Mattei entra dans le bureau de Morturier et lui tendit un lot de photos.
« J'ai posté Godard devant l'agence. Sarun y est arrivé peu après nous. Godard l'a bien repéré et lui filera le train, où qu'il aille, sans le lâcher. On peut lui faire confiance. Je suis passé à l'Institut médicolégal et j'y ai pris cette série de photos. J'en ai profité pour étudier de près la physionomie du macchabée. Le caractère asiatique du visage ne fait pas de doute, plus marqué même que chez Sarun, à mon avis. Mais lui aussi est un métis... »
Morturier examina longuement les photos.
« Ouais... Il y a une ressemblance. Je la trouve tout de même moins frappante qu'on ne me l'avait affirmé. Probablement parce que le palier était mal éclairé...
— Il y a une ressemblance dans la forme du visage, la couleur des cheveux. Mais celui-ci paraît avoir le teint plus sombre.
— Quel gabarit ?
—À peu près le même que celui de Sarun. Petit et mince, un mètre soixante-cinq, cinquante-huit kilos.
— Bon. Attendons les résultats du labo. S'il y a une parenté, l'analyse le dira peut-être.
— J'ai une autre chose, patron, plus sérieuse... »
Morturier interrogea du regard.
« Le macchab est constellé de traces noires. Brûlures de cigarettes. Ça rend loquace, en règle générale... »
Morturier sifflota entre ses dents.
« On dirait qu'on a affaire à des méchants. À d'authentiques malfaisants.
— Qu'est-ce que je fais, patron ?
— Qu'est-ce que tu veux faire ? La routine, pour le moment. »
Il reprit les photos, les étudia à nouveau, en sélectionna une.
« Celle-là me paraît la meilleure. Vois au fichier si l'on a quelque chose qui ressemble à ça. Tu en fais des tirages, et tu envoies nos gars se répandre dans le treizième arrondissement et autres lieux de concentration asiatique. »
Mattei siffla sur deux notes.
« Eh, oh ! Patron ! Bonjour l'entreprise titanesque !
— Je sais. Ça ne mènera probablement à rien. Mais on doit en passer par là. Qu'ils commencent par les restaurants khméro-thaïlandais, puis les épiceries et autres boutiques. »
Mattei ramassa les photos. Morturier alluma une cigarette et dit, l'air pensif :
« Comment ce corps a-t-il bien pu arriver devant cette porte ? D'où pouvait-il venir ? De l'extérieur ? De l'intérieur ? »
Mattei fit la moue.
« De l'intérieur ? Vous y croyez vraiment, patron ?
— Peu probable... Mais faut quand même vérifier. Tu vas m'étudier la liste des locataires, et voir si l'un d'eux pourrait avoir le profil d'un assassin. Cuisine le concierge. D'après ce que m'en a dit le commissariat, il n'a pas une tête à avoir redécouvert tout seul les trente-deux premières propositions d'Euclide, mais il peut savoir pas mal de choses sur les occupants. Si par hasard il y a parmi eux un Asiatique — on ne sait jamais —, faudra approfondir la recherche. »
Morturier se leva, alluma une nouvelle cigarette et marcha de long en large.
« Autre chose... En dehors de ses vêtements, le cadavre n'avait rien sur lui. Aucun papier, mais aucun objet usuel non plus, du genre mouchoir, clés, briquet, porte-monnaie, argent. Et aucune marque de vêtement... Ça t'inspire quelque chose ?
— Ben oui ! Technique classique pour empêcher l'identification d'un corps...
— Mais identification par qui ? Par nous, la police ? Si les assassins l'ont confondu avec Sarun, ces précautions étaient inutiles puisque le gars avait l'aspect physique de Sarun et qu'il était couché devant sa porte, ce qui aurait suffi à une identification immédiate...
— Ça voudrait dire que les assassins ne se sont pas trompés ?
— C'est ce que ça pourrait signifier. Les assassins ne veulent pas que nous sachions qui est cet homme. »
Il demeura un moment pensif.
« Et ça peut signifier quelque chose de plus.
— Ah?
— Oui, petit. Ça peut vouloir dire, en même temps, que Sarun, lui, n'avait pas besoin d'indice pour identifier cet homme. Parce qu'il le connaissait...
— Alors Sarun serait un menteur de première classe !
— Pourquoi pas ? Si j'avais eu autant de pièces de dix francs que j'ai entendu de suspects mentir avec la voix de l'innocence, je pourrais acheter la tour Montparnasse... »
« Non, dit-il après un instant de réflexion. Pas la tour Montparnasse. Elle est trop moche. »