27 février 1998
21 décembre 1992, Paris (France). Prise en train de voler des sous-vêtements aux Galeries Lafayette, une jeune femme, conduite dans le bureau des vigiles, assassine deux agents de sécurité avec un parapluie. L'un a la gorge transpercée de part en part. Le parapluie est encore planté dans l'œil de l'autre quand la police arrive. L'enquête reconstitue les déplacements de la jeune femme dans le magasin grâce aux caméras de surveillance (il n'y en a pas dans le bureau des vigiles) mais, alors que toutes les images des différentes cassettes sont d'une netteté impeccable, le visage de la jeune femme est systématiquement trop flou pour qu'elle puisse être identifiée. Son visage et seulement son visage.
Decaze est debout dans l'encadrement de la baie vitrée, en chemise, les manches retroussées au-dessus du coude. La température ne doit pas excéder douze degrés, mais le soleil est généreux et il n'y a pas un souffle d'air. Prusiner et Rawicz sont assis sur des fauteuils en plastique nettoyés à la hâte. Le vert passé des fauteuils jure un peu avec le bois presque noir des lattes de la table, mais les bancs sont à l'atelier car Iza ne comptait pas les traiter avant le printemps. Comme souvent, février s'offre un avant-goût de beaux jours et Iza a remonté quelques chaises du jardin. Seul le transat de sa mère passe l'hiver sur la terrasse, dans le petit placard qui le protège des intempéries. Iza l'a sorti ce matin, après que le soleil a évaporé la rosée, par habitude, parce que, à la mauvaise saison, sa mère ne rate jamais un ensoleillement. Mais Inge n'est pas là. Le médecin l'a fait hospitaliser l'avant-veille. L'ambiance est morose.
Comme l'a rappelé Iza à Decaze, ce n'est pas la première crise catatonique d'Inge. Elle en subit une par an depuis trois ans. Les neurologues disent que cela va aller s'accélérant, mais qu'il faudra plus d'une décennie pour que leur chronicité nécessite un internement permanent. Et encore il ne s'agira que d'une maison de retraite médicalisée. Iza ne se fait pas d'illusion sur les pronostics médicaux ; en matière de maladies neuro-dégénératives, ils ne sont encore pas moins empiriques qu'en cancérologie, même si l'opportunisme économique fait évoluer la spécialité au même rythme que la population vieillit. Dans ces heures de cynisme, elle ajoute que, de toute façon, ledit opportunisme a un peu trop conscience que guérir enrichit moins que soigner et que ce n'est pas un gage très prometteur dans un monde où l'essentiel de la recherche médicale est abandonné aux multinationales.
Iza a insisté pour que Decaze maintienne la réunion chez elle, du moins chez sa mère, malgré son absence. Decaze n'a accepté qu'à contrecœur. Inge connaissait Rawicz et Prusiner pour avoir parfois recouru à leurs services. Iza ne connaît que Stephen et lui, et surtout Decaze ne tient pas à la mêler davantage aux histoires de la boutique. En fait, Decaze espérait que leur présence à tous quatre stimulerait la mémoire d'Inge et que celle-ci pourrait activement participer à leur réflexion. Néanmoins, il veut bien faire semblant qu'Iza soit encore détentrice involontaire d'informations qui puissent être utiles à leurs investigations et il n'a pas renoncé à la convaincre de confier les carnets de sa mère à Stephen.
17 janvier 1993, Graz (Autriche). Un dermatologue est émasculé dans son cabinet par une patiente qu'il voyait pour la première fois et qu'il est incapable de décrire. L'ablation au scalpel n'ayant rien eu de chirurgical, c'est un miracle qu'il ait survécu. Les psychiatres expliquent son amnésie par le trauma. Il se souvient toutefois parfaitement d'intonations typiques de la Suisse alémanique, bien que certaines expressions de la jeune femme (entre vingt et vingt-deux ans) lui évoquent l'Allemagne du nord et, plus précisément, Berlin. La caméra de l'établissement bancaire, qui jouxte son cabinet et en a le perron dans son champ, livre deux fois dix secondes d'images partiellement brouillées sur les deux cent quarante minutes de bande concernée. Le visage de la jeune femme est estompé par un brouillard optique.
Stephen est assis sur la balustrade, les pieds sur le bois, le dos contre le mur. Il n'a aucune envie d'hériter des carnets. Il sait que seules Iza et Inge sont capables d'en tirer quelque chose. Il sait aussi qu'Iza préférerait les brûler plutôt que les remettre à qui que ce soit. Il y a trop d'intimité dans certaines évocations, trop d'impudeur. Et les carnets parlent d'elle, souvent. Elle, qui se cache si fort derrière un naturel faussement bourru. Peut-être parce que ce qu'elle a à cacher tient tout entier dans les notes griffonnées à la volée par sa mère.
Stephen n'a ni l'habitude ni le goût des histoires qui durent et celle-ci se prolonge depuis cinq semaines, au gré de visites impromptues et de hasards qui n'en sont pas. Iza surgit, à sa porte, dans la rue, à la librairie Expérience et même une fois au parc, et cela se termine toujours au lit, ou plutôt jamais, puisque leurs ébats se tiennent loin des matelas et des sommiers. Pas de coup de fil, pas de rendez-vous, pas de régularité et, heureusement, aucun mot sur leur relation, mais elle s'efforce de l'accrocher, au débotté. Elle transforme doucement la spontanéité en quelque chose de normal, elle détourne l'exception pour instaurer le confort. Ce sont des mécanismes assez banals, plus ou moins conscients, qui participent à la construction des couples. Or, il faut être deux pour constituer un couple, et Stephen n'a aucune envie de faire sa part de travail.
Iza revient sur la terrasse par la baie vitrée que n'obstrue pas Decaze, un plateau dans les mains, avec cinq tasses et une cafetière pleine. Elle est en chandail, jean et tennis. Les jupes et les chemisiers ne sont destinés qu'à Stephen. D'ailleurs, contrairement à Decaze qui ne la connaît qu'en pantalon, seul, il ne l'a jamais vue qu'en jupe. C'est entre autres pour ça qu'il ne croit ni aux hasards ni aux impromptus.
