27 février 1999
Le monde est tout petit. Cela n'a pas toujours été le cas — pendant longtemps on l'a même découvert sans cesse plus vaste — mais il est arrivé une époque où il n'a fait que diminuer. C'est un peu comme l'univers. Dès qu'on se visse l'œil à une lunette, on s'aperçoit qu'il ne suffit pas d'avoir une bonne acuité visuelle et de savoir compter jusqu'à six mille pour faire l'inventaire des astres qui peuplent le ciel nocturne. Puis on prend conscience des effets de lentilles gravitationnelles et, de mirages en échos, on se met à douter de la quantité d'objets que les astronomes dénombrent. Cette galaxie ne serait-elle pas la même que celle-ci, vue sous un angle légèrement différent ? Et, si le temps aussi subit des distorsions, ces deux galaxies ne seraient-elles pas un seul et même objet vu à deux époques différentes ? Les raisonnements qui défrichent la cosmologie découlent de l'anthropie des moyens. Ils évoluent avec eux. Ils les reflètent. On peut se demander ce que sera l'univers quand il aura doublé l'âge qu'on lui suppose, dans douze à quinze milliards d'années, mais la question est tout aussi vertigineuse à l'échelle du millénaire et probablement même du siècle, parce qu'il sera le fruit de ce que nos moyens seront devenus. Ainsi, le monde s'est rétréci. Au point qu'on ne peut plus se cacher durablement que de ceux qui ne cherchent personne.
Pour Naïs, en terme de quiétude, l'unité temporelle de sédentarité avoisine le mois, mais elle a une fâcheuse tendance à se réduire en semaines de moins en moins plurielles. Parfois, c'est juste qu'elle s'est mise à briller un rien trop fort pour échapper à l'un ou l'autre observatoire qui ceinturent le monde. D'autres fois, c'est comme si tous les télescopes policiers de la planète s'acharnaient à la retrouver. Et, de temps en temps, elle a la sensation d'avoir été repérée par un instrument conçu uniquement pour la discriminer parmi les six milliards d'étoiles que compte la galaxie humaine. Une sorte de détecteur à Naïs, un spectrographe calibré sur son seul rayonnement. Elle a épluché des milliers de communications scientifiques pour comprendre comment il fonctionnerait. Elle s'est soumise à toute la batterie des scanners pour détecter un éventuel marqueur qui permettrait de la distinguer. Elle a tourné et retourné le problème dans tous les sens pour lui en donner un sur lequel s'appuyer. Elle n'a acquis que la certitude de sa paranoïa. Rien de nouveau en somme.
Naïs est paranoïaque depuis la petite enfance. Elle en connaît toutes les manifestations sur le bout des nerfs. A commencer par les terreurs qui vous recroquevillent en tremblant dans le lit chaque fois qu'un pas remonte le couloir vers la chambre, chaque fois que maman vous caresse la joue, chaque fois que papa vous prend dans ses bras, chaque fois que leurs rires se mélangent à ceux de leurs amis dans le salon. La paranoïa est une amie qui a grandi avec elle. Elles ont souffert ensemble, elles se sont aguerries ensemble et, ensemble, elles ont appris à ne compter que l'une sur l'autre. Alors quand l'une tire la sonnette d'alarme, l'autre rejoint immédiatement son état d'alerte. Mais il ne faut pas s'y tromper : il ne s'agit pas de la simple conscience du danger propre au baroudeur dans une situation extrême ou au soldat sur un champ de bataille. Naïs sait tout ce qu'il y a à savoir sur la paranoïa et elle accepte la sienne avec la même aisance que les chats ignorent la leur.
Cette nuit, Naïs ne dormira même pas d'un œil. Elle a commencé à mâcher de la coca dans l'après-midi, presque par inadvertance, et il lui reste suffisamment de feuilles pour tenir trois ou quatre jours, au besoin. Et elle en aura besoin. Cela s'est imposé comme une évidence tandis qu'ils quittaient la rivière pour entrer dans la forêt afin de rejoindre la piste conduisant à Belém. Ils auraient pu atteindre la ville par le réseau fluvial, plus vite et sans encombre, mais João veut faire son entrée au grand jour et ses compagnons le soutiennent aveuglément. Alors ils rejoindront Belém en car et ils traverseront ses faubourgs à pied. Ce n'est pas du triomphalisme, tout au plus de la provocation et la certitude que le bon droit doit s'afficher. Pourquoi se feraient-ils discrets ? Ne vont-ils pas témoigner dans le premier procès de l'État de Pará contre des officiers de la police militaire ? Ne vont-ils pas raconter le massacre de dix-neuf posseiros à Eldorado de Carajás par deux bataillons policiers ? Ne vont-ils pas faire valoir le droit de tous les paysans sans terre face aux exactions des capangas aux ordres des fazendeiros ? Ne vont-ils pas raviver l'intérêt des médias pour la situation de José Rainha, président du Mouvement des sans-terre, injustement condamné à vingt-six ans de prison pour deux assassinats commis alors qu'il se trouvait à deux mille kilomètres de là ?
João est un ami de Rainha. Il était avec lui dans le Ceará tandis que les événements qu'on lui reproche se déroulaient dans l'Espirito Santo. Et il était à Eldorado de Carajás, il en garde même deux cicatrices noires et rondes au flanc droit. Il a intégré les sans-terre il y a treize ans et il a aidé à la constitution d'une douzaine d'acampamentos. Il a été arrêté et molesté des dizaines de fois. Il a été condamné à deux reprises pour occupation illégale d'asentamentos, les friches que l'État et les latifundistes n'entendent pas abandonner aux travailleurs agricoles. Il a toujours refusé de se battre autrement que par l'occupation des sols, mais aujourd'hui le ministère public et le tribunal de Belém lui offrent de le faire sur le terrain de la justice, alors il ne veut pas entrer en ville en catimini. C'est ce qui le tuera ou, plus exactement, c'est une balle de jagunços, mais cela ne fait aucune différence. Lui et ses compagnons ne témoigneront pas, et le jury acquittera les trois officiers pour insuffisance de preuves, sous le regard bienveillant d'un juge qui ignorera jusqu'aux images filmées par une télévision régionale.
