15 janvier 2001

 

 

 

 

C'est la seconde fois qu'il revient au château depuis le massacre (massacre est l'appellation consensuelle sur laquelle Interpol, la dst et la diplomatie américaine se sont mis d'accord). La première, c'était le lendemain, avec Decaze, Medeiros et une équipe de la dst pour ce qu'on lui a présenté comme une préparation à la reconstitution dudit massacre. Il s'agissait surtout de le déstabiliser en le remettant en situation, dans les lieux laissés tels quels, en vue de la série d'interrogatoires auxquels on le soumettrait pendant les soixante-douze heures suivantes et qu'on appellerait « dépositions ». Cette fois, on ne lui a pas donné de raisons, mais il devine qu'on va lui demander de valider les conclusions officielles de l'enquête et peut-être même les officieuses, sur lesquelles tout le monde s'assoit, en fonction d'éléments qu'il serait seul en mesure d'analyser. Le reste est affaire de politique. C'est en tout cas ce que répète Decaze depuis que Stephen l'a appelé le jour de l'an à huit heures du matin, après qu'Ann l'eut abandonné avec onze cadavres en embarquant Michel avec elle.

Decaze a prévenu Medeiros. Medeiros a réveillé le patron d'Interpol. Celui-ci a alerté un secrétaire d'État qui a expédié la dst. La suite de la chaîne s'est déroulée entre Matignon, l'Élysée et la Maison-Blanche, avant de revenir dans la région lyonnaise par l'intermédiaire du consulat, et uniquement du consulat. Pas une-barbouze américaine n'a mis les pieds dans la maison de repos. Comme dit Decaze, avec une fierté nationale mal placée pour un cadre d'Interpol, l'équipe de France a dû se faire un plaisir d'exprimer sa plus intransigeante fureur quant aux agissements des services américains sur son territoire. Ce qui n'empêchera pas que tout cela se négocie, dans les mois à venir et à l'amiable, en attentions mercantilo-politiques sur une scène qui dépassera largement le territoire des deux nations.

Pour d'évidentes raisons de juridiction territoriale, la boutique a été obligée d'alerter les autorités françaises et de les laisser traiter l'affaire, mais personne, et surtout pas les services américains, n'est dupe de l'intention. Depuis que le procureur de la République de Paris a saisi la dst, en mai 2000, suite à la plainte d'un député européen, et que, en juillet, le Parlement européen a voté la création d'une commission d'enquête pour débattre des questions soulevées par le rapport ic 2000 sur l'espionnage électronique pratiqué par les États-Unis, les services secrets des deux côtés de l'Atlantique — tout en collaborant dans d'autres domaines — multiplient les efforts pour se mettre en difficulté dans celui de « l'information ». La découverte dans une métropole française d'une station liée à la nsa et participant probablement du réseau Échelon est une aubaine pour la dst, même si c'est un secret de Polichinelle. Quant à l'audition illicite — il ne peut en aucun cas s'agir d'un enlèvement — d'un employé d'Interpol sur le territoire français par un agent américain, elle ne présente d'intérêt que dans la mesure où, constatée par les autorités françaises, elle affiche le mépris que les autorités américaines ont pour une agence et les lois internationales. Une lapalissade. Autrement dit, elle n'occasionnera qu'une poignée de coups de téléphone, passages de savon et excuses de principe qui déboucheront sur une collaboration légèrement plus bilatérale. Au pire, les services américains s'efforceront d'être plus discrets, dans leur utilisation de l'agence. Commenté par Decaze, cela donne :

« — Pour une brève période, tu es devenu la principale monnaie de singe sur le plus convenu des marchés de dupes. »

A dire vrai, Stephen s'en fout. Il commence même à se foutre de beaucoup de principes qu'il considérait jusqu'ici comme des fondamentaux dans son éthique de vie.

« — Qui était l'homme sur l'espalier ?

— Pardon ?

— Il y avait un homme menotté sur l'espalier. Nous savons que c'est un homme par ses empreintes de pied, qui ne correspondent à aucune de celles des cadavres et qui ne sont pas de votre pointure. Nous avons aussi relevé des traces de sueur, des cheveux et des gouttelettes de sang. Nous aurons donc un relevé adn, mais il ne nous servira à rien si nous ne savons pas à quel profil le comparer.

