12 au 16 janvier 1998

 

 

 

 

Le bureau de Stephen est exigu, mais au moins il y travaille seul. Ce qui l'autoriserait à en faire ce qu'il en veut — un capharnaüm à l'image de son appartement, par exemple — s'il avait envie d'en faire quoi que ce soit. En l'intégrant, il s'est seulement promis de ne pas afficher son art du fouillis ou, à défaut, de ne pas se laisser aller trop vite. Les mois ont passé sans qu'il laisse traîner ne serait-ce qu'un stylo, ne serait-ce qu'un soir. Même les cd, seule concession faite à ses habitudes, sont soigneusement rangés dans un tiroir, dans une pochette qui en contient vingt et qu'il renouvelle toutes les semaines. Il en écoute quatre par jour (trois le matin, un l'après-midi), sur l'un des lecteurs de l'ordinateur, par les enceintes exécrables de la maudite machine qu'il s'est refusé à remplacer. De toute façon, il n'écoute pas et il n'entend pas davantage. Quand il travaille, la musique lui sert de mantra. Le matin, elle aiguise ses facultés d'analyse. L'après-midi, elle lui permet de réorienter sa réflexion quand celle-ci commence à tourner en rond.

Le bureau se résume à une patère, accrochée derrière la porte, une table de bureau face à la fenêtre (plein est) dont un angle supporte un écran de dix-neuf pouces sur lequel trône une web-cam, un fauteuil de bureau plus pivotant qu'ergonomique, un clavier, une souris, un scanner, une imprimante et un téléphone. L'ordinateur proprement dit est dans un compartiment sous le monitor. Les haut-parleurs font comme des oreilles sur l'écran auquel ils sont intégrés. Derrière le fauteuil, il a un broyeur à documents au-dessus d'une poubelle que le service d'entretien vide quotidiennement sous la vigilance d'un agent de sécurité. C'est tout. Et c'est largement suffisant pour ne jamais oublier que le travail de Stephen n'a aucun rapport avec le reste de son existence. En tout cas, c'est comme ça qu'il explique son refus de s'accaparer le bureau.

Il lui arrive aussi d'estimer qu'il travaille mieux en absence de toute interférence personnelle. Parfois, il pousse l'honnêteté jusqu'à reconnaître que son boulot ne justifie pas qu'il lui consacre une parcelle d'individualité. Mais cela va être beaucoup plus difficile maintenant.

Des documents que les informaticiens ont pu revitaliser, il ressort effectivement qu'Ann X est une enfant précoce. Analphabète à son internement dans un hôpital psychiatrique de Berlin, elle a rattrapé son retard scolaire lorsqu'elle s'enfuit de Fribourg trois ans plus tard. L'équipe pédagogique de l'établissement spécialisé est formelle : Ann n'est pas seulement douée d'une mémoire eidétique, elle possède des facultés d'analyse et d'adaptation exceptionnelles qui lui permettent d'intégrer toute nouvelle information dans un cadre dépassant largement celui de son contexte. L'équipe pédopsychiatrique est tout aussi formelle : la schizothymie d'Ann fait d'elle un être complètement asocial, dépourvu de considération morale. Il ressort entre autres qu'elle ne fait aucune différence entre ce qu'elle veut et ce qu'elle peut. Il ressort aussi qu'elle ne tente jamais une expérience sans avoir acquis la certitude qu'elle la maîtriserait parfaitement. Ainsi l'un des rapporteurs raconte que, au printemps 87, alors que tous les enfants de l'établissement se font un plaisir de profiter des sessions qu'une école de cirque organise dans l'enceinte du centre, Ann s'assoit un peu en retrait et refuse de s'essayer aux exercices de jonglerie ou de funambulisme prisés par ses camarades. Jusqu'au jour où elle se lève sans dire un mot pour aller jongler avec trois quilles, un mètre au-dessus de la piscine, sur un câble tendu entre deux piquets qu'elle parcourt plusieurs fois sans un faux pas. La démonstration est tellement impressionnante que, après lui avoir demandé dans quelle troupe elle a grandi — et après avoir essuyé son mépris —, l'un des forains lui propose de participer à une session de formation plus poussée. Elle répond :

« — Vous pouvez m'apprendre à voler ?