19 janvier 1993. Sopron (Hongrie). Trois adolescents sont retrouvés morts dans une grange au bord du lac de Neusiedl, tous morts des blessures causées par une fourche. Leur véhicule a disparu, il sera retrouvé intact quelques heures plus tard à Veszprém. Un couple de touristes allemands se souvient les avoir aperçus la veille dans un restaurant en compagnie d'une jeune fille. Comme ils ont pris des photos sur lesquelles les quatre jeunes gens peuvent apparaître, la pellicule est saisie et développée. En arrière-plan, quatre clichés montrent effectivement la table concernée. Les agrandissements révèlent que l'un des jeunes hommes est toujours de dos, tandis que ses deux compagnons, de profil, sont clairement identifiables. Les traits de la jeune fille, pourtant de face, n'apparaissent pas de façon discernable : « comme s'ils étaient vus à travers les bulles d'un verre soufflé à la bouche ».
— Tu nous as prévu une après-midi soutenue, commente Decaze en désignant la cafetière.
Il s'est exprimé en allemand. Il aurait pu le faire en anglais, seule langue qu'ils maîtrisent vraiment tous les cinq, mais, sous prétexte que Stephen et lui sont en quelque sorte les hôtes de cette réunion, qu'ils sont censés parler et comprendre l'allemand et que c'est la langue ou l'une des langues maternelles des trois autres, il préfère perturber Stephen en le forçant à se concentrer sur le verbe plutôt que sur le discours.
Leurs rapports ne se sont pas détériorés — ils sont même plus amicaux depuis que Stephen couche avec Iza, sans que ni l'un ni l'autre n'ait fait la moindre allusion à elle — mais ils ont pris une tournure à la fois plus directe et conséquemment plus conflictuelle. Decaze ne prend plus de gants pour rabrouer Stephen chaque fois que celui-ci tente d'outrepasser ses compétences et Stephen remet en cause la hiérarchie des compétences qui permet à celles de Decaze de jauger les siennes. A l'occasion de leur avant-dernière confrontation, ils en sont même venus à se tutoyer. C'est évidemment Decaze qui a commencé :
« — Putain, Bellanger ! Ne me dis pas comment je dois faire mon boulot ! »
La réplique est partie aussi sec :
« — Putain, Decaze ! Ne me dis pas comment il faut interpréter le mien ! »
Il est souvent plus efficace de dire « tu fais chier » que « vous m'agacez ». À la suite de cet entretien, Decaze a décidé de faire venir Rawicz et Prusiner à Lyon pour une « réunion de coordination ».
Iza pose le plateau sur la table, remplit les tasses et en tend une à chacun. Decaze se rapproche du bout de la table mais ne s'assoit pas. Rawicz est installé à sa droite, Prusiner à sa gauche. Stephen ne bouge pas (la table est assez près pour qu'il y pose sa tasse simplement en tendant le bras), Iza vient s'appuyer contre la rambarde de son côté. L'ambiance est toujours aussi maussade.
— J'ai oublié le sucre ! s'exclame Iza. Quelqu'un en veut ?
Elle sait que Decaze s'en passe facilement et que Stephen n'en prend pas. Prusiner et Rawicz secouent la tête négativement.
— Par contre, si vous avez du schnaps... glisse Rawicz.
— Du schnaps dans le café ? se récrie Prusiner. Du génépi ou de la Chartreuse, je ne dis pas, mais du schnaps !
— J'ai les trois, laisse tomber Iza (mais elle ne bouge pas).
Chacun s'est efforcé de briser la glace, celle-ci s'en sort sans une rayure tant le ton n'y était pas. Stephen en rirait presque. Decaze lève les yeux au ciel, puis il vide sa tasse, la repose sur la table et s'appuie sur le dossier de la chaise qui lui tourne le dos.
— À quelques détails près, que nous verrons au fur et à mesure, vous savez tous à peu près où nous en sommes, attaque-t-il. Ce que vous savez moins, en tout cas moins que moi, c'est à quel point nos quatre opinions sur l'affaire sont différentes... et il s'agit d'un énorme euphémisme ! Tu m'excuseras de t'exclure, Iza, mais n'hésite surtout pas à intervenir si...
Elle lui fait signe de poursuivre d'un moulinet du poignet, puis elle ajoute une mimique pour lui signifier que la démagogie ne lui a pas échappé. Il reprend sans sourciller :
— Grosso modo, Anton est persuadé qu'Ann X n'existe pas et qu'on peut tout résumer à une passe d'armes entre le kgb et la cia autour de transfuges gênants. Pas d'Ann, pas de série, mais autant de meurtriers qu'il y a d'affaires, des barbituriques à haute dose pour trafiquer les mémoires et quelques manips dans les fichiers des administrations concernées. Dans ce cas, le dossier se clôt à Lugano.
» Carlo souscrit à la thèse du lavage de cerveau chimiquement assisté, mais beaucoup de détails lui évoquent certaines sectes. Ann, meurtrière précoce et redoutablement efficace, devient une espèce de messie ou d'égérie pour un groupe d'illuminés qui la sortent de Lugano et la placent sous leur aile, ou qui se placent sous la sienne avant d'effacer ses traces depuis Berlin. Dans ce cas, le dossier s'élargit à tous les membres d'une secte glorifiant et, éventuellement, imitant Ann.
» Stephen, lui...
