29 mars 2001

 

 

 

 

C'est le printemps depuis neuf jours. En tout cas, c'est écrit dans les calendriers. Vu d'ici, ça n'a rien d'évident. Jusqu'à ce matin, la température n'avait accroché les chiffres positifs que deux petites heures par jour. Il a même neigé deux fois le week-end dernier. Trente, puis vingt centimètres, manière de rassurer les skis des motoneiges. Leurs semelles ont encore de bonnes pistes devant elles, pour un mois, minimum. Encore que cela puisse aller vite. Stephen se souvient d'un hiver qui s'est achevé en moins de quinze jours bien avant Pâques. C'était l'époque où il faisait plusieurs séjours par an à Sainte-Anne, avec son père toujours. Sa mère n'a jamais aimé ce qu'elle appelle « la vie de sauvage » et ils étaient peut-être dans une de leurs périodes de brouille.

Sainte-Anne-du-Lac. Moins de mille habitants, c'est sûr, mais combien au juste ? Un peu plus de la moitié, probablement. En faisant un effort, il pourrait faire un décompte précis : il connaît tout le monde. Du moins, il a dû rencontrer tous ceux qui étaient installés avant 97. En tout cas, même si lui est incapable de mettre un nom sur la plupart des gens qu'il croise, eux savent qu'il est le fils Bellanger. Certains même manipulent son prénom et le diminutif avec une aisance qui confine à la familiarité, alors qu'il est bien connu que les Bellanger, père et fils, sont des sauvages (comme quoi, sa mère a raison).

Stephen ne se sent sauvage en aucune façon, mais il reconnaît qu'il n'a pas toujours accordé à son semblable l'attention que celui-ci espérait. Cela fait partie des travers qu'il s'est récemment découverts et qu'il ambitionne de corriger à courte échéance. L'indifférence ne fait déjà pas très sérieux chez un psy, ça paraîtrait vraiment lamentable pour un prof. Car, c'est décidé, il sera enseignant. Enfin, dès qu'il aura publié son bouquin. Pour l'instant, il tâtonne encore un peu sur la définition du sujet qu'il souhaite explorer. Quoi qu'il arrive, il sera question, sous un angle criminalistique, des méthodes et pratiques des services spéciaux et/ou de renseignements, dans un cadre évidemment plus vaste visant à remettre en cause l'étude des profils criminels telle que définie dans la plupart des thèses universitaires. En résumé, il a envie de mettre les pieds dans le plat, mais il ne sait pas exactement comment s'y prendre. Il n'est d'ailleurs pas sûr que sa démarche se justifie.

C'est la seconde fois qu'il descend « en ville » depuis que son père lui a prêté le chalet, à vingt kilomètres du village proprement dit. La première, c'était pour reconduire son père avec la motoneige jusqu'au 4x4, abandonné sur la route à la sortie de Sainte-Anne. C'est son père qui l'a amené de Montréal, le 18, quand, après une semaine passée avec sa mère et lui dans l'appartement de la rue de Vaudreuil, il s'est lassé de leurs chamailleries. Les premiers jours en famille ont été agréables, puis l'ambiance s'est dégradée jusqu'à lui devenir insupportable. Non qu'elle ait atteint un seuil vraiment intolérable, mais il avait besoin de calme et de solitude, ce que ni son père, ni sa mère, ni encore moins les deux ensemble, n'étaient capables de lui offrir.

Sa seconde sortie au village n'est motivée que par le réapprovisionnement, elle ressemble à une visite éclair. Il achète ce qui lui manque, il rend les salutations, il fait même l'effort de discuter un peu et il retourne à la motoneige en se promettant d'être un peu plus convivial la prochaine fois. Quand il soulève le siège de la moto pour ranger ses achats dans le casier prévu à cet effet, il a à peine la place pour ceux-ci.

— Mes restes de bouffe.

La voix d'Alana. Mais en se retournant, Stephen découvre une blonde dont les mèches dépassent de la capuche de la parka et dont les yeux sont bleus, presque turquoise. Son visage est très blanc, sauf le nez et les pommettes que le froid a rougis. Elle a une valise à la main, une petite valise de toile, munie de sangles, qu'on peut porter sur le dos. On dirait une citadine lâchée sur un aérodrome perdu en pleine banquise par un aviateur indélicat.

— Je squatte une maison inhabitée depuis deux jours. Je devrais dire : je me pèle dans une baraque de touristes depuis deux jours et surtout deux nuits. Impossible de lancer la chaudière sans attirer l'attention. Heureusement, le cumulus est électrique et j'ai trouvé un convecteur d'appoint dans la salle de bains.

Elle tend la valise. Stephen ne peut faire autrement que s'en saisir. Elle enfourche la partie arrière de la selle de la motoneige. Il dégage le porte-bagages et y arrime la valise avec une araignée. Puis il enjambe la selle devant elle et met le contact. Elle passe aussitôt les bras autour de sa taille, se plaque à lui et lui glisse dans l'oreille :

— T'es pas facile à trouver, Steph, tu sais ça ?

Ça, il en doute, puisqu'elle l'a fait et elle n'est sûrement pas la seule. Il démarre. Il a environ une demi-heure pour comprendre pourquoi il accepte de ramener Naïs dans un refuge qu'il avait, entre autres, choisi pour lui échapper.

 

 

En bordure de lac, le chalet Bellanger est une toute petite scierie familiale reconvertie en menuiserie artisanale à l'heure de l'industrialisation. On y a fabriqué aussi bien des barques que des meubles jusqu'à ce que le métier ne soit plus viable à une échelle aussi réduite. Le grand-père de Stephen l'a racheté au début des années cinquante, mais l'a quasiment laissé à l'abandon. C'est le père de Stephen qui l'a viabilisé et lui a donné son cachet actuel quand il en a hérité, un peu avant la naissance de celui-ci.