— Quand je suis entré dans la salle, il n'y avait que la femme... je veux dire : le cadavre de la femme. Je ne me suis pas éternisé, je n'ai même pas remarqué les menottes. C'est un de vos collègues qui me les a montrées ce matin. »

À aucun moment les enquêteurs de la dst n'ont mis en doute ses réponses. Même leur façon de les reformuler au fil des dépositions n'avait aucun caractère insidieux et il n'a jamais été question de détecteur de mensonge. La machine aurait pourtant eu de nombreuses occasions de mettre Stephen en défaut.

Quand Ann l'a traîné dans la salle de sport, il a vu Michel écartelé sur l'espalier avant de remarquer la femme et la flaque de sang. C'est à cet instant que ses certitudes se sont mises à vaciller, avant qu'Ann laisse tomber :

« — C'est elle qui a tué Alana et sa sœur, et d'autres. »

Ce « d'autres » n'a pas pris sa signification tout de suite. Désœuvrement, colère, impuissance, dégoût, violence, pitié, panique : il était en proie à un tel déferlement d'émotions que rien ne lui était intelligible. La conscience est venue lors d'un des interrogatoires.

« — Et à part Delaunay, vous connaissiez d'autres personnes parmi les victimes ?

— La femme. Je ne l'avais jamais vue, mais nous la recherchions pour un double meurtre à Athènes et nous soupçonnions qu'elle s'était fait passer pour Ann X dans d'autres affaires que le fbi nous avait communiquées.

— Par affaires, vous entendez meurtres ?

— Oui.

— Combien ?

— C'est difficile à évaluer. Une dizaine, une vingtaine, peut-être beaucoup plus. Les renseignements que nous fournissait le fbi étaient faussés avant qu'eux-mêmes les collectent. Certains, ceux qui provenaient d'Amérique latine, émanaient de la cia.

— Delaunay émargeait à la nsa. Vous pensez qu'il avait des liens avec la cia ?

— Et le fbi. De toute façon, son activité ne concernait qu'Ann X. Il semble qu'il bénéficiait d'appuis suffisamment haut placés pour que tous les services américains lui apportent leur soutien. En contrepartie, au moins l'un d'entre eux recourait à la méthode Ann X pour maquiller divers assassinats politiques. »

Pas plus de commentaires que de remise en cause de ses propos. Juste un jeu de questions réponses entre gens du même monde, un monde dans lequel chacun sait tenir son rôle et respecte celui de l'autre. Un monde d'apparences. Parfois Medeiros a assisté aux entretiens, Decaze plus rarement, souvent Stephen s'est débrouillé seul. De toute façon, tout a été enregistré et les copies des dépositions ont circulé entre les différents services. Ainsi Interpol a pu vérifier que Stephen a parfaitement respecté les consignes de sa hiérarchie : ne rien cacher, pas même ce qui n'est que des hypothèses.

« — Combien de temps avez-vous passé avec Delaunay avant qu'il ne soit poignardé ?

— Trois heures.

— Comment cela s'est-il passé ?

— Courtoisement. Il m'a offert à boire. Ma boisson était droguée. J'en ai pris conscience à ma loquacité et à un engourdissement de ma vigilance. Je le lui ai dit. Il a répliqué que cela faisait partie du jeu. Il a repris ses questions, j'ai continué à y répondre.

— Que voulait-il savoir ?

— Ce qu'Interpol ne savait pas.

— Pouvez-vous être plus précis ?

— Il connaissait tous mes rapports et comptes rendus. Il avait des raisons de penser que ceux-ci étaient incomplets. Il voulait savoir ce que je cachais.

— Êtes-vous en train de dire qu'il avait une taupe à Interpol ?

— Il avait en tout cas accès à mes dossiers.

— Même ceux que vous ne communiquiez pas au fbi ?

— Exactement.

— Par exemple ?

— Il connaissait avec précision les soupçons que nous entretenions à son égard concernant les fausses affaires Ann X et l'implication de son service dans l'assassinat des sœurs Keffidas.

— Quel type de renseignements espérait-il ?

— Il craignait que je sois entré en contact avec Ann X et que celle-ci m'ait révélé des informations qu'il ne tenait pas à voir étalées sur la place publique. En croyant le décevoir, j'ai dû énormément le rassurer.

— Vous ne lui avez rien appris qu'il ignorait ?