Decaze jette un œil vers Stephen, lâche un moment le dossier du fauteuil pour ouvrir les mains en signe d'impuissance, puis reprend :
— Stephen expliquera lui-même son point de vue quand j'aurai résumé le mien. (Il réussit le tour de force de ne glisser aucun sous-entendu dans une phrase dont le seul contenu aurait pu être tendancieux.) Quelque part dans ce monde, il y a quelqu'un qui s'est appelé Ann quelque chose, qui a eu une enfance sordide et qui s'est doté des moyens d'y mettre fin... de mettre fin à tout ce qui lui était intolérable par l'horreur. L'horreur, à notre sens, bien sûr, pas au sien, ni à celui d'autres personnes qui usent de l'homme à des fins sans rapport avec des valeurs qu'on pourrait qualifier de communément humaines.
— La vie, glisse Iza.
— La vie, oui, entre autres. Toujours est-il que ces personnes ont extirpé Ann X de Lugano, sur la seule foi de son asociabilité et de ses potentialités destructrices, et qu'ils ont effacé ses traces, dans le seul but de l'utiliser... par exemple pour des actions très spéciales.
— La cia, évidemment ! s'exclame Anton.
— La cia, ou tout autre service secret américain, était effectivement bien placée pour connaître Ann et la suivre d'un regard discret et attentif, mais d'autres peuvent être tombés sur elle par hasard. D'autres au pluriel.
— Si je t'ai bien suivi, intervient Carlo, tu penses qu'elle pourrait être devenue une sorte de mercenaire.
Decaze hoche la tête.
— Mais qu'elle ne peut pas forcement s'empêcher d'être ce qu'elle est et qui la pousse à des crimes beaucoup plus gratuits.
Il regarde Stephen, l'air de demander : « N'ai-je pas magnifiquement tenu compte de tous les éléments ? » L'œil en coin et le sourire de Stephen en retour signifient : « Tous ceux que vous pouvez rationaliser, oui. » Decaze ne lui fait confiance que sur ce qu'il a les moyens d'évaluer. Or, même s'il en tire un excellent parti — il vient encore d'en faire la démonstration — il passe à côté de ce que Stephen pense être l'essentiel.
— Et toi ? se tourne Iza vers Stephen. Tu en penses quoi ?
— Moi ? Je n'ai rien contre l'idée d'une Nikita mâtinée d'Hannibal Lecter qui travaillerait en free lance pour toutes les barbouzes et les mafias du monde. Notez que je n'ai rien non plus contre celle d'un antéchrist femelle à la tête ou à la solde d'un bataillon de satanistes. Par ailleurs, je serais le dernier à certifier qu'Ann X existe au-delà d'une diversion de la cia. Et j'insiste sur ce dernier point : Ann X est indubitablement un personnage de fiction.
Decaze est bouche bée. Rawicz fronce les sourcils, l'œil droit de Prusiner est ironique et Iza sourit en coin. Elle seule croit savoir ce que Stephen a en tête. Il lui accorde le bénéfice du doute.
— Sauf que c'est elle qui écrit le scénario, ajoute-t-il. Qu'importe si c'est pour le compte et avec l'appui d'une secte, de la cia ou de je ne sais qui. Comme Philippe me le rappelle régulièrement, cet aspect de notre collaboration n'est pas de mon ressort. Maintenant que Carlo a découvert qu'elle avait quitté Lugano, mon job consiste à définir qui est Ann X pour rechercher sa trace dans les faits divers et les constats de police.
— Si ça, ce n'est pas un boulot de profiler ! s'engouffre Decaze.
Stephen hausse les épaules.
— Appelle ça comme tu veux. Toujours est-il que je dispose d'un certain nombre de critères pour distinguer ce qui lui est imputable de ce qui ne l'est pas.
— Qui sont ? se précipite Prusiner.
Question piège, mais Carlo ne l'a pas fait exprès. Il est pragmatique de nature. Stephen sourit.
— Jeune femme sans type défini utilisant une arme blanche ou détournant de sa fonction usuelle un objet quelconque, réagissant à ce qu'elle considère comme une agression à connotation sexuelle ou à une atteinte à sa liberté. L'acte violent est toujours spontané, bref et extrêmement performant. Elle disparaît ensuite sans laisser de traces, quittant instantanément la région où elle vient de perpétrer son crime. Les témoignages sont toujours contradictoires, personne n'est capable d'en faire une description précise, il n'y a jamais ni empreintes, ni cheveu, rognure d'ongle, peau morte, etc., et aucun enregistrement audio ou vidéo exploitable.
Decaze retourne le fauteuil sur lequel il s'appuyait et s'assoit à califourchon.
— Reconnais que, là, tu outrepasses un peu tes compétences, non ? commente-t-il.
— Et surtout, tu raisonnes de façon complètement syllogistique en lui collant sur le dos les meurtres de l'hiver 92/93, renchérit Rawicz. Parce que, même si on considère ces histoires de caméras défectueuses comme un lien entre ces affaires, ce qui est déjà franchement hasardeux, il faut être sacrement gonflé pour prétendre qu'elles ont le moindre rapport avec Ann X !
Stephen change de position, laissant basculer ses jambes contre la rambarde pour faire face aux trois hommes.
— Je ne sais pas ce qui a mis la puce à l'oreille d'Inge. Je suppose qu'elle a eu entre les mains un document qui nous manque encore. Mais c'est Ann, Anton. (Il fixe Decaze.) Je veux bien croire que j'outrepasse les compétences du profiler que tu voudrais que je sois, mais sûrement pas celles du criminologue qu'Interpol a embauché pour ce type de boulot. Or, les amnésies sélectives humaines et les déficiences matérielles, associées au profil psychologique du meurtrier, sont pour moi des indices très concordants.
— Où veux-tu en venir ? demande Decaze pour la forme (ils en ont déjà longuement parlé).
— Nous en savons suffisamment pour suivre Ann à la trace ou, plus exactement, à l'absence de traces, et, puisqu'elle est dans la nature, nous devons le faire jusqu'à nos jours. Pour l'instant, nous nous sommes focalisés sur des éléments qui ont plus de dix ans et dont notre seule certitude est qu'ils sont faussés.
— À part toi qui t'es rapproché de cinq années supplémentaires, corrige Rawicz, du moins s'il faut t'en croire.
