Plus grave, il a rejeté toutes les demandes d'informations complémentaires de Stephen, en prétextant qu'elles étaient injustifiées et que le travail du fbi ne saurait être remis en cause par un autre organisme que le fbi. Il a, par contre, exigé qu'Interpol communique les renseignements l'ayant conduit à soupçonner que certaines investigations effectuées par le fbi étaient incomplètes ou leurs conclusions erronées. Stephen et lui se sont copieusement incendiés par téléphone et Decaze a dû interdire à celui-là le moindre contact avec celui-ci. Deux jours plus tard, Carlisle passait par-dessus la tête de Decaze pour obtenir ce qu'il avait demandé et Decaze se faisait taper sur les doigts par son supérieur hiérarchique. Le lendemain, Carlisle était convoqué par le directeur du fbi en personne. Le surlendemain, il appelait Decaze pour s'excuser de sa mauvaise interprétation des formes (sic) et souhaiter que leur collaboration se poursuive sans arrière-pensée, à niveau hiérarchique équivalent.

— Tu as fait ça comment ?

— Ce n'est pas moi, Bellanger. Je n'ai même rien demandé, mais je suppose que le grand patron s'est fendu d'un coup de téléphone à son homologue. Il ne m'aime pas beaucoup, mais il supporte encore moins qu'on foute le boxon dans sa cuisine.

— Et ?

— Et rien. L'incident est clos, c'est tout. Nous vivons notre vie, ils vivent la leur et nous évitons qu'elles interfèrent. Ce qui signifie que nous revenons à une collaboration minimale, dossier Ann X inclus. Rien de nouveau sous le soleil.

Rien de nouveau, en effet. Même s'il est de bonne foi, Carlisle n'a pas davantage de moyens que Smith pour conduire le dossier à son terme. Quelqu'un au Pentagone, à la Maison-Blanche ou ailleurs n'y a aucun intérêt, et ce quelqu'un dispose, lui, de moyens illimités... dont le fbi fait partie. Il ne s'agit plus cette fois de la théorie du complot selon saint Anton Rawicz, il s'agit d'un cumul d'évidences. Après vérification, Stephen a dénombré vingt-deux affaires litigieuses dont neuf ne peuvent plus décemment incriminer Ann. Toutes figurent dans le dossier transmis par Smith mais aucune, pour raison d'extraterritorialité, ne relève des compétences du fbi. Toutes aboutissent à l'élimination d'adversaires politiques de la Maison-Blanche ou d'intérêts proches. Toutes supposent non seulement qu'un service recoure aux méthodes d'Ann pour masquer l'ingérence américaine dans la conduite politique d'États généralement sud-américains, mais aussi que ce service sait parfaitement quand et où agir sans provoquer de schisme temporel ou géographique. Même l'assassinat d'Alana et Clio Keffidas, aussi limite qu'il était, était matériellement imputable à Ann.

En fait, comme le lui a asséné Carlo, Stephen doit admettre que, si Ann n'avait pas réagi aussi rapidement en éliminant la cellule berlinoise, rien n'aurait conduit leur petite équipe à soupçonner une manipulation, sinon sa faculté de raviver la mémoire d'une patronne de snack et son obstination à vouloir comprendre le meurtre d'une tille avec qui il avait couché l'année précédente.

Comme Decaze, comme tout le monde. Carlo ignore que Stephen a passé le week-end précédant la mort d'Alana avec le double d'Alana Keffidas. Tout le monde, sauf peut-être le service de Brumisation. Mais l'angoisse de Stephen se contrefiche des Brumisateurs. Pendant un mois et demi, elle s'est nourrie de la question soulevée par Michel : combien de fois et sous combien d'apparences Ann s'est-elle immiscée dans sa vie ?

Cette baba-cool blonde avec qui Michel l'a vu au début du printemps 99, qu'il pense avoir revue à la même période en brune bcbg et qu'il a repérée à Uzès un mois plus tard. Stephen ne conserve qu'une vague impression de la version blonde, mais il se souvient d'un regard de brune dans une vitrine de bouquiniste — c'était juste après qu'il avait quitté Delaunay. Il n'y a pourtant aucune raison que sa mémoire ait figé ce visage, tout au plus un reflet, sinon que ces traits lui en évoquaient d'autres. Alana, d'une certaine façon, oui, bien sûr, mais d'autres plus anciens aussi et d'autres encore, plus récents, jusqu'à cette fille chez Kouda pour un petit déjeuner sans Michel. C'était un samedi de février. Elle était seule à une table proche de la sienne, elle écrivait, comme dans la chanson de Goldman. C'est même la chanson qui maintient son souvenir dans la mémoire de Stephen : il n'a cessé de l'avoir en tête tout le temps qu'elle est restée dans le bar. Et c'est la chanson encore qui lui rappelle Ann.

Quand elle disparaît de ma vie

Tout était dit

Sur un air de blues, rien ne peut mieux définir l'intrusion d'Ann dans son existence. Au point qu'il a décidé d'inclure la chanson dans ses critères personnels. Irrationnel, absurde, aberrant, bien au-delà des toc que redoute son généraliste, mais ça marche. Pas seulement parce que cela l'apaise, mais parce que, chaque fois que la chanson s'impose à son esprit, il sait qu'il est en présence d'Ann.