— Rien. »

Mensonge, mais Delaunay n'est plus là pour le contredire et Ann l'a assuré qu'il n'y avait pas eu d'enregistrement de leur conversation. Elle lui a aussi garanti que Delaunay l'aurait fait tuer par sa doublure et elle avait raison. C'est en tout cas la conclusion à laquelle sont arrivés conjointement la dst et Interpol. Aujourd'hui. Stephen l'admet. Sur le moment, il n'y a pas cru une seconde. Il faut dire que, alors qu'il était drogué et choqué. Ann lui a débité un discours tellement invraisemblable que, d'une part, il était difficile de ne pas le prendre en bloc pour une élucubration et que, d'autre part, il n'est pas certain de s'en souvenir avec une précision suffisante pour en faire une meilleure évaluation maintenant.

« — Êtes-vous sur qu'il n'y avait qu'un seul terroriste ?

— J'en suis convaincu. Je ne peux pas avoir de certitudes.

— Êtes-vous convaincu qu il s'agissait d'Ann X ?

— J'en suis sûr.

— Pour vous, il s'agit donc de la personne qui a assassiné John Smith à Berlin ?

— Sans aucun doute possible.

— L'aviez-vous rencontrée à d'autres occasions ?

— Elle l'a en tout cas affirmé.

— Mais vous n'en avez pas la certitude ?

— Disons que sa science du maquillage rend le propos plausible, mais que celui-ci est resté suffisamment vague pour que subsistent de nombreux doutes. Elle pourrait s'être servie d'informations émanant des services proches de Delaunay ou des nôtres. L'informatique ne semble pas avoir de secret pour elle. »

Elle ne lui a rien dit qui laisse supposer qu'elle ait franchi les firewalls d'Interpol, du fbi ou d'aucune autre agence. Elle n'a même rien dit qui dépasse ce qu'Alana savait de lui, sinon qu'elle le surveillait depuis des mois. Et encore ne l'a-t-elle pas directement exprimé. Elle a juste sous-entendu qu'il avait de la chance qu'elle se soit préparée à ce que Delaunay s'en prenne à lui. Delaunay, dont elle ne connaissait pas le nom et qui n'était qu'un x dans une de ses équations délirantes. Stephen n'a pas compris une seule de ses explications pataphysiques. Il a seulement eu la sensation qu'un pur génie, avec autant de majuscules qu'il le fallait, lui livrait les recettes d'une cuisine magique, piochées dans un conte coécrit par Rabelais et Douglas Adams. Surréaliste et dément sont les seuls mots qui lui viennent à l'esprit quand il repense aux « révélations » qu'elle lui a assénées sur un ton aussi sérieux que professoral. Diane voulait qu'il la visualise comme une adulte, pour se débarrasser de l'affect avec lequel il l'observait, mais Ann n'est qu'une enfant, à la précocité indéniable, qui le considère lui comme un enfant légèrement attardé.

« — De quoi vous a-t-elle parlé ?

— D'un complot visant à asservir l'humanité pour qu'une élite, déjà détentrice d'un énorme pouvoir, puisse accroître sa réserve de nourriture.

— De nourriture ?

— En termes d'énergie et de puissance. Ne m'en demandez pas plus. J'ai parfaitement perçu le délire paranoïaque, mais je n'étais pas en état de mémoriser et encore moins d'analyser les schèmes qui le sous-tendent.

— A-t-elle commis des impairs ou vous a-t-elle fourni des éléments qui faciliteraient son arrestation ?

— Certainement, mais il me faudra plusieurs semaines pour en tirer des données utiles.

— Vous songez à des éléments précis ?

— Apparemment, ce n'est pas la première fois qu'elle s'en prenait à l'équipe de Delaunay. Je vais réviser le dossier en essayant de dégager les affaires où les victimes pourraient bien être des agents d'un ou plusieurs services américains. Sans la coopération du fbi, cela risque d'être malaisé, mais elle a mentionné une “trilogie américaine” qui serait à l'origine de l'assassinat des Keffidas. C'est un point de départ exploitable.

— Cela signifie qu'elle serait en guerre contre cette équipe depuis longtemps.