La partie habitable est beaucoup plus petite que ce qu'ils appellent l'Atelier, qui sert surtout à entreposer toutes sortes de choses, dont le 4 x 4, deux barques, la motoneige. le bois pour le chauffage, la chaudière à bois et une table de ping-pong, mais dans lequel le père de Stephen bricole occasionnellement. La maison proprement dite comporte deux chambres et une salle de bains en mezzanine, moitié au-dessus d'une partie de l'atelier, moitié au-dessus du séjour cuisine de quatre-vingts mètres carrés dont une cheminée immense est le mode de chauffage principal — il y a trois radiateurs alimentés par la chaudière, mais ils sont insuffisants. Bien que l'isolation soit plutôt correcte, il n'y fait jamais chaud, à part devant l'âtre, seul endroit où l'on peut ôter son pull. Malgré les radiateurs, la température dans les chambres n'excède les quinze degrés qu'en plein été. Seule la salle de bains oscille entre dix-huit et vingt, du moins quand la température de la maison s'est stabilisée, ce qui n'est le cas que depuis une semaine.

Stephen était content de retrouver le froid en intégrant le chalet. Naïs est ravie de retrouver un peu de chaleur dès qu'elle y pénètre, par la porte qui sépare l'atelier du séjour, et stupéfaite par la taille de la pièce.

— Waow ! Moi qui m'attendais à une cabane de bûcheron !

Stephen pose les sacs et la valise qu'elle lui a laissé porter au pied de l'escalier qui grimpe à la mezzanine. Il ôte son anorak et ses gants, échange ses boots contre une paire de mocassins et va allumer le tas de bûchettes qu'il a préparé avant de quitter le chalet. Comme toutes les nuits, le feu s'est éteint. Seul, il ne l'aurait pas rallumé avant qu'il fasse nuit, mais Naïs tremble de froid et il n'a aucune raison de la laisser grelotter. Sans ôter sa parka, elle s'assoit d'ailleurs dans le canapé qui fait face au foyer. Lui, monte la valise dans la chambre de ses parents, pousse un peu le thermostat du radiateur et redescend. Les bûchettes font de belles flammes, il dispose deux bûches par-dessus, avant de ranger le contenu des sacs dans le garde-manger. Il n'a toujours pas prononcé un mot.

Pendant que la jeune femme se réchauffe, il verse de l'eau dans la bouilloire et la met sur la gazinière, prépare deux tasses, deux cuillers et une sucrière qu'il dispose sur un plateau, sort la théière d'un meuble, attache deux sachets à l'anse, ouvre une boite de biscuits, range la vaisselle qui sèche sur l'évier, s'occupe. Naïs ôte enfin sa parka, ses gants et ses boots. Elle attrape un tabouret, le positionne entre elle et la cheminée et allonge les jambes pour poser les pieds dessus. La bouilloire siffle, il verse l'eau dans la théière. Elle tourne la tête vers lui et lance :

— Thé ?

Il hoche du chef.

— Super.

Et elle se retourne vers le feu.

Stephen apporte le plateau jusqu'au canapé, le pose sur le parquet, vire les journaux qui traînent sur une table basse, installe la table à côté du tabouret et le plateau dessus. Il reste accroupi le temps que le thé finisse d'infuser, puis il remplit les tasses. Ensuite, il s'assoit à l'autre bout du canapé et se tourne vers Naïs, qui enlève ses pieds du tabouret et les ramène sous ses fesses pour lui faire face.

— Tu as fait vœu de silence ?

— Je ne savais pas quoi dire.

La réponse a jailli spontanément, un peu comme s'il reprenait la parole après une brève interruption. Au fond, il ne s'est jamais écoulé qu'un peu plus d'un an, puisqu'il n'a rien dit lorsqu'elle l'a tiré des griffes de Delaunay, et il n'a pas l'impression de s'adresser à la même personne.

— Tu aurais pu dire : « Là, Naïs, tu fais chier ! » ou « Salut, Naïs, je suis ravi de te revoir » ou même « Tiens ? Naïs ? Qu'est-ce que tu fous là ? » Ce ne sont pas les phrases bateau qui manquent.

— Je ne suis pas ravi de te revoir, mais je ne suis pas surpris et ça ne me dérange pas. Par ailleurs, j'ai un peu de mal avec le mot Naïs. J'ai trop l'habitude de t'appeler Ann et je ne t'ai vraiment connue que sous le nom d'Alana. Tu comprends pourquoi les phrases bateau ont un peu de mal à sortir.

— Appelle-moi Alana, si tu préfères, ou Paola ou même Ann, si tu veux, ou...

— Naïs fera l'affaire.

— Ça tombe bien. C'est mon nom.

Stephen lui oppose une moue sceptique.

— C'est en tout cas celui que je me suis choisi il y a très longtemps, le seul sous lequel je suis vraiment moi.

— Très bien, Naïs. Comment vont Nadja et Michel ?

— Ah ! Voilà une excellente question bateau ! Michel doit encore avoir une cheville dans le plâtre. Il a voulu faire le malin sur un toit un peu glissant. Nadja est en Turquie. Aux dernières nouvelles, tout se passait comme elle le voulait.

— Iza, Inge, Carl ?

— En Turquie aussi. C'est pour eux que Nadja est là-bas. Dietmar pense que nous devons les déménager encore une fois.

— Il craint que la nsa ne les retrouve ?

— Rawicz.

— Anton ?

