2 et 3 avril 1999

 

 

 

 

D'après les commentaires de Decaze et d'Anton, Stephen se débrouille bien. Lui-même est assez content de la manière dont il conduit les interrogatoires. Aucun d'eux n'est dupe des résultats qu'il obtient ou, plus précisément, qu'il n'obtient pas, même si Decaze affirme que cette absence de résultats est chargée de significations.

Les six prisonniers ont accepté de coopérer, sans se faire prier mais avec la plus mauvaise foi. Dans un premier temps, ils racontent tous la même histoire de petits malfrats recrutés par une « pointure » du milieu pour le compte d'un tiers dont ils ne connaissent rien. Toujours la même histoire, mais truffée dans chaque récit de détails juste assez différents pour rendre le tout authentique. Systématiquement, Stephen les écoute, les relance, les pousse à la précision, avant de laisser tomber sur un ton satisfait :

— Bien. Ça, c'est ce que vous auriez servi à la police. Malheureusement, nous ne sommes pas la police. Comme il vous était difficile de le prévoir, je vous laisse trois heures pour préparer une autre approche. Je vous demande toutefois d'essayer de tenir compte de nos particularités.

Confirmant le degré technologique du matériel d'écoute saisi sur eux, Anton et Decaze sont d'accord sur le niveau de professionnalisme des six hommes. Anton est très précis :

— Ils sortent tous du même centre de formation et ils ont répété cette séquence ensemble. C'est une équipe rodée qui pratique ce type d'opération depuis un moment. Vu leur matos et leur boniment, je dirais qu'ils opèrent surtout dans le privé. Veille technologique, espionnage commercial, recherche de faiblesses individuelles. Le leader n'est pas dans le groupe. Ce qui signifie que, à cette heure, il sait déjà que quelque chose a foiré.

Les empreintes, relevées à leur insu sur des objets touchés par inadvertance, n'apportent que des informations anodines sur des identités d'une banalité à toute épreuve. Commercial, artisan, saisonnier, forain, les six hommes exercent fiscalement des professions indépendantes leur procurant une liberté totale. Ils sont tous de nationalité française et célibataires. Ils sont domiciliés dans quatre villes différentes (trois adresses sont parisiennes). Aucun d'eux n'a fait l'objet de poursuites judiciaires ou d'une interpellation.

Le matériel n'est guère plus significatif. Très haute technologie que possèdent une vingtaine de nations, composants américains, allemands ou japonais, assemblage hors usine. Téléphones banals aux puces trafiquées, armes de diverses origines très faciles à se procurer, vêtements, montres, lunettes de grande diffusion.

La seconde série d'interrogatoires aboutit à six versions d'un scénario mariant avec plus ou moins de bonheur la première histoire et un certain nombre de poncifs empruntés aux films d'espionnage. Six versions suffisamment différentes pour rendre cette fois le tout tellement improbable qu'il pourrait authentifier la manipulation de six abrutis sincères par une organisation commanditaire. L'un des prisonniers allant jusqu'à prétendre avoir supposé que leur employeur était le même que celui de Stephen et se fendant d'un : « Ben... la dgse, quoi ! » en réponse à l'étonnement de celui-ci. Après leur avoir accordé la même attention que lors des premiers entretiens, Stephen conclut chaque interrogatoire sur un ton cette fois nettement déçu :

— Vous venez de gagner trois heures supplémentaires. C'est une piètre victoire dans la mesure où je ne pourrai pas vous en accorder d'autres, mais ne boudez pas votre plaisir : c'est une victoire tout de même. (Un silence, mains croisées et coudes posés sur la table de fer-blanc, puis, d'une voix dépourvue de la moindre intonation :) Je comprendrais très bien que vous ne puissiez entendre un conseil de ma part. Néanmoins, je pense que nos hiérarchies respectives apprécieraient de n'avoir pas à se brouiller de manière trop ostensible, sous l'insignifiant prétexte que vous m'auriez contraint à bousculer les usages. En outre et à titre personnel, je ne tiens pas à être sanctionné pour votre incompétence. Vous me comprenez, monsieur... ?

Chaque prisonnier étant nommé par son identité officielle.

— S'ils avaient le moindre doute, commente Anton, maintenant ils sont certains que tu es une barbouze française. Ça doit gamberger sec dans leur ciboulot, mais je suis certain qu'aucun d'eux n'est vraiment sensible à tes menaces.

