« Fallait s'y attendre, dit Mattei. Jusqu'ici la
photo de Face-Brune n'a inspiré personne du côté du treizième. Pas
plus que celle du cadavre de la rue Baudricourt. Ou si certains les
ont reconnus, ils se sont bien gardés de nous le dire. Ces gens
n'aiment pas trop voir la police se mêler de leurs affaires...
»
Morturier tira sur sa cigarette.
« Un point qu'ils ont en commun avec ceux de ton
île, Mattei. L'omerta à l'asiatique, en quelque sorte... »
Mattei sourit, habitué aux allusions plus ou moins
fines de son patron sur ses racines corses.
« Il y a quand même une différence. Dans mon île,
les gens sont tous de la même race. Dans le treizième, il faudrait
plus des deux mains pour compter les diverses origines de ceux qui y cohabitent. Nguyen Duc affirme, par
exemple, que Face-Brune pourrait appartenir à cinq ou six ethnies
distinctes... Je me suis rendu compte, en parlant avec lui,
qu'entre un Vietnamien et un Birman, il y a à peu près autant
d'atomes crochus qu'entre un Finlandais et un Sicilien. Avec les
défiances, voire les animosités, qui vont avec...
—Alors, continuons à ratisser le secteur en priant
pour que les rivalités raciales nous conduisent à la lumière... Car
pour le moment nous barbotons dans une des mélasses les plus
épaisses que j'ai jamais rencontrées dans ma longue carrière, avec
deux cadavres inconnus, et trois gus disparus sans laisser
d'adresse. Et plus rien à quoi se raccrocher! Le juge Devaucelles
vient gentiment de me demander combien de cadavres d'Asiatiques
j'espérais encore trouver d'ici à la fin de la semaine. »
Il réfléchit un long moment, sourcils
froncés.
« On devrait quand même, par les voisins, arriver
à en savoir un peu plus sur le mort de la rue Baudricourt !
— Nous avons interrogé tous les locataires, sans
exception. Personne n'a jamais vu ce type.
L'appartement était inoccupé depuis des mois...
— Ce sont des locations?
— Uniquement. Immeuble à usage locatif. Alors je
me suis dit qu'il serait peut-être intéressant d'aller faire un
tour du côté de l'agence qui le gère.
— Dans le quartier?
— Avenue d'Italie. Tenue par des
Vietnamiens.
— Alors?
— Ils ont interrogé l'ordinateur. Des tas de
locataires se sont succédé dans l'appartement, depuis la
construction de l'immeuble. Dans ce quartier, les gens vont et
viennent sans arrêt, déménagent beaucoup... Le dernier en date
avait loué depuis un an...
— Quand a-t-il rendu les clés ? »
Mattei esquissa un sourire.
« Il n'a pas rendu les clés. »
Morturier oublia de tirer sur sa cigarette et lui
lança un regard aigu.
« Il a foutu le camp avec?
— Pas du tout. Et pour une bonne raison. C'est
qu'il n'a jamais donné congé.
—Tu veux dire qu'il continue à être locataire ?
»
« Et qu'il paie toujours son loyer ?
— Exactement.
— Et pourtant l'appartement est vide ?
— Pas une épingle en dehors du coffre, vide lui
aussi... Je suis prêt à parier que depuis la signature du contrat
de location personne n'a jamais occupé ce logement. J'ai demandé à
l'agence. Elle n'en sait rien et s'en fout complètement du moment
que les loyers tombent régulièrement à la fin du mois.
— Parce que les loyers sont payés régulièrement
?
— Rubis sur l'ongle. Par chèque.
— Dans ce cas, on devrait pouvoir retrouver le
gars sans trop de difficultés avec l'adresse portée sur les
chèques. »
Mattei fit une petite grimace désabusée.
« Eh non, patron. C'est bien là où ça coince. Les
chèques sont émis par une société fiduciaire domiciliée à Bangkok.
En dollars.
— Le contrat de location est au nom de cette
société?
— Pas du tout. Il a été établi au nom d'un certain
Chatichoeun. Un nom thaïlandais, d'après la mignonne de l'agence.
Le gars a versé la caution cash, payé
d'avance deux mois de loyer, puis la société fiduciaire a pris la
relève et assuré les paiements mensuels depuis Bangkok. »
Morturier soupira.
« Je ne te demande pas si quelqu'un se souvient de
ce gars à l'agence de location. Une intuition me souffle que tu vas
me répondre non. Je me trompe ?
—Vos intuitions ne vous trompent jamais, patron,
c'est bien connu. La fille chargée du dossier n'a en effet aucun
souvenir de cet homme. Il faut dire qu'elle traite des dizaines
d'affaires par semaine, et qu'elle se souvient seulement des
mauvais payeurs ou des emmerdeurs à problèmes et à réclamations.
Les autres, elle s'empresse de les oublier une fois qu'ils ont
visité l'appartement et signé le contrat, ce qui est précisément le
cas de notre Thaïlandais, ou présumé tel, qui ne s'est jamais
manifesté depuis un an. Elle n'a plus la moindre idée de la tête
qu'il peut avoir. Je lui ai montré la photo du type trouvé mort
dans l'appartement : cela ne lui a rien dit. À tout hasard je lui
ai présenté aussi la photo de Face-Brune, qui l'a également laissée
de glace. »
« J'ai pris les coordonnées de cette société
fiduciaire de Bangkok. Je vais envoyer un fax à l'antenne de police
de l'ambassade là-bas pour qu'elle essaie de se renseigner. Ça peut
donner quelque chose. On ne sait jamais...
— On ne sait jamais », dit Morturier,
lugubre.