— A voler, peut-être pas, mais je peux t'apprendre le trapèze et, crois-moi, il n'y a pas une grande différence ! »

Elle le toise.

« — Il y a peu de chances que vous ayez entendu parler de Borelli, de Cailey et de Le Bris, donc j'imagine que vous ne faites pas allusion aux trapèzes que De Vinci a été le premier à dessiner sous des ailes. »

La réplique est amusante, comme beaucoup de celles retranscrites par les éducateurs, mais il est difficile de douter qu'elle n'ait pas été amenée dans l'intention de blesser, sinon de mettre un terme à une conversation pénible avec un interlocuteur jugé inintéressant. D'une façon générale, en lisant les notes des adultes ayant approché ou encadré l'enfant, Stephen découvre une personnalité fortement égocentrique, calculatrice et inflexible. Comme les psychiatres de l'époque, il lui est impossible de dire ce qu'Ann veut ou projette, mais il est catégorique sur cette notion de dessein. Entre douze et quinze ans, Ann profite des structures dans lesquelles on l'a internée pour acquérir le bagage dont elle estime avoir besoin afin de réaliser le projet de vie qu'elle s'est concocté. Elle suit tous les cours, pas forcément avec assiduité, elle assiste à tous les ateliers, pas forcément en participant. Elle prend ce qu'elle doit prendre et elle ne donne rien, sauf l'estocade lorsque quelqu'un s'offre à sa vindicte.

Estocade qu'elle porte avec une machette de sa confection en juin 88 quand un éducateur pédophile s'intéresse d'un peu trop près à son corps de jeune fille. Non... quand la machette est prête. Stephen en est convaincu : Ann passe à l'acte lorsqu'elle peut le faire. L'éducateur la harcèle depuis plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois, avec la bénédiction, du moins grâce à l'indifférence de ses collègues. Cette fois, elle n'a pas besoin de s'entraîner pendant des années. Elle sait manier une lame de cinquante centimètres, il ne lui reste qu'à en trouver une. Les couteaux de cuisine soin trop courts ou mal équilibrés ; en tout cas, elle les juge inadéquats. L'institut possède un atelier de ferronnerie, elle s'y inscrit et elle observe, peut-être lit-elle parallèlement des ouvrages sur l'armurerie. Puis elle adapte ce qu'elle a appris et, jour après jour, tandis qu'elle façonne des poignées de porte, des lustres ou des grilles pour donner le change, elle détourne un morceau de métal de sa destination d'origine pour en faire ce qui ressemble le plus à un wakisachi.

Combien de temps lui faut-il ? Qu'importe. Son existence ne se constitue que de patience et elle a l'expérience des avilissements qui durent. Elle a aussi celle des souffrances qu'on fait cesser en quelques secondes.

Stephen envoie un e-mail à Decaze :

« Personne ne l'a assistée pour le quadruple assassinat de Berlin. Elle s'y est préparée seule pendant trois, peut-être quatre ans, et elle l'a effectué le jour où elle s'est sentie prête, le plus froidement parce que le plus simplement du monde. Il est improbable que le psychiatre qui l'a alors expertisée ne s'en soit pas rendu compte. Il est improbable qu'il n'en ait pas déduit qu'elle recommencerait chaque fois qu'elle se considérerait agressée, voire seulement menacée dans son intégrité. Sauf avis contraire de votre part, j'envoie une demande d'informations à Lugano, et je contacte personnellement le psychiatre berlinois. »

La réponse de Decaze est instantanée :

« Pour la demande d'informations, respectez scrupuleusement la procédure. Les Suisses sont tatillons. »

Du Decaze tout craché.