— Ils le sont tous, le détrompe Stephen, à des degrés divers mais sans exception. Je suis d'accord avec vous deux : ils ont été préparés, et de façon approfondie, à embrouiller des flics et à affronter... mettons la dst. Mais aucun d'eux ne s'est déjà fait choper ; avoir été coincés tous ensemble leur fout une trouille bleue. Peut-être pas vis-à-vis de nous, mais de leur leader et de ce qu'il représente. À son propos, l'un de vous a une idée ?

Inutilisable, répond Decaze. Trop de risque d'erreur.

— cia, affirme Anton sur le ton de la rengaine.

— nsa, corrige Decaze. Ou l'une pour l'autre. L'administration Clinton a mis une sacrée sourdine aux guerres de clochers. Les deux agences travaillent même en étroite collaboration au Département du commerce. Thomson, Giat et Airbus en savent quelque chose !

— Thomson, Giat et Airbus ? relève Stephen. Quel est le rapport avec les services secrets américains ?

Manifestement, sa naïveté atterre Anton.

— A quoi crois-tu que se consacrent la cia et la nsa depuis l'effondrement du pacte de Varsovie ?

— À la Chine et au terrorisme ? essaie Stephen en faisant la grimace.

— A la guerre économique !

— En partie, modère Decaze.

— Ouais, insiste Anton, en partie... mais dans une proportion telle qu'ils vont se réveiller un matin avec une bombe A dans les jardins de la Maison-Blanche et que le Sénat se demandera comment c'est possible avec le fric qu'il balance aux services de renseignements ! Bref, pour te donner un exemple, Stephen. En 94, Raytheon, une boîte américaine qui participe allègrement à l'extension du réseau Échelon pour la nsa, était en concurrence avec Thomson csf sur le marché de la surveillance radar de l'Amazonie. Clinton a claqué des doigts et, début 95, les journaux américains ont mis au jour le vilain petit jeu de corruption auquel s'adonnait Thomson sur les politiques brésiliens. Raytheon a emporté le marché. Un an plus tard, les sénateurs brésiliens commençaient à tomber comme des mouches, convaincus de trafic d'influence sous la houlette de Raytheon qui a, bien sûr, conservé le marché. Toute la manip, comme d'autres qui ont sérieusement mis des bâtons dans les roues d'Airbus, du Giat, d'Alsthom et de pas mal de groupes européens, a été pilotée depuis l'Advocacy Center, véritable officine de la cia au Département du commerce américain.

» Le plus drôle, c'est que les gouvernements européens ne s'en formalisent pas. Ils augmentent les budgets de leurs propres services extérieurs d'une cacahuète pour qu'ils singent les pratiques américaines, ils inondent les entreprises sensibles de consignes ridicules pour se préserver de l'espionnage et ils étudient la possibilité d'enterrer définitivement le problème en créant des commissions d'enquête incompétentes dont les résultats ne seront jamais publiés. Parce que, malgré la disproportion effarante des moyens, tous se livrent aux mêmes indélicatesses. Je sais, je ne devrais pas râler, puisque la protection de l'industrie de pointe allemande constitue l'essentiel de mon fonds de commerce. Mais, merde, moi aussi j'ai un problème de moyens ! Et puis, tiens, si tu es sage, un jour je te raconterai comment on effondre les places boursières asiatiques avec quelques milliers de paraboles, une centaine de satellites, trente-huit mille employés et trois virgule six milliards de dollars de budget annuel. A moins que tu préfères que je te parle des neuf cents employés du cse canadien...

— Tu as fini ? l'arrête Decaze.

Anton hoche la tête avec une moue boudeuse, mais il redémarre, toujours pour Stephen :

— Je suis peut-être un vieux coco sur le retour qui a mal digéré l'extinction de l'homo socialismus, mais ça fait chier ! Regarde-toi. Tu es canadien, tu bosses pour Interpol et je suis sûr que tu n'en sais pas plus sur l'allégeance du cse à la nsa qu'un hooligan connaît celle du gchq, un chasseur de kangourous celle du dsd, un supporter des Kiwis celle du gcsb, jusqu'à mes coreligionnaires tout en bière et saucisses à qui il ne viendrait pas à l'idée que le brd est obligé de se mettre à genoux pour que la nsa condescende à lui redistribuer une part insignifiante des infos collectées à Bad Aibling !