Stephen soupire :
— Tout le problème est là. (Il descend de la rambarde.) En outre, il serait plus exact de dire que j'ai fait un bond de cinq ans, car j'ai complètement zappé les années 89 à fin 92 pour me concentrer sur la période pendant laquelle Inge a rouvert le dossier. Cela dit, les éléments en question sont tout aussi déformés.
— Donc, tu es certain qu'Ann est impliquée dans les trois affaires de caméra myope, comme les appelle Inge, résume Carlo.
— Quatre.
— Quatre ?
— Il y a une quatrième affaire, au début du printemps 93.
Prusiner apostrophe Decaze :
— Tu étais au courant ?
Decaze hoche la tête, mais Stephen lui souffle la parole quand il ouvre la bouche.
— Je l'ai informé hier soir. L'affaire est tellement atypique que j'ai hésité avant d'en parler. En fait, je voulais d'abord en parler avec Inge.
— Avec maman ? s'étonne Iza.
— C'est un mot de son carnet qui m'a mis sur la piste, et ce sont effectivement des événements qui se sont produits pendant qu'elle s'intéressait au dossier. Seulement...
— Seulement ? relance Decaze.
— Seulement elle n'a pas pu le tirer de nos fichiers à cette période. Le mandat international a été lancé il y a moins de deux ans, quand le tribunal de La Haye a découvert l'affaire et que lui ont été communiqués les éléments justifiant une enquête.
Bon, c'est quoi, cette affaire ? s'impatiente Rawicz.
28 mars au 16 avril 1993. Sarajevo (Bosnie-Herzégovine). Les tchetnik de Karadzic font des cartons sur les habitants. Ils tirent de loin avec des fusils à lunette. Pour accroître la terreur provoquée par les snipers, la télévision de Palé, que reçoivent encore les Sarajeviens, diffuse des images prises depuis les collines autour de la ville, la plupart des plans sont des zooms sur les fenêtres des habitations bosniaques, tandis que d'autres montrent des miliciens serbes, un fusil à lunette dans les mains. Les habitants qui souhaitent fuir la ville ne peuvent le faire de jour sans risquer les balles d'un tireur invisible et, la nuit, ce sont les soldats de la Forpronu qui les offrent aux snipers en braquant leurs projecteurs sur eux.
En trois semaines, alors que plusieurs centaines de femmes et d'enfants réussissent à s'échapper de Sarajevo, neuf snipers et deux « journalistes » de Karadzic sont égorgés, ainsi que trois soldats de la Forpronu (tandis que leurs projecteurs sont détruits). Les deux camps soupçonnent évidemment la résistance bosniaque d'appuyer ses passeurs avec un commando. Karadzic va jusqu'à fournir des vidéos de la télévision de Palé à la Forpronu pour qu elle fasse le ménage à sa place dans la ville. L'un des enregistrements montre l'assassinat d'un soldat de la force internationale. Effectué de nuit avec un fort zoom, il est de mauvaise qualité mais, alors que les agrandissements permettent de distinguer nettement les traits du soldat égorgé, ceux de son assassin sont trop vaporeux pour être identifiables. Ses traits, mais pas son buste qui est clairement celui d'une femme. Deux autres films de bien meilleure qualité, dont celui du meurtre des « journalistes » serbes — la caméra tournait encore — et le passage d'un barrage tchetnik par des enfants accompagnés de cinq adultes dont quatre femmes (film de propagande magnifiant l'indulgence de Karadzic), présentent exactement le même défaut : tous les détails sont irréprochables de netteté, sauf le visage d'une des femmes.
Chacun a vidé une deuxième tasse de café, puis Iza est allée chercher deux bouteilles de gueuse et des chopes, pour la plus grande joie de Rawicz.
— C'est le mot Sarajevo, accolé à épiphanie et boulanger, auquel tu faisais allusion, c'est ça ? demande-t-elle en remplissant la chope de Stephen.
— Ta mère a été ou est en contact avec quelqu'un qui lui a parlé des caméras myopes de Sarajevo en 93 voire beaucoup plus récemment.
Iza gonfle ses joues et libère l'air d'un coup en secouant la tête.
— En 93, elle était en contact avec des milliers de personnes. Depuis trois ans, à part Philippe, elle ne voit plus grand monde en liaison avec la boutique.
Elle s'écarte et Stephen surprend un froncement de sourcils sur le visage de Decaze.
— Tu as une idée ? lui demande-t-il.
— Je n'avais pas fait le rapprochement quand tu m'en as parlé hier. De 93 à 96, nous avons eu pas mal de témoignages spontanés sur ce qui s'est produit en Bosnie, en Serbie et en Croatie, et nous avons beaucoup travaillé avec la commission d'enquête internationale. Parmi ces informateurs, il y avait plusieurs officiers de la Forpronu, complètement dégoûtés de ce que leurs supérieurs avaient couvert, laissé faire ou provoqué. Inge a pu être en contact avec l'un d'eux, j'en ai moi-même rencontré. Je chercherai.
C'est au tour de Stephen de plisser les yeux. Decaze vient implicitement d'admettre qu'Ann X pourrait effectivement être la femme que les caméras de Palé n'ont pas réussi à filmer. D'une certaine façon, cela cadre avec l'idée qu'il a avancée et qui fait d'Ann une Nikita (de la même manière qu'il accepte ou, en tout cas, qu'il n'écarte pas son implication dans les trois affaires de l'hiver 93, lorsqu'il la dépeint comme une Hannibal potentielle). Alors pourquoi s'obstine-t-il à le freiner dans l'exploration de cette hypothèse ?
Iza s'est réinstallée contre la rambarde derrière lui. Stephen observe Rawicz pour vérifier que lui aussi a intégré l'acceptation de Decaze.
Anton s'est reculé sur son siège. Il a les bras croisés sur la poitrine, ses yeux sont fixés sur un point au-dessus de la tête de Carlo et il se mâchouille la lèvre inférieure. Il est impossible de décider s'il s'ennuie ou s'il réfléchit intensément.