— C'est un peu la panique chez Interpol depuis que tu t'es barré. Ils n'ont plus aucune chèvre à attacher au piquet. Alors Rawicz a réactivé son réseau, celui qui lui a déjà permis de localiser Carl.

— Bon sang ! Comment peux-tu savoir ça ?

Elle saisit sa tasse et en vide le contenu d'un trait. Stephen tâte la sienne et la trouve toujours trop chaude.

— Delaunay piratait l'ordinateur de Medeiros avec un cheval de Troie. Maintenant, c'est moi qui m'en sers. Chaque fois qu'il change son code, le cheval le double avec la clef de Delaunay. J'ai toujours un accès à ses fichiers, du moins à ceux qu'il ne protège pas spécifiquement.

— Anton est un homme de Decaze, pas de Medeiros.

— Decaze est un homme de Medeiros.

Oui, bien sûr, vu comme ça. Mais il y a une autre évidence :

— Donc tu connais mon rapport sur... sur le dossier Ann X ?

— Pourquoi crois-tu que je te cherche depuis trois semaines ? Je ne t'ai jamais utilisé, Stephen. Jamais. Ni pour démolir la cellule de Berlin, ni pour planter Smith et Delaunay.

— Tu es venue jusqu'à Sainte-Anne pour me dire ça ?

— Sainte-Anne, le nom est bien choisi, tu ne trouves pas ?

— Bien choisi pour quoi ?

— Pour en finir avec Ann X. C'est pour ça que je suis ici, Steph. Tu comprends ?

Il secoue négativement la tête.

— Dans les conclusions de ton rapport, tu insistes sur le fait qu'il ne faut pas confondre le dossier et le personnage. Je t'en suis reconnaissante, mais quel personnage ? Celui du mythe que tu as créé ?

— Je n'ai pas créé de mythe. J'ai essayé de retracer ton parcours et de définir ton profil psychologique.

— Tu as créé deux mythes. Un que tu as vendu à toutes les polices du monde, celui d'une meurtrière en série insaisissable dont les psychoses se sont décalées de ses victimes naturelles vers ceux qui la pourchassent. Un à ton usage personnel, celui d'une victime surdouée devenue une espèce de samouraï en jupons après avoir exorcisé ses démons. La première fable est si bien ficelée que même le fbi et ceux qui l'alimentent en désinformation sont aujourd'hui persuadés d'avoir affaire à une mixtion de Rambo et de Fantômas. vicieuse comme une panthère noire. La seconde est tellement dérangeante que tu préfères m'éviter que la vérifier.

— Je ne vois pas ce qu'elle aurait de dérangeant.

Pendant qu'il se décide à boire son thé, maintenant trop froid. Naïs se tourne franchement face à lui et s'installe en tailleur sur le canapé. Elle le laisse reposer sa tasse avant d'expliquer :

— Il est hors de question que nous ne nous parlions pas franchement et sans retenue, n'est-ce pas ? (Elle n'attend pas la réponse.) Tu es tombé amoureux de moi à la seconde où tu m'as vue. Je dis « de moi », mais il ne s'agissait ni de Naïs, ni encore moins d'Ann X. Il s'agissait d'Alana. J'imagine le choc lorsque tu t'es aperçu que ton Alana était une émanation d'Ann X. J'ai moi-même été assez démunie en me rendant compte que j'étais en train de te perdre. Et j'ai été encore plus navrée par les mémos que l'analyste de Diane adressait à Delaunay, puis, par la suite, lorsque Michel m'a expliqué à quel point tu avais pris une claque. Grosse claque, gros rejet, grosse remise en cause. Cela dit, je n'ai pas été mécontente d'assister au début de cette remise en cause.

— Quoi ?

— Paola. Quand tu me regardais, Stephen, j'ai perçu le moment où Ann X s'est effacée pour laisser la place à Paola et je suis sûre que tu as vu Alana derrière Paola. Du coup, tu me réintégrais dans l'humanité. Je n'étais plus une représentation, mais un individu à part entière, pas si différent que ça de ses semblables. Il a donc fallu que tu te reconstruises une image de moi qui tienne à la fois compte d'Alana, pour laquelle tu avais eu le coup de foudre, et de la meurtrière dont tu avais retracé le parcours depuis 85. Seulement, pour te façonner une image acceptable à défaut d'être cohérente, tu as dû supprimer le mot psychopathe du vocabulaire me définissant, ce que tu ne pouvais faire que par une pirouette intolérable pour un criminologue compétent. Voilà ce qui est tellement dérangeant.

Les postulats sont tellement imbriqués que Stephen préfère ne relever aucune assertion de Naïs. Il est moins gêné par l'aisance avec laquelle elle s'adresse à lui pour lui parler de lui comme s'ils étaient intimes, que par sa propre acceptation de cette intimité. Il a toujours su qu'elle finirait par le coincer et par lui imposer une discussion qu'il n'a jamais voulu envisager, tellement refusé d'y penser qu'il se sent incapable de raisonner. Il est intimidé. Or, la seule façon de dépasser le trac, c'est de l'exprimer.

— Honnêtement, je suis plus dérangé par ce que nous ignorons l'un de l'autre que par ce que nous croyons savoir. Et encore ! Même en matière d'ignorance, nous sommes loin d'être à égalité. Tu as discuté avec Michel, tu es dans mon ombre depuis des mois, tu as farfouillé dans les ordinateurs des uns et des autres. Moi, je n'ai disposé que de rapports de police et de témoignages souvent altérés par le temps et ton foutu talent. Il m'est d'autant plus difficile de dialoguer en toute décontraction que le portrait que j'en ai tiré est... enfin, tu sais ce qu'il est.

— Tout sauf clinique, et mal documenté.