— Je ne serais même pas foutu de situer Bad Aibling sur une carte, convient Stephen pour venir en aide à Decaze.

— C'est à soixante bornes au sud-est de Munich. De toute façon, ce n'est qu'un exemple. Des stations de ce type, il y en a dans le monde entier. Sans compter celles qui sont installées dans les ambassades. À Paris, les antennes sont sur le toit. La dst le sait, l'Intérieur le sait, tout le monde le sait, mais on fait semblant que les ambassades sont des enclaves étrangères pour oublier que la surveillance électromagnétique tombe sous le coup d'un certain nombre de lois, depuis celles qui protègent la liberté individuelle jusqu'à celles qui concernent la sécurité nationale.

— Ça ne fait pas vraiment avancer notre problème, intervient à nouveau Decaze. Tu es prêt pour le dernier round, Bellanger ?

Stephen fronce les sourcils.

— Pour aujourd'hui, en tout cas, ajoute Decaze.

Stephen est prêt. Après avoir recommandé à Anton et Decaze de poster deux hommes armés supplémentaires dans la salle et d'avoir l'air très nerveux, il va attaquer tous les interrogatoires de la troisième série par :

— Qui dois-je contacter pour nous sortir de là sans faire jouer les sommets de nos pyramides ?

Le visage un peu pâle, les cheveux ébouriffés comme s'il s'était passé cent fois les doigts dedans, le regard mi-embarrassé mi-inquiet, les mains fébriles. Sans qu'il y fasse allusion, chacun de ses interlocuteurs doit comprendre que l'un des interrogatoires a mal tourné.

 

 

Aucun des six hommes n'a craqué. Trois ont posé des questions auxquelles Stephen a répondu de trois manières différentes. Une tentative d'évasion. Un accident vasculaire cérébral. Une crise spastique. Possibilité de séquelles mais l'homme est tiré d'affaire. Sans prononcer ni nom ni sigle, cinq ont volontairement laissé échapper des indices, confirmant leur appartenance à une agence américaine mais inexploitables.

— Ils ne peuvent pas se mouiller sans se faire taper sur les doigts, interprète Decaze. Donc ils nous donnent juste de quoi nous mouiller à leur place.

— Ils se contentent de suivre la procédure, infirme Anton. L'initiative revient à l'agence. Celui qui est pris doit attendre en silence qu'elle négocie son rachat, ou qu'elle le laisse crever. Pose de mouchards au domicile d'un membre d'Interpol... ils savaient dès le départ soit qu'ils n'avaient rien à espérer, soit qu'on leur viendrait très vite en aide. Je penche fortement pour la seconde possibilité. À mon avis, c'est pour ça que certains sont un peu paumés et s'efforcent de nous mettre sur le bon rail. Ils n'étaient tellement pas prêts à tomber sur la dgse qu'ils craignent de devoir passer un long moment dans nos pattes avant que l'agence songe à les chercher au bon endroit.

— Si nous avions du temps, ce serait amusant de voir quel ponte de la boutique s'agite pour se rancarder, reprend Decaze. Mais nous ne l'avons pas et il va falloir accélérer le processus.

— En laisser s'évader un ? demande Stephen.

— En relâcher un, corrige Decaze.

— Celui qui ne nous a strictement rien donné, précise Anton. C'est le plus malin. Il ne perdra pas de temps en précautions superflues pour contacter son leader. Tu vas devoir enfiler la panoplie de James Bond, Stephen !

Stephen reste bouche ouverte un bon moment. Non qu'il se doute qu'Anton ne plaisante qu'à moitié, mais parce qu'il comprend qu'il n'a jamais été question d'autre chose. Même sous forme d'aveux ou de révélations couperets. Decaze ne lui fournit que le strict minimum d'informations. Rien que l'indispensable pour obtenir ce qu'il pense être le résultat le plus performant.

— À la longue, ça pourrait devenir vexant, dit-il.

Decaze sait exactement de quoi il parle.

— Tu es redoutablement efficace quand tu avances en aveugle, Bellanger. Je ne peux pas me permettre de te pourrir la spontanéité en la noyant d'éléments parasites.

— C'est de la manipulation dans son sens le plus cynique.

— C'est de la gestion de ressources humaines, ça entre parfaitement dans la définition de mon poste.

— Tu as peur que je gaffe ?

