Cigarette aux lèvres, Morturier se leva de sa
chaise et arpenta son bureau. Il avait envoyé dare-dare les gars du
labo à l'appartement de Sarun, à la pêche aux empreintes ou autres
indices. Sans grande conviction. Il n'y aurait dans l'appartement,
il n'avait aucune illusion là-dessus, qu'une seule série
d'empreintes : celles de Sarun... Et pourtant tout indiquait que
celui-ci n'était pas parti de son plein gré. L'hypothèse, un moment
envisagée, selon laquelle il aurait réagi à un appel téléphonique
ne tenait pas. Si tel avait été le cas, il aurait pu, à la rigueur,
laisser dans sa hâte son journal ouvert et sa lumière allumée. Mais
la porte ? Tout type qui quitte un appartement a le réflexe d'au
moins claquer la porte, même si, en plein désarroi, il oublie de la
fermer à clé.
Il posa sa cigarette dans le cendrier, saisit le
téléphone, appela l'Agence Presse-Information et demanda à parler à
Sarun. La sonnerie retentit une dizaine de fois.
« Il n'est pas dans son bureau, dit la
standardiste.
— Voulez-vous me passer monsieur Guyon ? »
Le chef du service des relations humaines vint en
ligne.
« Avez-vous eu l'occasion de voir Sarun ce matin ?
» demanda Morturier après le salamalec d'usage.
« Non. Mais il se passe parfois des jours sans que
nous nous rencontrions. Il n'est pas dans les habitudes de la
maison de contrôler les allées et venues de nos collaborateurs.
Avez-vous appelé dans son bureau ?
— Il n'y est pas. Il n'aurait pas essayé de vous
joindre au téléphone, par hasard ?
— Absolument pas... Mais qu'est-ce qu'il se passe
? »
Un soupçon d'inquiétude pointait dans la voix
modulée.
Il résuma les événements de la nuit, l'étrange
disparition de Sarun de son domicile. Il évita de mentionner la
surveillance dont celui-ci faisait l'objet, mettant sur le compte
du concierge la découverte de la porte entrebâillée.
« Incompréhensible, balbutia Guyon. Un homme sans
histoire, si tranquille... Qu'est-ce qui a pu lui arriver ? Est-ce
que je peux vous être de quelque utilité ?
— Oui... En exerçant une surveillance discrète et
en me prévenant aussitôt au cas — peu probable — où Sarun viendrait
à réapparaître à son bureau. Idem s'il se manifeste au téléphone.
Bien entendu, black-out total !
— Vous pouvez compter sur moi » dit Guyon d'une
voix sépulcrale.
— Je voudrais vous demander autre chose.
D'interroger vos souvenirs. Peut-être retrouverez-vous une
réflexion, une phrase, un mot qu'aurait prononcé Sarun et qui
pourrait orienter nos recherches ! »
Il raccrocha et appela Mattei.
« Des nouvelles du treizième ?
— Nos gars sont sur place et ratissent depuis deux heures. Ils ne devraient pas tarder à
rendre compte. »
Il posa deux papiers sur le bureau de
Morturier.
« Ce sont les analyses génétiques du macchab et de
Sarun. Le labo vient de me les faire parvenir.
— Résultat ?
— Pas probant. Rien de décisif sur la possibilité
d'une parenté entre eux. Et tous deux inconnus des
services...
— L'âge du macchab ?
— Dans les quarante-cinq.
— Donc nettement plus âgé que Sarun... Et
Face-Brune ?
— Les photos ont été diffusées partout. Pas de
réactions jusqu'ici.
— Peut-être un clandestin. »
Le mobile de Mattei couina.
« C'est Rachid, un de nos gars du treizième.
Quelque chose qui l'intrigue... », dit l'inspecteur après avoir
écouté son interlocuteur sans l'interrompre.
« Quelle chose ?
— Rue Baudricourt, dans un immeuble, un
appartement, porte entrebâillée...
— Encore !
— Rachid a appelé sans obtenir de réponse et s'est gardé de pénétrer à l'intérieur.
Il demande ce qu'il doit faire.