Il en reste sans voix.

— Je ne souffre d'aucune psychose. Je suis impulsive, instable et antisociale. Je ne doute pas que cela fasse de moi une psychopathe, mais je ne suis ni psychotique ni névrotique. C'est la conclusion à laquelle tu serais parvenu en te livrant à une étude clinique de mon cas, comme Carl l'a fait. Carl qui, en trichant dans son expertise, est à l'origine de toutes tes erreurs d'analyse. Et, aujourd'hui, même si tu as revu mes exactions à la baisse et mes motivations à la hausse, tu es trop psychorigide pour reprendre le raisonnement au premier bug.

Maintenant, Stephen a un peu peur de ce qu'il va entendre, de ce qu'il doit entendre. C'est à contrecœur qu'il se décide à poser la première question d'une série qu'il sait interminable et dont les réponses ne peuvent que le déstabiliser :

— Quel bug ?

— Il y avait une cinquième personne à table le soir où j'ai tué mes parents.

Stephen accuse le coup.

— C'est cette personne qui s'est débarrassée de l'autre couple ?

— Non, c'est moi, mais, lui, je l'ai laissé partir. Il ne m'avait jamais touchée.

— C'était juste un voyeur ?

— Je l'aurais tué aussi. Non, il n'a en aucune façon participé à ce que je subissais. Il l'a découvert quand je l'ai épargné, quand je lui ai dit qu'il pouvait partir puisque lui ne m'avait jamais violée. Avant cet instant, il s'en doutait, du moins il savait qu'on m'infligeait de mauvais traitements car, chaque fois qu'il venait, il manifestait beaucoup de compassion à mon égard. Il venait rarement, une ou deux fois par an. Je n'ai jamais su ce qu'il faisait, ni pour qui exactement, mais cela avait un rapport avec le gouvernement.

— Américain ?

— Évidemment. Il est parti et j'ai tout arrangé pour qu'on croie qu'il n'y avait que quatre adultes. Dietmar s'est aperçu de la supercherie, mais il n'en a pas soufflé mot. Sur le moment, il a pensé que c'était l'inconnu qui avait commis le quadruple meurtre ou qu'il y avait participé, ce qu'il aurait fait lui-même s'il avait connu le fin mot de l'histoire et s'il en avait eu l'opportunité. C'est Carl, peu de temps après, qui lui a appris que j'étais l'unique meurtrière. Carl a toujours été doué pour m'en faire dire plus que je ne voulais. Ce n'est que des années plus tard que j'ai regretté d'avoir laissé un témoin. Pas parce que c'était un témoin, mais parce que, comme beaucoup d'autres personnes qui ont couvert mes parents, il ne valait pas mieux qu'eux.

— Valait ?

Elle sourit.

— J'ai tué tous ceux que j'ai retrouvés. Certains font partie de ta liste : l'avocate à La Haye, le touriste dans un musée de Prague, le couple à Madrid, l'automobiliste sur l'A41. D'autres ne figurent même pas dans le dossier. Tous savaient ce que je subissais et ont fermé les yeux. A l'époque, la plupart travaillaient pour la cia, le reste pour la diplomatie américaine.

Elle parle de meurtres qu'elle a commis comme d'autres parleraient de personnes qu'ils ont poursuivies en justice.

— Tu as dit : ceux que j'ai retrouvés.

— En plus du cinquième convive, il me reste un nom, plus haut dans l'administration, dont le propriétaire s'est volatilisé en même temps que son dossier a été effacé. Je l'aurai un jour ou l'autre. Et il y a ceux sur lesquels je ne sais rien, ceux qui ont étouffé l'affaire après.

— Delaunay.

— Delaunay était le manipulateur de nombreuses marionnettes, mais ce n'était qu'un exécutant. Il n'avait aucun rapport avec ce qui s'est produit pendant mon enfance.

— Cela ne t'a pas empêchée de le tuer.

— Ni lui ni son équipe. Ils ont tué en mon nom, ils ont tué Alana et ils s'apprêtaient à t'assassiner. Et ne crois pas que j'essaie de me justifier. Je t'explique, c'est tout.

— Ton palmarès ne plaide pas en faveur d'une justification, en effet.

La phrase a jailli toute seule. Stephen en est presque gêné. Naïs en rit.

— Franchement et sans retenue. Eh bien voilà ! Tu commences à te décoincer !

— Me décoincer ? Naïs ! Ce n'est pas parce que j'ai quitté Interpol que je ne rêve pas de te voir en cellule !

— Non. C'est plutôt le contraire. Tu as quitté Interpol parce que tu ne rêves plus de me voir en cellule.

Il s'indigne. Elle rit encore.

— Tu es transparent, Steph. (Cette fois, elle éclate franchement de rire, puis elle se calme d'un coup.) Je sais que je ne dois pas te bousculer, que j'ai beaucoup de choses à te raconter, à t'expliquer, à te montrer avant que tu me regardes comme tu regardais Alana.

— Ça, c'est totalement impossible, même si tu te trompes sur ce que je ressentais pour Alana.

— Pourquoi ? Parce que je suis asociale jusqu'au mépris de la vie ? Que crois-tu que ferait Philippe Decaze s'il m'avait à portée de flingue ? Je dis Decaze, mais la question est valable pour Carlo Prusiner, Anton Rawicz et n'importe quel agent du fbi ou de la dst, voire n'importe quel flic !

— Voilà pourquoi j'ai quitté Interpol.

— Pour protéger mon existence de meurtrière multirécidiviste ?

— Parce que je refuse de cautionner un assassinat, quel qu'il soit, quelle qu'en soit la raison.

Le visage de Naïs se ferme.