— Ah non ! je n'ai pas peur. Je sais. Et il ne s'agit pas de gaffe. Il s'agit de ta foutue manie de regarder au-delà de la forêt que cache l'arbre. C'est génial dans ton boulot. Ça peut être dangereusement handicapant dans le nôtre. Maintenant, si nous en avons fini avec tes états d'âme, j'aimerais assez l'expliquer ce qui va se produire et ce que tu vas faire.

Même faussement ou juste par principe, son regard est interrogatif. Alors Stephen en profite :

— Eh bien, comme nous n'en avons pas fini avec mes états d'âme, tu vas plutôt m'expliquer le pourquoi du comment, ça nous permettra de tester le rationalisme du Bellanger de service en situation réelle d'initié... à moins que tu préfères le mot « affranchi » ?

 

 

Il a trop peu et mal dormi dans un mauvais motel en bord d'autoroute. Après qu'Anton et deux de ses sbires ont raccompagné un de leurs prisonniers place Carnot. Après que, sous la surveillance de Decaze, deux autres ont équipé un boulon de son col de chemise d'un capteur optique de chirurgien et l'autre d'un micro, tous deux reliés par fibre à une puce glissée sous son col, elle-même connectée à son téléphone mobile. Après surtout qu'un technicien lui a expliqué la faillibilité du système.

« — Ça ne fonctionne pas comme une caméra. La puce traduit les signaux lumineux qui passent à travers la fibre optique et les transforme en impulsions pour ton mobile, qui les relaie vers notre ordinateur, lequel les décode en pixels pour reconstruire une image. Tout mouvement à la capture détériore l'image finale dans une proportion logarithmique. Donc, tu bouges le moins possible, tu te tiens à moins d'un mètre de ton sujet, en t'arrangeant pour que son visage soit bien éclairé, et tu espères très fort que lui-même ne soit pas très remuant. Et, à partir de maintenant, tu laisses ton mobile dans une poche, en connexion permanente. Si nous avons quelque chose à te dire, je reprends la main et je le fais vibrer. Il est possible que ton interlocuteur soit informé de ta transmission et te demande de l'interrompre. S'il y a du monde autour de vous, donc d'autres communications potentielles, tu appuies simultanément sur les touches on/off et 3. Tu peux le faire d'un seul doigt. Le mobile paraîtra éteint, mais il aura juste basculé sur un autre signal. Sinon, coupe. Nous ne te serrerons jamais de très près, mais nous pourrons intervenir dans un délai acceptable. Soit à l'extinction du mobile, soit, au cas où tu te sentes menacé, si tu prononces les mots “brosse à dents”. »

Stephen a préféré ne pas s'enquérir de ce qu'était un délai acceptable. De toute façon, il partage la confiance de Decaze, lequel estime que le seul danger qu'il court est de ne pas être contacté avant qu'ils ne soient contraints de relâcher leurs cinq derniers prisonniers.

Le jus d'orange est infâme. Stephen renonce au café et à ce qui ressemble vaguement à des croissants. Anton le récupère à six heures et le dépose à la gare de Perrache, côté cours Charlemagne. Stephen rentre chez lui par la rue Henri-IV. Il ne tient pas à tomber sur Michel. Il se pose sur son canapé et somnole assis jusqu'à neuf heures et demie. Il prend une douche rapide, se rase, avale un jus de vrai pamplemousse et entreprend la tournée de ses habitudes du samedi, en commençant — puisque, à cette heure, Michel a quitté la place Carnot depuis longtemps — par le sempiternel café-croissants-Canard enchaîné du Bar À Kouda, sis quai Gailleton. Il trouve le jeu de mots nettement moins lamentable depuis qu'il sait que Kouda est le prénom du patron. Comme dit celui-ci : « Ç’aurait été dommage de s'en priver », à quoi l'un ou l'autre pilier de comptoir, voire tous en chœur, réplique invariablement : « Ç’aurait été, mais ça ne tète plus. » Gourio adorerait ce bar.

Le samedi, Stephen s'y prélasse souvent jusqu'au mâcon de midi, quand la patronne, aussi blanche que son mari est noir, vient sourire aux clients de passage et discuter le bout de gras avec les fidèles. Elle ne sait pas trop dans quelle catégorie ranger Stephen, alors elle l'appelle Québec et elle l'aborde toujours sur un sourire qui se transforme en petites phrases qui en entraînent d'autres. Jamais plus de dix minutes, mais Stephen finit par en savoir beaucoup sur elle, la petite Sud-Africaine qui a fui l'apartheid pour épouser un grand Noir, gone depuis trois générations, n'ayant jamais mis les pieds en Afrique.