— À son sens depuis toujours, puisqu'elle représente cette fameuse élite complotant contre l'humanité. Une ou deux allusions me font penser qu'elle s'est même fait prendre une fois. Par ailleurs, elle est persuadée qu'ils savent comment la localiser, en tout cas dans certaines conditions et avant qu'elle ne se signale à leur intention par l'un de ses crimes. Même si la nsa dispose de moyens largement supérieurs aux nôtres, je dois pouvoir affiner le profil ou dégager des éléments qui nous dotent d'outils statistiques proches des siens. »

Stephen est convaincu que la seule façon de localiser Ann est la surveillance électronique et que la nsa se sert du réseau Échelon pour le faire. Il sait qu'Ann communique avec ceux qu'elle considère comme les siens et que, quelles que soient les précautions dont elle s'entoure, elle ne peut pas user d'un téléphone ou d'Internet sans courir le risque d'une interception. Toutes les cryptographies ne sont pas cassables, mais l'utilisation d'un codage est suffisante pour se signaler à l'attention d'un système de veille. Idem pour les communications téléphoniques. Qu'importe la langue, qu'importe la voix, qu'importe le code convenu, la formulation, les tics de langage, le rythme de parole, peuvent suffire à identifier les interlocuteurs. Et, quand il ne s'agit que de localiser l'un d'entre eux pour dépêcher une équipe de traqueurs sur place, qu'importe même de savoir s'il s'agit du bon interlocuteur, surtout si l'on possède déjà sur place quelque correspondant susceptible de s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une fausse piste. Quelqu'un, disposant des ressources humaines de l'ensemble des services spéciaux américains et des agences étrangères satellites, a, pour peu qu'il sache ce qu'il cherche, largement les moyens de situer Ann sur un planisphère. La bonne question est : que sait-il exactement, que Stephen ignore encore, qui l'autorise à garantir qu'Ann est ici et passive plutôt que là et active ? Car, pour usurper la méthode Ann X en toute sérénité, il faut avoir la certitude qu'elle ne fera pas doublon sur un ailleurs qui la doterait d'un embarrassant don d'ubiquité.

« — C'est la seconde fois qu'elle vous épargne, si tant est que, cette fois-ci, elle ne se soit pas uniquement déplacée pour vous sauver, alors que vous faites partie de ses traqueurs et que vous passez de loin pour le plus compétent. Vous avez une idée de ce qui la motive ?

— Mes prises de bec avec le fbi, le tour joué à Delaunay l'année dernière. Par ailleurs, je ne fais pas partie des comploteurs et ceux-ci semblent me considérer comme un peu plus qu une gêne. Cela crée des affinités. Quelque chose du genre : l'ennemi de mon ennemi ne peut pas être tout à fait mauvais.

— Vous vous sentez des affinités avec Ann X ?

— Pour être franc ? Non. Mais ce qui est important, c'est qu elle pense le contraire.

— En quoi cela est-il important ?

— Cela vous permet aujourd'hui de m'interroger au lieu de devoir demander à mes parents s'ils souhaitent que mon corps soit rapatrié à Montréal. »

Que lui veut Ann, au juste ? Qu'attend-elle de lui ? Un peu de compréhension ? Un brin d'amour ? Un petit service ? Toutes les réponses sont valables avec la même probabilité, une probabilité qui avoisine les cent pour cent. Mais il y en a forcément d'autres, moins flagrantes, moins didactiques. Elle ne lui joue pas seulement un personnage appris dans les livres, ces mêmes livres qu'il a compulsés sur les bancs de la fac. Elle joue comme le ferait un chat. Et elle veut l'entraîner dans son jeu, comme un chat le ferait avec un autre chat. Ce qu'elle lui a montré, ce qu'elle lui montre depuis la pergola de Xakis, est archétypal et félin. Tant pis encore une fois pour les évidences que Diane a dénoncées. Ann essaie bel et bien de lui inculquer un fantasme d'idéal féminin, tout en griffes et en velours. Y est-il sensible ?

Oui. Tabernacle, oui.

Cela change-t-il quelque chose ?

Sûrement, puisque maintenant il veut savoir ce qui se cache derrière feu Delaunay, puisque cela lui paraît aussi important que d'enfermer Ann dans une cage réellement hermétique, puisque des deux maux il voudrait bien discerner le pire. Parce que, pour reprendre l'allégorie que Decaze n'a jamais voulu expliquer, Ann pourrait bien être le chaînon manquant entre la barbarie et l'humanité, la réponse de l'évolution à la pression qu'exercent les Delaunay et leurs maîtres. Une forme de sélection naturelle à rebours. Ou plutôt une adaptation à la sélection artificielle manufacturée par l'Homme en personne.