 

 

Deux journées passent. À la fois rapidement, parce que Stephen relit deux fois le dossier et qu'il se fait une idée de plus en plus précise de la personnalité d'Ann X. À la fois lentement, parce que la police helvétique ne se manifeste pas et, surtout, parce que le psychiatre berlinois profite de sa retraite pour être absent du domicile qui lui servait jadis aussi de cabinet. Stephen a laissé deux messages sur son répondeur, il ne lui reste qu'à prendre son mal en patience. Ce qu'il ne parvient pas à faire, lui qui ne s'est jamais senti pressé, même en se répétant que le vieux docteur Nussbauer pourrait être mort ou sénile ou n'importe quoi lui interdisant d'évoquer cette expertise vieille de treize ans et la gamine qui l'a occasionnée.

La gamine ! Stephen ne parvient pas à se défaire de cette image. Contrairement à Nussbauer qui se demande et qui demande à la société — via le tribunal pour enfants de Berlin — si l'on peut encore être un enfant après des années de sévices sexuels dont on s'est affranchi par parricide, Stephen est persuadé qu'Ann est condamnée à l'enfance forcée. C'est en tout cas ce que suggèrent la schizoïdie, l'égocentrisme et l'asociabilité que les pédopsychiatres fribourgeois mettent en avant dans les années qui suivent. Et c'est à son sens une constante dans la personnalité des criminels en série, verrouillée autour d'un moi fantasmatique caractéristique de la pensée enfantine, comme c'est une constante dans celle des potentats, qu'ils exercent leur souveraineté dans la politique, l'économie, l'industrie, l'armée ou tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, permet l'expression de leurs psychonévroses, arts et sciences inclus.

La différence tient tout entière dans le passage à l'acte, disait l'un de ses profs, mais il souffrait lui-même de graves perturbations du sens autocritique qui le fourvoyaient : la différence tient uniquement à l'appréciation que la société fait de l'acte. Comme tout médecin, le psychiatre, lui, n'a pas à juger, sauf quand la société le lui demande — donc quand elle lui demande d'exercer une souveraineté par l'intermédiaire d'une expertise. Ce que fait Nussbauer en 85, ce que font d'autres experts en 88. Ce que Stephen est lui-même en train de faire, en se demandant sur combien de niveaux peut s'étager la lucidité de quelqu'un qui se contenterait volontiers d'un univers bi- ou, au pire, tridimensionnel.

Au moment où il s'apprête à aller voir si Michel ne campe pas sur la place Ampère pour lui payer un sandwich, l'ordinateur dégouline son solo de clochette précédant l'inévitable « vous avez un nouveau message ». Son en-tête est celle de la police de Lugano.

« Aucune trace de la personne décrite sous le nom d'Ann X ni dans nos archives, ni dans celles celle la maison pénitentiaire, pour la période concernée. Aucun rapprochement possible avec un autre détenu. Pouvez-vous vérifier et au besoin préciser les renseignements que vous nous avez communiqués ? »

— Respect de la procédure, hein ? ricane Stephen, mais il n'est même pas surpris.

Il transfère le message pour Decaze et compose son numéro sur son mobile. Decaze décroche instantanément.

— Je m'y attendais, dit-il.

Stephen évite de répliquer qu'il en allait de même pour lui, de façon subconsciente.

— Puis-je savoir ce qui vous faisait douter de l'utilité de la démarche ?

— Il est plus facile de trafiquer les dossiers d'un centre pénitentiaire ou d'un bureau de police que les nôtres.

— Mais pas les mémoires tout de même !

— Le personnel change, les mémoires s'achètent.

— Évidemment ! Que dois-je faire ? Me rendre sur place ?

— Non, ça c'est l'affaire d'un flic. Je vais demander à notre correspondant zurichois de s'en occuper, ainsi que de Fribourg, s'il en a le temps. Il prendra directement contact avec vous. Avez-vous réussi à joindre le psychiatre berlinois ?