Stephen ne pratique pas le comptoir, il ne s'y sent pas à l'aise. Il trouve toujours une table inoccupée, si possible loin de la baie vitrée. Ce matin, elle en est un peu trop proche, mais elle est dans un coin tranquille. Il s'installe côté banquette, sous le miroir. Deux minutes plus tard, sans qu'il ait rien demandé, Kouda lui apporte un café dans une grande tasse et une panière pleine de croissants.

— Désolé pour le Canard, les nmpp sont en grève. Paraît que les syndicats supportent mal la concurrence qui risque d'écorner le monopole et les milliards de leurs patrons. J'ai Le Monde diplo, si ça te dit...

— Va pour Le Monde diplo.

Kouda doit posséder le seul bar lyonnais dans lequel on boude le groupe Hersant et, d'une façon générale, tout ce qui confond journalisme et merchandising. Pas de télé, pas de fanion à la gloire de l'ol ou de l'asvel, pas de poster sépia de la cité d'antan, pas de sentence sur les mérites de l'amitié et les désillusions du crédit. Pas de radio non plus : Kouda aime trop la musique pour écouter autre chose que ses cd et ceux que les clients souhaitent lui faire découvrir. Il ramène Le Monde diplomatique à Stephen qui se jette sur l'éditorial d'Ignacio Ramonet avec le même appétit qu'il attaque un croissant.

Il a le temps de finir le croissant, pas l'édito. Un homme d'une cinquantaine d'années, qu'il n'a pas vu entrer dans le bar, dégage la chaise de l'autre côté de sa table et s'y assoit.

— Monsieur Bellanger.

Ce n'est pas vraiment une question, mais Stephen y répond tout de même :

— Oui.

— Où sont mes hommes ?

Stephen referme le journal, se dégraisse les doigts et le coin des lèvres avec la serviette en papier fournie par Kouda, et s'accorde le délai d'une gorgée de café.

— Dans un endroit où vous pourriez les rejoindre, en prenant le risque de m'aborder ici.

L'homme est quelconque. Taille moyenne, légèrement dégarni, légèrement grisonnant, le sourcil épilé à la racine du nez, les mains manucurées croisées sur la table, cravate sobre, chemise terne, costume sombre, le tout de bonne coupe, sans plus.

— Les mesures de rétorsion pourraient être embarrassantes pour votre service.

Stephen se redresse et appuie un coude sur la table pour bien positionner le capteur optique. La distance est bonne, l'éclairage suffisant. Le technicien d'Anton va se régaler. Satisfait. Stephen cite Decaze :

— Nous sommes les offensés.

— Bien sûr, mais vous marchez sur nos plates-bandes.

Stephen se retient d'appuyer le second coude sur la table. Il doit rester immobile. Pas passif.

— Un, vous avez oublié de nous en informer. Deux, les délimitations définies par ces plates-bandes sont le fait d'une décision unilatérale que nous pouvons d'autant moins tolérer qu'elles sont dans nos frontières.

— Il y a justement un petit problème de définition de territoire.

— Ce qui est à vous est à vous et ce qui est à nous est à vous aussi, c'est cela ?

Seul le ton que l'homme emploie empêche la réponse d'être aussi ironique que la question :

— Très exactement.

— Vous êtes trop possessif pour que nous n'ayons pas beaucoup de mal à nous entendre.

L'homme est inexpressif.

— Je ne crois pas, monsieur Bellanger, parce que je ne crois pas que vous ayez le moindre rapport avec la dgse ou la dst et qu'Interpol est une institution internationale dans laquelle nous sommes partie prenante. En conséquence, la délimitation des territoires est davantage de notre ressort que du vôtre.

— N'est-ce pas gênant, dans notre petit monde du renseignement, de confondre croire et savoir ?

— Autant que mélanger « être » et « paraître ». Écoutez, Stephen, je vous accorde que certaines tensions me privent aujourd'hui des moyens de m'assurer de votre non-appartenance à un service français. Je suis d'ailleurs persuadé que c'est sur cela que comptait M. Decaze pour valider son scénario. Mais nous vous suivons, lui comme vous, depuis très longtemps, et rien ne me permet de penser que les services français n'aient, ne serait-ce que, pris contact avec vous. Alors disons que je ne confonds pas ce que je sais et ce que je sais ne pas être.

