17 mars 2000

 

 

 

 

Ce qui s'assoit sur le banc à côté de Michel le vendredi soir ressemble vaguement à Stephen. Pas rasé de trois jours, des poches sombres sous des yeux veinés de rouge, les Timberland béantes, lacets défaits, le jean crotté de boue jusqu'à mi-mollet, un pan de la chemise bûcheronne dépassant de la ceinture, la parka sale jusqu'au milieu du dos.

— Tu t'entraînes pour me piquer ma place !

Stephen donne l'impression d'étudier la question avant d'y répondre :

— Je suis allé marcher dans les monts du Lyonnais.

— T'as marché sans dormir pendant une semaine ou quoi ?

C'est vrai que ça fait une semaine qu'ils ne se sont pas vus. C'était vendredi dernier, sur ce même banc, pour le café-croissants habituel, quelques heures avant que...

— Je t'ai parlé d'Alana ?

— La Grecque ?

Bien sûr qu'il lui en a parlé. Il lui raconte tout depuis que Nussbauer lui a fait prendre conscience qu'il n'a pas d'autre ami. Pas même de copain, mais ça, le psychiatre ne pouvait pas le deviner. Pas d'amis, pas de copains, moins d'une poignée de collègues et une nana par-ci par-là, pour la tendresse ou ce qui s'en rapproche le plus à son entendement, et sans dialogue.

— C'est ça. J'ai passé le week-end avec elle.

— En Grèce ?

Stephen est prêt à rentrer chez lui : la question l'agace. Non, pas la question. C'est devoir y répondre qui l'épuisé par anticipation, car il faudra répondre à la suivante et à la suivante encore. Mais, après tout, c'est lui qui est venu s'asseoir sur le banc.

— Elle était en déplacement en Suisse. Nous nous sommes rejoints à Avoriaz.

— A ta tronche, je dirais que ça ne s'est pas passé tout à fait comme tu l'espérais.

Michel réplique du tac au tac, alors que Stephen est obligé de faire un effort surhumain pour ouvrir la bouche. Il ferme les yeux une seconde. Quand il les rouvre, il a toujours l'impression que sa mâchoire est grippée, mais il a décidé de ne pas en tenir compte.

— C'était plutôt agréable.

— Alors t'es tombé amoureux. La Grèce, c'est pas la porte à côté, évidemment... A moins... Elle t'a largué le dimanche soir ?

Stephen articule les mots avec difficulté, Michel les mitraille.

— Non. Je l'ai raccompagnée à Genève, mais...

— Donc t'es tombé amoureux.

— Non. (Un non irrité.) Enfin, j'en sais rien. C'est pas important. (Maintenant, le plus dur :) Mardi, j'ai appris qu'elle était morte.

— Merde !

Il ne faut plus s'arrêter ni laisser Michel l'interrompre. Il faut tout déballer maintenant. Il faut.

— Elle a été assassinée à la descente de l'avion à Athènes. J'étais à Berlin quand je l'ai appris, avec Anton, Decaze et Carlo. Je t'ai dit qu'on avait monté une cellule avec les Allemands et le fbi pour coincer Ann à Berlin ? Eh bien, elle nous l'a foutue en l'air mardi midi. C'est pour ça que j'étais à Berlin.

— Je m'en serais douté. Ne pas s'arrêter.

— Il y avait Smith aussi. C'est lui qui nous a appris pour Alana. Enfin, c'est Decaze qui a prononcé le nom d'Alana, mais c'est Smith qui en a parlé le premier.

— Euh... ça devient un peu confus, là.

— Ça l'est. Tu ne peux pas savoir à quel point ça l'est ! Cet enfoiré essayait de nous faire croire que c'était Ann qui avait abattu Alana.

— Decaze ?

— Non, Smith.

— Je pige plus rien.

Dieu ! Leur Dieu ! Ce que Michel est énervant !

— C'est un service américain qui a fait tuer Alana en imitant la façon d'opérer d'Ann. C'est pour ça qu'elle nous a dégommé quatre types.

— Ça s'arrange pas, tes explications !

— Alana était une amie du psychiatre qui a aidé Ann après...