— Je vous en aurais informé.

— Bien. Concentrez-vous sur Berlin. Je vous maile les coordonnées de quelqu'un d'efficace et de fiable.

— Un autre correspondant pour un boulot de flic ?

— Un ancien de la Stasi qui s'est reconverti dans les renseignements généraux. Il s'appelle Rawicz, Anton Rawicz. Résumez-lui votre dossier sans fioritures et demandez-lui d'interroger le psy, le juge et les flics qui ont traité l'affaire. Oh et puis si, insistez sur le fait que le père était attaché culturel à l'ambassade américaine. A ma connaissance, il est toujours communiste et il pourrait bien nous sortir un ou deux lapins du chapeau par excès de zèle.

 

 

Stephen est bilingue de culture, comme assez peu de Canadiens finalement. Au collège puis au lycée, ses parents lui ont fait choisir l'allemand et l'espagnol. En fac, il a perfectionné l'allemand — la très cosmopolite Berlin est un vieux rêve — mais il manque tellement de pratique que Rawicz l'arrête à la troisième phrase pour lui demander de poursuivre en anglais.

— Vous parlez la langue de Goethe, moi celle de Nina Hagen, explique-t-il.

— Je suis trop littéraire, c'est ça ?

— Suranné.

— Oh ! Vous voulez dire qu'en plus j'ai des lectures démodées.

— Je veux dire que vous devriez venir passer quelques mois ici. La langue, la culture, la vie, beaucoup de choses qui ne s'enseignent pas sont très différentes de l'idée qu'on a pu vous en donner.

— J'espère que non. J'ai une opinion assez favorable de l'Allemagne d'aujourd'hui et de Berlin en particulier.

— Je vous ai vexé.

— Pas le moins du monde.

— En ce cas, permettez-moi d'ajouter que l'Allemagne et Berlin en particulier sont assez différentes des vitrines qu'elles s'efforcent de montrer.

— Ce doit être le cas pour le monde entier et toutes les villes en particulier, non ?

— C'est exactement ce que je voulais dire.

Le mail qu'il a envoyé avant que Rawicz l'appelle contenant une présentation succincte mais précise du dossier Ann X, Stephen oriente rapidement la conversation sur la « nature diplomatique » de l'affaire. Son interlocuteur écoute, pose peu de questions et réagit d'une façon inattendue :

— Votre histoire tient debout, mais certains aspects sont vraiment tirés par les cheveux. Je vous recommande de la récrire en simplifiant chaque embranchement scénaristique.

Stephen est soufflé.

— Tabernacle ! Je ne suis pas en train de vous raconter mon prochain roman ou je ne sais quel film de série B !

— Et moi je suis en train de vous demander d'éliminer les scories de votre dossier. Ça ne sert à rien que je me démène ici, si vous ne faites pas votre part de boulot à Interpol. Question : pourquoi et surtout comment Ann, citoyenne américaine sous contrôle juridique allemand, a-t-elle pu être placée dans une institution helvétique ?

— Je ne sais pas... Dans ce domaine, les établissements suisses sont réputés et...

— Qui est le tuteur légal ? Qui finance le placement ? Qui jongle avec les frontières et les visas ? Autre question : pourquoi, après avoir été interpellée par les carabiniers. Ann a-t-elle été remise à la justice helvétique avant qu'un tribunal italien n'examine son cas ?

— Je comprends ce que vous voulez dire.

— Tant mieux. Dernière question pour le moment : comment est-il possible que personne avant vous ne se soit posé ces questions ?

Là, Stephen a une réponse immédiate : Inge Stern et sa maladie neurodégénérative, toutefois il ne lui parait pas utile d'en parler à Rawicz. A contrario, il lui semble indispensable d'avoir un entretien avec Decaze.