Stephen a noté le remplacement du « monsieur Bellanger » par un « Stephen ». Il se promet que c'est la dernière fois que le pontifiant s'essaie à une manipulation aussi puérile.

— Dans ce cas, pourquoi prendre contact avec moi plutôt qu'avec M. Decaze ?

— Parce que, en vous mettant seul en première ligne, M. Decaze m'invite à ne pas faire jouer les équivalences hiérarchiques, lesquelles exigent que je passe au-dessus de sa tête. Outre que cela en dit long sur son malaise au sein d'Interpol, j'ai supposé que cet engagement à faire preuve de ma bonne volonté pouvait être le ferment de relations construites sur la base de l'honnêteté et du respect mutuel. Mais, si je me suis trompé, je vous prie de me le dire, que je puisse initier une procédure plus officielle.

— Décidément, nous avons de gros écarts de vocabulaire ! Mettons-nous au diapason. Vous parlez en fait de contacts absolument officieux visant à faire pression sur le service de M. Decaze pour le mettre à l'écart de vos affaires.

Kouda vient prendre la commande de l'homme — un café et un verre d'eau — et retourne derrière le comptoir.

— Jusqu'à maintenant, j'appréciais votre subtilité, monsieur Bellanger.

— Jusqu'à maintenant, nous n'avions échangé que des propos d'une banalité consternante, dans le seul but de décider qui devait effectuer le premier pas. Puisque vous essayez de me forcer la main, je ne saurais que trop vous inciter à tendre la vôtre.

— Vous détenez cinq de mes hommes.

— Vous détenez des informations mettant en péril la sécurité de nos citoyens.

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez.

— Vous n'avez aucune idée de ce que je sais et de ce que je ne sais pas.

— Cela n'a aucune importance.

— C'est si important que vous m'avez laissé piéger six de vos hommes.

L'homme tique sur le mot « piéger ».

— Nos ressources et nos moyens sont différents, s'engouffre Stephen, mais je ne suis pas moins efficace que vous.

Maintenant, il a pris le dessus. Maintenant, il peut, il doit faire une concession pour les remettre sur un pied d'égalité. Il attend seulement que Kouda pose la tasse et le verre devant son vis-à-vis.

— La détention de vos hommes ne servait qu'à provoquer cet entretien. Je les ferai libérer dans les vingt-quatre heures.

— Sans concession ?

Stephen sourit :

— Avez-vous réellement quelque chose à concéder ?

— Je ne comprends pas.

— Je vous ai demandé de tendre la main, vous m'avez ramené sur le terrain de l'épreuve de force. Ma question est donc : avez-vous réellement l'intention et la liberté de régler notre malentendu autrement qu'à la matraque ?

L'homme avale une gorgée de café puis complète la tasse avec un peu d'eau qu'il fait couler du verre.

— Que proposez-vous ? demande-t-il.

— De laisser le service de M. Decaze s'occuper du cas Ann X. comme c'est sa vocation.

— Nous n'avons jamais entravé vos... ses recherches.

— Nous avons veillé à ce que vous n'en ayez pas la possibilité. Votre regain d'intérêt et la précipitation avec laquelle vous avez agi suggèrent que l'évolution de ces recherches vous pose un problème, dont la résolution passe inévitablement par la mise à l'écart de M. Decaze. Il y a un moyen terme.

L'homme ouvre les mains.

— Je vous écoute.

— Dans cette affaire, notre priorité est de retirer Ann X du circuit. C'est le sens de ma mission dans le service de M. Decaze. En vous demandant de collaborer à cette traque, je vous offre l'opportunité d'en limiter les conséquences pour les intérêts que vous protégez.

— De quelle façon ?

— En rendant officielle l'existence du dossier. Cela permettrait à M. Decaze d'utiliser pleinement les ressources d'Interpol et cela vous faciliterait le contrôle sur son travail.

L'homme juge inutile de relever le sous-entendu.

— Qu'aurions-nous, l'un et l'autre, à y gagner ?

— Ce que nous n'aurions plus à perdre en nous tirant dans les pattes.

— Syllogisme.