Prusiner, lui, se tient au bord de son fauteuil penché vers l'avant, les coudes sur la table, les doigts des deux mains entrecroisés. Sa tête est légèrement penchée vers Stephen, mais il ne le regarde pas vraiment, du moins jusqu'à ce qu'il s'aperçoive que celui-ci l'examine.
— Pourquoi dis-tu que l'affaire est atypique ? s'enquiert-il.
— Parce qu'elle n'a pas agi pour elle, qu'elle n'a pas immédiatement quitté la région après le premier meurtre et qu'elle ne craignait ni pour sa liberté ni pour son intégrité physique.
— Alors pourquoi es-tu certain qu'il s'agit bien d'elle ?
— Je ne connais personne d'autre dont le visage soit flou sur tous les films.
Prusiner jette un œil vers Rawicz, celui-ci abandonne sa posture et tourne le regard vers Decaze. Le pouce sur la joue gauche, le majeur sous le menton, Decaze se tapote la lèvre supérieure avec l'index.
— Comme tu l'as rappelé, dit-il, ces films ont cinq ans et ils en ont séjourné trois dans les archives de la Forpronu et, plus exactement, dans celles des services secrets de l'armée américaine. Que les experts du tribunal international les aient estimés authentiques ne les valide pas. Ils ne pourront même pas être retenus comme pièces à conviction !
— Qu'est-ce qui te gêne ? l'apostrophe Stephen. Ni le tribunal international, qui se fout complètement d'Ann et qui ne se sert des vidéos que pour fournir les polices du monde entier en poitrails de criminels de guerre tchetnik, ni nous, n'avons la moindre intention de construire un réquisitoire autour de ce qu'ils ne montrent pas. (Il répète en détachant chaque syllabe :) Qu'est-ce qui te gêne ?
La véritable question est : « Pourquoi m'empêches-tu de poursuivre et d'étendre mes recherches dans cette direction ? » Decaze ne s'y trompe pas :
— Sur la base de quels éléments puis-je justifier une procédure officielle ?
Ainsi, on en est là, se dit Stephen, mais il n'a pas de réponse à proposer.
— Pour explorer ton hypothèse, reprend Decaze en appuyant le dernier mot, nous devons recourir à toutes les ressources de la boutique. Or, nous ne pouvons même pas lancer d'avis de recherche. Pas de nom, pas d'empreintes, pas de photo, je ne pense pas avoir besoin de te faire un dessin...
— Des dessins, intervient Carlo, nous en avons justement quatre. Un bon logiciel de morphing pourrait en tirer un portrait-robot déclinable à l'infini.
— Nous avons essayé, dit Stephen, à tout hasard. Les gars du labo ont vérifié ce que je pressentais : les dessins sont inutilisables. Quelles que soient les ressemblances que nous croyons voir entre eux, ils divergent sur des points cruciaux. L'écartement entre les yeux, entre la base du nez et la lèvre, entre les tempes, la hauteur d'attache des oreilles, celle de la racine des cheveux sur le front, les saillies osseuses des pommettes, des arcades sourcilières, des mâchoires, tout est différent. Le morphologiste dit que ta prof est étonnamment douée en dessin pour quelqu'un qui n'a pas l'œil. Nous avons tout de même demandé son opinion à un morpho-psychologue indépendant. Il a commencé par classer les croquis pour nous montrer que l'air de famille qui s'en dégageait était une illusion et qu'il s'agissait en fait de la transformation progressive d'un individu en quelqu'un d'autre, comme sous l'action d'un logiciel de morphing, justement, qui ne tiendrait pas compte des modifications impossibles. Puis il nous a affirmé que le personnage de départ et celui d'arrivée, quel que soit l'ordre du morphing, étaient deux personnalités extrêmement différentes.
— Docteur Jekyll et Mister Hyde, laisse tomber Rawicz.
— Il semble effectivement que les dessins de l'enseignante expriment l'impression de double personnalité qu'Ann provoquait chez elle. J'irai plus loin : il n'y a aucune chance pour qu'ils ressemblent à autre chose qu'aux illusions que voulait générer Ann à partir de ses propres fantasmes.
— C'est-à-dire ? s'intéresse toujours le pragmatique Prusiner.
Decaze et Rawicz sont tout aussi pendus que lui aux lèvres de Stephen. Il sent même l'intérêt d'Iza dans son dos.
— Quand l'enseignante fréquente Ann, celle-ci a entre quatorze et quinze ans, mais ce n'est plus une adolescente, ce qu'elle n'a de toute façon jamais été ou qu'elle sera éternellement. Cela ne l'empêche pas de cultiver une personnalité fantasmatique, comme tous les enfants de son âge. Simplement, alors que les autres rêvent, elle construit, et elle expérimente. Elle se forme au maquillage professionnel avec une troupe de théâtre, elle déguise sa voix, elle imite des accents et je vous parie que, en plus du français et de l'anglais qui font partie de son cursus scolaire, elle apprend d'autres langues, dont l'italien, à en juger par sa fuite après l'assassinat de l'éducateur.
» Un moment, j'ai pensé qu'elle était en train de se doter d'une faculté d'adaptation et de mimétisme hors du commun pour s'offrir une totale liberté de circulation. Mais cela va plus loin : elle n'apprend pas à se fondre, elle apprend à disparaître. Plus précisément, et c'est ce que montrent les croquis de sa prof, elle apprend non pas à modifier mais à effacer l'image que les autres ont d'elle. Je veux dire la représentation mentale qu'ils se font d'elle. Vous savez : ces petits jeux de construction noologique qui nous permettent de lier une voix, une intonation, une attitude, un comportement, une odeur, un contact, des traits, des formes, des vêtements, une musique, bref une infinité de détails à un individu particulier qu'on reconnaîtra toujours et, surtout, qu'on distinguera toujours des autres en une fraction de seconde. C'est une des capacités les plus étonnantes de l'intelligence animale (car il ne faut pas croire que c'est un privilège d'Homo sapiens) et le plus gros obstacle à la réalisation d'intelligences artificielles. Eh bien, cette fonction primale, Ann a appris à la perturber jusqu'à la saturation.
