Mercredi
« Alors, ce bougre de Sarun ? »
Mattei venait d'entrer dans le bureau de
Morturier, l'air préoccupé.
« Je viens d'avoir le juge Devaucelles au bout du
fil, et il a l'air de penser que nous ne faisons pas beaucoup de
progrès, continua Morturier. »
Devaucelles était le juge d'instruction chargé du
dossier.
« Il se passe quelque chose de tordu, patron.
»
Le commissaire lança à son adjoint un regard aigu,
chargé d'interrogations.
« Je viens de recevoir un appel de Flohic. Sarun
n'est toujours pas sorti de chez lui... »
Morturier consulta sa montre. Dix heures vingt.
Sarun aurait dû être parti depuis belle
lurette pour se trouver à temps à sa convocation, à neuf heures et
demie.
« À quelle heure Flohic a-t-il interrompu sa
surveillance hier soir ?
— À minuit.
— Et il l'a reprise à quelle heure ce matin
?
— À huit heures.
— Tu es bien sûr que la convocation a été remise à
Sarun dès hier ?
— Je l'ai fait porter rue Cadet vers dix-sept
heures avec instruction de demander au concierge de la passer
immédiatement sous sa porte.
— Tu crois le concierge capable d'avoir bouffé la
consigne ?
— Guère de risques... Avec la police, il est d'une
prévenance qui confine à l'obséquiosité. J'ai déjà fait mon
enquête. Le porteur m'affirme qu'il l'a vu monter avec le papier
dès qu'il lui a été remis. De toute façon, même si Sarun, pour une
raison incompréhensible, n'avait pas eu la convocation, il serait
quand même sorti ce matin à neuf heures et demie pour se rendre à
son bureau, comme tous les jours. Je crois qu'il va falloir aller
voir ça de près, patron...
— On va même y aller tout de suite. Je veux que nous puissons entrer au plus vite dans
l'appartement : espérons que le concierge aura un double des clés.
»
Flohic émergea d'un petit hôtel, en face de
l'immeuble de Sarun. Il y avait installé sa planque, dans une
chambre qu'il avait louée au premier étage, avec fenêtre donnant
sur la rue. Il était descendu en voyant arriver la voiture de
police.
« Toujours rien », dit-il, répondant à
l'interrogation muette de Morturier.
L'effarement se peignit sur le visage du concierge
quand, en ouvrant sa porte, il se trouva en présence des trois
policiers.
«Avez-vous aperçu Patrick Sarun ce matin? »
interrogea Morturier.
L'homme mit quelques instants avant de répondre,
comme s'il avait eu de la difficulté à comprendre la question.
Visiblement, la surprise lui faisait perdre ses moyens...
« Non, j'l'ai pas vu. Mais j'suis pas toujours à
guetter les locataires. Y a des tas de fois qu'ils passent sans que
j'les voye !
— Et hier soir, vous l'avez vu ? »
Le concierge n'hésita pas.
« Pour sûr que j'l'ai vu,
hier soir. Vers neuf heures. Même que là, oui, j'l'ai guetté pour
lui dire qu'il avait une convocation de la police passée sous sa
porte ! J'voulais pas qu'il la rate ! L'agent de police qui
m'l'avait remise m'avait dit que c'était important !
— Il a réagi quand vous lui avez parlé de cette
convocation ? Il a dit quelque chose ? »
Le concierge se gratta le dessus du crâne.
« Non... J'crois qu'il a rien dit... Ou p'têt'
juste "Tiens !" ou "Ah oui ?". Et puis il a pris l'escalier.
— Il n'a pas eu l'air particulièrement étonné
?
— J'ai pas remarqué.
— Et depuis vous ne l'avez pas revu ? Il ne serait
pas ressorti un peu plus tard ?
— C'est possible qu'il l'ait fait. Mais j'ai rien
vu. À c't'heure-là, j'mets le code à la porte et j'vais m'installer
devant la télé. Et à onze heures j'suis au lit. Et plus personne
jusqu'au lendemain ! »
Il hocha la tête, puis dit :
« Mais pourquoi que vous me posez toutes ces
questions ? Il est p't'êt' encore chez lui après tout ?
—Et ça vous paraît normal qu'il soit encore chez lui à onze heures du matin alors qu'il
était convoqué à la police à neuf heures et demie ? »
Dépassé par la complexité du problème, le
concierge leva vers le ciel des bras impuissants.
« Assez perdu de temps comme ça, dit Morturier.
Allons voir ce qui se passe là-haut. Vous n'auriez pas, par hasard,
un double des clés de l'appartement ? »
Le regard du concierge chavira d'angoisse.
« Ben... C't'à dire...
— Oui ou non ? »
Le concierge passa aux aveux.
« Oui, j'en ai un. Sarun nous le laisse pour que
ma femme, de temps en temps, puisse aller promener un plumeau sur
les meubles !
— Au noir, hein ?
— C'est pas vraiment du travail, pleurnicha-t-il.
Plutôt pour rendre service à un gars célibataire.
— Ça va, ça va, coupa Morturier. On a autre chose
à faire. Vous montez avec nous, et si Sarun ne répond pas, vous
ouvrez la porte.
— Mais si... Je représente la loi et j'ai le
pouvoir de perquisitionner. Allons-y ! »
Ils n'eurent pas à se servir des clés du
concierge. La porte était entrebâillée.
Dans le petit appartement, il n'y avait
personne.
Ils cherchèrent des traces de violence, mais n'en
trouvèrent pas. Sur le bureau, la lampe, toujours allumée,
éclairait un journal du soir ouvert à la page des nouvelles
internationales.
Le lit n'avait pas été défait.
« On dirait qu'il est sorti au milieu de la nuit
», déduisit le concierge dans un effort intellectuel
inhabituel.
Morturier leva les yeux au ciel.
« Ben voyons ! Pour une petite balade de santé,
sans doute. Histoire de prendre l'air... En laissant un journal
ouvert sur le bureau, en omettant d'éteindre la lampe, et en
oubliant de fermer la porte. Plutôt distrait, le gars !
Fâcheusement négligent !
— Ou sacrément pressé, dit Flohic.
— À minuit, comme prévu, patron. Et je l'ai
reprise ce matin à huit heures. »
Morturier se tourna vers Mattei qui se livrait à
une inspection minutieuse du petit appartement.
« Tu trouves quelque chose ? »
L'inspecteur secoua la tête.
« Impossible de dire si le studio a été fouillé.
Il y a peu de mobilier et on fait vite le tour des tiroirs du
bureau et de l'armoire. Non, je ne vois rien... Rien, sinon que les
clés sont toujours sur la porte. À l'intérieur... »