— Alors disons que M. Decaze n'aurait pas à boucler son enquête, dûment appuyée par les preuves de vos agissements, sur un certain nombre de dysfonctionnements internes. Vous n'auriez ni à le décrédibiliser en faisant valoir le peu d'orthodoxie de ses méthodes, ni à lui faire retirer un dossier que son service seul est à même de clore.

— Et vous ?

— J'arrêterais Ann.

— Vous êtes très sûr de vous !

— Autant que vous l'êtes... je veux dire : autant que votre intérêt pour mes recherches le démontre. Mais le plus important, dans cette configuration, c'est que je l'arrêterais sans vous indisposer.

Stephen vide sa tasse, l'homme l'imite.

— Comment procédons-nous ?

— Demande d'informations, répond Stephen. M. Decaze va adresser une requête auprès d'un service que vous lui désignerez, à l'attention d'une personne que vous désignerez. Quant aux éléments plus informels dont vous souhaiteriez que nous tenions ou ne tenions pas compte, ils devront faire l'objet d'entretiens aussi civils que celui-ci.

— Et réciproquement.

— Cela va de soi.

— Vous êtes plus manœuvrier et retors que je ne le pensais, monsieur Bellanger. J'éprouverai des difficultés à vous faire confiance.

— Uniquement parce qu'il vous est impossible de vous fier à l'efficacité de vos propres services. Je ne suis pas concerné.

L'homme se lève en déposant un billet de vingt francs sur la table.

— Je vous recontacte.

— Ne tardez pas trop.

L'homme lui décoche un regard dépourvu de la moindre aménité et pivote vers la sortie. Puis, avec une vivacité inattendue, il se retourne et se penche vers Stephen.

— Pourquoi ne m'avez-vous pas demandé mon nom ?

— Pour vous faire réfléchir à l'éventualité que je le connaisse déjà. Voyez-vous, j'aime beaucoup l'idée que, dans un univers où le doute est encore permis, seules nos certitudes peuvent être remises en cause.

L'homme se redresse en souriant.

— A la réflexion, vous êtes moins habile et plus transparent que je ne m'étais mis à le craindre.

— En matière de transparence, ne trouvez-vous pas que je ne suis qu'un enfant au regard d'Ann ?

L'homme le toise avec un air ahuri, soupire et s'éloigne, cette fois définitivement. Cinq secondes s'écoulent et le mobile de Stephen se met à vibrer. Un texto. Il ne comporte que trois mots : « William Delaunay nsa ».

Stephen se lève, jette lui aussi un billet de vingt francs sur la table, traverse le bar au pas de charge et rattrape l'homme dans la rue.

— Monsieur Delaunay !

L'homme se fige. A sa hauteur, Stephen se contente de ralentir l'allure pour glisser :

— A la réflexion, je pense préférable que vous réfléchissiez à des choses moins philosophiques que l'inconsistance des doutes.

Il cogne un doigt sur son front pour le saluer et bifurque dans la rue des Remparts-d'Ainay, ravi d'avoir redécouvert les plaisirs du cabotinage dialectique. Une satisfaction en entraînant une autre, il intercepte le regard puis le sourire d'une jeune femme dans le reflet de la vitrine d'un bouquiniste. Il en profiterait bien pour embellir encore sa journée, mais le vibreur de son mobile est là pour le ramener dans les coulisses de l'espionnite.

 

 

Decaze le récupère rue de la Charité, dans l'un des vans affrétés par les hommes d'Anton.

— Bien joué, l'accueille-t-il, mais j'aimerais quand même savoir pourquoi tu lui as fait cette sortie sur la transparence ?

— C'est la seule opportunité qu'il m'a donnée de le tester sur ce qui nous intéresse vraiment.

— Et alors ?

— Alors il n'a pas compris. Je te garantis qu'il n'a pas compris. Ce Delaunay en sait beaucoup plus que nous sur l'identité et probablement sur la carrière d'Ann, mais il ne sait absolument pas de quel matériau elle se constitue.

— Oui... à moins que ce ne soit toi.

— Moi, et des centaines de témoins et de caméras. C'est même une relation de cause à effet,

— ok, ok ! Mettons que tu aies raison pour l'histoire de la transparence et pour l'ignorance de notre bonhomme. Qu'est-ce que cela nous apprend ? À part que la nsa, ses strates et sa compartimentation ne sont pas, eux, d'une transparence extraordinaire... Tu te figures quoi, Bellanger ? Que les trente-huit mille employés de la nsa sont au courant de ses petits secrets ?

