« Le personnage de Stéphanie est apparu dès le
début de notre enquête, reprit Morturier. Le lundi, lorsque Mattei
a interrogé le concierge sur les habitudes de Sarun. D'après lui,
Sarun ne recevait personne. Toutefois, à une certaine époque,
quelques mois auparavant, une femme venait le rejoindre de temps en
temps, le soir, et ne repartait qu'au matin. Ça n'avait pas duré
très longtemps. Le concierge ne l'avait plus revue. Il se souvenait
assez vaguement de son visage, mais une caractéristique chez elle
l'avait frappé : elle avait beaucoup d'allure...
— Oui, murmura Sarun, vraiment beaucoup
d'allure...
— Je n'avais pas attaché, sur le moment,
d'importance à cette réflexion du concierge. Or, hier, l'inspecteur
Mattei, me rapportant sa soirée au bar de la
discothèque, m'a parlé d'une femme qu'il avait vue en compagnie de
Youkphan, et qu'il me décrivit comme une jolie blonde aux yeux
bleus... Mais ce qui paraissait avoir quelque peu suscité son
admiration, c'était son allure... »
Le juge esquissa une moue un peu sceptique.
« Ça aurait pu n'être qu'une coïncidence. Beaucoup
de femmes dans Paris peuvent répondre à cette description !
— Certes... Aussi, avant de m'intéresser plus
avant à cette piste, ai-je pris la précaution de vérifier. J'ai
envoyé Mattei présenter la photo de Stéphanie au concierge de la
rue Cadet. Celui-ci a été formel : il s'agissait bien de la femme
que Sarun recevait parfois chez lui quelques mois auparavant.
— Admettons... Mais ça n'en faisait pas pour
autant une coupable.
— Non... Mais, à partir du moment où nous avons
appris par Youkphan qu'elle fréquentait assidûment la discothèque,
il n'y avait plus tout à fait coïncidence...
— Elle y venait pratiquement tous les soirs,
intervint Youkphan.
— Je savais qu'ils s'étaient rencontrés à la
discothèque, mais j'ignorais qu'ils étaient allés plus loin. Je ne
m'intéressais guère à elle, à dire vrai, n'ayant aucune raison de
la suspecter.
— Et je n'avais aucune raison d'en parler non
plus, dit Sarun.
— Poursuivons, dit le juge. Donc, commissaire,
vous commencez à penser que Stéphanie a pu jouer un rôle dans toute
cette affaire. Un rôle que vous jugez tellement important qu'avant
même de lancer l'opération contre la villa des Khmers rouges vous
envoyez l'inspecteur Mattei procéder à la fouille de son
appartement.
— J'avais une sérieuse raison de le faire. Mais
pour cela il faut remonter au premier jour, quand tout a commencé.
Je veux dire le dimanche, lorsque Sarun a trouvé dans la nuit un
corps devant sa porte. En dehors du mystère que constituait cette
découverte, il y avait des points purement matériels qui
soulevaient des interrogations.
« D'abord la question du transport. Je veux parler
du transport du cadavre jusque devant la porte... On peut admettre
qu'en pleine nuit, dans un quartier assez
paisible, l'opération ait pu se faire sans trop de difficultés :
sortir le corps d'une voiture, surtout celui d'un poids plume comme
l'était Didot, le porter jusqu'au premier étage, ça comporte un
risque, bien sûr, mais pas immense, somme toute. Seulement, il y
avait le portail d'entrée de l'immeuble, et ça, c'était beaucoup
plus compliqué. Parce que, ce portail, il avait fallu qu'ils
l'ouvrent... »
Le juge acquiesça de la tête.
« Alors, deux possibilités. La première : les
assassins ont bénéficié de complicités à l'intérieur de
l'immeuble.
— Et vous avez enquêté ?
— Évidemment. Et le résultat a été négatif. Les
résidents sont des gens sans histoire, honorablement connus, pas
vraiment du genre à semer des cadavres lardés de coups de couteau
devant la porte de leurs voisins...
— Donc ?
— Donc on en vient à la deuxième hypothèse, la
bonne... Les gens qui ont transporté le corps ont pu ouvrir le
portail parce qu'ils connaissaient le code d'entrée. »
Il fit une courte pause.