— Vraiment ? Comment définis-tu le mot assassinat ?

— Meurtre commis avec préméditation mais, rassure-toi, le mot meurtre suffit amplement à me répugner. Et, avant que tu me le demandes, je définis le meurtre comme un homicide volontaire.

— Et qu'est-ce qui te répugne ? Qu'un homme puisse en tuer un autre ? Ou qu'un homme puisse mourir par la volonté d'un autre ?

— Je te vois venir.

— J'espère bien. J'espère aussi que tu sais te situer tout seul face aux assassinats collectifs que sont les guerres, ou aux meurtres tout aussi collectifs qui découlent de l'exploitation de l'homme par son frère. La malnutrition, l'absence de précautions sanitaires, la pollution, l'inaccessibilité des médicaments ou de l'énergie, l'épuisement par les cadences... La liste n'est pas exhaustive mais il s'agit en résumé de misère, sur laquelle quelques uns s'engraissent et qui permet aux classes moyennes de s'extasier ou de gémir sur son bonheur fadasse. Les uns sont des meurtriers, les autres sont coupables d'homicide par négligence. Ils font beaucoup plus de morts que tous les criminels réunis. Et je n'essaie toujours pas de me justifier ! Je serais curieuse de savoir comment tu justifies ta débauche d'énergie dans un cas, le mien par exemple, et ton inertie dans l'autre, que je qualifierais d'institutionnel et qui concerne un tout petit nombre de salopards sans vergogne.

C'est un terrain que Stephen connaît bien, parce que Michel l'y a souvent entraîné sans le ménager, mais c'est celui sur lequel il se sent le moins à l'aise. Il préfère contourner le sujet.

— La misère est la vraie transparence. C'est en tout cas comme ça que Michel la dépeint et comme ça que je l'ai découverte à travers lui. C'est en ce sens aussi que je me suis efforcé d'analyser ton parcours, parce que tu étais transparente selon la définition de Michel, bien avant de le devenir selon la mienne. Michel y voit un aboutissement, je parlerais d'adaptation. Curieusement, cette notion d'adaptation m'a été suggérée par Decaze qui, bien avant que nous ayons deviné les mécanismes que tu mets en jeu pour te faire oublier, a employé l'expression « chaînon manquant ». Il ne se référait évidemment pas à la transparence, mais aux recherches en comportementalisme auxquelles se livraient les armées et les services spéciaux américains et russes pendant la guerre froide. Inge y a fait allusion lorsque je l'ai rencontrée à Uzès.

— J'étais là aussi.

— Ysolde, je sais. Du moins, j'ai fini par le deviner.

— Je veux dire : tu ne m'as pas vue, mais j'étais dans le patio. Sa phrase exacte était : « Demande à Philippe de te parler du chaînon manquant. » C'est une discussion qu'ils ont eue plusieurs fois, je crois, à propos de parapsychologie plutôt que de psychologie.

— Parapsychologie ou « à côté de la théorie de l'esprit sensitif ». L'étymologie du mot lui donne le seul sens que je veux bien accepter. Pour les Russes et les Américains, il s'agissait en effet de développer, au-delà du psychisme humain et dans une conception très nietzschéenne, les capacités mentales de certains de leurs hommes. Il existe toute une littérature sur le sujet qui dérape de l'étude sujette à caution vers la paranoïa la plus farfelue. Toutefois, au vu des recherches qu'ils ont effectuées pour entraîner leurs cosmonautes et astronautes ou pour conditionner leurs soldats, par exemple pendant la guerre du Golfe, il est improbable que le Kremlin comme la Maison-Blanche, et d'autres, ne se soient pas livrés à des expériences plus extrêmes.

— Inge et Decaze ont été confrontés au résultat dune de ces expériences.

— Pardon ?

— Un tireur d'élite devenu un sniper fou. Un type capable de mettre une balle entre les deux yeux de sa victime à plus d'un kilomètre et sans lunette. Entre autres choses, il avait été entraîné à se faire une représentation mentale animée de sa cible, d'une définition telle qu'il pouvait fermer les yeux plusieurs secondes avant de tirer. Sa perception de l'espace et du mouvement était hors du commun. Il n'avait pas besoin d'étudier beaucoup les lieux et ses victimes pour les visualiser en situation avec une précision extraordinaire. Le jeu est devenu trop facile, la pression des années d'entraînement trop forte, il a pété les plombs. Ils ont commencé à le formater à six ans, il s'est suicidé en avalant sa langue à dix-neuf, huit heures après que Decaze l'a arrêté. Huit heures qu'il a passé à raconter une enfance entre une famille d'accueil tout en châtiments et un centre de formation tout en récompenses, à condition que les exercices soient réussis. Dans cette espèce de course à l'homo superior, ce type-là était une impasse évolutive plutôt qu'un chaînon manquant.

Difficile de dire s'il s'agit de cynisme ou de manque de recul.

— Et toi ? Comment te situes-tu dans cette histoire de chaînon manquant ?

— Tu ne peux pas t'empêcher de jouer au psy, hein ? Tu éludes mes questions et tu places les tiennes. Ça te passera. (Elle décroise les jambes et s'apprête à se lever.) Il y a moins de quatre ans que je m'intéresse à mon cas, je veux dire en tant que cas, et, jusqu'à ces derniers mois, je ne l'ai fait qu'au présent. Enfant, j'ai subi. Adolescente, je me suis donné les moyens de ne plus avoir à le faire. Ma vie, ensuite, est un voyage initiatique que j'ai effectué les yeux bandés en me laissant porter par les vents. Puis j'ai été rattrapée par ma propre existence et les interférences ont été de plus en plus nombreuses, alors j'ai décidé d'y mettre un terme. Je parle des interférences, bien sûr. Tu les nommeras comme tu veux ; moi, à l'époque, je les appelais Pisteurs. C'était à Chicago, fin octobre 97. J'en ai tué quatre. Mon but était de faire comprendre à celui qui me les envoyait qu'il devait arrêter, que je ne tolérerais plus qu'il interfère. Je ne me faisais aucune illusion sur sa réaction. Je savais qu'il lâcherait d'autres Pisteurs et que nous entrerions en guerre. C'est ce qui s'est produit.