Lorsqu'il se tait, il s'attend à une pluie de questions et de protestations, mais les regards des trois hommes sont braqués sur lui, presque illuminés, et il entend nettement la respiration d'Iza derrière lui. Elle fait des efforts pour ne pas retenir son souffle. Puisqu'ils sont tous captifs et qu'il n'aura peut-être pas d'autres occasions d'exprimer ce qu'il a lui-même tellement de mal à croire, il continue :
— J'ai tourné et retourné ça dans tous les sens. J'ai écouté et réécouté toutes les bandes que Carlo m'a envoyées, lu et relu tous vos rapports. Je ne crois pas au Penthotal. Je ne doute pas qu'il existe une classe de barbituriques si puissants et des psys si doués qu'ils puissent manipuler des mémoires avec l'efficacité à laquelle nous sommes confrontés. Pas à cette échelle, pas de façon aussi exhaustive. Essayez seulement d'évaluer la logistique que cela exige !
Il sent que chacun se contraint à une rapide évaluation. Même Rawicz ne s'est pas écrié : « La cia est capable de tout ! » Il leur laisse une poignée de secondes et il reprend :
— Il y a une progression dans l'histoire d'Ann, une montée en puissance. Quelques trous de mémoire à Berlin. Des perturbations plus importantes à Fribourg. Un véritable black-out à Lugano. C'est à la maison pénitentiaire, pour la première fois de sa vie et parce que l'enjeu est énorme (il s'agit de sa liberté), qu'elle met réellement en application ce qu'elle sait faire. Tout ce qui précède Lugano, toutes les séquelles mnésiques sur lesquelles nous buterons ensuite à Berlin et à Fribourg, est involontaire. À Berlin, ce sont ses prédispositions naturelles qui provoquent de simples distorsions. À Fribourg, il s'agit du talent qu'elle cultive et des expériences auxquelles elle se livre qui altèrent de façon beaucoup plus profonde et durable le subconscient et, conséquemment, seulement conséquemment, la mémoire de tout son microcosme. À Lugano, elle tâtonne, probablement parce qu'elle ne dispose pas de l'outil maquillage sur lequel elle s'est tant appuyée ces derniers mois. Et ce sont ces approximations qui ont permis à Carlo de réveiller certains souvenirs du personnel. Des souvenirs falsifiés, comme le sont les notes du dossier que tient le directeur de l'établissement. Quand on examine celui-ci en tenant compte des capacités d'Ann, comme je l'ai fait à ma deuxième lecture, son évasion y est annoncée dès la troisième semaine, au moment où elle commence à s'évaporer. Puis au fil des jours, au travers des rapports de plus en plus brumeux, de plus en plus succincts du directeur, on la voit se déliter jusqu'à disparaître totalement. Le dossier s'interrompt, le directeur l'a oubliée, les gardiens et le personnel psychiatrique l'ont oubliée. Elle est peut-être encore dans sa cellule, mais il y a longtemps que celle-ci n'est plus verrouillée. Plus vraisemblablement, elle circule librement dans rétablissement, comme n'importe quel membre du personnel médical. Puis un jour, elle quitte la prison, à treize ou à dix-neuf heures comme le font tous les externes de l'équipe psychiatrique, les mains dans les poches d'une blouse blanche, comme passagère occasionnelle du véhicule d'un collègue qui la lâche en ville, et c'est fini.
Le scepticisme est réapparu, très atténué, sur les traits de Decaze, Rawicz et Prusiner, mais personne ne se sent de faire la première remarque. Stephen poursuit :
— Lugano est sa première distorsion grandeur nature. Ensuite, elle devient un véritable trou noir. Aux Galeries Lafayette, par exemple, des centaines de personnes l'ont vue, aperçue, croisée. La police a enregistré vingt-quatre dépositions dans les deux heures qui ont suivi le double meurtre, et quarante-six autres dans la semaine. Aucune n'est concordante. Sept d'entre elles ont abouti à un portrait-robot. Sept portraits très différents. Les soixante-trois autres témoins ont soit totalement occulté Ann, soit se sont tellement contredit eux-mêmes que la police n'a pas jugé utile de matérialiser leurs descriptions. Bien sûr, tous les flics du monde sont familiers des différences d'appréciations, voire des divergences marquées dans les dépositions qui suivent un crime. Quelques-uns sont même formés pour, en les influençant le moins possible, aider les témoins à débarrasser leurs relations des parasites émotionnels, et c'était le cas de l'un d'entre eux à Paris. Il n'a pas eu plus de résultats que ses collègues. Il ne pouvait pas. Même sous hypnose, les témoins se seraient contentés d'évoquer une jeune femme ou de dépeindre un fantasme qu'ils auraient puisé dans leur réserve personnelle. C'est ce qui se passe lorsque vous interrogez tout un campus wasp sur la présence d'un intrus noir que tous ont vu. Pour le décrire, quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux se borneront à dire qu'il était noir et les dix pour cent restants piocheront dans leur subconscient pour dépeindre un patchwork d'acteurs, de basketteurs ou de personnalités médiatiques noirs, parce que leur absence ou leur défaut de référents rendent la personne qu'ils ont aperçue complètement transparente et qu'ils n'ont pu voir à travers elle que ce qu'ils connaissaient, pondéré par les émotions qu'elle leur suggérait.
— Michel ! s'écrie involontairement Iza.
— Exact, confirme Stephen sans se retourner.
Michel et ses fantômes que les yeux n'impriment pas.
— Qui est Michel ? se réveille Decaze.
— Un ami qui m'a suggéré l'idée de la transparence, répond Stephen.
— Il est noir ? demande Rawicz.
Iza pouffe.