— Je vais fouiner sur Berlin, reprend Rawicz, mais je peux déjà vous dire que je ne trouverai pas grand-chose, si ce n'est l'empreinte de la cia et, forcément, sa petite sœur du kgb, sur toutes les pages vierges de votre foutu dossier.

— Pourquoi le kgb ?

— Parce que votre affaire pue le passage à l'Ouest de transfuges embarrassants avec complications encore plus embarrassantes. Je parie sur le couple d'amis. Je vous parie même que la gosse est leur fille à eux. Tout le reste, c'est du maquillage. Vu les rebondissements sur trois ans, il y a de fortes chances que l'opération n'ait que partiellement réussi ou échoué et que la cia ait eu longtemps le kgb sur le dos sur ce seul sujet. En tout cas, jusqu'à ce que Gorbatchev affaiblisse le kgb, que le Mur tombe et que l'Union soviétique se délite. Je sais bien que tout cela est de l'histoire ancienne, surtout pour un Nord-Américain, mais vous ne trouvez pas que les dates concordent ?

Stephen n'a pas dit qu'il est canadien, mais cela doit s'entendre (même en anglais, il est obligé de se surveiller pour ne pas laisser transparaître sa moitié d'ascendance québécoise, et il a juré !).

— En gros, vous supposez que tout le dossier Ann X est une couverture. C'est énormément de travail dans la longueur et dans la minutie, vous ne croyez pas ?

— En ce qui concerne la longueur, vous ne voyez que la partie émergente de l'iceberg. Ce type d'opération se préparait souvent pendant des années. Quant à la minutie, c'est à vous d'en juger. L'expert que vous êtes peut-il affirmer que toutes les pièces du dossier sont l'œuvre de professionnels consciencieux ? Le peu que vous m'avez communiqué est bourré d'incohérences, vous en avez sûrement relevé d'autres dans votre spécialité. Je me trompe ?

Stephen n'est pas seulement ébranlé. Il raccroche après avoir balbutié les civilités d'usage, convaincu de savoir ce que Decaze a appelé le chaînon manquant. Puis il glisse Original karma de Silmarils dans le lecteur de cd-rom et s'offre vingt minutes de reconcentration. Il ne peut pas se précipiter dans le bureau de Decaze sans un minimum de recul.

 

 

— Je viens d'avoir Rawicz.

— Fermez la porte et asseyez-vous.

Le bureau de Decaze est évidemment plus spacieux et plus lumineux que celui de Stephen, mais il est à peine moins sobre. Au mieux, il compte deux chaises et une armoire de plus que le sien, et, sur la table, une pile de papiers plutôt mince à droite de l'écran, une pile d'enveloppes cachetées à gauche : le courrier du jour et les réponses à celui de la veille.

Stephen s'assoit. Decaze décale légèrement son fauteuil pour lui faire face et se recule contre le dossier.

— Que vous a dit Anton ?

Stephen énonce les questions soulevées par Rawicz avec la voix atone qu'il utiliserait pour lire une recette de cuisine. Quand il s'interrompt. Decaze laisse passer quelques secondes avant d'interroger d'une voix sincèrement étonnée :

— Qu'attendez-vous de moi ?

— Que vous demandiez, à nos contacts en Allemagne, en Suisse et en Italie de rechercher qui a permis, facilité, financé les différents placements et déplacements d'Ann X entre 85 et 88.

— Ah.

Decaze se redresse et s'appuie des deux coudes sur le bureau.

— J'ai évidemment posé ces questions, et d'autres, à notre correspondant zurichois et à son homologue milanais. Et Anton devrait répondre pour Berlin. J'ai par ailleurs pris contact avec des... disons des relations dans les ministères concernés des trois pays, pour qu'ils enquêtent très discrètement autour de ces placements et déplacements, comme vous dites.

— Vous avez... Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé ?