Dans chacun de ses gestes un aveu, un secret dans chaque attitude

Ses moindres facettes trahies bien mieux que par de longues études

C'est comme ça qu'il la tient. C'est comme ça qu'il l'aura. A trop jouer avec lui, elle a déclenché un processus subconscient qui vaut n'importe quel système d'alarme. Car elle joue avec lui. Il a mis longtemps à en prendre conscience et il ne comprend encore pas bien pourquoi (plus exactement, il réfute la simple logique de défi qui viendrait à l'esprit de n'importe quel profiler), mais il est certain qu'elle l'a inclus dans son jeu. Reste à définir la nature de ce jeu avant que la pression qu'il exerce sur son équilibre l'ait rendu définitivement fou. Sinon, un de ces quatre, il finira par abattre la première femme qui lui évoquera la chanson de Goldman.

Même si ce n'est qu'une façon de parler, parce qu'il a refusé l'arme que Decaze lui a proposée au retour de Berlin, cela se fera peut-être ici, sous l'un des arbres centenaires qui encadrent la Buvette de l'Observatoire. Encore qu'il ne l'ait jamais aperçue dans le parc. Pas depuis leur première rencontre, en janvier 98, alors même qu'il avait encore du mal à croire en son existence. Mais ça, il ne le sait que depuis six semaines, depuis qu'il recourt à l'auto-hypnose sophrologique pour la rechercher dans les vides de sa mémoire.

Les résultats qu'il obtient sont surprenants, tellement qu'il trouve encore suffisamment de recul pour en attribuer la plupart à ses angoisses. La plupart, mais pas tous. Outre l'usurpation d'identité d'Alana, il est sûr pour au moins quatre rencontres. Trois sont corroborées par Michel. La quatrième est justement cette première fois au parc de la Tête d'Or. Toutes les autres, du moins toutes celles qui précèdent Avoriaz, peuvent être le fruit d'une paranoïa rétroactive. Comme la plupart de celles qui suivent l'exécution de Smith. C'est du moins ce qu'il se dit quand sa raison l'emporte sur ses crises d'angoisse ou quand il se demande quels motifs pourraient pousser Ann à le persécuter.

N'empêche qu'il l'a revue trois fois sans doute possible depuis Berlin. Une fois au Transbordeur pendant un concert. Une fois à la Fnac Bellecour. Une fois dans un restaurant de la rue du Bœuf où il dînait avec Decaze. Au Transbordeur, il ne s'est aperçu de sa présence à côté de lui qu'une heure après le début du concert et elle s'est éclipsée sur un clin d'œil dès qu'il l'a remarquée. À la Fnac, elle l'a poursuivi dans tous les rayons pendant vingt minutes avant de disparaître d'un coup. Au restaurant, elle est allée jusqu'à s'asseoir à leur table sans que Decaze ait conscience de sa présence.

Il pense l'avoir repérée d'autres fois. Sur une terrasse de café, dans le métro, au musée de la Soie, dans la rue. Toujours en public, souvent sans que personne d'autre ne lui prête attention, rarement plus de quelques secondes. Il sait que c'est elle. Il sait qu'il n'est pas malade. Il sait qu'elle est en train de le pousser à bout.

Bref, il sait ce qu'il veut bien savoir, même lorsqu'il a conscience qu'aucune de ses certitudes ne résiste à une analyse objective.

Cette fin d'après-midi, en tout cas, il se demande s'il ne devrait pas rester jusqu'à la fermeture de la Buvette pour raccompagner la serveuse chez elle. Mais ce n'est qu'une question de principe. Il a trop peur de découvrir que la serveuse ou toute femme avec qui il partagerait un moment d'intimité est en réalité Ann. Il serait d'ailleurs plus juste de dire que cette seule idée le terrorise. Conséquemment, il serait très avisé de commencer par la combattre elle, avant de songer à affronter un fantôme.

Il jette un œil vers la serveuse, puis un autre tandis qu'elle circule entre les tables, mais celle-ci ne le voit pas. Elle s'affaire, elle sait qu'il ne prendra aucune autre consommation, elle attendra lundi pour échanger une autre poignée de lieux communs. Par acquit de mauvaise conscience (il n'a sérieusement aucune intention d'attirer son regard), il continue à la suivre dans ses déplacements. Un coup d'éponge sur une table où vient de s'installer un couple de retraités. Un pourboire ramassé sur une coupelle. Quelques plaisanteries avec quatre ados en rollers. Un plateau chargé de canettes et de verres pour une famille. Une parole rassurante pour une mamie dont le petit-fils vient de faire tomber son verre par terre. Retour avec une pelle et une balayette plutôt inefficace. Quatre bières pour des costards-cravates en sueur. Un hochement de tête vers une jeune femme qui souhaite régler sa consommation. Rien pour une autre qui ne consomme pas et qui, d'ailleurs, ne l'a pas hélée. Une timide qui attendra le prochain passage. Une jolie timide, à une table d'une jolie discrète qui lit, tout aussi seule, devant un verre qu'elle achève distraitement. Elle repose le verre, elle décroise les jambes, elle tourne une page et achève son chapitre, probablement, avant de refermer l'ouvrage et de le ranger dans son sac. Elle se tourne et son regard accroche celui de Stephen. Il y a des chœurs et une guitare acoustique dans ce regard.

Et ce léger sourire au coin des lèvres c'est d'une telle indécence

Il est temps de partir, elle se lève, évidente, transparente

Transparente.

Tout est dit.

Enfin presque.

En rentrant, Stephen s'arrêtera au troisième, à l'étage de son médecin. Il est temps de consulter le comportementaliste que celui-ci a sûrement déjà extirpé de son carnet d'adresses à son intention. C'est le moins qu'on doive à un patient qui en est à prendre les chansons de Goldman pour des lapsus somatiques.

Tout de même, juste avant de quitter sa table, il lève son verre à l'adresse de la serveuse.

— À nos actes manqués ! dit-il sans qu'elle puisse l'entendre.