Les idées de Stephen sont aussi noires que la combinaison portée par Ann la nuit où elle lui a broyé le peu d'innocence que lui avait laissé Delaunay.

— Tu te morfonds ?

Decaze s'assoit à côté de lui, sur l'unique banc de l'orangerie.

Ils ont bientôt fini, ajoute-t-il.

Fini quoi ? Ah oui ! De se partager le monde.

— Ils t'ont foutu dehors juste avant d'en arriver aux négociations qui fâchent ou tu as préféré sortir de toi-même ?

— Les tractations sont achevées depuis plusieurs jours. Il ne leur restait plus qu'à régler les détails pratiques. Comme certains ne sont pas de mon ressort, ils m'ont demandé de venir prendre ta température et de te refiler un antipyrétique, au besoin.

— J'en déduis que je ne suis pas forcé d'aimer ce que je vais entendre.

Decaze dodeline de la tête.

— Forcé, si. Que tu aimes, ça j'en doute. On joue aux devinettes ou tu préfères que je lâche tout en vrac.

— Va pour le vrac.

Decaze croise les doigts et s'étire les bras, avant de reposer les mains sur les genoux.

— Version officielle, donc médiatique. En coopération avec Interpol, la dst a démantelé un réseau de terroristes islamistes. Un agent américain infiltré a malheureusement été tué pendant l'opération. Les autorités françaises et américaines déplorent le manque de collaboration entre les différents services et s'engagent à nouer de plus étroites relations dans la lutte contre le terrorisme international. Interpol verra ses compétences en matière de coordination renforcées, etc., etc. Tu apprécies ?

— Je ne suis pas payé pour ça. Continue.

— Version officieuse, donc politique. Outrepassant ses compétences, un agent de liaison de la nsa en poste en Europe a constitué une équipe pour installer une antenne de surveillance électronique dans la région lyonnaise. Cette antenne avait pour but d'intercepter toutes les communications liées aux activités d'une secte impliquée dans plusieurs homicides et connue sous le nom d'Ann X. Interférant avec le groupe d'investigation internationale coordonné par Interpol, cette équipe a cru devoir organiser l'audition illicite du criminologue en charge du dossier. Durant cette audition, plusieurs membres de la secte Ann X ont fait irruption dans les locaux et ont massacré l'équipe de l'agent de liaison et l'agent de liaison lui-même. Parmi les assaillants, seule une femme a été abandonnée, morte, sur les lieux. Le seul survivant du massacre est le criminologue d'Interpol qui a pu se réfugier dans une pièce blindée. Imaginatif, tu ne trouves pas ?

— Pas tant que ça. C'est toi qui as suggéré l'idée de la secte ?

— C'est Medeiros, ainsi que tout ce qui concerné la boutique. Le reste du scénario a été écrit par la dst La Maison-Blanche est embarrassée et la nsa a intérêt à se tenir à carreau, mais tous les honneurs sont saufs. Enfin, presque tous. Le Sénat américain a instantanément nommé une commission pour faire la lumière sur l'ensemble de l'affaire. Comme ils nous ont sollicités, ainsi que la dst, nous leur faisons parvenir un certain nombre de pièces qui suggèrent que, outre la nsa, Delaunay s'est allègrement servi de ses contacts au fbi et à la cia pour fausser notre propre enquête et déstabiliser ou décrédibiliser ceux qui la conduisaient. Puisque nous passons complètement Athènes sous silence, il n'y a pas grand-chose à espérer de cette vacherie. D'autant moins que la cia doit avoir pas mal de cadavres dans ses placards et que Washington n'est pas blanc-bleu dans l'affaire. Néanmoins, je ne serais pas étonné que Carlisle ou celui qui lui succédera soit vertement encouragé à mieux collaborer avec nous. Ce n'est pas terrible, mais je crois que nous pouvons nous en satisfaire.

— Ouais, à part que cette histoire de secte fout tout mon boulot en l'air.

Decaze reste silencieux près d'une minute.

— Je vais t'étonner, mais je partage ton opinion.

— Je ne suis pas étonné.

— Je n'ai jamais été convaincu qu'Ann travaille seule, et tu le sais. Des thèses de Carlo ou d'Anton, j'ai toujours préféré celle d'Anton, à laquelle tu as toi-même donné corps en montrant à quel point nos critères Ann X étaient fragiles et en suggérant qu'un service américain n'était pas étranger à certaines affaires. Ce qui s'est passé le Jour de l'an démontre que tu ne te trompais pas. Cela dit, ça ne prouve pas qu'Ann bosse en solo ou, plus exactement, qu'elle ne le fait pour personne.