— En quelque sorte, répond Stephen.
Les mains se saisissent enfin des chopes et chacun déguste la gueuse sirupeuse que le soleil d'hiver n'a heureusement pas réchauffée. Rawicz et Decaze échangent de nombreux regards sans qu'il soit possible d'y lire quoi que ce soit. Prusiner se tourne plusieurs fois vers Stephen, une question sur les lèvres, qu'il décide à chaque fois de différer. Finalement, quand sa chope est vide, il se lance :
— Comment peut-on tester ton hypothèse ?
Stephen n'a pas le temps de se réjouir. Rawicz intervient immédiatement :
— Il suffit de couper le serpent en deux, de jeter le morceau qui continue à se mordre la queue et d'étudier ce qui reste.
Prusiner a un geste d'irritation. Decaze sourit : les marottes de Rawicz l'amusent beaucoup.
— Tous les postulats sont syllogistiques, s'immisce Iza. L'univers n'est fonctionnel que par rapport à lui-même et parce que tout concourt à ce qu'il en soit ainsi. En six mille ans, l'humanité a tenté de l'expliquer à l'aide d'une kyrielle de théories partiales, partielles et loufoques sans jamais l'empêcher de fonctionner. Ces théories se sont enrichies les unes les autres pour constituer une poignée de probables qui s'affinent perpétuellement. D'anthropocentristes, elles sont devenues cosmocentristes puis nano, pico et femto ou attocentristes, mais cela n'a fait que décentrer les syllogismes. Une théorie qui unifierait tout n'empêcherait pas le serpent de continuer à se mordre la queue.
— Et inversement, ricane Rawicz.
— Et bien au contraire, corrige Iza.
Rawicz renonce à avoir le dernier mot. De toute façon. Decaze commence à se lasser.
— Carlo, dit-il, ta question suppose-t-elle que tu es prêt à explorer l'idée de Stephen ?
— Si on m'explique comment faire.
— Anton ?
Rawicz lui décoche un regard incrédule.
— Je rêve là ou quoi ? Vous êtes infoutus de me prouver qu'Ann X existe et vous voudriez que je parte à la recherche de la femme invisible ? Ne me dites pas que vous gobez cette histoire de zapping mémoriel !
— Tu as une autre explication ? demande Prusiner.
— A quoi ? Berlin est une manip classique : trafic d'influence, pots-de-vin, menaces, substitution de preuves, disparition de pièces à conviction puis de fichiers. Fribourg est une vulgaire récup de faits divers : mêmes influences, mêmes pots-de-vin, mêmes menaces, mêmes manips dans les dossiers. Idem à Lugano, qui n'existe que pour valider Fribourg, où la cia a dû cette fois sortir le grand jeu : lavage de cerveaux, bourrage de crânes, rien de plus facile dans un milieu aussi fermé qu'une tôle psychiatrique. Pas de suite, pas de logistique pharaonique, pas de sorcière à brûler.
Il s'entête. Prusiner aussi :
— Comment tu expliques Paris. Graz. Sopron et Sarajevo sans Ann ?
— Sopron, facile, on est sur l'arrière-plan en images fixes : appareil de merde, défaut d'optique. Graz, tout aussi évident, sujet mobile mais images fixes aussi : défauts sur la bande magnétique. Sarajevo, plus complexe mais état de guerre sous l'égide de Ricains pas vraiment blancs-bleus : maquillage en labo sur les films, il s'agit de couvrir l'identité d'un oss encore en opé.
Il s'arrête. Prusiner insiste :
— Et Paris ? Pas de cia, plusieurs caméras, plusieurs bandes, des dizaines de témoins, tu arranges ça comment ?
— On fait semblant de faire son boulot correctement. On saisit les pièces à conviction, on enregistre les dépositions de témoins, on interroge le personnel et on met en place la routine. Le temps passe, on ne trouve rien. On mute les enquêteurs d'origine. On confie le dossier à un flic compréhensif pour qu'il le laisse s'enfoncer sous la pile des affaires en cours. On classe sans le dire, on égare les bandes et on récrit tout. La fille de ministre ou d'amis de préfet qui a fait le coup est tranquille.
— Les bandes n'ont pas été égarées, intervient Stephen. Je les ai visionnées.
— Ils t'ont envoyé les bandes ?
— Ils ont fait un jeu de copies.
— Dans quel labo d'effets spéciaux ?
— Inge les a vues en 93.
— Elle te l'a dit ou tu le supposes à partir de notes cabalistiques qu'elle est elle-même incapable d'interpréter ?
Rawicz vient sûrement de dire ce qu'il ne fallait pas, à moins que son attitude nihiliste insupporte Iza, car elle intervient de nouveau :
— Combien te faudra-t-il de caméras myopes liées aux exploits d'une meurtrière que personne ne peut décrire pour admettre, comme Stephen et ma mère l'ont fait, qu'il existe un ensemble troublant de corrélations ?
Rawicz est un vieux malin.
— Excuse-moi. Je ne voulais ni te blesser ni écorner Inge. Je voulais simplement vous faire comprendre que, de Stephen et moi, ce n'est pas moi l'avocat du diable.
— Tu serais plutôt l'inquisiteur, soupire Prusiner. Inge a bien vu les bandes en 93. Il n'y a pas d'autre façon d'interpréter l'expression « caméra myope ». À ce sujet, Stephen a déjà posé la bonne question : comment a-t-elle fait le rapprochement avec Ann X ?
— La bonne question serait : pourquoi faire le rapprochement ?
— Stephen, le psychologue spécialisé en criminologie, à qui Interpol a confié la tâche de chercher des corrélations dans les affaires de tueurs en série, a répondu à la question.
Intérieurement, Stephen lui dédie un merci majuscule. Decaze en profite pour reprendre la main.
— Il est difficile de ne pas admettre que tout est affaire d'appréciation et que, en la matière et comme il me le rappelle deux fois par jour depuis quelques semaines, c'est lui le spécialiste. Je vais en revenir à la question de Carlo. Stephen, comment tester ton hypothèse ?