— Il ne fait rien. Il reste devant la porte, et il
attend que tu arrives. Tu files là-bas et tu fouilles... »
« Au deuxième étage », dit l'agent en faction
devant l'immeuble de la rue Baudricourt.
Mattei grimpa l'escalier puis, suivi de Rachid,
poussa la porte et pénétra dans l'appartement. Il traversa deux
pièces rapidement et s'arrêta à la troisième. Il prit son mobile et
appela Morturier.
« Cette porte-là était bien entrebâillée elle
aussi, patron. Mais cette fois il y a quelqu'un dans l'appartement.
Tout froid et raide. Cheveux noirs et teint foncé. Une balle dans
la tête.
— Face-Brune ?
— Non. Pas lui. Mais ça pourrait être son frère.
Ou son cousin.
— Des papiers ?
— Rien. Ni carte d'identité, ni carte de séjour,
ni carte de travail. Juste une petite chose...
— Explique.
— C'est tout ?
— Encore un petit détail. L'appartement est
entièrement vide. Pas un meuble, à l'exception d'un coffre, porte
ouverte, sans rien à l'intérieur.
— Je t'envoie l'équipe du labo. Et puis tu rentres
avec ce papier et on essaie de le faire traduire.
— D'accord, patron. Sur le chemin je ferai quand
même un petit arrêt chez le père Duc. Il a sûrement un avis sur
l'écriture. J'aimerais le connaître... »
Nguyen Duc était accoudé à une des fenêtres de son
appartement, au-dessus de la boutique. Il vit Mattei s'arrêter à
hauteur de la vitrine. Il le héla d'en haut.
« Je descends, monsieur l'inspecteur. »
Au bout de quelques secondes, la porte s'ouvrit de
l'intérieur.
« De ma fenêtre, j'observais ce grand remue-ménage
dont la rue Baudricourt, d'ordinaire plutôt paisible, est le
théâtre depuis un moment, dit Duc. Et je me
demandais ce qui motivait cet impressionnant déploiement de police.
»
Mattei se dit que le téléphone asiatique avait
déjà dû répandre la nouvelle, avec de nombreux détails. La question
maintenant était de savoir, au moment où il allait solliciter à
nouveau la collaboration de l'antiquaire, quelles nouvelles limites
il devrait fixer à ses révélations sur l'affaire. Il était
difficile de dissimuler le lien qui existait entre la disparition
de Godard et le corps découvert dans un appartement à quelques
centaines de mètres de là. Jusqu'ici Duc n'avait pas montré de
curiosité particulière. S'il avait répondu aux questions avec
beaucoup de bonne volonté, il s'était gardé d'en poser lui-même.
Mais les choses prenaient une tournure telle qu'on ne pouvait le
laisser dans l'ignorance d'au moins quelques aspects de l'affaire.
Le mieux, pensa Mattei, était de naviguer à vue...
« Nous n'avons toujours aucune nouvelle de Godard,
dit-il. Et nous avions pensé qu'une recherche rue Baudricourt, dans
la partie d'où il semblait arriver quand il a fait irruption chez
vous, pourrait peut-être nous apporter des éléments utiles à
l'enquête. Et ce matin nous y avons envoyé
une équipe...
— Si je vous comprends bien, cette investigation
portait seulement sur ce court tronçon de la rue Baudricourt? Mais
je ne vois rien dans ce que j'ai pu vous dire hier qui
sous-entendait une telle limitation. Godard, après tout, pouvait
fort bien arriver de plus loin... Vous ne croyez pas ? »
Mattei soupira.
« Notre intention était de commencer par la rue
Baudricourt et de continuer notre investigation dans l'avenue de
Choisy...
— Mais là vous vous seriez heurté à un problème :
quelle direction prendre? Vers le nord ou vers le sud... Je me
trompe? Mais enfin la question n'a sans doute plus d'objet puisque,
si j'en juge par ce grand concours de police, vos enquêteurs
paraissent avoir fait une découverte importante. Peut-être vous
apportera-t-elle — en tout cas je le souhaite sincèrement — quelque
clarté dans cette affaire.