— Elle agit seule pour elle seule, et nous ne l'attraperons pas en nous concentrant sur la recherche d'une organisation.

— Je suis moins gêné par cette notion d'organisation que par sa définition.

— C'est le mot secte qui te dérange ?

— Oui, Bellanger, parce qu'il est associé à des préceptes religieux au lieu d'une conception politique et économique. Or, si quelqu'un se sert d'Ann, il ne le fait sûrement pas au nom d'une croyance divine ou de quoi que ce soit d'immatériel.

Stephen sourit en secouant la tête.

— Rassure-toi. Si quelqu'un se sert d'Ann, il le fait à son insu. Quant à ceux qui l'ont déjà fait et dont elle connaît le nom, elle va continuer à les massacrer.

Ils restent tous les deux silencieux, l'un à contempler ses chaussures, l'autre à jouer avec ses mains. Decaze a encore des choses à dire. Stephen n'a pas envie de les entendre. Finalement, c'est Decaze qui reprend la parole :

— Il y a beaucoup de choses que tu n'as pas dites ou sur lesquelles tu as menti.

Stephen lui jette un regard en coin, le renforce d'un rictus mais ne dit rien.

— Tu sais qui était sur l'espalier, par exemple. (Devant l'absence de réaction de Stephen, il soupire.) Nous savons qu'il est arrivé avec Diane Verdier et toi au réveillon déguisé et que vous avez quitté la salle sans elle un peu avant minuit. Jean Valjean, ça te dit quelque chose ?

— C'est un personnage de Victor Hugo, non ?

— Je vois. Et tu saurais mettre un nom sur l'auteur de Shéhérazade ?

Stephen ne se démonte pas.

— Al-Gahsiyari. C'est du moins le premier auteur connu à avoir constitué un recueil de contes grecs, persans et arabes s'apparentant aux fameuses Nuits, mais la plupart de ces contes ont été traduits au huitième siècle. Tu t'intéresses à ça, toi ?

— A quoi tu joues. Bellanger ? La dst a recueilli les témoignages de toutes les personnes présentes à cette soirée. Toutes sauf Jean Valjean, connu seulement de Verdier et de toi, et de Shéhérazade, inconnue de tous mais que beaucoup se rappellent avoir vue danser avec toi et qui s'est éclipsée à peu près en même temps que Valjean et toi. Verdier s'est retranchée derrière le secret médical, mais je crois savoir qui est Valjean. Iza l'avait nommé Michel et tu l'as présenté comme l'ami qui t'a suggéré l'idée de transparence. Tu te souviens ?

Stephen cligne des yeux, impressionné.

— A ma connaissance, c'est un sdf avec qui tu petit-déjeunes régulièrement, poursuit Decaze. J'ai omis d'en parler à la dst parce que je doute qu'ils remontent jusqu'à lui et que ça n'a, après tout, aucune importance. Il semble, de toute façon, qu'ils estiment que c'est un auxiliaire de la boutique.

— Foutez-lui la paix. Il n'est en rien concerné par nos histoires.

— Aucun problème pour moi, mais tu as conscience que même si la dst met la pédale douce, Medeiros exigera une réponse et que, depuis qu'ils t'ont dans le collimateur, les Ricains en savent certainement autant que toi sur lui ? Si tu veux mon avis, il aurait tout intérêt à quitter Lyon quelque temps.

— C'est bien noté.

— À la bonne heure. Reste Shéhérazade. Nous ne sommes pas tous d'accord sur le fait que tu la connaissais avant la soirée, mais elle a été élue Ann X à l'unanimité et nous doutons que tu ne t'en sois pas aperçu à un moment ou un autre.

À aucun moment, répond Stephen mentalement en se demandant ce qu'il en pense maintenant. Il se souvient d'un sourire énigmatique et d'un kimono bleu, un personnage de manga qu'il aurait très bien pu être le seul à voir.

— Tu dois lâcher le morceau, Bellanger.

— Dans la liste des personnes que la dst a interrogées, y a-t-il une femme qui aurait été grimée et vêtue en Japonaise ?

Decaze ouvre de grands yeux, les ferme le temps de visionner intérieurement la liste communiquée par la dst et les rouvre, les sourcils froncés.