» Je suis une bonne combattante, mais je ne suis pas une guerrière. J'ai dû apprendre les règles et les ficelles du jeu. De la même façon, je suis une tacticienne, pas une stratège. Là aussi, j'ai dû forcer ma nature. Il a fallu que je découvre qui était mon ennemi, que je comprenne pourquoi il l'était, comment je pouvais le combattre, où et quand je devais le frapper. Il a surtout fallu que je perçoive le monde et ma façon de m'y positionner avec un regard différent. Que j'achève de grandir en quelque sorte. Un peu comme tu vas devoir le faire.

Elle se lève, ramasse ses chaussures et se dirige vers l'escalier.

— Ai-je bien évité de répondre à ta question ?

Stephen est encore bouche bée. Elle est déjà sur la mezzanine lorsqu'il lance :

— J'ai mis tes affaires dans la chambre de droite.

Elle se penche par-dessus la balustrade.

— Et je suppose que les tiennes sont dans l'autre ?

Elle lui adresse un clin d'œil et disparaît dans la chambre qu'il lui a indiquée. Cinq minutes plus tard, il entend l'eau couler dans la baignoire. Il reste dans le canapé devant la cheminée, à se demander si c'est bien lui qui est assis dans le canapé devant la cheminée.

Quand elle redescend, ce n'est plus du tout la même femme. Elle est brune, avec les cheveux très courts et les yeux verts. Elle porte un pull anthracite, ras du cou, un jean délavé et des tennis. Elle se déplace autrement, elle se tient autrement, elle parle même autrement ou, plutôt, sa voix est plus rauque.

— Naïs en version originale. Qu'en penses-tu ?

Il est agenouillé devant la cheminée, en train d'ajouter deux bûches sur les braises. Elle pivote sur elle-même, les bras en l'air. Il se relève, la toise des pieds à la tête et passe devant elle sans la regarder.

— Tu te déplaces toujours avec un jeu de lentilles et de perruques ?

— Et une trousse à maquillage à faire pâlir un spécialiste des effets spéciaux. (Elle le rattrape.) Tu ne t'es jamais déguisé ?

— Je n'ai même jamais porté la barbe ou la moustache.

Il entre dans la cuisine, elle se juche sur un des tabourets du comptoir, côté séjour.

— Qu'est-ce que tu nous fais à manger ?

Une fois de plus, son aisance le sidère.

— Civet et fettucine.

Elle approuve d'une moue.

— Il va quand même falloir que tu t'y mettes.

— J'aurais dû dire « restes de civet », je l'ai fait il y a deux jours.

— Je ne parlais pas de ça. Je parlais de te déguiser.

— Pourquoi ? Tu penses que c'est une des étapes obligatoires dans la vie d'un homme qui doit encore grandir ?

Elle secoue la tête avec circonspection.

— Pour grandir, je ne sais pas. Pour m'accompagner là où je veux t'emmener, par contre...

Il manque d'en lâcher le faitout qu'il vient de sortir du frigo.

— Je n'ai aucune envie de t'accompagner où que ce soit !

— Mais si, tu en meurs d'envie. Tu as juste besoin que je te fournisse une excuse pour la forme.

Il pose le faitout sur la gazinière, s'accoude des deux bras sur le comptoir, bien en face d'elle, et la regarde droit dans les yeux.

— Naïs, ce n'est pas très délicat de dire ça comme ça, mais tu es vraimentla dernière personne que je souhaite accompagner où que ce soit.

Elle prend une toute petite voix déçue :

— Même si je te promets de ne tuer personne ?

— Bon sang. Naïs !

Elle rit.

— Je plaisantais. C'est une promesse que je ne ferais pas, il existe trop d'impondérables qui pourraient m'empêcher de la tenir. À commencer par les agents du fbi qui louent une chambre à Sainte-Anne et qui surveillent tes allées et venues autour du chalet.

Stephen se redresse.

— Tu me charries ?

— Non, ça c'était tout à l'heure. Tu croyais quoi ? Qu'ils allaient te lâcher du jour au lendemain sous prétexte que tu as rendu ton tablier ? Réveille-toi, Stephen. Ton mobile et le fixe du chalet sont sur écoute, ainsi que les mobiles et les fixes, domicile et bureaux, de tes parents, et il y a toujours au moins un agent qui fait le pied de grue rue de Vaudreuil. Demain, je te désigne ceux de Sainte-Anne, si ça t'amuse, et on se fait une petite perquisition dans leurs chambres pendant qu'ils viendront faire la même chose ici. Quoique, l'un d'entre eux l'ayant déjà faite aujourd'hui, je doute qu'ils remettent le couvert tout de suite.

— Aujourd'hui ?

— Tu as une lampe de poche puissante ?

— Bien sûr. Pour quoi faire ?

— Je te montre les traces. Le gars a pris des précautions, mais la neige, ça ne pardonne pas.

— D'accord, montre-moi.