« Mais à ce moment-là cette
observation ne me servait pas à grand-chose. Ni deux jours plus
tard quand il fut encore évident que l'enlèvement de Sarun ne
pouvait avoir été conduit que par des gens qui connaissaient le
code.
« Ce n'est qu'hier, dans l'après-midi, que j'eus
la révélation que Stéphanie pouvait bien avoir été l'un des
protagonistes les plus agissants de l'affaire. Cette révélation
m'est venue quand j'ai mis côte à côte deux indices : d'abord, le
fait désormais prouvé qu'elle avait bien été la maîtresse de Sarun,
ce qui signifiait qu'elle connaissait le code puisqu'elle
l'utilisait les soirs où elle venait rue Cadet ; ensuite, et
surtout, la considération qu'elle était très probablement la seule
à le connaître : nous savons, par le concierge, que Sarun, homme
très solitaire, ne recevait jamais personne. Stéphanie avait été
l'exception. Il n'avait jamais accepté, par exemple, que Didot et
Youkphan eux-mêmes mettent les pieds chez lui...
— Vous n'aviez quand même pas une certitude
?
— Non, mais de très fortes présomptions, étayées
par la présence constante de Stéphanie dans
cette discothèque où s'étaient nouées les tractations pour la
liquidation des pierres, et où Godard avait disparu...
— Vous avez quand même pris une responsabilité en
faisant procéder à une perquisition chez elle !
— Je n'avais pas le choix ! Je ne pouvais pas
courir le risque qu'elle disparaisse. La perquisition à la
discothèque avait sûrement donné l'alerte...
— Et la suite a montré que vous ne vous étiez pas
trompé. La question est de savoir si Stéphanie a travaillé en
accord avec Chen Gi ou pour son propre compte.
— Je crois que la disparition de Chen Gi ne laisse
aucun doute sur ce point. C'était bien une entreprise commune.
D'ailleurs, l'assassinat de Didot et celle du passeur portent la
marque d'un tueur chevronné. Je doute qu'il s'agisse d'une femme.
En revanche, il est certain que Stéphanie a participé à la mise en
oeuvre du plan, et peut-être à sa conception.
— Et vous avez une idée de ce qu'était ce
plan.
— Je crois qu'il est facile de reconstituer la
genèse de l'histoire, à partir de ce que nous savons. On peut sans
risque d'erreur admettre que l'idée de
s'emparer des pierres a très tôt germé dans l'esprit de Chen Gi,
après que Didot eut pris contact avec lui. Chen Gi est un truand.
Et pour un individu de son espèce, l'occasion est trop belle. Mais,
comme tous les truands, Chen Gi est méfiant. Et Didot ne lui
inspire aucune confiance. Alors, il met Stéphanie sur sa
route.
— Et Didot, lui, ne se méfie pas de Stéphanie
?
— Il n'a pas de raison de se méfier. Il ne la
connaît pas. Elle n'a jamais été présente lors de ses tractations
avec Chen Gi !
— Je vois.
— Nous savons, tant par nos fichiers que par
l'enquête que nous avons menée hier soir et ce matin, que Stéphanie
est la maîtresse du Chinois, lequel est particulièrement généreux
avec elle, comme en atteste l'appartement somptueux qu'elle occupe
rue Monge. Il est évident qu'elle lui est toute dévouée. Il la
charge d'essayer d'en savoir plus sur le Cambodgien et de découvrir
s'il mijote quelque chose.
« Didot vient parfois boire un verre au bar de la
discothèque, et Stéphanie n'a guère de mal à lier connaissance.
Mais apparemment Didot n'est guère prodigue
de confidences et reste insensible à la séduction de
Stéphanie.
« C'est alors que Sarun apparaît à la discothèque,
et Didot, toujours sans méfiance, le présente comme son frère. Et
là, pour Stéphanie, les perspectives changent. Parce que Sarun,
lui, est attiré par elle, et ne tarde pas à succomber à son charme.
Et, innocemment, il lui raconte, sur l'oreiller, qu'il s'intéresse
au problème des Khmers rouges et qu'il prépare un coup médiatique
qui lui vaudra une célébrité internationale. Sans lui révéler
toutefois la nature de ce coup.