— À ma connaissance non, mais je vérifierai.

— Elle portait un kimono bleu. Si personne d'autre que moi ne s'en rappelle ou ne l'a invitée, tu as la réponse à ta question. Shéhérazade n'est pas Ann X.

— Donc, tu sais qui est Shéhérazade.

Que répondre sans risquer de provoquer une avalanche de nouvelles questions ?

— J'ai déjeuné avec elle et une de ses amies le 15 août. C'est grâce à elles que j'ai découvert que j'étais sous surveillance. Sous double surveillance, puisque c'était aussi leur rôle. Jusqu'à maintenant, je pensais qu'elles bossaient pour la boutique. Je veux dire officiellement. Si ton ignorance est sincère, il y a des chances pour que Medeiros t'ait caché quelques infos sur les équipes qui me filaient le train.

— Il en aurait parlé à la dst.

— Et reconnu son incapacité à me protéger ?

— Tu n'étais plus sous surveillance le 31. En fait, Medeiros a remisé ses équipes et son matériel au placard le 24. Le zèle nous pousse parfois à prendre sur nos heures de loisir pour prolonger ou parfaire un boulot, mais il faut avoir une bonne raison pour ça. Si quelqu'un parmi son équipe avait eu le moindre soupçon le concernant, Medeiros n'aurait pas levé la surveillance, la Shéhérazade courait plus probablement pour Delaunay.

Stephen secoue la tête.

— Elle m'a prévenu contre lui.

— Quand ? En dansant avec toi ? Quel risque prenait-elle, sinon celui de te pousser dans les bras des barbouzes qui t'attendaient dehors ? C'était un voyage sans retour, Bellanger. Pour toi, pour ton pote sdf et pour Verdier, qu'ils auraient flinguée le lendemain. Ils savaient que nous ne te surveillions plus, ils savaient exactement quand, où et comment agir. Conclusion : Shéhérazade roulait pour Delaunay ou elle était Ann X. Il n'y a pas d'autre solution.

— Si elle bossait pour Delaunay, elle se serait occupée de Diane le soir même. D'ailleurs, en parlant de Diane, où en êtes-vous avec son psychanalyste ? Lui travaillait vraiment pour Delaunay.

— La dst s'est précipitée chez lui dès que tu l'as mentionné. Disparu sans laisser d'adresse. Revenons-en à Shéhérazade, si tu veux bien. L'hypothèse « agent de Delaunay » était une hypothèse de principe. Je n'y crois pas plus qu'Interpol, qui l'a aussi envisagée, et pas plus que toi. Sinon, pourquoi nous l'aurais-tu cachée ?

— Parce que, pensant qu'elle bossait pour la boutique, je n'avais aucune raison de vous informer de ce que vous saviez déjà. Merde ! Que crois-tu ?

— Que tu essaies de protéger Ann parce qu'elle t'a sauvé la peau.

Stephen éclate de rire.

— La protéger de quoi ? C'est ce que je préfère chez toi, Philippe. Tu n'as aucune peur du ridicule. Je fais de la rétention d'informations, c'est vrai. Je te l'ai dit. Je l'ai redit à la dst et personne à la boutique ne peut l'ignorer, et surtout pas celui qui balance mon boulot à je ne sais quel service américain. Celui qui m'a purement et simplement envoyé à l'abattoir. Il y a trois ans, tu m'as demandé de faire mon travail et de ne pas me préoccuper de ce qui est cuisine interne. « Ça, c'est mon job », fanfaronnait le grand Decaze. Tu te rappelles ? Et, il y a quatre mois, tu m'as dit que nous ne pourrions plus nous faire confiance. Tu avais raison. Je n'ai plus aucune confiance dans ta capacité à faire ton job. Parce que soit tu le fais très mal, soit tu ne le fais pas du tout.

— Tu ne peux pas...

— Je ne peux pas quoi ? T'accuser de m'avoir vendu ? Non, je ne peux pas. Je n'en ai aucune preuve, mais je n'en ai pas davantage qui te disculperait ou qui disculperait qui que ce soit de la boutique, ni surtout la boutique elle-même. Voilà où j'en suis. Alors je vais cautionner vos petits marchandages avec la dst et la diplomatie américaine, et, si on m'en donne enfin les moyens, je vais continuer à traquer la seule personne qui semble se préoccuper de ma survie, mais ne me demandez rien de plus.