Un quart d'heure et un petit tour dans la froideur nocturne plus tard, Stephen est convaincu. Une motoneige est bien venue de Sainte-Anne pendant qu'il était absent et elle est repartie du chalet par un autre chemin, probablement pour éviter de le croiser. Il y a aussi des traces de chaussures qui ne lui appartiennent pas dans la sciure de l'atelier et de la sciure entre les lames du parquet du séjour, alors qu'il prend grand soin de ne jamais en apporter et qu'il a passé l'aspirateur le matin même.

— Celui qui est resté à Sainte-Anne, et qui a prévenu l'autre de décamper quand nous en sommes partis, t'a forcément vue monter sur la moto.

— De la fenêtre de sa chambre, il pouvait voir tous les endroits où tu étais susceptible de te rendre, sauf celui où tu avais garé la moto. Je m'en suis assurée. Il t'a donc vu la rejoindre et il l'a peut-être entendue s'éloigner. Après, à moins qu'il ait couru comme un dératé pour te lancer un coucou de loin, il n'a eu aucune possibilité de s'apercevoir que la moto transportait deux personnes. De toute façon, dans le cas contraire, il y a un moment qu'ils se seraient assurés que le passager n'était pas recherché sous le charmant sobriquet d'Ann X.

Il ne relève pas. Il allume le feu sous le faitout, sort deux verres d'un placard, une bouteille du frigo et se tourne vers Naïs qui s'est rassise sur son tabouret.

— Bar ou cheminée ?

Elle désigne la cheminée et se dirige vers le canapé. Il la suit. Elle s'assoit. Il ôte le bouchon de la bouteille déjà entamée et remplit les verres. En tendant le sien à Naïs, il dit :

— Chardonnay de Californie, désolé.

— Pourquoi, il est mauvais ?

Il hausse les épaules.

— Même pas. C'est moi qui ai pris de trop bonnes habitudes.

Elle fait tinter son verre contre le sien avant qu'il aille s'installer à l'autre bout du canapé.

— À Michel.

— À Michel.

Elle se rapproche de lui en se glissant sur le tissu et refait tinter leurs verres.

— Et à Nadja, même si elle te trouve un peu inhumain.

Stephen préfère en sourire.

— À Nadja, même si je la trouve un peu expéditive dans ses jugements.

Elle se tient très près de lui, mais ne le touche pas. Elle s'écarte même de cinquante centimètres après avoir bu une première gorgée.

— Ils ne te foutront jamais la paix, Stephen.

— Oh si ! Je vais leur rendre la vie tellement difficile qu'ils ne pourront pas faire autrement.

Elle ouvre de grands yeux.

— Tu vas quoi ?

— Je vais leur faire ce dont j'ai menacé Interpol : les coller devant les tribunaux pour écoute illégale, atteinte à la vie privée et harcèlement. La justice canadienne n'a aucune tolérance pour ce genre de pratiques. C'est même pour ça que je suis revenu ici.

— Et tu vas prouver ça comment ?

— J'ai gardé de bonnes relations dans les différents services de police.

— Sérieux ?

— On ne peut plus.

— Je voulais dire : tu crois sérieusement que cela va suffire ? Tout ce que tu vas gagner, c'est une liasse de dollars et un très apparent desserrage d'étau. La nsa continuera à écouter tes communications, à lire tes mails, à te tracer sur le Net, à suivre tes déplacements par les échanges bancaires, etc., etc., et deux agents se tiendront toujours assez loin de toi pour que tu ignores leur présence et assez près pour intervenir en moins d'une heure, sinon une demi-heure.

Il lui lance un regard amusé.

— Dans la mesure où je ne m'en aperçois pas, je serai redevenu un citoyen normal surveillé comme tout citoyen normal par l'ami Big Brother. Où est le problème ?

— J'apprécie ton humour, dit-elle sans un sourire.

Elle lève son verre, il l'imite puis ils vident chacun le leur.

— C'est marrant que tu m'alertes sur la surveillance électronique, Naïs. C'est grâce à elle qu'ils te localisent depuis des années.

— C'est ce que j'ai fini par comprendre.

— Seulement fini ?

— Je suis naïve, j'ai longtemps cherché plus compliqué. (Il a tiqué sur le mot naïve, elle explique :) Je pensais m'entourer de précautions suffisantes pour qu'il soit impossible de me tracer électroniquement. En découvrant la station d'espionnage de Delaunay, je me suis aperçue qu'il ne suffit pas de crypter ses transmissions, de sauter d'un site à l'autre, d'utiliser des lignes sécurisées ou d'emprunter l'identité d'un tiers. Je suis la seule à contacter depuis l'autre bout du monde une poignée de personnes qui sont, elles, très faciles à surveiller, la seule à utiliser certains cryptages, la seule à enchaîner quelques délits mineurs partout où elle passe sans laisser d'autre trace que des trous de mémoire. L'expression, je crois, c'est vivre d'expédients. Ma vie entière se constitue d'expédients. Je n'ai pas de carte bleue, pas de chéquier, pas de compte, je ne possède rien, je ne loue rien, je n'achète rien ou plutôt : quand je loue ou quand j'achète quelque chose, je le fais avec la carte, le chéquier, le liquide, le passeport d'un et généralement d'une autre. On ne peut pas être plus anonyme, évanescent et clandestin, et c'est justement ce qui me désigne moi. Je prends ce dont j'ai besoin au moment où j'en ai besoin. Je le fais en variant les moyens et les méthodes, mais je le fais tellement souvent, tellement... À dire vrai, je le fais tout le temps.

