« Quelque chose me disait que je ne tarderais pas à recevoir votre visite, inspecteur », dit Nguyen Duc d'une voix paisible. Il était debout derrière son comptoir, plongé dans la lecture d'un atlas de grand format. « Vous avouerai-je que je l'attendais avec une certaine impatience ? Toujours mon incorrigible curiosité... J'étais avide de savoir si le renseignement que je vous ai donné hier avait pu vous être de quelque utilité. »
Mattei sourit. Ce sacré petit antiquaire forçait la sympathie.
« Très utile, monsieur Duc. Le Cambodgien était bien dans la discothèque, et nous avons pu avoir avec lui, ce matin, une conversation qui a fait avancer nos affaires...
— Vous m'en voyez très heureux, inspecteur. Ainsi, il s'agissait bien d'un Cambodgien ? Je m'en doutais, à la vérité. Un physique typique, bien que certains Thaïs des provinces limitrophes avec le Cambodge aient souvent des caractéristiques semblables. Quoi qu'il en soit, je suis heureux d'avoir pu vous rendre ce petit service. »
Mattei saisit la balle au bond.
« Croyez que je vous en suis très reconnaissant. Mais j'ai besoin d'en savoir plus. Par exemple, connaître les circonstances qui vous ont mis en présence de cet homme. Nous n'avons pas eu le temps d'en parler hier soir. C'est important. Nous pouvons en tirer des indications utiles... »
Ce fut au tour de Duc de sourire.
« Je crains de vous décevoir, inspecteur. Mon histoire ne va rien vous apporter que vous ne sachiez déjà... Si j'ai retrouvé cet homme, c'est par l'effet combiné de ma curiosité coupable et d'un petit raisonnement.
— Un raisonnement ?
— Voyez-vous, inspecteur, le métier d'antiquaire comporte de longues périodes d'inactivité passées à attendre le client dans la boutique. Alors, pour meubler ces heures, je me livre à deux occupations principales : je lis et je réfléchis. Je lis un peu de tout, y compris des romans policiers. Maigret, Hercule Poirot, Miss Marple et bien d'autres limiers m'ont souvent tenu compagnie. Si bien que je me suis tout naturellement exercé à observer des faits, à essayer de les ajuster et à en tirer des conclusions. Un passe-temps qui m'apporte de menues satisfactions... »
Il se frotta les mains puis ajouta :
« C'est ce que j'ai fait pour ce Cambodgien.
— J'aimerais que vous me racontiez cela. »
Duc invita l'inspecteur à prendre place auprès du petit guéridon, extirpa la théière de son panier rembourré et remplit deux tasses.

« En réalité, inspecteur, je n'ai pas eu à déployer des ressources intellectuelles démesurées. Il m'a suffi de trois indices : l'un fourni par vous, l'autre par la photo, et le troisième par l'irruption de Godard dans ma boutique...
— Un indice fourni par moi ? Vous m'intriguez, monsieur Duc.
— Oh ! ce n'était de votre part qu'une remarque bien anodine ! Et qui aurait dû passer inaperçue. Mais il se trouve que, lorsque vous m'avez reçu dans votre bureau (quand je vous ai remis le rouleau de pellicule), j'ai porté à tout ce que vous m'aviez dit une attention particulière, probablement en raison de la circonstance dramatique que constituait la disparition de Godard. Et de retour ici, me remémorant notre conversation, je me suis rappelé que vous m'aviez demandé si ma boutique se trouvait à proximité de l'église Saint-Hippolyte. L'utilité de cette précision ne m'avait pas paru évidente, et c'est pourquoi elle m'avait légèrement surpris sur le moment. Toutefois, je n'y aurais probablement plus pensé si les photos du Cambodgien, que vous m'avez présentées et que j'ai examinées avec attention, ne m'avaient pas remis cette réflexion en mémoire. Ces photos, en effet, montrent de la façon la plus claire, derrière le portrait de l'homme, les marches particulièrement raides, très caractéristiques, de l'église Saint-Hippolyte. Dernier indice enfin, nous avons ensemble mis en évidence le fait que Godard, lorsqu'il est arrivé chez moi, venait de la direction générale de l'avenue de Choisy, où se trouve l'église Saint-Hippolyte. Alors, poussé par quelque démon de cette fatale curiosité, je n'ai pu résister à la tentation d'aller faire un petit tour du côté de l'église. Voilà l'explication, très banale comme vous pouvez le constater, de ce petit mystère. Le reste est affaire de hasard, je suppose... »
Mattei avala une gorgée de thé. Il n'était pas spécialement amateur de ce breuvage, plutôt habitué, tout au long de la journée, à s'imbiber de café. Mais il reconnut que ce thé-là, léger et parfumé, se laissait boire agréablement...
« Vous me voyez ébloui par vos talents de limier, monsieur Duc. Et je les trouve même infiniment plus remarquables que votre modestie ne veut bien l'admettre... Mais je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous lorsque vous parlez de hasard. La présence du Cambodgien dans l'église ce jour-là n'avait rien de fortuit, j'en suis persuadé. Il s'y trouvait parce qu'il devait y rencontrer quelqu'un... »
Il s'interrompit.
« Quelqu'un qui n'est pas venu », termina l'antiquaire avec un demi-sourire.
L'inspecteur acquiesça de la tête.
« C'est l'évidence même, continua Duc. Cet homme a attendu pendant une heure. Il est vrai que certaines personnes aiment à demeurer longtemps assises à méditer dans les églises. Mais dans ce cas particulier, la piété n'était pour rien dans l'insistance montrée par notre homme. Ce Cambodgien, très probablement bouddhiste, ne se trouvait pas dans un temple catholique pour prier, mais pour un rendez-vous. Un rendez-vous manqué... »
Mattei hocha la tête sans rien dire. Ce rendez-vous, Youkphan ne pouvait l'avoir eu qu'avec Sarun. Saint-Hippolyte était leur point de rencontre habituel. Ce qui prouvait, comme Morturier l'avait pressenti, que le Cambodgien ignorait tout, la veille, de la disparition de Sarun. Cette disparition qui l'avait affecté, quand il l'avait apprise, au point de lui faire perdre pendant un instant un flegme jusque-là inébranlable...
Mattei finit sa tasse de thé et se leva.
« Merci pour votre collaboration, décidément précieuse, monsieur Duc. Et pardonnez-moi d'avoir interrompu votre lecture. Je vois que vous vous intéressez à la géographie ?
— C'est effectivement une de mes petites manies... J'étais justement en train de consulter la carte du Sud-Est asiatique. On apprend tellement de choses en regardant simplement une carte ! »
Il posa son index sur l'atlas.
« Tenez, puisque nous parlions de ce Cambodgien, voici précisément le Cambodge, ce petit pays fait pour la paix et la sérénité, et pourtant si déchiré aujourd'hui... »
Du bout du doigt, il suivit la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande.
« Une région bien difficile. Que de drames se sont déroulés par ici. Et sans doute encore aujourd'hui... »
Il raccompagna Mattei jusqu'à la porte.
« Oui, dit-il, une carte vous apprend bien des choses... »