— Pourquoi vous en aurais-je parlé ? Vérification et complément d'information, c'est de la routine, Bellanger. Je ne suis pas mécontent que vous vous intéressiez au suivi de l'affaire. Cela démontre que vous ne vous contentez pas de faire connement votre part du boulot, mais je n'ai pas le temps de vous détailler tous les processus de la mienne et de celle de tous ceux qui seront amenés à intervenir sur le dossier.

Le temps de deux respirations, Stephen se sent complètement dépassé. Le temps de comprendre que c'est exactement dans ce but que Decaze lui a mis Rawicz dans les pattes.

— Vous avez appelé Rawicz ou vous le connaissez suffisamment pour anticiper sa réaction à mes propres limites ?

Decaze sourit.

— Je connais bien Anton.

— Alors que pensez-vous de ses spéculations concernant la cia ?

Cette fois. Decaze fronce les sourcils.

— Qu'il aurait été préférable qu'il ne focalise pas votre attention là-dessus.

— Ah ! Parce que ça aussi vous...

— Non, je ne m'attendais vraiment pas à ça. Et, pour être franc, c'est à des années-lumière de ce que j'envisageais.

— Cela ne vous paraît pas plausible ?

— Comment voulez-vous que je réponde à une question pareille ? Je suis aussi incompétent en matière d'espionnage que vous l'êtes en matière d'investigation. De toute façon, cela ne change rien à notre problème : nous ne savons toujours pas ce qu'est devenue Ann X.

— Mais cela peut nous éclairer sur qui elle est, sur ce qu'elle a et sur ce qu'elle n'a pas fait. Bon sang ! Si Rawicz voit juste, il n'y a peut-être pas d'affaire Ann X !

Decaze hoche la tête.

— Il vous a parlé de Gorbatchev ?

— Gorbatchev ? Que vient faire Gorbatchev ici ?

— La première fois que j'ai rencontré Anton, il m'a dit que Gorbatchev était un sous-marin de la cia qui avait enfoncé de très loin les espoirs que les Américains plaçaient en lui.

— Je ne comprends pas.

— Agent de la cia, Gorbatchev avait une mission qu'il a explosée en devenant premier secrétaire du pc, puis en sabordant le kgb et l'Union soviétique. Convenez que, à côté, l'assassinat de jfk piloté par les services secrets américains pour le compte d'une coalition d'industriels pétroliers et de fabricants d'armes, c'est de la théorie du complot au rabais.

— Je conviens surtout que les fabricants d'armes avaient peu d'intérêt à perdre un ennemi aussi vendeur. C'est déjà moins évident pour les pétroliers, et ça ne l'est plus du tout si l'on considère le système libéral dans sa globalité. Beaucoup de fortunes se sont construites sur une seule activité, mais il y a longtemps que leurs portefeuilles se sont diversifiés. Vous savez ce qui manque le plus aux théoriciens du complot, Decaze ?

Decaze hoche la tête avec un air de gourmandise.

— D'avoir eux aussi les moyens de fabriquer des preuves... C'est une blague qu'on entend dans toutes les écoles de police.

Stephen hoche lui aussi la tête, puis il laisse tomber :

— Des Carl Bernstein et des Bob Woodward.

Decaze reste tellement impassible que Stephen doute qu'il ait fait le lien entre ces deux noms et le Watergate. Puis il se recule de nouveau dans son fauteuil et chasse son humour de flic d'un revers de la main.

— Vous vous entendrez très bien avec Anton, lui aussi pense que le monde manque désespérément de journalistes qui fassent leur boulot.

— C'est assez étonnant pour quelqu'un qui reproche au promoteur de la glasnost d'avoir œuvré pour la cia.

— Discutez avec lui. Vous apprendrez qu'il était favorable à la chute du Soviet suprême et à l'instauration d'une démocratie législative, pas à l'effondrement des principes communautaires et de l'idéologie socialiste. C'est d'ailleurs la mise au rebut de ces valeurs qui l'a conduit à soupçonner la cia d'être le grand marionnettiste. Gorbatchev n'a aucun projet politique, aucun plan de substitution économique, aucun programme structurel et toute son action depuis son arrivée au pouvoir se limite à faire imploser l'Union et ses satellites. Quand le travail est fait, il se retire sur la pointe des pieds.