« Stéphanie n'a aucune peine à faire le
rapprochement avec l'affaire des pierres et voit aussitôt le parti
qui peut en être tiré. Elle met au point avec Chen Gi un plan qui
leur permettra de s'approprier les joyaux tout en neutralisant les
Khmers rouges. Car il faut vite se débarrasser de ces mauvais
Khmers rouges, qui ne se satisferont pas longtemps de l'hypothèse
d'un Didot définitivement envolé avec les pierres, et qui risquent
de devenir très, très dangereux...
« Alors, ce plan, samedi dernier, jour prévu de
l'arrivée du passeur venant de Thaïlande, ils le mettent à
exécution. Ils ont très exactement calculé
l'heure à laquelle le passeur doit parvenir rue Baudricourt. Chen
Gi se poste dans la cage de l'escalier, puis lorsque arrive le
passeur, le pousse à l'intérieur de l'appartement, le tue avec une
arme munie d'un silencieux, laisse le cadavre dans la dernière
chambre, s'empare de la mallette avec les pierres et
s'esquive.
« Pour les heures qui suivent, on en est réduit
aux hypothèses. Il est certain en tout cas qu'ils ont liquidé
Didot...
— Comment pouvez-vous être sûr que ce sont eux ?
Pourquoi pas les Khmers rouges ?
— Nous avons là-dessus un témoignage déterminant.
»
Il se tourna vers Godard.
« Dis-nous exactement ce qui s'est passé le lundi
soir lorsque tu t'es retrouvé embarqué manu militari au premier
étage de la discothèque.
— On m'a littéralement jeté dans une pièce où il y
avait quatre personnes : deux des tueurs qui m'ont séquestré par la
suite, un autre Asiatique athlétique et sapé comme un prince, et la
fille...
— Stéphanie Girardin ?
— Exactement. Les deux
types qui m'avaient empoigné au bar m'ont palpé sous toutes les
coutures et ont découvert mon Leica. Ce qui a déclenché un
chabanais de première grandeur. Le Chinois a dit : "C'est sûrement
un flic." L'un des tueurs a répondu : "Alors il faut le liquider.
On ne peut pas se permettre de voir la police mettre le nez dans
nos affaires." Ils se sont concertés un moment, puis ont décidé de
me boucler en attendant de statuer sur mon sort. Ils m'ont sucré
mon mobile et mon appareil photo, et m'ont balancé dans une espèce
de réduit sans lumière. Je n'étais pas à la fête. Je dirais même
que je pelais de trouille. De l'autre côté de la porte, les gens
ont repris leur conversation et je me suis aperçu qu'en tendant
l'oreille je pouvais saisir à peu près tout ce qu'ils se
disaient...
— Alors ?
— J'ai reconnu la voix du tueur, parce qu'il
parlait le français avec un fort accent. Il était extrêmement
menaçant et ne cessait de répéter que Didot avait sûrement volé les
pierres, qu'il fallait le retrouver, et il accusait presque
ouvertement le Chinois d'être complice... »
« Cela exonère les Khmers rouges de l'assassinat
de Didot mais aussi de celui du passeur. L'assassin ne peut être
que Chen Gi.
« La deuxième partie du plan sera exécutée dans la
nuit du dimanche, et ce sera le cadavre de Didot déposé devant la
porte de Sarun.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu'ils savent que Sarun ne pourra voir
dans cette mise en scène que la main des Khmers rouges ! Sarun ne
peut pas être au courant de ce qui s'est passé, quelques heures
auparavant ; il ignore tout de la disparition des pierres. Devant
le cadavre de Didot, il ne peut alors avoir qu'une seule réaction :
les Khmers rouges ont découvert le piège que Didot, Youkphan et
lui-même leur ont tendu. Et ils lui lancent un avertissement
sanglant. Sanglant et signé : le cadavre est lardé de coups de
couteau et constellé de brûlures de cigarette, pour bien montrer
que le crime ne peut être que l'oeuvre des assassins sadiques que
sont les Khmers rouges. Et nous savons, parce qu'il nous l'a dit
lui-même, que Sarun a effectivement réagi
comme prévu.
— Mais quel était le but ?