—J'aimerais en être sûr. Mais pour le moment, nous
sommes toujours dans le noir... En fait, ce que nous avons trouvé,
c'est un cadavre... Certains cadavres peuvent être éloquents. Quand
ils ont, par exemple, le bon goût de porter
des indices qui permettent leur identification. Celui-là... »
Il fit une moue pessimiste.
« Vous voulez dire que vous n'avez trouvé aucun
papier qui puisse vous renseigner sur lui ?
— Pas tout à fait... Nous n'avons trouvé aucun
papier officiel, carte d'identité, permis de conduire, carte de
séjour, carte d'hébergement, etc. Rien ! L'homme n'est pas
identifiable.
— Peut-être par ses empreintes?
— Je doute qu'elles nous conduisent quelque
part.
— Permettez-moi une question. Est-ce que l'homme
est un Asiatique ? »
Mattei acquiesça de la tête.
« Un Asiatique de teint foncé, dans le genre de
celui dont je vous ai montré la photo. Et c'est pourquoi je suis
venu solliciter votre aide. »
Il sortit de sa poche le papier trouvé sur le
corps.
« La seule chose que nous ayons trouvée sur lui...
Ce n'est pas du vietnamien : je ne suis pas très calé sur l'Asie,
mais je sais au moins que les Vietnamiens utilisent les caractères romains... En fait, ça me paraît être
du chinois. Nous n'aurons pas de mal à faire traduire ces quelques
lignes, mais je m'étais dit que si, par hasard, vous connaissiez
cette langue, ça nous ferait gagner du temps. »
Duc jeta un coup d'oeil sur le papier et dit
immédiatement :
« Effectivement, c'est du chinois.
— Vous le comprenez ? »
Duc eut un léger sourire.
« Je le comprends et le lis très bien. Voyez-vous,
les lettrés vietnamiens, de mon temps, possédaient toujours une
connaissance approfondie de la langue chinoise. »
Il invita Mattei à s'asseoir, posa le papier sur
le petit guéridon et l'étudia avec attention.
« C'est une liste. Une simple liste. Un inventaire
en quelque sorte...
— Mais un inventaire de quoi?
— De pierres précieuses. Une très grande quantité
de pierres précieuses.
— Quelles sortes de pierres?
— Des rubis et des saphirs.
— Vous dites qu'il y en a beaucoup ?
— Si vous voulez bien prendre note, je vais vous
énumérer ce que je lis. »
« Trois cent trente rubis. Deux cent soixante-dix
saphirs bleus, cent quarante saphirs jaunes, cent vingt saphirs
roses. Chacune des pierres est estimée entre deux et trois
carats.
— Bon sang! Mais ça représente une véritable
fortune ! »
L'antiquaire lança à Mattei un regard amusé.
« Pas mal de millions de francs, probablement. Si
ces pierres existent réellement... Je veux dire : autrement que sur
ce bout de papier...
— Vous pensez qu'il est impossible de réunir une
telle quantité de pierres précieuses?
— Pas du tout. Je crois la chose parfaitement
possible, au contraire. Le sol du Sud-Est asiatique regorge de
pierres de ce type. Ce que j'ignore, c'est la signification de ce
papier.
— Il contient seulement cette liste ? Pas d'autre
indication ? »
Nguyen Duc pointa un doigt sur la feuille.
« Là, il y a un mot que je ne comprends pas. Vous
le voyez, placé au bas du texte, un peu comme
une signature. Un nom propre selon toute vraisemblance.
— Un nom asiatique?
— Ça peut l'être. Mais ça pourrait aussi être un
nom à consonance française. Écrit en caractères chinois. »
D'un bloc il arracha une feuille de papier et
écrivit le nom en lettres d'imprimerie.
« On pourrait le transcrire ainsi. »
Mattei lut : « Pacard ».
« Ça vous dit quelque chose? demanda Duc.
— Á première vue, rien du tout. Je vais faire
vérifier si nos fichiers contiennent un nom qui ressemble à ça.
»
Il ramassa le papier et se dirigea vers la
porte.
« Merci de votre collaboration, monsieur
Duc.
—Mais toujours à votre disposition, monsieur
l'inspecteur. »