— Euh... je vous suis mal. Vous accréditez sa thèse ?

— Laquelle ? Celle de Gorbatchev ou celle qui concerne Ann X ? Ou d'autres ? Anton est immergé dans les manipulations institutionnelles depuis quarante ans. C'était sa spécialité à la Stasi et ça l'est toujours. Il a œuvré dedans, il a œuvré pour, il a œuvré contre. Cela ne fait pas de lui un analyste infaillible, cela ne le vaccine pas contre la paranoïa et peut-être même, au contraire, cela le prédispose-t-il aux élucubrations. Par nature, j'évite les a priori. Par expérience, je sais que la plupart des a posteriori sont inexploitables. Une machination bien conçue n'est pas une machination indémontable, ou indémontrable, comme vous préférez, mais une machination qui, même démontée voire avérée, ne nuit pas aux intérêts qui l'ont ourdie. Prouver aujourd'hui que Gorbatchev était un sous-marin de la cia ne ferait qu'améliorer l'image de celle-ci, donc justifierait l'autoproclamation « gendarmes du monde et des droits de l'homme » de l'impérialisme américain.

Stephen ouvre des yeux ahuris.

— Vous en doutez ? demande Decaze.

— Je suis assez étonné de... de votre liberté de propos.

— Étonné ou choqué ? Et êtes-vous certain que ce sont mes propos qui vous étonnent ou le décalage entre ce qu'implique ma fonction, du moins l'idée que vous vous en faites, et les convictions que vous me supposez ? Et comment vous assurer que je ne vous teste pas ou de la nature du test ?

» Ne croyez pas que j'oublie une fois de plus vos compétences professionnelles. Je m'efforce justement de vous y ramener, parce qu'elles ne sont ni les miennes, ni celles d'Anton, ni celles de Carlo Prusiner, notre correspondant zurichois. Or, l'équipe que nous constituons ne peut fonctionner efficacement que si nos incursions dans les domaines qui ne nous sont pas familiers se font avec recul, humilité et confiance. Je parle d'un recul qui permette de ne pas s'enflammer, d'une humilité qui facilite l'attention et d'une confiance qui tienne compte des qualités propres à chacun, défauts, lubies et limites personnelles inclus.

» Les théories d'Anton sont toujours intéressantes, mais virtuelles. Les résultats qu'il obtient et qui n'abondent pas toujours dans son sens, grâce à son art de traverser les portes murées sans en égratigner la surface, sont eux bien réels et d'une fiabilité à toute épreuve. C'est en tout cas ce que j'attends de sa contribution à l'éclaircissement du dossier qui nous préoccupe. Pour l'heure, le seul expert à avoir exercé ses compétences sur le dossier c'est vous et, en gros, cet expert dit : « Quelque part dans la nature se balade une nana de vingt-cinq ans qui a déjà tué au moins cinq fois et qui remettra ça. » Si, tenant compte des seuls éléments réellement en votre possession, vous souhaitez revoir votre expertise, faites-le. Mais ne vous prenez pas les pattes dans vos propres doutes, parce qu'un parano, shooté aux remords de communisme, voit la cia partout.

Decaze n'est pas mécontent de son effet. Il faut dire que Stephen n'a, une fois de plus, pas pu cacher sa stupéfaction. Pour se donner une contenance, il se croise les bras sur l'estomac et penche légèrement la tête vers la droite. Il montre qu'il réfléchit, en quelque sorte, bien qu'il commence sérieusement à se douter que Decaze est insensible aux signaux posturaux, comme à toute manifestation manipulatoire (c'est lui qui manipule  une solide expérience de l'homme, manifestement épaulée d'une formation poussée en techniques de management). Comment le déstabiliser ?