— Nussbauer. C'est pour lui que tu es allé en Grèce et c'est Alana qui te l'a présenté. Je m'en souviens parfaitement. Ce que je ne pige pas, c'est pourquoi les Ricains ont descendu ta copine et ce que Berlin vient foutre là-dedans.

— C'est pas de ça que je veux te parler, Michel !

Stephen a haussé le ton, et c'est presque une renaissance. En tout cas, c'est une libération.

— Excuse-moi. (Michel a baissé la tête, contrit ; il la relève aussitôt.) M'enfin, c'est quand même ce dont tu parles.

Évidemment.

— Parce que tout est lié et parce que je suis un peu déboussolé.

— On le serait à moins.

À moins ? Attrape ça :

— Ann a poignardé Smith sous mes yeux.

— Alors tu l'as vue ! Nom de Dieu ! Depuis le temps que tu lui cours après ! T'as dû être vachement...

Michel s'interrompt. Le qualificatif qu'il va prononcer lui parait déplacé.

— À quoi ressemble-t-elle ? demande-t-il.

— A l'idée qu'on peut se faire de la mort.

— Toi, t'as eu la pétoche !

Stephen est obligé de réfléchir. A-t-il eu peur ? Non, pas comme l'envisage Michel.

— Ce que j'ai ressenti est plus proche du dégoût que d'autre chose.

— C'était moche à ce point ? Laisse. Je dis des conneries. La mort, à bout portant, c'est toujours moche. Même celle d'un enfoiré. Surtout quand on n'est pas habitué.

— Je me contrefous de Smith et de ce qui lui est arrivé. Avec le recul, je crois même que la mort d'Alana Keffidas m'indiffère. Merde ! Je ne la connaissais pas !

— C'est ton indifférence qui te dégoûte ?

— Mon indifférence ? C'est en résumé ce dont Carlo m'a taxé pendant que je me vidais au-dessus d'un lavabo. Mais c'est la même que la sienne, c'est la même que tout le monde. Tu peux me dire qui est mieux placé que toi pour savoir que l'humanité est indifférente à l'humanité ? (Quelque chose vient de se décoincer, Stephen se laisse porter.) Il y a une empathie globaliste et les circonstances qu'on prend en pleine gueule, oui, mais qui se soucie de ceux qui lui sont étrangers ou qui ressent plus qu'une commisération de convenance pour les malheurs d'un inconnu ? Je n'ai aucune idée de qui était Alana Keffidas !

— Alors sur quoi vomissais-tu ? Qu'est-ce qui te met dans cet état ?

— Une photo. Une série de photos. On était en train de se demander pourquoi Ann nous avait épargnés, avec Carlo, Anton et Decaze, et j'ai repensé à des détails. Tu sais : comme dans un film. Les événements défilent en accéléré et les images se ralentissent quand on arrive sur les trucs que le réalisateur veut nous marteler. Je n'arrivais pas à mettre en ordre ces trucs ni à leur donner un sens, mais j'avais une ostie d'intuition. J'ai appelé le légiste à Athènes et je lui ai demandé de me faire passer par le Net les clichés des cadavres d'Alana et de sa sœur.

Michel se secoue.

— Ah ben, je comprends pourquoi t'as dégobillé !

Stephen ne l'écoute pas. Il est dans les bureaux de la cellule berlinoise, l'œil rivé sur le monitor, les mains fébriles au-dessus du clavier. Il attend la réponse à son second mail.

— J'ai contacté la police grecque, les renseignements généraux. Ils m'ont transmis la fiche d'Alana Keffidas, agent immobilier à Chios, et c'est là que je me suis aperçu que je ne la connaissais pas.

— Elle vendait de la dope ou quoi ?

— Tu ne comprends pas ? Ce n'est pas Alana que j'ai rencontrée en Grèce. Ce n'est pas Alana avec qui j'ai passé le week-end.

— Tu veux dire...

— J'ai demandé d'autres vérifications. Son employeur, sa famille, ses amis. Par acquit de conscience. Mais je savais. J'ai su quand la première photo du médecin légiste s'est affichée sur l'écran. Je n'ai même pas pensé une seconde qu'il avait interverti les clichés d'Alana et de sa sœur. Je n'ai jamais rencontré Alana Keffidas. Jamais.