C'est ce que la paranoïa souffle à Naïs, tandis qu'elle lui retourne sa certitude que l'histoire prendra fin cette nuit, dans la clairière où ils ont installé leur campement, a deux heures de marche de la route qui relie Brasilia à Belém. Ils sont huit, il n'y aura qu'une survivante. Elle l'a dit à João, comme on dit adieu. Il ne l'a pas crue. Il s'est même efforcé de la rassurer, elle qui n'éprouve aucune inquiétude. Il se sent protégé par la notoriété que leur confère le procès. Il croit à tout un peuple derrière eux. Il croit au sursaut d'intégrité d'une partie de l'administration. Les policiers n'oseront pas. D'ailleurs, personne ne sait où ils sont.
Personne, sauf le marinier qui les a déposés dans la forêt, le prêtre qui s'est chargé d'informer le chauffeur de l'endroit où il doit les embarquer, le chauffeur bien sûr et les dizaines de compagnons à qui ils ont serré les mains avant de prendre la route, et quelques centaines de milliers d'exclus, prévenus par la rumeur, qui attendent leur passage dans les faubourgs de Belém. Et peut-être les démons de Naïs, une version sylvestre de ses Pisteurs de foule. Bien qu'aucun indice ne le laisse supposer. Bien qu'elle ait précisément choisi l'Amazonas et le Pará pour se faire oublier quelque temps. Le temps que d'autres chasseurs se déclarent plus ouvertement. Car de vieilles cicatrices se sont remises à la démanger, quelque part en Europe, entre la chambre où elle s'est découvert son amie d'enfance et les réduits toujours plus exigus d'où celle-ci l'a aidée à s'enfuir.
Ce n'est encore qu'une idée, de celles qui roulent sous la langue en libérant des saveurs excitantes mais dépourvues d'harmonie. Néanmoins, elle entrevoit une trame dont elle serait le centre vers lequel convergent tous les fils. Si elle parvenait à les aligner entre eux, il lui suffirait de disparaître au moment où ils délivreraient leur foudre.
Faire l'amour avec un mort dans les derniers instants de son sursis n'est ni une habitude ni un devoir, mais cela la libère chaque fois de toxines dont elle ne veut pas aliéner sa mémoire. Elle retient son cri trois fois, toujours plus longuement, puis João déverse sa semence en elle et, avec elle, ce qui lui reste de vie. C'est ainsi partout, mais ici l'amour et la mort sont si intimement liés qu'il suffit d'un peu d'eau pour en effacer les traces. L'eau d'un marigot bouillie dans une cafetière cabossée, encore un peu trop chaude quand on s'accroupit au-dessus de la bassine de fer-blanc qui sert d'ordinaire de casserole. João dort déjà, ses six compagnons avec lui. Naïs ramasse son sac, le charge sur une épaule, et s'enfonce dans la forêt. Une machette pend au bout de son bras droit, un couteau de chasse dort dans son étui dans une poche du sac.
Les hommes qui vont surgir, eux, seront armés de pistolets-mitrailleurs. Des armes qu'elle méprise, comme toutes les armes à feu, mais contre lesquelles elle ne peut que disparaître. Elle les entendra aboyer en rafales et elle s'efforcera de distinguer des timbres dans leurs staccatos. Si les voix ne sont pas trop nombreuses, elle les attendra sur le sentier du retour. On ne se méfie jamais assez d'une victoire trop facilement remportée. Et la nuit est si sombre.
Elle les laissera passer. Elle marchera dans leurs pas. Le sentier est étroit. Elle égorgera celui qui ferme la file, puis celui qui le précède et peut-être un autre. Ils se mettront à tirer dans tous les sens pendant qu'elle les contournera pour les intercepter plus loin. Ce sera au tour du premier de la file. Alors ils martyriseront de nouveau les arbres en mitraillades aveugles et ils se mettront à courir pour rejoindre la route, leurs Jeep et leur commanditaire à Belém. Elle courra avec eux, un peu à côté, un peu en avant, et elle frappera de la machette à chaque opportunité. Des fuyards terrorisés dont le subconscient et la mémoire collective réveillent la légende des Invisibles devraient lui offrir beaucoup d'opportunités. Pas assez pour que quelques-uns n'en réchappent pas, mais suffisamment pour que les rescapés ne mettent plus jamais les pieds dans cette partie de la silva.
Il y aura sûrement des traces de gomme surchauffée sur le goudron là où le bus ramassera Naïs. Le chauffeur la regardera étrangement. A voix très basse, elle lui dira que João est mort et qu'elle l'a vengé. Il ne posera pas de questions, mais l'histoire fera le tour des favelas et finira par atteindre la fazenda d'où tout est parti, puis l'antenne qui n'existe pas d'un service dont personne n'a jamais entendu parler. Dans les jours qui suivront, des groupes de Pisteurs de foule se mettront à sillonner Belém, et Fortaleza, et Recife, Salvador, Brasilia et jusqu'à Rio. Et tous les aéroports de ce tout petit monde qu'ils croient contrôler.
Pendant que Naïs sera en train de les enfermer dans leurs propres arcanes. Il est grand temps maintenant.