— Le but était de le terroriser suffisamment pour
qu'il aille tout raconter à la police et que les Khmers rouges
soient mis à jamais hors circuit, non seulement à cause du meurtre
de Didot, mais aussi sous l'accusation de génocide ou de crime
contre l'humanité pour les horreurs commises par eux lorsqu'ils
étaient au pouvoir au Cambodge !
— Mais Sarun n'a pas parlé ?
— En tout cas, le premier jour, il n'a pas
parlé... Quand je l'ai interrogé, il a affirmé qu'il ignorait tout
de ce qui lui arrivait... »
Le juge s'adressa à Sarun :
« Vous aviez une raison pour cela ?
— Mon premier mouvement avait été de tout
raconter. Mais comme je ne savais pas ce qui s'était passé, je
voulais auparavant me concerter avec Youkphan. Je l'ai retrouvé le
lundi soir à l'église Saint-Hippolyte pour découvrir que lui aussi
était depuis deux jours dans la plus grande inquiétude, n'ayant eu
aucune nouvelle de Didot. Nous avons décidé qu'il valait mieux
attendre un jour encore pour essayer d'y voir
plus clair avant d'aller tout dire à la police.
— Youkphan a été le grain de sable dans un rouage
apparemment bien huilé, dit Morturier. Parce que Stéphanie n'a
jamais réalisé qu'à côté de Didot et de Sarun il existait un
troisième larron, et que ce troisième larron était ce Youkphan
qu'elle voyait souvent à la discothèque, avec qui il lui arrivait
de prendre un verre, et qui parfois même la déposait chez elle en
taxi... On doit à la vérité de dire que Youkphan, de son côté, n'a
jamais soupçonné la collusion de Stéphanie avec le gang de Chen Gi
!
— Donc le plan du gang a échoué ?
— Á ce stade, il n'avait pas encore échoué ! Si
Stéphanie et Chen Gi avaient su attendre un jour ou deux de plus,
Sarun et Youkphan auraient fini par tout raconter à la police et
les Khmers rouges se seraient retrouvés à l'ombre jusqu'à la fin de
leurs jours...
« Mais le lundi soir, les deux Khmers rouges,
qu'ils croyaient déjà dans les locaux de la police, font une
arrivée fracassante à la discothèque et commencent à se montrer
extrêmement soupçonneux. Pour Chen Gi et Stéphanie, la réalité est
amère. Pour une raison ou pour une autre,
leur plan n'a pas marché : Sarun n'a pas dénoncé les Khmers
rouges.
« Et là-dessus, autre coup de théâtre. Alors
qu'ils subissent la pression des Khmers rouges, Godard entre en
scène. Un soi-disant clochard sur qui l'on trouve un téléphone
mobile et un Leica ultraperfectionné ? Pour eux, c'est l'évidence :
la police a flairé quelque chose et la situation devient
critique.
« Ils paniquent. Mais ce sont des professionnels
et ils ont prévu une position de repli. Elle consiste à neutraliser
provisoirement les Khmers rouges en les lançant sur une fausse
piste. Juste le temps pour eux de préparer leur propre fuite, sans
tambour ni trompette, vers des cieux plus cléments, munis du
gigantesque trésor que représentent les pierres.
« Alors ils révèlent aux Khmers rouges l'existence
de Sarun, sa parenté avec Didot, en laissant entendre que le
journaliste ne peut pas ignorer où se trouve son frère ; qu'il est
probablement de mèche dans le détournement des pierres. Ils
suggèrent de le kidnapper et de le conduire à la maison de Vitry,
histoire de le faire parler. Stéphanie achève
de les convaincre en s'offrant à persuader Sarun d'ouvrir sa porte.
Ils se mettent d'accord pour fixer l'opération à la nuit du
lendemain, mardi. »
La voix gouailleuse de Godard s'éleva :
« Et les Khmers rouges ont marché ! Ils sont
repartis pour Vitry. Mais ils ne sont pas repartis seuls, les
salauds ! Ils m'ont embarqué avec eux. J'étais un homme dangereux
aux yeux de tout le monde. Bon à être liquidé à la première
occasion. Ils ne pouvaient pas courir le risque que j'aie pu
entendre leur conversation... Ils n'avaient pas tort, d'ailleurs :
je l'avais entendue! »