— Mais alors, c'est qui la nana avec qui tu as couché ?

La voix de Stephen remonte d'un caveau sépulcral vieux de plusieurs millénaires :

— C'est Ann.

Voilà, il l'a dit. Il y a deux jours qu'il veut se débarrasser de ce fardeau et de la nausée qui ne le lâche plus. Deux jours qu'il tremble à l'idée de remettre les pieds à la boutique. Il l'a dit, mais cela ne soulage ni son estomac ni son subconscient.

— Tu es sûr de ça ? demande Michel. C'est peut-être une nana de la cia ou de la nsa que Delaunay t'aurait collée sur les reins pour te surveiller. Ça pourrait même être un agent de Decaze chargé de te protéger.

— Les clins d'œil, Michel. Ann m'en a fait un avant de poignarder Smith et un après avoir épargné Decaze. Anton et Carlo. (Il respire difficilement.) Ce sont exactement les mêmes que ceux d'Alana. Je veux dire : le clin d'œil fait partie de ces signaux noologiques qui nous permettent de différencier n'importe quel individu d'un autre en... en un clin d'œil.

— Rien pané.

— Nous avons tous une façon différente de faire des clins d'œil. Nous en avons même plusieurs, suivant le message que nous souhaitons transmettre. Complice, taquin, aguicheur, affable, etc., mais, quelle que soit l'émotion avec laquelle nous les habillons, nos clins d'œil font partie des signatures de notre personnalité.

— Ann et Alana ont la même signature clindoculaire, c'est ça ?

Malgré lui, Stephen sourit. Michel est exactement l'exutoire qu'il lui fallait.

— Oui, et je suis sûr qu'Ann l'a fait exprès. (Son humeur retourne à la noirceur aussi sec.) Elle transforme à volonté son apparence, sa voix, son allure, son accent, tous ses signaux corporels, et elle est capable de le faire à une vitesse ahurissante. Elle voulait que je sache sans nul doute possible.

— Euh...

— Il y a d'autres choses, des choses que je ne pouvais pas voir parce que je ne savais pas que je devais y prêter attention. Chez Nussbauer, plusieurs fois, elle a disparu ou elle est réapparue, comme ça, d'un coup. Nous discutions ; j'ai mis ça sur le compte de l'intérêt que je portais à ce que Nussbauer disait. Il y a aussi l'intérêt qu'elle portait, elle, à mon travail. Je pensais qu'elle me testait pour protéger Nussbauer, mais même à Avoriaz, elle m'a fait parler de mon boulot. Et à l'aéroport, à Genève, elle a prétexté qu'elle détestait les adieux dans les salles d'embarquement pour que nous nous séparions à l'extérieur. J'ai vérifié. Il y avait un Genève-Berlin dix minutes après le Genève-Athènes.

— Tu crois que c'est par toi qu'elle est remontée jusqu'à la cellule berlinoise ?

— Je ne l'ai jamais mentionnée. Non, je crains d'avoir couché avec un monstre pour qui je suis un livre ouvert et qui connaît mon adresse et mon numéro de téléphone.

Stephen quitte le banc. À sa grande surprise, Michel rafle son sac et le suit.

— Si tu as encore un peu de ce saint-véran, je crois qu'on va aller se saouler ensemble.

Stephen est tellement interloqué que Michel ajoute :

— Tu te rappelles la blonde ?

— L'Allemande d'Uzès, Hilde ?

— Non, la tienne.

— Pardon ?

— Je t'en ai parlé plusieurs fois. Je l'ai aussi vue à Uzès d'ailleurs. On la soupçonnait de bosser pour Delaunay après l'avoir soupçonnée d'être un chien de garde de Decaze. Tu te rappelles ? C'était le jour des monte-en-l'air. Même que je pensais l'avoir aperçue en brune à une autre occase et que tu me prenais pour un affabulateur.

Stephen lui attrape le bras. Il a les yeux hagards, mais les mots ne parviennent pas à se former.

— T'as pigé, lâche Michel. C'est peut-être pas un hasard si t'arrives pas à te souvenir d'elle et si je suis incapable de la décrire.

Stephen a juste le temps de s'appuyer sur le dossier du banc pour vomir derrière.