Il se lève.

— Maintenant, tu peux aller rapporter tout ça au politburo. Perso, j'en ai marre d'attendre le bon vouloir de ces messieurs, alors je me vote le reste de la journée en congé et je rentre chez moi.

Decaze le rejoint debout.

— Tu gagnes en force de caractère, Bellanger. Je ne dis pas que j'apprécie ta suspicion, mais force m'est de reconnaître qu'elle est légitime et que je te préfère avec un peu de hargne. Maintenant, tu vas rentrer avec moi dans ce putain de château, parce que le consul des États-Unis tient à te présenter les excuses de son pays pour les désagréments que t'a causés l'un de ses agents. Comme tu es un garçon bien élevé, tu lui diras combien tu es sensible à l'attention et tu ajouteras que tu te tiens prêt à témoigner personnellement et sans fard devant la commission sénatoriale en charge de l'affaire... insiste bien sur le côté sans fard... mais qu'il te paraît plus urgent de disposer d'un accès aux fichiers du fbi que Delaunay a trafiqués ou détournés. Puis tu accepteras les remerciements du directeur de la dst pour ta contribution à l'enquête et tu lui garantiras que tu n'hésiteras pas à alerter ses services au cas où un détail te reviendrait inopinément. Parle assez fort pour que le consul t'entende, il a la réputation d'avoir l'oreille sélective. Ensuite, tu retourneras les félicitations du bien-aimé patron de notre inestimable boutique. Lui évoquera ta conduite irréprochable dans ce moment pénible. Tu feras allusion aux mois de défiance et d'inquisition qui l'ont précédé. Évite les mots défiance et inquisition. Le boss, lui, a l'oreille plutôt délicate et il entend merveilleusement bien les non-dits. Pour finir, lors de la grande empoignade de mains viriles et satisfaites à laquelle tu devras t'adonner avant de quitter la salle, oublie Medeiros. Que ce soit ostensible mais pas ostentatoire, tu comprends ?

Les deux poings sur les flancs, Stephen est sidéré.

— C'est Medeiros la taupe ?

— Aucune idée, mais moi aussi, j'ai une méchante envie de ruer dans les brancards et il faut bien commencer par quelqu'un.

— Et tu as choisi Medeiros au hasard ?

— Vieux réflexe de bœuf-carotte. Quand quelque chose foire dans un service, je commence par faire les poubelles de celui qui le dirige. Tu savais que j'avais fait mes armes à l'igs ? (Il n'attend pas la réponse.) Depuis que Medeiros m'a ravalé au rang de sous-fifre, le dossier part en couilles et tu accumules les emmerdements. Cela ne fait pas de lui un sous-marin des Ricains, mais ça le désigne déjà comme homme de paille. Incompétence, préférence politique, chantage, pot-de-vin, ce n'est pas mon problème. Le mettre sur la touche, par contre...

Stephen hoche la tête.

— Tu veux tout bêtement récupérer le dossier Ann X.

Cette fois, c'est Decaze qui est hilare.

— Et que veux-tu que j'en fasse ? S'il y a une chose que j'ai bien compris cet automne, c'est que je n'y comprenais rien. Tout le monde m'a roulé dans la farine. Les Ricains, Medeiros, Ann X et jusqu'à toi. Alors, je vais me décaler un peu et je vais vous laisser vous écharper tout seuls. Avant la fin de la semaine, la direction me proposera de reprendre la coordination de tout ce qui touche au dossier. Je ferai une contre-proposition : création d'une unité indépendante pouvant recourir prioritairement à tous les services, avec budget autonome, équipe d'investigation volante, un voire deux auxiliaires permanents, et dont tu auras seul les rênes.

— Ils ne vont jamais accepter ça !

— Si, si. Ils vont limiter l'expérience dans le temps et soumettre sa reconduction à des résultats tangibles, mais ils vont accepter. La seule et unique question qui va se poser c'est, toi, Stephen Bellanger, pourras-tu endosser cette responsabilité ?

Immédiatement, Stephen envisage plusieurs réponses. De « qui ne risque rien n'a rien » à « les doigts dans le nez » en passant par « nous savons tous que je n'ai pas les épaules ». Mais la vraie, la seule qui mérite réflexion, est une autre question : « Est-ce que j'en ai envie ? » Heureusement, cette question ne concerne que lui.