» Je consulte le fichier de réservation d'un hôtel, je prends la clef d'une chambre inoccupée sur le tableau et je vais me coucher. Je grimpe par une gouttière et je passe la nuit dans la chambre d'un enfant en vacances. Je force la porte d'un bungalow, d'une villa, d'un bureau, d'une caravane et je m'installe, quelquefois pour plusieurs jours, comme ici. Parfois, je paie avec ce que j'ai trouvé dans un portefeuille subtilisé en réinscrivant sous un nom d'emprunt. Parfois, je dors à la belle, sur un banc, sous un pont ou dans un squat ; ce sont les rares endroits où l'on ne risque pas de détecter ma présence. Je mange au restaurant et je pars sans payer. Je partage le repas de quelqu'un rencontré dans la demi-journée et je disparais. Je pille un frigo, un garde-manger, une cave et je me prépare une petite tambouille pendant que madame et monsieur sont au cinéma. Je remplis mes poches dans un magasin et je m'esquive par la sortie « sans achat ». Je prends les vêtements sur les étals, dans les rayons, sur les étendages, dans les buanderies, laveries, pressings, vestiaires, consignes. Je vole une voiture ou je la loue avec une carte volée. Je fais du stop. Je falsifie des passeports ou je me maquille pour ressembler à la photo qui figure dessus. Je paie souvent le bateau ou l'avion, à cause des contrôles douaniers, mais il m'arrive de les emprunter en montant simplement dedans et de voyager sans qu'aucun steward ou aucune hôtesse ne se préoccupe de moi. Pris indépendamment, tous mes actes sont insignifiants, mais ils laissent de petites traces et je les cumule. A force de recouper les plaintes enregistrées dans les services de police, le programme Ann X me repère et quelqu'un lâche ses chiens.

Elle attrape la bouteille, remplit les verres et reprend :

— Il y a eu une période où le programme de détection n'était pas au point, mais où ils voulaient m'attraper. Ils l'ont fait... je les ai laissé faire, et je me suis enfuie quand j'ai compris que je n'étais qu'un animal de laboratoire. Ensuite, ils se sont contentés de me localiser et de s'assurer que j'étais bien là où le programme me situait, je suppose pour commettre leurs saloperies. Depuis que je fais des petits trous dans leurs cervelets, ils m'envoient des équipes plus musclées. Au début, ils ont peut-être conservé l'espoir de me coincer vivante. Depuis Alger, l'année dernière, il semble qu'ils aient renoncé.

Elle se tait. Pour se donner une contenance, Stephen sirote son chardonnay. Il ne sait pas comment lui expliquer que... qu'il ne sait pas quoi lui dire. Mais alors pas du tout. Il n'a pas envie qu'elle parte, en tout cas pas dans l'heure. Il a envie qu'elle ne soit pas là, qu'elle ne soit pas venue, qu'ils ne se soient jamais croisés. Maintenant, pour la première fois, il voudrait l'oublier et oublier ses quatre années à Interpol. Il voudrait que la porte se referme définitivement et que rien, jamais, ne vienne lui rappeler que le placard sous l'escalier est plein de cadavres.

— Il faut en finir, Stephen.

— Quoi ?

Elle l'observe avec une telle intensité que sa remarque lui laisse le goût désagréable des pensées prononcées malgré soi.

— Tu as commencé à me changer, il faut que tu termines le boulot.

Il ouvre la bouche et il ne la referme pas, mais aucun son n'en sort. Il n'est pas stupéfait, il est complètement dépassé.

— Je ne tiens pas à devenir Alana. Alana est quelqu'un de trop consensuel. D'ailleurs je ne le peux pas. Mais j'aime ce que tu as ouvert en moi et je veux avancer. Avancer, tu comprends ? Pas seulement me promener au hasard comme je le fais depuis Lugano, mais aller vers quelque chose.

» Je ne me suis pas inventée toute seule. En croyant m'aider à me reconstruire. Carl m'a permis de fabriquer Naïs. Mais Naïs est une personnalité volatile, diluée, impalpable. Aide-moi à lui donner du corps et un sens. Offre-moi une chance.

Stephen referme la bouche et la rouvre aussitôt.

— Seigneur ! Une chance de quoi ? De n'avoir jamais à payer pour ce que tu as fait ?

— Je ne paierai jamais.

— Ou alors avec l'argent des autres. J'ai bien compris.

— Tu es en colère.

Le regard qu'il lui jette confirme l'assertion.

— Mais tu ne sais pas pourquoi. Tu veux que je te le dise ou tu fais l'effort de trouver tout seul ?

— Parce que, inconsciemment, je sais depuis longtemps que c'est ce que tu attends de moi.

— Je pensais à tout autre chose.

— Eh bien, vas-y ! Joue toi aussi les psys ! Tu es beaucoup plus forte que moi à ce jeu, de toute façon.

Elle sourit, il se calme.

— La référence à Carl était déplacée, je ne veux pas d'un psy. C'est d'ailleurs bien ce qui te met en colère.

— Je ne comprends pas.

— Le décalage entre ce que je souhaite et ce que tu accepteras finalement de me donner.

— Je n'ai aucune intention...

— Tu le feras, Steph, et tu le sais. Par curiosité, pour te donner bonne conscience, à titre d'étude, par simple humanité ou pour préserver l'humanité de ma psychopathie. Parce que Alana aussi. Tu le feras. Alors cesse de jouer les effarouchés. Nous allons rester quelques jours ici, le temps qu'il te faudra pour te familiariser avec le monstre, le vrai, pas celui que tu as imaginé, mais celui que je vais te raconter. Puis nous rentrerons à Montréal et je t'emmènerai visiter mes démons, là où ils se terrent, pour en finir avec eux. Avec un peu de chance, cela t'aidera à exorciser les tiens.

Il pourrait demander : « Et si je refuse, tu me perces un petit trou dans le cervelet ? » Il n'en fait rien. Pour une fois, probablement la première, il a peur du ridicule.