Stephen devrait se sentir soulagé, il ne l'est pas. D'une part, il n'a pas réfléchi à cette notion de validation (ou de réfutation) ; d'autre part, Decaze lui a déjà refusé l'essentiel de ce qu'il a à demander — assez loin, il est vrai, d'un protocole de vérification. Comment concilier ses besoins avec ceux de l'équipe ? Comment accélérer la recherche effective d'Ann en se limitant à prouver qu'elle est bien ce qu'il prétend ? Tabernacle ! Est-il vraiment le seul à avoir conscience qu'Ann tue comme d'autres s'emportent ?
— Il faut que je détermine des critères et que j'élabore un questionnaire à embranchements pour que Carlo retourne interroger le personnel de Lugano.
— À embranchements ? relève celui-ci.
— À la question A, si réponse type 1 question B1, si réponse type 2 question B2, si réponse type 3 question B3, etc. J'ai une idée de ce qu'il faut dépister, mais ça va me prendre du temps et il faudra probablement que je t'accompagne.
Cette idée ne lui déplaisant pas, il poursuit sur un ton plus dégagé :
— On fera sensiblement la même chose à Fribourg avec l'enseignante et l'éducateur. Si ça fonctionne, il faudra poursuivre à Graz et à Paris après quelques adaptations. Parallèlement, il faut recenser et analyser toutes les affaires de meurtre non résolues attribuées à une femme que les témoins sont incapables de décrire ou dont ils ne se souviennent pas, ce pour le monde entier. (Il s'adresse à Decaze :) Cela nécessite évidemment de recourir à pas mal de ressources de la boutique et c'est, je crois, ce que tu ne souhaites pas.
Decaze fait la moue.
— Pourquoi crois-tu que j'insiste pour que tu prouves ta théorie ? Tu devras te contenter de nos fichiers.
— La plupart des polices ne nous transmettent pas ce qu'elles considèrent comme des affaires exclusivement régionales ou nationales. Je n'ai découvert Graz et Sopron que parce que les deux États concernés, soupçonnant des ressortissants étrangers, nous ont demandé de rechercher des cas similaires dans les pays limitrophes. Sans lancer une procédure officielle, il faut au moins demander à nos correspondants de faire jouer leurs relations particulières dans les différentes polices.
— Carlo le fera en Suisse, Anton en Allemagne, je t'aurai ce qui concerne la France et je peux demander, à titre personnel, un petit service discret à des amis espagnols, portugais, belges et irlandais, mais je ne peux pas aller au-delà sans ameuter tout Interpol et d'autres services qu'il est préférable de tenir éloignés de notre petite investigation.
— Je t'aurai l'Italie et l'Autriche, ajoute Prusiner.
— Et si ça peut t'amuser, lâche Rawicz sur un ton désabusé, je rappellerai quelques dettes à des copains polonais, tchèques, hongrois et autrichiens qui ont eux-mêmes quelques débiteurs un peu partout dans l'ex-bloc de l'Est.
Decaze tape du plat de la main sur la table.
— Emportez, c'est pesé. Quoi d'autre ?
— J'ai gardé de bons contacts au Canada, mais il me faudrait surtout un accès aux fichiers américains. Les usa sont un terrain de jeu privilégié pour Ann. Elle a forcément traversé l'Atlantique à un moment ou à un autre.
Rawicz se croise de nouveau les bras sur la poitrine et dévisage Stephen avec une pointe d'ironie. Decaze se penche, pose les coudes sur la table et se prend le visage à deux mains.
— Stephen, tant que je n'ai pas la preuve formelle qu'aucun service américain n'est impliqué dans le dossier Ann X, je ne courrai pas le risque de les alerter.
Comme Rawicz, même si cela prend un autre aspect, Decaze croit toujours à l'intervention de la grande méchante cia dans l'affaire qui les préoccupe. Et c'est sûrement aussi en grande partie pour cela qu'il refuse d'ameuter tout Interpol.
— Nous n'avons besoin que d'un contact au fbi, essaie Stephen.
— Le fbi est un livre ouvert pour la nsa et la cia, plus je ne sais combien de services tellement secrets que même Clinton ignore leur existence. Sujet clos. Quoi d'autre ?
— Stamm et Nussbauer, le flic et le psy qui ont été les premiers à rencontrer Ann. Quelque chose me dit qu'ils sont en contact...
— Je finirai par les loger, affirme Rawicz. Et je partage ton opinion, même si je pense que le rapport entre eux s'appelle justement cia.
— Envisageable pour Stamm. En ce qui concerne Nussbauer, j'en doute fortement. C'est lui qui s'est le plus battu pour empêcher la diplomatie américaine de récupérer la petite. D'ailleurs, il l'a tellement protégée que personne ne me fera croire qu'il n'a pas continué à la suivre, ou en tout cas cherché à le faire, pendant plusieurs années.
Prusiner opine à plusieurs reprises.
— C'est ça. C'est très exactement le pont qu'il me manquait.
Comme il ne s'explique pas. Decaze demande :
— Le pont entre quoi et quoi ?
— Entre Ann et la secte, répond Stephen à la place du Suisse (en essayant d'ôter toute affliction de sa voix).
Lui, plus que tous, aurait dû s'y attendre : personne n'a changé sa position (ce qu'il n'a de toute façon pas fait lui-même). Decaze et Prusiner l'ont adaptée à ce qu'il leur a montré, et Rawicz rejette en bloc tout ce qui ne lui donne pas raison.
Ann peut continuer à trucider en paix, personne ne serait foutu de la reconnaître s'il l'avait sons les yeux.
En se faisant cette réflexion, il comprend enfin le piège dans lequel Decaze l'a involontairement — du moins le souhaite-t-il — enfermé.
Pour prouver qu'Ann s'est rendue parfaitement insaisissable, il doit commencer par l'attraper.