— Ce type-là n'est pas un simple employé.

— C'est le moins qu'on puisse dire. Il s'est occupé trois ans de la sécurité à Morwenstow, dans les Cornouailles. L'essentiel de son boulot ne consistait sûrement pas à empêcher un groupe de mamies de faire du tapage autour d'Échelon, mais c'est grâce à elles que nous l'avons... euh... repéré. Apparemment, il a ensuite réintégré Fort Mead avant de revenir en Europe. N'empêche que, pour te surveiller, voire même pour diriger toute une cellule de veille autour d'Ann X, il n'a pas besoin de savoir ce dont elle est vraiment capable. Surtout s'il n'est pas chargé de son interception.

— En dirigeant une cellule de veille, comme tu dis, il est amené à en apprendre beaucoup sur elle ! Par ailleurs, il doit être capable de différencier les infos sensibles de celles qui ne le sont pas.

— Pas nécessairement. Et c'est même une grande spécialité de la nsa. Échelon fonctionne comme ça. Des ordinateurs discriminent, sans en connaître la signification, des mots-clefs que des analystes évaluent, sans être informés des tenants et des aboutissants du lexique, afin de sélectionner un pourcentage infime d'informations susceptibles d'être réellement intéressantes pour un niveau hiérarchique supérieur, lequel décidera de ce qu'il convient d'en faire. Même à cette étape, les décisions ne se prennent pas forcément avec une parfaite connaissance des causes et des conséquences.

— En tout cas, vu la vitesse avec laquelle il a réagi, il dispose sûrement d'une autorité et d'une liberté de mouvement qui...

— Bellanger, tu as entendu parler du téléphone ?

Stephen se sent complètement stupide, mais cela ne prouve pas que Decaze ait raison. Celui-ci poursuit :

— Il n'a même pas eu besoin de réveiller qui que ce soit. Toute la nsa était au boulot à Baltimore quand nous avons relâché le poseur de mouchards. Lui-même était peut-être à Berlin, à Londres ou à Athènes et a dû prendre l'avion, voire le tgv s'il n'était seulement que sur Paris, ce qui est plus probable. Par contre, je veux bien t'accorder qu'il dirige une équipe beaucoup plus importante que les six rigolos que nous avons chopés et que, parmi eux, il y a des très bons. Parce que nous n'avons pas été fichus de repérer celui qui t'a filé depuis ton appart jusqu'au bar et qu'il n'était sûrement pas seul !

Son mobile sonne. Il écoute et il raccroche.

— Delaunay s'est rendu directement au consulat, rue de la Ré. Je crois que nous allons avoir rapidement de ses nouvelles.

— Pas avant que nous ayons relâché ses sbires.

Decaze regarde sa montre.

— Si ça roule bien, Anton devrait les poser aux Cordeliers d'ici une petite dizaine de minutes. J'ai donné l'ordre quand tu t'es engagé à les libérer.

— Toi non plus, tu ne perds pas de temps ! s'esclaffe Stephen. Que faisons-nous, maintenant ?

— Eh bien moi, je vais attendre de savoir à quelle sauce Delaunay va me bouffer et toi, tu rejoins Carlo à Athènes.

Il laisse Stephen manifester en silence son ahurissement et reprend :

— Tu voulais goûter aux joies du terrain, non ?

Les sourcils de Stephen se froncent.

— Tu cherches à m'éloigner ou tu crains un retour de flammes ?

— J'ai tellement besoin de toi ici que je vais te filer un portable équipé d'un gsm sécurisé pour te transmettre ce que Delaunay nous donnera, s'il nous donne quelque chose pendant ton absence. Tu ne devines pas ce que ni Anton, ni Carlo, ni moi ne pouvons faire à ta place ?

Le cœur de Stephen se met à battre la chamade.

— Reconnaître Ann !

Decaze lui tape sur l'épaule avec un air condescendant.

— Je savais que tu étais un grand rêveur. Mais, si tu veux bien remettre les pieds sur terre, tu pourrais déjà nous rapprocher d'elle en tirant quelque chose de Nussbauer.

— Le psychiatre ?

— Le psychiatre, bien sûr. Nom de Dieu. Bellanger ! Comment supportes-tu de tomber sans arrêt des nues ?