— Message reçu, chef. Je veux dire : messages reçus au pluriel.

Les deux phrases enchaînées très vite avec un fort signifiant terminal, une fausse connivence intellectuelle pour empêcher que ne soit relevée une familiarité déplacée.

— Tant mieux, soldat, tant mieux. Nous sommes des professionnels, il serait dommage que nous nous comportions comme de vulgaires appelés.

Avec le regard blasé des vieux singes à qui on ne la fait pas.

Stephen rend les armes d'un rire pas trop forcé.

 

 

De retour dans son bureau, il tient un quart d'heure avant de décider que certaines journées méritent d'être plus courtes que d'autres. Personne ne lui a jamais parlé d'horaires, de toute façon. Son contrat stipule trente-neuf heures hebdomadaires, il estime en faire plus sans avoir la moindre idée du temps réel qu'il passe à la Cité internationale. L'ordinateur de la Sécurité pourrait le lui dire à la seconde près, mais Stephen ne croit pas nécessaire de toucher du doigt la vacuité de sa vie privée. Il est quinze heures, le ciel est parfaitement dégagé, les Lyonnais croient à un froid de canard alors que même les plus petites flaques sont encore liquides, le parc de la Tête d'Or est de l'autre côté de la rue. Chaque fois que Stephen s'y est promené (deux fois), il y a fait une rencontre, de celles qui n'ont pas besoin de survivre aux plaisirs volés. Il n'y est pour rien. C'est comme ça. La vie lui a toujours donné ce qu'elle a de plus chaud sans qu'il ait fait plus que tendre la main.

Il traverse la rue, avec rien d'autre en tête qu'un wakisachi artisanal, un vieux psychiatre berlinois, l'image d'un James Bond d'Épinal baignant dans le sang de son épouse et, en surimpression, le pragmatisme tortueux du Decaze de service.

Il remonte le lac en direction de la buvette sans jeter le moindre regard aux cygnes qui pataugent au ralenti sous les saules dénudés. Decaze s'est posé en énigme pour détourner son attention. De quoi, sinon de ce foutu chaînon manquant vers lequel il l'a lui-même orienté ?

Volontairement. Parce que tout ce que fait Decaze est calculé. Comme de le mettre en relation avec Anton Rawicz, bombardé champion toutes catégories du grand jeu du complot.

Stephen s'arrête devant l'auvent sous lequel gît le cadavre d'un arbre fossilisé depuis un peu moins que la nuit des temps. Il baisse en tout cas les yeux vers la notice qui le prétend, mais il ne la lit pas. Il l'a déjà fait, à son premier passage, en se demandant pourquoi quelqu'un a jugé important de sacraliser un vestige aussi peu chargé de pathos. Pour lui en inventer un, probablement, un peu comme Decaze s'efforce d'éveiller sa conscience à des intuitions inhabituelles.

Stephen pivote brusquement et heurte une poussette. Pas assez fort pour réveiller le poupon engoncé sous une couche de couvertures que ne renierait pas un Inuit au plus fort de l'hiver. Suffisamment pour expulser d'un coup le gaz carbonique qu'il a dans les poumons. La coque de la voiture l'a percuté entre les poches du jean.

— Excusez-moi, s'empresse la jeune femme en retenant une seconde l'hilarité qui finit par la déborder.

Elle a le rire aussi clair que le regard, les pommettes rosées par le frais, la trentaine naturelle. Stephen respire deux fois longuement et s'appuie contre le cadavre préhistorique avant de mêler son rire au sien. Cela ne l'empêche pas de trouver que la vie choisit parfois des détours incongrus.

— Je regardais les canards. Je suis désolée.

Elle l'est sincèrement, mais sans embarras. Stephen aime son rire et ses yeux, et la vie, quels que soient ses travers.

— Ce qu'il reste de moi accepterait volontiers un chocolat très chaud.

Il n'a fait aucun effort pour contenir ses intonations québécoises.